samedi 31 août 2024

[Faye, Gaël] Jacaranda

 




 Coup de coeur 💓

 

Titre : Jacaranda

Auteur : Gaël FAYE

Parution : 2024 (Grasset)

Pages : 288

 

 


 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Quels secrets cache l’ombre du jacaranda, l’arbre fétiche de Stella  ? Il faudra à son ami Milan des années pour le découvrir. Des années pour percer les silences du Rwanda, dévasté après le génocide des Tutsi. En rendant leur parole aux disparus, les jeunes gens échapperont à la solitude. Et trouveront la paix près des rivages magnifiques du lac Kivu.
Sur quatre générations, avec sa douceur unique, Gaël Faye nous raconte l’histoire terrible d’un pays qui s’essaie malgré tout au dialogue et au pardon. Comme un arbre se dresse entre ténèbres et lumière, Jacaranda célèbre l’humanité, paradoxale, aimante, vivante.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Auteur compositeur interprète, Gaël Faye est l’auteur du premier roman phénomène Petit pays (Grasset 2016, prix Goncourt des lycéens) ainsi que de plusieurs albums, de Pili pili sur un croissant au beurre (2013), à Mauve Jacaranda (2022). Il était la Révélation scène de l’année des Victoires de la musique 2018.

 

Avis : 

Dans la veine de son premier roman Petit pays qui, voilà huit ans, propulsait ce musicien et rappeur franco-rwandais sur le devant de la scène littéraire, Gaël Faye nourrit une nouvelle trame romanesque des dramatiques expériences de sa famille maternelle. Si Petit pays parlait d’une enfance, comme la sienne expatriée au Burundi après les premières vagues de persécutions des Tutsis au Rwanda en 1959, mais là aussi rattrapée par la guerre civile et ethnique qui y éclate en 1993, Jacaranda raconte les efforts d’un jeune homme versaillais, de père français et de mère rwandaise, pour reconstituer, malgré le silence familial, le parcours tragique des siens. Etagé sur quatre générations, le récit dessine en transparence le dernier siècle de l’histoire du Rwanda, des racines coloniales du génocide jusqu’à ses conséquences aujourd’hui, alors que le pays tente douloureusement de se reconstruire.

En 1994, Milan le narrateur a douze ans et se heurte sans comprendre au mutisme de sa mère qui, s’étant toujours soigneusement gardée d’évoquer son passé et son pays d’origine depuis son arrivée en France une vingtaine d’années plus tôt, se referme plus que jamais lorsque le génocide fait malgré tout effraction chez eux par le biais des médias. Dès lors et pendant ce qui durera une bonne partie de sa vie, Milan n’aura de cesse de comprendre les raisons du silence maternel. A mesure de ses séjours au Rwanda, le jeune homme passe progressivement d’une posture d’étranger que tout surprend, voire rebute, et qui lui vaut d’être traité en muzungu, autrement dit en Blanc malgré son teint métissé, à celle d’un véritable enfant du pays, aux attaches suffisamment puissantes pour qu’il n’ait plus envie de repartir et fasse sien le combat des habitants pour leur avenir.

Tout en retenue dans sa simplicité sobre et fluide, le récit s’avère fort didactique dans sa manière d’expliciter, au travers de personnages d’une authenticité manifeste, les tenants et les aboutissants du génocide rwandais. Et c’est pour le lecteur une vraie remise à l’heure des pendules qui s’effectue au fil des pages, alors que, bien loin de la représentation généralisée par les médias d’une déflagration de violence ethnique irrationnelle et barbare, l’on découvre les responsabilités occidentales dans l’instrumentalisation, initiée de longue date à des fins coloniales et politiques, des ressentiments entre ethnies. Et puis, maintenant que le pays est retombé dans l’oubli médiatique, se pose pourtant la question de l’après. Comment se reconstruire dans ce qui est devenu, « et pour longtemps encore, une société de défiance » ? Montrant, à travers son personnage Stella, les terribles répercussions psychiques sur les nouvelles générations quand elles sont privées de mots, l’auteur, par ailleurs secrétaire du Collectif pour les parties civiles du Rwanda fondé par ses beaux-parents, s’attaque ici à la chape du silence, tandis que se succèdent les commémorations indispensables à la mémoire et que les juridictions gacaca spécialement créées dans l’esprit des tribunaux communautaires villageois s’efforcent de couper court à l’engrenage du sang et de la vengeance.

Essentiel pour ce qu’il offre de compréhension intime du Rwanda et pour ce qu’il brise de silence, si pernicieux pour la résilience des nouvelles générations, ce second roman, incroyablement lumineux et facile à lire malgré l’extrême sensibilité de son sujet, mérite indéniablement le même succès que le multi-récompensé Petit Pays. Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citations : 

— Pourquoi tout le monde me dévisage ?
— Quoi ?
— Mais regarde, tout le monde me fixe, c’est flippant ! Pourquoi ils font ça ?
— Ah ça… C’est parce que tu es blanc.
— Blanc ? Pas du tout. Je suis autant blanc que noir.
— Qu’est-ce que tu racontes ? T’es blanc. Pur blanc. Comme ta mère d’ailleurs. C’est une Noire devenue blanche.
— N’importe quoi… Ma mère est aussi noire que toi.
— Ta mère, rien qu’à ses manières, sa démarche, ses habits, on sait très bien qu’elle est blanche. C’est comme toi, tu ne peux pas le cacher. Faut accepter, c’est tout, pas besoin de se vexer. — Je ne suis pas vexé. Je dis simplement que je suis métis.
— Quoi ?
— Je suis métis.
— Ah oui, métis… Oublie ça. T’es un muzungu. Blanc comme neige, c’est tout. Métis, ça n’existe pas.
 

Tu viens ici en touriste et tu repartiras en pensant avoir passé de bonnes vacances. Mais on ne vient pas en vacances sur une terre de souffrances. Ce pays est empoisonné. On vit avec les tueurs autour de nous et ça nous rend fous. Tu comprends ? Fous !
 

Tu sais, l’indicible ce n’est pas la violence du génocide, c’est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout.
 

Partout, il y avait ces visages banals, ces gens normaux, ces hommes et ces femmes ordinaires capables d’atrocités inimaginables et qui étaient parmi nous, autour de nous, avec nous, vivant comme si rien de tout cela n’avait jamais existé. Et sous la terre que nous foulions tous les jours, dans les champs, dans les forêts, les lacs, les fleuves, les rivières, dans les églises, les écoles, les hôpitaux, les maisons et les latrines, les corps des victimes ne reposaient pas en paix. J’avais envie de m’enfuir, de quitter cette terre de mort et de désolation. Après tout, je n’appartenais pas à ce monde, ma mère m’avait mis en garde, je ne l’avais pas écoutée. J’aurais voulu l’appeler, m’excuser de n’en avoir fait qu’à ma tête et la remercier d’avoir essayé de me protéger de cette histoire dont elle connaissait le hideux visage. Cette idée me traversait, puis je pensais aussitôt à Claude, à Eusébie, à Stella, et quelque chose se fissurait en moi qui laissait passer un soleil insensé, la possibilité, malgré tout, de la vie et de la beauté.
 

Il faut se souvenir que les Tutsi ont été tués non pas pour ce qu’ils pensaient ou ce qu’ils faisaient mais pour ce qu’ils étaient. Nous devons continuer à raconter ce qui s’est passé pour que cette histoire se transmette aux nouvelles générations et ne se reproduise jamais plus nulle part. 
 

Tu sais ce que je leur reproche le plus, à tous ces gens (…) ? C’est d’avoir créé, et pour longtemps encore, une société de défiance.


 

jeudi 29 août 2024

[La Rochefoucault, Louis-Henri (de)] Les petits farceurs

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les petits farceurs

Auteur : Louis-Henri de LA ROCHEFOUCAULT

Parution : 2023 (Robert Laffont)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Lorsque Paul le provincial rencontre Henri le Parisien, c'est l'amitié immédiate. Ils sont étudiants et s'imaginent des destins flamboyants. Devenu un journaliste dilettante, Henri découvre les arrière-cuisines de la presse et de l’édition. Paul publie un premier roman ambitieux – que personne ne lit. Malgré cet échec, un éditeur rompu à tous les coups lui propose d'écrire dans l'ombre les best-sellers des autres. Mais peut-on prêter sa plume sans vendre son âme ? 
Dans un Paris dont la cruauté pousse à la mélancolie ou au détachement, même l'amitié est mise à l'épreuve ; tout autant que l'amour, dernier carrefour des illusions. Paul et Henri s'étaient rêvés grands écrivains, ils ne seront jamais que de petits farceurs...

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Louis-Henri de La Rochefoucauld est journaliste et écrivain. Il a publié Mémoires d'un avare, La Prophétie de John Lennon, Le Club des vieux Garçons, La Révolution française et Châteaux de sable.

 

Avis :  

Les temps changent mais la comédie humaine demeure. Déclinaison contemporaine des Illusions perdues de Balzac, cette comédie enjouée et désenchantée dresse une satire féroce du monde de l’édition et de la presse.

A la mort de son ami Paul Beuvron, Henri d’Estissac, journaliste d’un magazine branché, se retrouve le légataire de ses documents personnels. Ramené à ses souvenirs de leur rencontre en classe préparatoire littéraire, alors qu’ils débordaient encore d’ambitions quand à leur avenir, il se met à retracer leurs parcours respectifs, lui d’abord pigiste puis précaire plumitif pour une revue culturelle provocatrice et décalée – le double aisément reconnaissable de Technikart où collabore l’auteur –, Paul, écrivain génial d’un roman monumental resté confidentiel, bientôt réduit à produire à la chaîne les best-sellers signés par d’autres et à servir de prête-plume à un ministre dépravé.

N’en déplaise à leurs nobles idéaux littéraires, Paul et Henri se heurtent bien vite à une réalité : « Le monde des lettres ne jure plus que par les chiffres. » Industrie soumise comme une autre aux diktats de la rentabilité commerciale, l’univers feutré de l’édition gère la littérature en marchandise et les auteurs comme des marques. Tant pis pour le génie littéraire trop souvent invendable, ce qu’il faut, ce sont des « moyens de palper », de « l’artillerie lourde », « des blockbusters littéraires » capables de « bombarder les librairies » en fin d’année et de « bousiller la concurrence en mode bulldozer ». Pour ces grandes manœuvres, bien des coups sont permis et, avec le piquant sans méchanceté d’une lucidité pleine d’humour, la satire s’en donne à coeur joie, décrivant savoureusement cuisines et arrière-cuisines, de l’édition mais aussi de la presse, des prix et de la critique littéraires.

En familier de ces milieux, l’auteur ne se dépare jamais du plus parfait réalisme et, captivé autant qu’amusé par le sens de la formule qui égaye chaque page de la succulence et de la justesse de ses trouvailles, l’on se régale de ce roman drôle et cruel qui pousse la facétie jusqu’à paraître en pleine rentrée littéraire. Entamé sur cet exergue emprunté à Balzac : « tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu’un petit farceur », cette tragi-comédie est aussi un requiem pour les illusions perdues d’un écrivain maudit. « Les maudits ne mènent pas la grande vie. On ne peut pas avoir le spleen et l'argent du spleen. » (4/5)

 

Citations : 

Nous nous étions rencontrés en 2003 en classe préparatoire, où notre entente avait été immédiate. À certains égards, je le voyais comme un frère, voire un double – à ce détail près qu’il était moins désinvolte et plus désenchanté que moi, et surtout infiniment plus doué. Mais la vraie différence entre nous, la voici : en provincial motivé, Paul tenait à tout prix à réussir alors que, en Parisien blasé, il ne me déplaisait pas d’échouer pourvu qu’il y ait eu du bon temps. L’expérience intérieure et l’émotion vécue m’importaient plus que le résultat des courses. Nous voulions découvrir un jour ce qu’il y a derrière le rideau de la vie courante, aller de l’autre côté – mais où, ça, nous ne le savions pas. Nous n’étions pas des mystiques, aussi la foi ne nous a-t-elle pas permis de passer du monde visible au monde invisible. Jeune homme, Paul parlait de montagnes poétiques, d’un Everest accessible par la face nord de la littérature. Je ne comprenais pas tout à son charabia. À l’arrivée, il n’a pas atteint les paradis perdus aux neiges éternelles : il s’est faufilé par l’entrée des artistes et n’a exploré que les coulisses de l’industrie culturelle, puis celles du pouvoir. Il a beaucoup travaillé, en a été déçu.
 

« J’ai un article qui saute dans notre numéro à paraître fin août. Ça libère une page. Ton ami, là, Beuvron, tu ne veux pas l’écarteler ?
— Ce ne serait pas très sympa…
— C’est vieillot, son truc, un exercice de style prétentieux, on dirait le livre d’un centenaire. Tu ne trouves pas ?
— Ne fais pas de jeunisme : ils ont leurs qualités, les livres de centenaire.
— Avant-garde ne peut pas défendre ça. Pense un peu à toi : l’éreintement est une gymnastique de l’esprit. Si tu veux progresser, tu dois en commettre de temps en temps. Et puis tu lis Le Figaro, je crois ?
— Quel est le rapport ?
— Je ne t’apprendrai pas la phrase de Beaumarchais qui sert de devise au journal : “Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur.” Si tu ne t’octroies pas toi-même régulièrement le droit de flinguer, tes compliments ne vaudront plus un clou. On ne te prendra pas au sérieux. On dira de toi que tu n’es qu’un robinet d’eau tiède. C’est ça que tu veux être dans la vie ? Tu veux qu’on écrive ça sur ta pierre tombale : “Henri d’Estissac, 1985-…, profession robinet d’eau tiède” ?
— Mon ami Beuvron ne va pas comprendre, il trouvera ça dégueulasse…
— Oh, c’est mon quotidien… Me faire enguirlander par les éditeurs et les labels… Rien de grave en vérité : tant qu’ils ont besoin de nous, ils finissent toujours par revenir. C’est du catch, la critique : tout est faux. Quant à ton Paul, tu lui expliqueras que c’est pour son bien, qui aime bien châtie bien, etc. Et surtout tu lui préciseras que c’est excellent pour sa promo.
— Comment ça ?
— Regarde toutes ces piles sous lesquelles on croule… Comment tirer son épingle du jeu ? Comment survivre ? Comment exister ne serait-ce qu’une seconde ? Si tu assassines proprement ce Beuvron, ça fera parler. Par esprit de contradiction, d’autres voudront le soutenir. Nos ennemis seront ses amis. 
 

En plus d’être d’une susceptibilité et d’une fierté de coqs, les écrivains sont d’une confondante naïveté. Si ces dindons connaissaient l’envers du décor, les éditeurs qui jouent avec eux comme avec des pions jetables, les critiques qui ne liront jamais leurs livres et se moquent d’eux dans leur dos, leurs amis proches qui déblatèrent au cours de dîners auxquels eux ne sont plus conviés… Il me semble que ça leur ferait du bien d’ouvrir les yeux – mais peut-être que ça les anéantirait.
 
 
« J’aime beaucoup ce que vous faites, cette littérature expérimentale incompréhensible pour les non-initiés, mais vous devez comprendre que ça ne nous nourrit pas. Dans l’édition, on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche. Il faut inventer des moyens de palper.
— Et ?
— Et avec vous, par exemple, je ne palpe pas du tout.
— Avec qui palpez-vous ?
— C’est tout le problème, justement… Des auteurs avec lesquels on perd un tas d’oseille, on en trouve partout, ce n’est pas ça qui manque ; mais des auteurs avec lesquels on palpe, ça on en cherche désespérément. Et là, j’en ai signé un.
— C’est secret ?
— Plus ou moins… Je vais vous le confier car je veux vous mettre dans la boucle : il s’agit de Patrick Rossi.
— Vous rigolez ? Rossi chez Marcillac ?
— Ça vient du groupe… Ils m’ont aidé à avoir le Goncourt ; en échange, je dois m’occuper du dossier Rossi. Rossi a des tirages mirifiques mais souffre d’un vrai déficit d’image – tout le monde le prend pour un péquenaud, pour dire les choses franchement. Il est en quête de crédibilité littéraire, onction divine que nous pouvons lui apporter.
— Ne risquez-vous pas de vous décrédibiliser par la même occasion ?
— Oh, Marcillac est une maison bien assez ancienne pour encaisser le choc… »
Le pacha pachyderme a tiré sur son cigare avec la sérénité de celui qui en a vu d’autres. La décoration de son bureau n’était pas constituée de bibelots achetés la veille dans une boutique à la mode. Il avait sur sa table d’épais livres de comptes des années 1850. Et derrière lui, sur une étagère, on voyait quatre bustes en bronze : ceux de Liancourt, Guyon, Combreux et Blanzac – le mont Rushmore des éditions Marcillac, à défaut d’être celui de la littérature française du xixe siècle.
« Vous, à titre personnel, vous aimez les livres de Rossi ?
— Si je devais ne serait-ce qu’apprécier ce que je publie, cela ferait longtemps que j’aurais fait faillite… Tout éditeur qui se respecte juge épouvantable la majorité de sa production ! Rossi, c’est du petit polar sentimental à la mords-moi-le-nœud – aucun intérêt, mais ça marche.
— Et en quoi puis-je vous aider ?
— Vous ne devez pas vous en souvenir, mais l’an dernier il y a eu un canular autour d’une vraie-fausse candidature de Rossi à l’Académie française.
— J’avais suivi ça, en effet.
— Rossi, qui est un peu parano, a cru que ça venait de chez son éditeur, que quelqu’un s’y foutait de lui. Il a demandé la tête de plusieurs personnes, ça s’est envenimé, la situation n’était plus tenable. Le problème, c’est qu’il s’est brouillé à mort avec son éditeur, qui était, comment dire, très… interventionniste.
— Vous insinuez que Rossi n’écrit pas ses livres ?
— Moins fort ! Pourquoi tout le monde parle si fort dans cette maison ? Et ne commencez pas à casser du sucre sur le dos de notre prochaine poule aux œufs d’or. Les bonnes idées sont de Patrick, bien sûr, les meilleures phrases aussi. Et ses scènes, toutes ses si belles scènes… Patrick a une façon inégalable de camper ses personnages, de créer des ambiances. Il a par ailleurs un grand art de la construction et des dialogues qui font mouche. Cependant, oui, il a besoin d’un partenaire de jeu…
— Dois-je comprendre que vous me demandez d’être son nègre ?
— Son partenaire de jeu, je vous dis. Patrick a perdu toute confiance en lui, il faut l’épauler et le motiver. Qui peut le plus peut le moins : vous avez su pasticher Chateaubriand, vous saurez pasticher Rossi. Attention, toutefois : il faudra singer Rossi, mais en le tirant vers le haut.
 
 
On était au printemps et Emma Roche n’avait aucune cartouche pour la fin de l’année, pas le moindre best-seller potentiel, or on sait que le dernier trimestre est porteur pour les éditeurs, avec Noël en ligne de mire. Il fallait qu’elle trouve d’urgence deux ou trois « blockbusters littéraires », de l’artillerie lourde pour « bombarder les librairies d’ici décembre » et « bousiller la concurrence en mode bulldozer ». Mais c’était devenu si difficile, selon elle, les livres ayant de moins en moins le temps de s’installer…
Pompette, Paul lui a rétorqué que c’était une idée reçue. Dans la préface de la deuxième partie des Illusions perdues, Balzac écrivait que « par le temps actuel, un livre n’a pas six semaines à vivre » – des propos qui dataient de 1839 !
« Balzac ou pas, il n’empêche que les gens ont de moins en moins le temps de lire.
— Vraiment ?
— Les écrans ont remplacé l’écrit. »
Un autre lieu commun… En khâgne à Daniélou, nous avions été fascinés, Paul et moi, par une phrase de Diderot dans son Éloge de Richardson, ce texte sur le romancier anglais qu’il vénérait : « Chez un peuple entraîné par mille distractions, où le jour n’a pas assez de ses vingt-quatre heures pour les amusements dont il s’est accoutumé de les remplir, les livres de Richardson doivent paraître longs. » On était en 1761 ! « Il n’y avait pas alors autant de divertissements…
— Je suis sûr que, dès les années 1450, Gutenberg jugeait qu’on imprimait trop de livres.
— Le marché se rétracte et les leviers de croissance ne sont pas infinis… Avec en plus l’éclatement de la prescription, les libraires qui rament et la presse qui n’existe plus que pour trois ou quatre grand-mères… À l’heure actuelle, nous devons produire moins mais produire mieux. En étant omniprésents sur les derniers secteurs qui fonctionnent. Et en dénichant les nouveaux talents qu’on pourra pousser au firmament des ventes.
— Oh, ce n’est pas nouveau, Martin Marcillac voulait déjà faire du commerce en 1835, les éditeurs n’ont jamais été des enfants de chœur… »
 
 
« Le gang des pastiches » : l’expression était d’Emma Roche, ravie d’avoir trouvé en Paul l’alter ego parfait pour exécuter ses vils coups marketing. Malgré sa jambe raide, il faisait preuve d’une assurance surprenante. Dans son bel appartement de la cité de Varenne, une bibliothèque à échelle ornait le salon. Paul y avait aligné une intégrale reliée de La Comédie humaine, les numéros du magazine Punch contenant La Foire aux vanités de Thackeray, la première édition des Caractères de La Bruyère et d’autres livres de collection. Une étagère entière était réservée à ses productions pour les autres. En démiurge au petit pied, il lui semblait fascinant de voir que tous les best-sellers de notre époque étaient signés par un seul homme : lui !
En vérité, qu’était-il ? Un ventriloque ? Un illusionniste ? Dans ce western que devenait l’édition, Paul se définissait en riant comme « un chasseur de primes », « un desperado littéraire », « un pistolero du traitement de texte ». Personne n’aurait osé le provoquer en duel dans quelque saloon. Qu’attendait le shérif ? Quand sortirait-on le goudron et les plumes pour cette fine gâchette qui tirait plus vite que son ombre, mais finirait par retourner son arme contre lui à force d’accepter tout et n’importe quoi ? Je n’osais lui dire ce que je pensais de lui : qu’il n’était qu’un larbin assurant des ménages.


 

mardi 27 août 2024

[Babluani, Temur] Le soleil, la lune et les champs de blé

 


 

 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le soleil, la lune et les champs de blé
            (Mze, Mtvare da Puris kana)

Auteur : Temur BABLUANI

Traduction : Maïa VARSIMASHVILI-RAPHAEL

Parution : en Géorgien en 2018,
                  en français en 2024 (Cherche Midi)

Pages : 688

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Quand Djoudé Andronikachvili, fils de cordonnier d’un quartier populaire de Tbilissi, accepte de cacher de mystérieux films super-8 à la demande de son ami Haïm, il est loin d’imaginer combien cet acte va changer le cours de son existence. Peu de temps après, il se retrouve accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis, sans comprendre pourquoi.
Une vie d’errance commence.
Happé par les rouages de l’ex-URSS, il est transporté jusque dans les camps de prisonniers soviétiques, les mines d’or de la Sibérie glaciale, les forêts russes où nul ne peut survivre seul, les contrées ensoleillées qui bordent la mer Noire, les hôpitaux psychiatriques.
Durant cet extraordinaire périple qui s’étend des années 1970 à nos jours, Djoudé n’abandonne jamais l’espoir de rentrer chez lui, où l’attendent son père et son amour d’enfance, et d’éclaircir le fond de l’histoire.
Dans ce roman géorgien à la portée universelle, Temur Babluani déploie une prose hautement cinématographique qui se lit d’une traite et qui révèle, aussi nettement que dans un documentaire, la réalité cachée derrière la façade du « bien-être » soviétique.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Temur Babluani est un réalisateur multiprimé. Son film Le Soleil des insomniaques (1992) est devenu culte en Géorgie. Le Soleil, la Lune et les Champs de blé y a connu un succès remarquable (plus de 45 000 exemplaires vendus) et a également été publié en Azerbaïdjan et en Russie, où il va être adapté en série.

 

Avis :  

Pour avoir volé une paire de jeans sur une corde à linge à Tbilissi en 1968, le fils de cordonnier géorgien Djoudé Andronikachvili voit son destin basculer à l’approche de ses dix-huit ans. Manipulé par les caïds de son quartier jusqu’à endosser, lui le mineur qui soi-disant ne risque pas grand-chose, un double meurtre qu’il n’a pas commis, le voilà condamné à dix ans de prison dont, pour rejoindre plus vite son grand amour la belle Manouchak, il obtient la réduction au tiers en optant pour les travaux forcés. Les conditions de détention y sont tellement dures que chaque année y compte en effet triple.

Et c’est bien dans la pire des géhennes que tombe notre naïf, envoyé dans une mine d’or du terrible Grand Nord soviétique. «  Il est fort probable que tu sortes d’ici les pieds devant », lui promet-on dès son arrivée. Si le froid, la faim et l’épuisement n’y suffisaient pas, resterait la férocité des hommes au sein de la terrifiante machine du Goulag. Commence pour Djoudé le narrateur une série d’épreuves infinies qui, de Charybde en Scylla, le tiendront dans les mâchoires d’un engrenage toujours plus inextricable. Seule sa foi naïve dans le triomphe de son innocence et dans l’indéfectible amour qui l’attend à Tbilissi lui permettra de traverser vivant, jusqu’à son retour chez lui quarante ans plus tard, l’arbitraire vindicte d’un système capable d’imputer deux, puis trois, puis cinq meurtres à un innocent, broyant sans recours sa vie et celle des siens. Entre temps, l’Union Soviétique s’est effondrée, sans pour autant que cela mette un terme au calvaire des gens honnêtes, confrontés à une nouvelle race de loups, voracement occupés à s’entre-dévorer. Il semble que les malheurs du pauvre Djoudé n’auront décidément pas de fin.

Au travers de son infortuné personnage, si attachant dans son intégrité malmenée par les violences de l’Histoire et les crimes des puissants, ce premier roman du cinéaste géorgien Temur Babluani incarne avec force l’impuissance dans le malheur des individus confrontés au non-droit et à la tyrannie des dictatures. Mais, s’il charge la barque de ce pauvre Djoudé, inlassable Sisyphe cramponné à ses valeurs d’amour, d’amitié et de générosité dans un monde infernal et chaotique qui n’a plus d’autre Nord que la ruse et l’instinct de survie face à l’arbitraire et à la violence, c’est autant pour dénoncer l’inacceptable que pour insister sur ce que la persécution n’ôtera jamais du coeur des hommes, du moins de ceux que la mort ou la folie n’auront pas fait taire : cette irréductible petite flamme d’humanité et de liberté, notamment colportée par l’art et la littérature, prête à refleurir à la première occasion comme certaines graines dans le désert.

« Il me semble que ma vie s’est écoulée sans que je sois vraiment impliqué dedans », soupire Djoudé à la fin du roman. A en croire le succès en Géorgie de cette histoire, beaucoup de contemporains de l’auteur, né en 1948 et passé en trois-quarts de siècle de la déstanilisation à l’irruption du capitalisme sauvage après la fin du bloc soviétique, s’y seront d’une certaine façon reconnus. Maintenant traduite en français, cette vaste fresque romanesque qui, malgré son extrême noirceur, laisse place à l’espoir, séduira autant les amateurs de grandes sagas tragiques et mouvementées que les lecteurs friands de récits à vraie portée historique et sociale. (4/5)

 

Citations : 

Et si on connaissait le nom et le prénom d’un détenu, alors on pouvait espérer le retrouver dans le réseau tentaculaire des lieux d’enfermement. C’était possible, même si plusieurs millions d’hommes étaient détenus dans des prisons. C’était une question de volonté et de temps.
 

Le voyage dura un mois et demi. Je passai par deux prisons de transit et enfin, embarqué sur un bateau avec cent cinquante autres détenus, j’atteignis un nouveau camp. Situé à la lisière d’une taïga, il occupait vingt hectares et était divisé en cinq zones. Ici, les détenus subissaient un traitement beaucoup plus dur qu’en Asie centrale. Un rien suffisait pour les punir, les jeter dans des mitards gelés, les priver de nourriture… Les taulards formaient des groupes. Les forts opprimaient les faibles. Bref, c’était le chaos.
 

Comme dans tous les camps, des sentinelles armées de carabines étaient postées dans des miradors. La clôture n’était pas électrique mais elle était bordée de barbelés des deux côtés. Derrière la clôture s’étendait la taïga. Un prisonnier qui s’évadait devenait, dans la taïga, la proie des loups et des ours ou crevait de faim. Malgré tout, vers la fin du printemps, quand la neige fondait, les évasions se multipliaient. Les fugitifs étaient traqués par des commandos et leurs bergers allemands. Si on les rattrapait, ils étaient fusillés sur place. Les cadavres étaient transportés au camp et jetés devant la sortie. On les enterrait seulement quand ils étaient totalement décomposés et que les os devenaient apparents. 
 

L’amour jette une clarté sur la façon sibylline qu’ont les pauvres humains de s’accrocher avec acharnement à la vie. À dire vrai, l’homme qui n’est pas capable d’aimer vaut moins que dix chiens enragés. Il est dangereux et impitoyable. Heureusement, ce genre d’hommes est rare. La plupart sont capables d’aimer, au moins un peu. 
 

Rien ne peut autant affaiblir et émousser l’homme que le contentement.
 

Nous autres Russes sommes plus nombreux que les Kazakhs. De ce point de vue, on n’a pas de problème. Mais qu’on soit russe ou kazakh, on a besoin de manger. Avant, tout était planifié, décidé par les communistes. La propriété privée était proscrite. À présent, tout a changé. On nous dit : « Vous êtes libres, faites ce que vous voulez ! » Mais jusqu’ici, si l’homme se creusait la cervelle, c’était pour faire des fourberies. Que voulez-vous qu’il fasse maintenant ? Il faut qu’il apprenne à vivre avec de nouvelles règles, qu’il acquière de l’expérience. En attendant, beaucoup auront l’estomac creux. Beaucoup de larmes vont couler.


 

dimanche 25 août 2024

[Cavalier, Philippe] Le parlement des instincts

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le parlement des instincts

Auteur : Philippe CAVALIER

Parution : 2023 (Anne Carrière)

Pages : 752

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

1582, grand-duché de Toscane. Ilario d’Orcia apparaît sur la scène du monde. Par la plus petite porte, et en en conservant les proportions, puisque sa taille ne dépassera jamais celle d’un enfant. Mais si son corps est nain, son intelligence est vive et son appétit de savoir impérieux.
Moinillon, peintre, ermite, médecin ou prophète, Ilario parcourt une Europe où se flétrissent les espérances d’une Renaissance désormais moribonde. De Venise à Rome et de Malte à Prague, c’est l’avènement du Baroque, un âge d’ambitions, de découvertes et d’excès. C’est le temps de Kepler, Faust et Caravage, une parenthèse sensuelle et dangereuse où tous les futurs sont possibles au point qu’un homme contrefait peut se rêver doge de la plus belle cité qui fût jamais.
Voyage gigantesque et frénétique accompli par un tout petit homme, Le Parlement des instincts est une épopée fabuleusement généreuse et inventive, une expérience de lecture colossalement immorale, dont les férocités joyeuses exaltent le souffle du langage, la force du rire et la souveraine puissance des Arts.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ancien élève de l'Ecole pratique des hautes études en sciences religieuses et diplômé de l'Institut national des langues et civilisations orientales, Philippe Cavalier se passionne pour l'Histoire et les pratiques religieuses et ésotériques. Il est l'auteur du Siècle des chimères (4 tomes, 2005-2008), d'Une promenade magique dans Paris, du Marquis d'Orgèves (3 tomes et intégrale, 2011) et de Hobboes (2015)

 

Avis :

Déposé nourrisson aux portes d’un monastère toscan parce qu’atteint de nanisme, Ilario le narrateur est, en cette fin de XVIe siècle, élevé à la dure au sein de l’orphelinat tenu par les moines. Son intelligence et sa soif d’apprendre lui valent d’être soustrait au harcèlement des autres enfants pour faire l’apprentissage de la lecture, de l’herboristerie et de l’anatomie auprès d’un moine érudit. Son esprit désormais ouvert à la connaissance n’a bientôt de cesse de s’envoler au-delà de l’enceinte monastique. Commence alors une longue épopée picaresque qui, de rencontres plus ou moins mauvaises en choix plus ou moins bons, va le mener à travers l’Europe de la Renaissance.

Des espions et des maîtres verriers de la Sérénissime République de Venise aux mœurs agitées du Caravage à Rome, Naples, puis Malte, du fond des mines de cobalt en Europe centrale à la Cour de l’Empereur Rodolphe II de Habsbourg à Prague, enfin d’un ermitage en compagnie d’un lion à la croisade d’une magnétique prédicatrice, tel est le passionnant voyage, aux aventures toutes plus rocambolesques les unes que les autres, auquel nous convie ce roman-fleuve découpé en cinq parties symbolisant les étapes de la vie. Entre les germes de l’enfance et la résignation de la vieillesse, s’écoulera un destin en forme de montagnes russes dont un tirage de tarot avait dès le début prédit les grandes lignes, mais qui devra beaucoup à l’extraordinaire instinct de survie d’Ilario, lui que Dame Nature avait pourtant bien mal loti au départ.

D’une manière qui fait penser à la Traversée des Temps d’Eric-Emmanuel Schmitt, le récit commenté avec humour au long d’intéressantes et didactiques notes de bas de page est l’occasion d’une immersion historique riche et vivante qui, adoptant délicieusement et fort naturellement les tournures de langage d’alors, se nourrit avec aisance d’une documentation colossale et d’une érudition teintée de dérision. Au prétexte de péripéties agréablement fantaisistes, l’on se délecte ainsi de la finesse d’évocation de l’époque, au travers notamment de quelques unes de ses grandes figures, mais surtout de ses débats artistiques, religieux et philosophiques, alors qu’après la Renaissance et sa profonde transformation de la représentation du monde, d’autres bouleversements annoncent déjà l’âge baroque.
 
Fort de sa riche et érudite trame historique, de son personnage picaresque si humain et faillible dans ses aspirations et ses travers, enfin de son humour et de sa plume tout droit sortie d’un encrier du XVIIe siècle, ce pavé soigné de plus de sept cent cinquante pages, qui ne connaît aucune baisse de rythme au long de ses aventures foisonnantes et qui offre un véritable bain culturel dans l’Europe de l'époque, se déguste avec autant d’amusement que d’intérêt. (4/5)

 

Citations :

Cependant, si ma laideur fut mon fardeau, elle fut aussi ce pourquoi j’ai contemplé le monde tel que peu l’ont vu. C’est qu’il y a quelques privilèges à être monstre, et même, parfois, un peu de bonheur aussi. Je ne mens pas. J’ai vendu mes difformités comme les belles filles sans le sou prostituent leurs grâces. Beauté et laideur ont ce point en commun d’allumer la fascination chez les bienheureux qui n’en sont point affligés, car il n’y a pas loin de la répulsion à l’attraction et les faveurs accordées si aisément à l’une peuvent, par perversité, se céder parfois à l’autre. 


Le rire, Ilario ! Laisse-moi te dire en vérité ce qu’il en est : c’est une arme ! Une arme bien plus acérée que ne le sera jamais n’importe quelle épée, et de portée plus longue que n’importe quelle bombarde, si gros qu’en soit son canon. C’est une arme qui traverse temps, matière et espace pour foudroyer sa victime en autant de coups qu’il se trouve de rieurs ! Une arme qui, en trois mots finement agencés, souille à jamais n’importe quelle réputation ; rabaisse n’importe quel rang ; ridiculise n’importe quel prétentieux. Personne n’est à l’abri du rire ! Pas un benêt, pas un savant, pas une femme ni un homme, aussi couronné soit-il ! (…)
Ce n’est pas tout. Le rire, étant donc une arme, est également signe de reconnaissance entre beaux esprits. On peut dire une chose en riant et en faire comprendre une autre à qui est familier du double sens. Les sots ne font que s’esclaffer de la grossièreté, alors que les sages saisissent la pensée interdite voilée sous la vulgarité de la forme. Le rire, Ilario, a cette puissance rare – une puissance triple – de leurrer les ignares, de scandaliser les tièdes mais d’édifier les êtres de raison percevant au-delà des apparences. Je te le redis : le rire est une arme parce que le rire est un code !


 

vendredi 23 août 2024

[Devi, Ananda] Le jour des caméléons

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le jour des caméléons

Auteur : Ananda DEVI

Parution : 2023 (Grasset)

Pages : 272

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Une île  : Maurice, la narratrice du roman. Quatre personnages  : un oncle las de la vie, sa nièce, unique lumière pour lui, une femme qui vient de quitter son mari, un chef de bande assoiffé de vengeance.
Une journée où tout va exploser  : la cité, les haines, peut-être l’île. Enfin, d’étranges animaux qui attendent patiemment que les humains finissent de détruire ce qui leur reste  – leur humanité, leur foyer  – pour vivre seuls, en paix  : les caméléons. Unité de lieu, de temps, d’action. Le compte à rebours est lancé, le drame peut commencer.
Mais reprenons. Le roman s’ouvre, la ville est à feu et à sang. Zigzig, le caïd meneur, tient dans ses bras une fillette ensanglantée. Les plus pauvres viennent de s’attaquer aux plus riches dans le centre névralgique de l’île  : le shopping center, désormais en ruines. Au loin, un volcan gronde. Comment en sommes-nous arrivés là  ? Quelques heures plus tôt, Zigzig partait avec les siens attaquer ses rivaux tandis que Sara regardait danser une femme libérée sur une plage abandonnée. L’île rembobine et nous raconte. On suivra tour à tour chacun des personnages jusqu’à ce que leur destin se mêle. On remontera aussi le cours de l’Histoire pour comprendre comment les peuples, les servitudes et les logiques du monde moderne ont saccagé cette terre de merveilles et divisé ses habitants.
Avec sa langue tour à tour tendre et ironique, tranchante et poétique, Ananda Devi nous emporte dans un roman impossible à lâcher pour nous plonger dans le chaos des hommes. Le destin est en marche. Mais dans cette histoire-là, ceux qu’on croit les plus féroces seront peut-être les seuls héros.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ethnologue et traductrice, Ananda Devi est née à l’île Maurice. Auteure reconnue, couronnée par le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises en 2014, elle a publié des recueils de poèmes, des nouvelles et des romans, notamment Ève de ses décombres (Gallimard, 2006,prix des Cinq Continents, prix RFO), Le sari vert (Gallimard, 2009, prix Louis Guilloux), et Le rire des déesses (Grasset, 2021, Prix Femina des lycéens, Grand Prix du Roman Métis).

 

 

Avis :

Grande voix de la littérature mauricienne, Ananda Devi donne la parole à son île dans un roman rageur et apocalyptique qui, sous l’oeil impavide des caméléons attendant le retour au calme - « Le temps des hommes est compté » -, fustige la cupidité humaine.

Sous la surface brillante de la carte postale, fermente un terrible pourrissement dont les habitants de Maurice, contrairement aux Comoriens, mais aussi les touristes, n’ont pas encore totalement réalisé l’extrême inflammabilité. En guère plus de quatre cents ans d’occupation humaine, pillage écologique, inégalités raciales et sociales, et maintenant menaces liées à la montée des eaux, ont transformé ce petit paradis en une poudrière qui ne doit rien à sa nature volcanique. Car, non contents de se comporter en nuisibles ravageurs laissant sur leur passage une faune et une flore décimée, des sols bétonnés et pollués, « Les loups humains dévorent leurs semblables. Ils ont l’esprit verrouillé, le cœur vérolé et l’argent chevillé au corps. Leur seul rêve, désormais : se bander d’or. Rien d’autre ne compte. » Alors, la petite nation arc-en-ciel craque socialement de toute part, ses blessures à vif, héritées de siècles de colonisation et d’esclavage, de racisme et d’injustice, de corruption et d’assujettissement des plus pauvres aux plus riches. Un incident peut suffire à allumer la mèche et c’est sur la prédiction d’une déflagration apocalyptique que s’ouvre ce roman conçu comme une tragédie grecque, avec son unité de temps, de lieu et d’action, mais aussi ses choeurs unissant l’observation impassible des caméléons aux commentaires fulminants de cette espèce de divinité de la nature qu’est ici l’île elle-même.

Ils sont quatre personnages à former sans le savoir les rouages du drame annoncé : Nandini, la désabusée épouse-objet d’un juge ; René, un homme usé et dépressif qui n’a plus pour raison de vivre que la lumineuse innocence de sa nièce Sara ; et Zigzig, pur produit de la misère et de la violence devenu chef de gang, prêt à en découdre coûte que coûte avec une bande rivale. Ces quatre-là, symboles de tous ces êtres maltraités, humiliés, violentés de manière systémique dans une société à deux vitesses allouant richesse et misère le plus souvent proportionnellement à la couleur de peau, vont voir leur destin converger irrésistiblement vers une rencontre si explosive qu’elle livrera l’île entière au chaos, vision prophétique crûment extrapolée de l’actualité par l’auteur. Mêlant poésie et colère mordante en une langue incandescente, le récit tire ainsi le tapis sous les pieds du lecteur, interdit et glacé d’horreur de voir s’ouvrir d’insondables abîmes sous ce qu’il réalise n’être que de bien fausses apparences paradisiaques.

« En ce moment précis, la galerie marchande du Caudan, ses cafés et ses fast-foods sont bondés : les gens sont abasourdis par la chaleur, le grand soleil de Port-Louis tape si fort sur leurs petites têtes qu’une sorte de paix bovine se lit sur leurs visages. Sauf bien sûr pour ceux qui y travaillent, et qui eux sont coincés là. Pris au piège par leurs salaires minables et les mesquineries de la hiérarchie qui empourprent leurs joues de honte, mais il faut sourire aux touristes, sourire aux clients, faire courbettes et galipettes pour vendre la marchandise venue de Chine, du Bangladesh ou de Madagascar (bon marché, parce que les êtres qui l’ont fabriquée sont bon marché aussi), servir les bières fraîches et les burgers... »

De l’apocalypse naîtra sans doute un monde nouveau, peut-être débarrassé de la folie des hommes. Ananda Devi se plaît à l’imaginer le règne des caméléons, eux qui, ayant « la patience des siècles et la mémoire des lieux », observent en silence « la déréliction du monde », sûrs de leur capacité d’adaptation puisque peu leur chaut couleurs de peau, castes et religions… : une façon poétique et imagée d’exprimer sa colère et son désespoir face aux trop-pleins du consumérisme et au culte éperdu de l’argent, responsables de désastres autant sociaux qu’écologiques. (4/5)

 

Citations :

À chaque fois qu’on pense le faire ployer, il va puiser sa hargne là où elle se trouve, dans sa source vive : chez l’enfant au visage de mangouste rancunière qu’il a été. Car c’est cet enfant qui a appris à faire de sa souffrance une chose broyée dans sa gueule, rat ou couleuvre, qu’il écrase sans pitié, avec un bruit d’os et de chair, avant qu’elle puisse le bouffer. La souffrance n’est jamais que cela, il le sait : une créature à dompter et à détruire sans lui laisser le temps de grandir. Il est bien entraîné : dès qu’il a eu l’âge de dire non, l’âge de répondre avec la joyeuse insolence des enfants, l’âge de la tentation, des interdits, vers trois ans, donc, son père a décidé qu’il était temps de le corriger. C’était le mot qu’il utilisait, comme beaucoup de parents violents, comme si leurs enfants étaient des parcours ou des corps gauchis qu’il fallait redresser. Les petits nains morveux devaient être remis à l’endroit, quitte à ce qu’on leur fracasse les os pour les remettre en place.


Baie du Tombeau n’est pas vraiment un village, plutôt une succession d’espaces plus ou moins désolés longeant la route principale. Ici des gravats qui annoncent depuis des années une nouvelle construction, ou un lotissement de maisons massives et sans goût avec quelques ambitions de luxe ; là des longères entassées les unes contre les autres et des bâtisses fissurées de trois étages où personne n’ose s’aventurer – le ventre de la cité. Les frontières sont claires. Lorsque le chemin se troue d’ornières, que les murs sont grêlés comme après un tir de mortier, que tout parle de dévastation et d’aigreur, de résistance et de douleur, c’est qu’on est arrivé. Là où l’espoir est interdit. Une île dans l’île, la latérite est une lave sous les pieds, un cloaque sulfureux qui s’accroche à la peau et empêche de lever les yeux au ciel. On regarde droit devant soi, c’est tout. On est dans la cité sans nom, celle qui n’a jamais été désignée que par un nombre, comme si elle ne méritait rien d’autre.


Du haut de ses dix ans, Sara perçoit combien les adultes sont des boîtes cadenassées sur leurs secrets et leurs peines. Tonton René et cette femme inconnue, eux, n’ont pas su trouver une boîte où ranger leurs désirs et leurs chagrins. Ils n’ont pas de déguisement ; ils vont à contre-courant, et voient fuir le monde sans pouvoir le rejoindre.


(…) tu es banni, Zigzig, banni.
Banni de ce pays qu’ils ont bâti de leurs mains, ce petit pays au masque bleu, vert et or, ce petit paradis ensoleillé, ensablé, nappé de sirop de canne, ce si joli petit pays devenu un ventre grouillant de vers comme les filaos rongés par les rhinocéros, une bouche grande ouverte gobant les arrivées d’argent depuis les égouts du monde car tant de mains sont là pour les blanchir et dorloter les riches, ses véritables enfants, qu’ils aient reçu la terre en héritage de leurs aïeux, qu’ils se partagent le moelleux gâteau colonial sur le dos des esclaves à genoux, qu’ils aient accumulé des milliards en plongeant leurs mains enduites de glu dans les caisses publiques, qu’ils aient construit des hôtels avec le ciment sanglant de l’apartheid, peu importe – ce petit pays aime leur goût de pourriture sucrée.


Elle ne sait pas que la magie a fui le monde depuis que les fillettes sont dévorées. Comment pourrait-elle faire face à ce qu’elle vient de vivre ? L’immédiateté, la brutalité, l’impossibilité même des événements, son cerveau ne peut pas les traiter, ne peut pas les accepter, préfère nier ce cauchemar à l’impensable voracité, ce rêve monstre qui l’a bouffée toute crue. Elle ne sait pas qu’il n’y a pas d’âge pour être violé, et le mot est faible, faible, faible, il ne dit pas la brûlure, il ne dit pas l’outrage et le démantèlement de soi, l’humiliation et la honte, la déchirure qui ne s’arrête pas aux tissus mais atteint le noyau fragile qui bat au cœur des femmes, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien, juste une carcasse ambulante qui croit vivre et qui se ment.
 
 
N’est-ce pas cela la vie qu’ils souhaitent tous ? Une existence faite pour posséder, pour bâtir ce château de songes dans lequel, si un jour on se réveille, on sera nu mais empereur ? Une existence protégée par le plexiglas de la richesse, transparent pour que les autres puissent bien voir ce qui leur est inaccessible, comme ces villas luxueuses construites pour milliardaires étrangers et que pratiquement personne ici ne pourra acheter, et qui poussent sur les propriétés sucrières parce que la canne à sucre ne rapporte plus, alors on aplatit, on arrache, on arase ce qui a été la colonne vertébrale du petit pays et qui n’est plus profitable. Et puis, ça permettra d’oublier que ce beau sucre cristallin est taché du sang bien rouge des esclaves, la saveur n’en est que meilleure, subtilement frelatée par la sueur des laboureurs. Un petit blanchiment de conscience et paf, on transforme les champs en parcs paysagés pour étrangers richissimes tandis que l’espace dévolu aux locaux devient de plus en plus étriqué, pensez-vous, deux mille kilomètres carrés, ce n’est vraiment pas beaucoup, et puis, la population grandit. Mais les propriétés luxueuses dévorent l’espace disponible comme des requins, avec leur piscine et leurs 500 mètres carrés de surface habitable, et qu’importe si la plupart restent désespérément vides onze mois sur douze tandis que les pauvres s’entassent dans leurs caisses en briques ou en tôle cannelée et travaillent à maintenir la propreté des jardins et des demeures, petites mains invisibles au service des absents qui grignotent la terre vendue aux enchères, grignotent encore et encore la chair vendue au plus offrant. On s’y fait, puisque ce sont toujours les mêmes qui s’engraissent, depuis la nuit des temps…


Et s’ils l’identifient, elle fera comme ces politiciens qui ne se repentent que lorsqu’ils sont arrêtés. Qui se croient au-dessus de la loi jusqu’à ce que celle-ci les rattrape comme des enfants pris en faute et qu’ils accusent les autres, tous les autres. Comme les enfants, nous utilisons une belle expression pour cela : pa mwa sa, li sa ! C’est pas moi, c’est lui ! Ils sont de bons comédiens. Quelle innocence, dans ces regards d’enfants trop vite grandis ! De toute manière ils ne seront pas inquiétés, pensez-vous : les policiers à la peau sombre et au salaire de misère n’oseront jamais exercer leurs prérogatives sur eux, pas plus que les avocats, les magistrats et les juges – sauf lorsqu’il s’agit de petites vermines increvables comme Zigzig. Eux sont faciles à broyer pour prouver que la justice fonctionne dans ce pays, il suffit de ne pas s’attaquer aux influents, et la liste est courte : politiciens, avocats, milliardaires, Blancs. C’est une règle simple et merveilleuse pour tous ceux qui l’appliquent. Pour eux, la justice traînera les pieds jusqu’à ce que tout le monde oublie. Et on les hypnotise avec les objets dont ils ont envie, on les immobilise d’indifférence, on les stérilise avec un sérum de stupidité irrigué par les réseaux sociaux, on les assaille de nouvelles de leurs stars préférées, surtout des actrices court vêtues qui les font saliver ou des acteurs aux pectoraux surdimensionnés pour vaincre les méchants, parce qu’il y a toujours des bons et des méchants, n’est-ce pas les petits ?


Chez eux [les caméléons], pas de hiérarchie. Le langage des humains est à l’opposé. C’est un langage primitif, binaire comme les ordinateurs, celui de la différence. Exister, c’est se distinguer. C’est le dénominateur commun des discriminations quotidiennes, mais aussi des génocides. La différence à l’intérieur de la même espèce, ce fut leur seule trouvaille, la fonction ultime de leur cerveau surdimensionné. Pas de quoi se réjouir.


On a beau dire, les nouvelles de malheur pleuvent de toutes parts, mais entre les explosions, les éruptions, les séismes, les inondations, les pandémies et les ouragans, personne ne peut s’imaginer ce que cela signifie. La mort est partout et tout à fait insignifiante. Jusqu’à ce qu’elle nous arrive. Immortels, nous sommes, jusqu’à ce que nous mourions. 


À cette seconde, précisément, tous mes agnelets, les uns après les autres, sont saisis par des pensées étranges et incongrues. Ils ont le corps lourd, l’esprit embrumé, les gestes empruntés, leurs souvenirs refluent comme une indigestion d’un passé longtemps refoulé, le premier désamour, la première baffe, le premier silence, la première indécence, le premier mensonge, la première rancune, la première insolence, la première haine, la première morsure, la première infamie, tout ce qui nous constitue et que nous refusons de regarder en face, parce que ce n’est pas nous, n’est-ce pas, ce n’est jamais, jamais nous, pa mwa sa, l’esprit est souverainement apte à faire taire nos hontes les plus souterraines, celles qui n’ont rien à voir avec la culpabilité, car la honte rend impossibles les excuses. La honte est une reconnaissance de dette.


Les victimes ont le beau rôle de souffrir pour rassurer les autres. Tant qu’elles sont là, quotidiennes, dépecées, dépucelées et démembrées, tous, derrière leurs écrans, sont épargnés. L’équation est simple. Si le doigt du destin doit choisir, qu’il passe sans nous voir, qu’il s’arrête sur un autre, qu’il assène et assaille et assassine un autre. Pas nous, qui ne figurons pas encore dans sa liste de dévastation. Pas nous, qui sommes nés sous une bonne étoile. Quand un avion s’écrase, c’est une chance de plus que le nôtre ne s’écrase pas.
Nos écrans sont nos sauveurs. Ils nous content un monde dévasté dont nous ne faisons pas partie, puisque nous sommes là pour le voir. Et plus nous restons seuls derrière nos murs et nos écrans, plus nos chances de survivre s’accroissent. La solitude est notre armure. Elle nous rend increvables.


Les réseaux personnels, nourris, gonflés, enflés d’infos, ont remplacé les médias traditionnels : grâce à eux notre monde se rétrécit, tout comme nos interactions réelles et notre capacité de concentration. Des oisillons sautillant de branche en branche, picorant ici une miette de catastrophe, là une boulette de sauvagerie, encore ailleurs un petit ver de haine.
Donc les nouvelles vont plus vite, beaucoup plus vite, et ici, ce sont des images vraies de vraies, prises sur le vif, capturées en temps réel, qui voguent, qui voyagent, qui se vidangent sur les réseaux sociaux : en un rien de temps, le monde entier est au courant.
Mais si les images sont vraies, les interprétations, elles, seront des fictions.

 

 

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mercredi 21 août 2024

[Chomarat, Luc] Le livre de la rentrée

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le livre de la rentrée

Auteur : Luc CHOMARAT

Parution :  2023 (La Manufacture de Livres)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un portrait de femme moderne, active, rebelle, qui fait bouger les lignes, voilà ce que cherchent tous les éditeurs pour la prochaine rentrée littéraire. Et parmi eux, Delafeuille a intérêt, s’il veut garder son poste, à dénicher le livre qui sera au centre de l’attention en septembre. Mais contre toute logique commerciale, le roman qui l’attire vraiment est celui de Luc, auteur un rien misogyne auquel il est depuis longtemps lié. L’écrivain a décidé de consacrer son texte à Delphine, sa femme, et cette dernière que Delafeuille rencontre dans la vraie vie, devient son obsession. Pourtant, tous - directrice commerciale sans scrupule, libraire philosophe, étudiante inspirée - sont là pour lui rappeler les règles du jeu : aucune chance que cette histoire s’achève par une idylle entre l’éditeur et la femme de l’auteur.

Le Livre de la rentrée dresse un portrait drôle et acide de notre époque, de ses combats et de ses modes. Dans ce roman où le réel et la fiction s’entremêlent, Luc Chomarat se joue de la littérature et nous offre un hymne à la lecture et à l’imaginaire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Luc Chomarat est né en Algérie en 1959. Remarqué dès son premier roman par le Magazine littéraire, il choisit d’exercer ses talents de rédacteur dans la publicité où, dit-il, « on trouve l’argent et les filles ». Poursuivi pour fraude fiscale, il se réfugie dans un monastère tibétain. Il revient au roman en 2014 avec L’Espion qui venait du livre. En 2016, il reçoit le Grand prix de Littérature Policière pour Un trou dans la toile. Traducteur de Jim Thompson, il est également l’auteur d’essais pour le moins atypiques : Le Zen de nos grands-mères (Le Seuil, 2008) sur son expérience bouddhiste et Les 10 meilleurs films de tous les temps (Marest, 2017) dont le sujet n’est pas clair.

Le Polar de l’été (La Manufacture de livres, 2017) et Un petit chef-d’œuvre de littérature (Marest, 2018) confirment son goût pour les constructions en abyme, et son regard particulier sur l’époque, mélange d’ironie et de désenchantement.

 

 

Avis :

Devenu spécialiste de la satire du milieu éditorial français avec L’espion qui venait du livre, Le polar de l’été, Un petit chef-d'œuvre de littérature et Le dernier thriller norvégien, Luc Chomarat convoque une nouvelle fois son personnage de prédilection, l’éditeur de fiction Delafeuille, pour un autre de ses drôles et vertigineux romans gigognes qui font de la mise en abyme un virtuose et infini jeu de miroirs.

Sa nouvelle directrice l’a mis au pied du mur : « un bon texte est un texte qui se vend. ». Alors, qu’il cesse de se piquer de littérature et s’active plutôt à dénicher la pépite commerciale qui, en s’imposant comme « le livre de la rentrée », leur rapportera le jackpot. Voilà donc ce bon vieux Delafeuille, s’il veut sauver sa tête et son emploi, contraint à la chasse au livre si bien dans l’air du temps qu’il sera de bon ton de se l’arracher, peu importe s’il ne vaut en réalité pas tripette. Il y a bien le roman du neveu de sa directrice, entièrement constitué de SMS avec les fautes qui vont avec. Mais il lui faudrait aussi un portrait de femme bien actuel, avec sa dose de « cul féministe », à défaut d’une louche de maladie, de malheurs, de planète en péril ou de dénonciation du capitalisme.

Or, invité quelques jours chez l’un de ses auteurs et amis, Luc, qui s’est établi au vert dans le Sud-Ouest, loin du cirque parisien, notre éditeur tombe sous le charme de l’épouse, Delphine, par ailleurs au coeur du livre que son mari a décidé de lui consacrer. Hélas, épanouie et parfaite dans son rôle d’épouse, de mère et de femme d’intérieur, elle est l’antithèse absolue de l’égérie féministe. Impossible donc de miser sur ce manuscrit en cours d’écriture, où il se découvre d’ailleurs lui aussi personnage. Mais comment peut-on retrouver ce que l’on est présentement en train de vivre dans un texte rédigé quelque temps auparavant ? Convaincu de sa réalité, Delafeuille ne serait-il en vérité que fictif ? Personnage, il l’a déjà été, puisque Luc l’a déjà fait figurer dans de précédents livres… signés Chomarat ! Luc et Chomarat ont d’ailleurs tous deux le même titre pour leur dernier livre… « Le livre de la rentrée » !

Désormais imbriqués jusqu’à l’inextricable, réel et fiction se font, pour le plus grand plaisir du lecteur, les complices d’une nouvelle machination littéraire de l’auteur, qui, moins loufoque que les précédentes, gagne en subtilité pour autant nous amuser que brocarder avec malice le monde éditorial et ses travers. Réjouissant et savoureux, virtuose dans l’art de nous désorienter à mesure que se creuse sa savante mise en abyme, le récit parvient haut la main à renouveler une partition dont Luc Chomarat a fait sa martingale. (4/5)

 

 

Citations :

La dernière rentrée littéraire, c’était hallucinant, dit Muriel. Je me souviens, quand j’étais gamine, d’un seul coup en septembre, ils poussaient les romans sur le côté pour vendre des manuels scolaires. T’as l’impression que c’est un peu pareil, sauf que c’est plus des manuels scolaires… Ils poussent Tolstoï et Kawabata pour faire de la place à des gens qu’on aura oubliés l’année prochaine.
 
 
— La difficulté, reprit Delafeuille, c’est d’échapper au matraquage médiatique. Pour les livres comme pour le reste. Aller chercher dans les rayons du fond, en prendre un au hasard. Mais personne ne fait ça.  
— Oui, c’est vrai.
— Déjà, vous avez des rayons de prédilection. Le polar, la science-fiction. Le développement personnel. Ou la littérature, bien sûr. Mais vous n’entrez pas dans une librairie, en fait. Vous entrez dans votre rayon habituel.
— C’est très juste, dit Nicole. D’ailleurs, les gens qui achètent le livre de la rentrée, c’est surtout pour des raisons sociales, non ? C’est un peu comme Roland-Garros. C’est ce qu’on fait en septembre-octobre. Pas sûr qu’ils le lisent, par contre.
— Puis après, à Noël, tu offres le Goncourt, dit Muriel en riant. On ne va pas te reprocher d’avoir offert le Goncourt.
— Tout ça n’a pas grand-chose à voir avec la littérature, conclut Delafeuille.


Je vendais du livre scolaire. Tous les ans il y avait des appels d’offres, émis par la coopération. Ce sont des marchés énormes. Énormes. Et les familles africaines mettent plus d’argent dans les livres scolaires que dans les médicaments, vous savez. Un enfant qui meurt, c’est moins grave qu’un enfant qui ne sait ni lire ni écrire, parce que celui-là n’a pas d’avenir. On parlait de millions. On s’est vraiment goinfrés. Les gens pour qui je travaillais, en tout cas.


Vous savez, monsieur Delafeuille, on ne sait pas qu’on est vieux. On ne sait pas quand cette chose-là arrive. Ce sont les autres qui vous le disent. Leur regard. Ou le fait qu’ils ne vous regardent plus.

 

 

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lundi 19 août 2024

[Groff, Lauren] Matrix

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Matrix

Auteur : Lauren GROFF

Traduction : Carine CHICHEREAU

Parution : 2021 en anglais (Etats-Unis),
                  2023 en français (L'Olivier)

Pages : 304

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

 « Elle sort de la forêt seule sur son cheval. Âgée de dix-sept ans, dans la froide bruine de mars, Marie, qui vient de France. »

Que disent les livres d’histoire sur Marie de France ? Qu’elle est la première femme de lettres à écrire en français. Pourtant, sa vie reste un mystère. Matrix lève le voile sur ce destin hors du commun.
Expulsée de la cour par Aliénor d’Aquitaine, la « bâtarde au sang royal » est contrainte à l’exil dans une abbaye d’Angleterre. Loin de la détruire, cette mise à l’écart suscite chez elle une révélation : elle se vouera dès lors à la poursuite de ses idéaux, à sa passion du texte et des mots. Dans un monde abîmé par la violence, elle incarne la pureté, transcendant les obstacles grâce à la sororité.

Moderne, frondeuse et habitée par une grande puissance créative, Marie de France devient l’héroïne absolue, le symbole des luttes d’émancipation bien avant que le mot « féminisme » existe.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1978, Lauren Groff est notamment l’auteur des Monstres de Templeton et d’Arcadia (Plon, 2010 et 2012). Les Furies (l’Olivier, 2017), livre préféré de Barack Obama en 2015, a connu un immense succès aux États-Unis, et un extraordinaire accueil critique et public en France (100 000 exemplaires vendus, toutes éditions confondues).

 

Avis :  

De Marie de France, première femme de lettres occidentale à écrire en langue vulgaire, l’on ne connaît que les fables et les lais, de courts récits en vers qui rencontrèrent un vif succès lorsqu’elle les rédigea entre XII et XIIIe siècles. Parmi les hypothèses sur son identité oubliée, la romancière américaine Lauren Groff a choisi de retenir celle d’une fille naturelle de Geoffroy V d'Anjou. Elle lui prête un court passage par la Cour de son demi-frère Henri II Plantagenêt et de son épouse Aliénor d’Aquitaine, laquelle s’empresse, dans l’imagination de l’auteur, de la reléguer à ses dix-sept dans une abbaye anglaise qu’elle ne quittera plus. A son arrivée un lieu hostile et glacial où sévissent fièvres et « malefaim », le misérable couvent va progressivement devenir sous sa férule de prieure, puis d’abbesse aussi déterminée qu’ambitieuse, une matrice sûre et prospère à l’écart du monde ordinaire et violent des hommes.

« Si grande, [avec] des mains si larges, une voix si grave et un visage si peu féminin qu’il faut s’assurer que ce soit réellement une femme », qui plus est instruite – elle sait « gouverner un large domaine, écrire dans quatre langues, tenir un livre de comptes »  –, indomptable, querelleuse et habile à l’épée, comment cette « créature dénuée de toute beauté, de toute féminité jusqu’en sa plus modeste manifestation » aurait-elle bien pu trouver un époux ? Ne reste donc plus que le couvent pour cette femme hors norme, qui, aimant les femmes et trouvant bientôt dans la clôture un espace de liberté où déployer son ambition, son intelligence et ses talents, va vite s’y imposer comme la « matrix », la mère supérieure en tous les domaines, libre-penseuse et de plus en plus investie de missions émancipatrices radicales – faisant fi de l’interdit papal jeté sur l’Angleterre en 1208, elle revêt les vêtements du prêtre pour dire la messe et donner les saints sacrements à ses sœurs –, mais aussi la mère protectrice d’une communauté féminine qu’elle n’hésite pas à armer et à mener au combat contre la violence et la convoitise des hommes, avant d’enceindre son abbaye d’un labyrinthe végétal propre à décourager toute intrusion.

Prenante, écrite et admirablement traduite dans une langue mariant modernité – on n’y compte plus les « sorceresse », « témoigneresse », « confesseresse », « prédécésseuse »… – et accents médiévaux latinisants, l’histoire apparaît bien vite comme la transposition utopique, dans une époque ancienne, d’un féminisme très actuel : une occasion pour l’auteur de rendre bien sûr hommage au courage et aux mérites des femmes dans leur combat contre le patriarcat, tout en interrogeant subtilement les tendances contemporaines les plus néo-féministes. Car, souvent admirable mais plein de contradictions, ses immenses capacités s’assortissant du même hybris que chez les hommes qu’il rejette, le personnage de Marie, étoffé et complexe, attire autant qu’il effraie, alors que son affirmation de femme instruite, indépendante et libre-penseuse se réalise dans l’exclusion totale, violente quand il le faut, des hommes, et par l’enfermement dans une communauté de femmes résolument à l’écart d’une société jugée irrémédiablement nocive.

Inspirée par une femme dont l’érudition et l’audace littéraire exceptionnelles pour son sexe et son époque restent par-delà les siècles les seuls indices de sa personnalité, Lauren Groff use finement de cette plongée historique pour questionner de manière sous-jacente les dérives féministes radicales et punitivistes contemporaines dans une fable écoféministe originale d’une grande richesse, tant dans la langue que dans la réflexion. (4/5)

 

Citations : 

Les nonnes sont tellement affamées que leurs têtes ne sont plus que des crânes décharnés dans le sombre dortoir. On sert une soupe où l’on fait bouillir de la viande, qu’on retire ensuite pour la réutiliser dans d’autres soupes. Les ongles sont aussi bleus que le ciel.
 

L’idée lui vient d’un lai breton rimé, vif et beau dans son entièreté. Ses mains se mettent à trembler sur ses genoux. Elle va écrire un recueil de lais, traduits dans le beau français musical de la cour. Elle enverra son manuscrit comme on décoche une flèche brûlante vers l’objet de son amour, et lorsque celle-ci atteindra sa cible, elle enflammera ce cœur cruel. Aliénor cédera. Marie sera autorisée à revenir à la cour, cet endroit où nul ne meurt jamais de faim, où il y a toujours de la musique, des chiens, des oiseaux, de la vie, où, au crépuscule, les jardins sont remplis d’amants, de fleurs, d’intrigues, où Marie peut cultiver les langues qu’elle parle et entendre dans les salles les enseignements enfiévrés de nouveaux concepts fusant à travers les conversations. Pas seulement le dieu tripartite parent enfant esprit dont on parle ici, pas seulement ce trio sans fin de labeur prière malefaim.
 

Car c’est là une vérité humaine et profonde que les âmes terrestres en général ne se sentent pas à l’aise tant qu’elles ne se trouvent pas en sécurité entre les mains d’une puissance supérieure à la leur.
 

Car tout est collectif dans une abbaye ; l’intimité est contraire à la Règle, la solitude un luxe, et avec tout le travail, la méditation, les prières, le temps de réfléchir est bien trop limité pour aboutir à grand-chose. Même la lecture se fait à haute voix ; il n’existe pas de monologue interne permettant de défier sa voix intérieure et la pousser de l’avant. Marie ne se demande pas pourquoi si peu de ses sœurs ont la capacité de penser par elles-mêmes ; elle a compris dès l’instant où elle est arrivée que cette réalité était inscrite en profondeur au cœur de la structure de la vie monastique. En tant qu’abbesse, elle voit combien une nonne libre-penseuse peut être dangereuse. Ce serait un désastre d’avoir une autre Marie à l’abbaye. De temps à autre, elle ressent un fort pincement de culpabilité ; pourtant, elle maintient ses sœurs dans les ténèbres sacrées du travail et de la prière. Elle se justifie auprès d’elle-même en se disant qu’ainsi elle préserve leur innocence. 
 

Wulfhild passe presque la nuit entière à réviser les comptes. Épuisée, elle parcourt six jours sur sept les terres de l’abbaye pour aller voir les fermiers, flatte et fulmine toute la journée au nom de Marie, elle est la voix de l’abbesse en ville et au-dehors, aussi quand celle-ci se déplace en personne, elle paraît aux yeux de tous plus grande qu’une simple femme, pareille à un mythe ; certains la disent sainte, d’autres sorceresse, les rumeurs s’entremêlent ; descendante de la fée Mélusine, avec la rage et le pouvoir de plier la nature à sa volonté, issue de sang royal, trop immense femme sur sa jument de guerre, croisée, abbesse aux traits, au corps, à la connaissance et à la volonté si peu féminines.
 

Vieillir est une perte constante ; tout ce que l’on considère essentiel dans la jeunesse, avec le temps, se révèle ne pas l’être. Les oripeaux anciens tombent, on les laisse au bord du chemin pour que la nouvelle jeunesse les ramasse et à son tour les endosse.
 
 
C’est l’arrogance de Marie qui a causé le mal fatal de Wulfhild. Sa convoitise sans bornes a englouti sa fille de cœur. Le besoin d’agrandir l’abbaye était un besoin d’étendre son propre corps. Ses actions ont toujours été accomplies en réaction à la question de ce qu’elle aurait pu faire ici-bas si seulement on lui avait laissé sa liberté.


Mais Marie siffle avant que Cécile ait fini et se mette à pleurer avec force larmes, elle dit qu’elle a toujours trouvé cette histoire d’une stupidité rare, car ici la dame est punie pour sa beauté alors que dans la vie, il est évident que c’est si la dame est disgracieuse qu’elle est punie.
Et Cécile, irritée, rétorque sèchement que Marie est plus intelligente que ça, qu’elle n’a jamais été jugée belle, mais qu’au lieu d’être punie pour sa laideur, elle a été honorée, et la voilà à présent, la plus sainte d’entre toutes les saintes femmes de cette île, vénérée et aimée, baronne de la Couronne, propriétaire de plus de terres que la grande majorité des nobles d’ici, et sans nul doute la plus riche abbesse au nord de Fontevraud. Marie eût-elle été belle, ou simplement aussi disgracieuse mais affichant des manières douces et féminines, qu’on l’eût mariée, et elle serait depuis longtemps morte en couches, et tout ce qui subsisterait d’elle en ce monde, ce serait quelque fille de la petite noblesse, si occupée qu’elle se rappellerait à peine les traits du visage de sa mère. En fait, dit Cécile, c’est grâce à son absence de beauté que Marie est devenue qui elle est.


Plus tard, alors que les matines résonnaient dans le noir, elle repartit dans la nuit comme si elle était aveugle, en se demandant si en cet instant, elle n’avait pas été au plus proche de dieu – non pas l’invisible parent, non pas le soleil réchauffant la terre et incitant les graines à pousser dans le sol, mais ce rien au cœur du moi. Pas le Verbe, parce que le Verbe limite la grandeur de l’infini ; mais le silence au-delà du Verbe où réside l’infini.


Elle comprit à ce moment que cela n’avait pas d’importance que son paysage intérieur soit si différent de celui de ses sœurs auxquelles on avait enseigné à désirer plus que tout la soumission, contrairement à elle, ses sœurs qui croyaient à des choses qu’elle jugeait stupides sans le dire, dégradantes pour la dignité d’une femme. Elles étaient remplies de bonté, telle une coupe remplie de vin. Marie ne l’était pas et ne le serait jamais. Bien sûr, elle avait en elle de la grandeur, mais grandeur et bonté ne sont pas la même chose.
Et c’est à ce moment qu’elle comprit comment elle pouvait mettre cette grandeur au service de ses sœurs ; elle pouvait renoncer à l’amour singulier qui brûlait en elle et se tourner vers un amour plus vaste, elle pouvait bâtir autour de ces femmes une abbaye spirituelle qui les protège du froid et de la pluie, des supérieurs prêts à les dévorer, oui, elle bâtirait une abbaye invisible faite de sa propre personne, une église plus vaste constituée de son âme, un édifice du moi dans lequel ses sœurs pourraient grandir comme les bébés grandissent dans la sombre chaleur battante de la matrice.