jeudi 21 décembre 2023

[Passeron, Anthony] Les enfants endormis

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les enfants endormis

Auteur : Anthony PASSERON

Parution : 2022 (Globe)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Quarante ans après la mort de son oncle Désiré, Anthony Passeron décide d’interroger le passé familial. Évoquant l’ascension sociale de ses grands-parents devenus bouchers pendant les Trente Glorieuses, puis le fossé qui grandit entre eux et la génération de leurs enfants, il croise deux récits : celui de l’apparition du sida dans une famille de l’arrière-pays niçois – la sienne – et celui de la lutte contre la maladie dans les hôpitaux français et américains.

Dans ce roman de filiation, mêlant enquête sociologique et histoire intime, il évoque la solitude des familles à une époque où la méconnaissance du virus était totale, le déni écrasant, et la condition du malade celle d’un paria.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Professeur, musicien et maintenant écrivain, Anthony Passeron est né à Nice en 1983. Les enfants endormis est son premier roman.

 

 

Avis :

Enfant, Anthony Passeron a vu mourir du sida son oncle, sa tante et sa cousine, née séropositive. Depuis, cela fait plus de trente ans que sa famille vit repliée dans le silence du déni et de la honte. Alors, décidé à mettre des mots sur ces vies pour les rendre à la lumière, il entreprend de reconstituer leur histoire, entremêlant son récit d’une rétrospective, soigneusement documentée, du combat des chercheurs pour identifier, puis vaincre le virus.

« Les archives familiales ont censuré la fin de sa vie. Tout ce qui se dirait désormais, c’est qu’il est mort un matin d’avril 1987 d’une embolie pulmonaire. » Désiré, l’oncle de l’auteur, était le fils aîné d’un couple de petits commerçants, enrichis à la force du poignet et devenus les notables d’un village de l’arrière-pays niçois. Lui qui aimait la fête et les copains goûta à l’héroïne lors d’un voyage à Amsterdam. Ce fut le début d’une addiction dont le jeune homme ne put jamais se défaire, et qui, en ces années quatre-vingts où l’usage des seringues ne faisait l’objet d’aucune précaution, devait précéder l’apparition d’étranges symptômes, alors inexplicables. Leur fils ayant rejoint les rangs de ces « enfants endormis » retrouvés défoncés au petit matin dans la rue, les parents déjà frappés de stupeur par ce qui signifiait pour eux une incompréhensible et honteuse déchéance, resteraient à jamais stigmatisés, par-delà le chagrin, par la marque d’infamie portée à cette époque par le sida, et tenteraient longtemps de se réfugier dans le déni et dans la préservation des apparences.

Alors qu’à la souffrance et au désarroi des malades, pestiférés suspendus aux tâtonnements de la recherche, répond la détresse de leurs proches – combative, taiseuse ou colérique, terrorisée chez l’auteur enfant – face à l’atroce avancée de la maladie et de la mort, rien mieux que l’histoire de cette famille meurtrie dans sa chair ne pouvait souligner les terribles enjeux de l’interminable course contre la montre livrée par les chercheurs. Depuis plus de quarante ans que l’on a pris conscience de son existence, le virus du sida a tué plus de 36 millions de personnes. La narration qui, en parallèle du récit familial, suit les espoirs, les impasses et les rivalités qui jalonnent les progrès de la recherche contre le sida, est aussi un hommage à la ténacité des hommes et des femmes engagés dans ce combat longtemps déconsidéré, souvent décourageant, mais qui suscite ces mots bouleversants : « ‘’Merci.’’ La jeune femme est déconcertée : ‘’Mais pourquoi ? On n’a pas réussi à vous sauver.‘’ Les yeux mi-clos, entre deux mondes, le moribond trouve encore la force de répondre : ’’Pas pour moi. Pour les autres.’’ »

Un très beau livre, sensible et touchant, qui restitue parole et dignité à tous ces malades morts en parias et à leurs proches traumatisés par l’infamie d’une maladie longtemps jugée honteuse. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

La souffrance avait pris le pas sur le plaisir depuis un bon moment déjà. Après plusieurs semaines de défonce, peu après leur rencontre, le couple s’était calmé quelques jours. Et puis ils s’étaient réveillés un matin, fatigués, fiévreux et courbaturés. Ils n’étaient pas malades à proprement parler. L’héroïne les appelait. C’était la première fois qu’ils s’étaient sentis à sa merci. Cette sensation ne les avait plus jamais lâchés. Ils avaient entamé une chute sans fin. Incapables aujourd’hui d’aller travailler, ils se retrouvaient privés de salaires. Il n’était plus question de plaisir, de transe, ni de cette sorte d’expérience transcendantale que Désiré avait découverte, un soir de fête, à Amsterdam. L’emprise semblait ne jamais pouvoir se desserrer. Désiré et Brigitte ne s’alimentaient même plus. Leurs doigts ne ressentaient plus aucun frisson au toucher de leurs peaux. L’héroïne leur avait tout volé, l’appétit, le sommeil, les étreintes. Elle les avait renvoyés chacun vers un plaisir intérieur, inaccessible. La vie n’était plus qu’une course vaine, perpétuelle, contre les effets du manque, une course perdue d’avance.
 

Leur existence s’était redéfinie, réévaluée à la lumière d’une valeur unique. Cent balles. C’était plus ou moins le prix d’une dose de mauvaise came à Nice, un billet dans la caisse de la boucherie, un bobard raconté à un ami, deux autoradios volés, quelques vinyles de la collection de Désiré… L’appartement de mon oncle s’était agrandi du vide que la drogue faisait autour de lui. Les disques, les meubles, les vêtements, la décoration… tout ce qui pouvait l’être avait été vendu.
 

Lors de la première cure de Désiré, ce dernier [psychologue] avait tracé une sorte de schéma représentant un cercle. La toxicomanie répondait à une frustration, un manque de confiance en soi, une faille personnelle que la drogue venait atténuer. C’était un cercle vicieux. L’héroïne s’engouffrait dans cette faille, qui ensuite n’appelait plus rien d’autre si ce n’est davantage de doses. Le praticien avait expliqué à Désiré qu’il ne pourrait se débarrasser de l’héroïne qu’une fois qu’il aurait identifié et comblé cette faille.
 

Entre le 10 octobre et le 12 décembre 1984, à l’hôpital de Garches, le procédé de dépistage de Jacques Leibowitch et Dominique Mathez progresse. Dans leurs premiers essais qui portent sur 10 000 prélèvements sanguins, on n’en compte qu’un ou deux déclarés à tort comme positifs. Les deux médecins expérimentent leur outil en analysant des échantillons qui proviennent des poches de sang d’Île-de-France. Ils cherchent à estimer la proportion de lots contaminés dans les banques de sang de cette région. Les résultats qu’ils obtiennent sont effrayants. Sur 2 000 poches de sang, ils constatent la présence de 20 unités contaminées. Les travaux des pasteuriens montrent, au même moment, que les receveurs de sang de donneurs contaminés deviennent positifs à leur tour. Les hémophiles, qui reçoivent régulièrement des produits sanguins concentrés provenant d’une multitude de donneurs, sont tout particulièrement exposés. Leibowitch cherche à alerter les autorités, sans beaucoup de succès, cette forte tête ayant tendance à irriter ses interlocuteurs.
Dans le même temps, à Pasteur, une technique de chauffage des produits sanguins est élaborée, qui permet de neutraliser le virus dans les poches de sang sans en altérer la qualité. Pourtant, tout comme leur fougueux collègue de l’hôpital de Garches, les chercheurs de l’Institut ne trouvent personne au ministère pour prendre leurs avertissements au sérieux.
Il semble qu’on parie sur l’hypothèse selon laquelle tous les séropositifs ne développeront pas la maladie. Un pari morbide. Par négligence, par souci d’économie, ce pari causera la contamination de milliers de personnes.
 
 
J’ai souvent essayé d’imaginer la confusion des sentiments que l’arrivée d’Émilie a dû susciter au sein de la famille, le mélange d’une joie sincère et d’une inquiétude immense. Serait-elle porteuse du virus de ses parents ? La maladie allait-elle la toucher ? Que pouvaient-ils bien en savoir, alors que les médecins eux-mêmes étaient incapables de répondre de manière certaine à ces questions ?


Brigitte tâchait de s’occuper d’Émilie, c’est donc Louise qui se rendait au chevet de son fils. Elle reconnaissait sa chambre dans le dédale de l’hôpital grâce à une pastille rouge collée sur sa porte. Ce qu’elle avait pris d’abord pour une considération particulière n’était que le début d’une salve d’humiliations qui ne cesseraient plus. Elle arrivait souvent en début d’après-midi et trouvait le plateau-repas de son fils abandonné devant la porte. Il était toujours le dernier à recevoir des soins, quand on n’oubliait tout simplement pas de s’occuper de lui. Un jour, elle a retrouvé Désiré couvert de sang séché. Aucun aide-soignant n’était venu le nettoyer à la suite d’une hémorragie. Ma grand-mère s’apprêtait à hurler, lorsque mon oncle l’en a empêchée. « Arrête, maman, ça va. On va se débrouiller. » Louise commençait à comprendre. Elle a nettoyé le sang de son fils elle-même. Ce sang qui collait une frousse terrible à tout le personnel de l’hôpital, ce sang qu’elle lui avait pourtant légué et qui n’en finissait plus de le tuer. 


Pendant les derniers temps de sa convalescence, Désiré a partagé sa chambre avec un garçon qui ne recevait presque aucune visite. Hormis celles d’un autre homme qui restait des heures à lui tenir la main et à l’embrasser. C’était la première fois que Louise assistait à ce genre de scène. D’abord un peu gênée, elle avait fini par en sourire, après les clins d’œil complices que lui adressait Désiré, et se sentir émue par ce qu’elle découvrait être de l’amour. Un amour aussi sincère que celui qu’elle venait témoigner à son fils.
La seule image qu’elle avait de l’homosexualité remontait à son enfance dans le Piémont italien. Des souvenirs de cris, de coups et de crachats. On avait tabassé sous ses yeux deux hommes qui avaient été surpris ensemble dans une grange. Des gars du village les avaient traînés jusqu’à la place avec fierté, en hurlant pour rameuter tout le monde. Attirée par cette agitation inhabituelle, Louise s’était précipitée dehors avec ses frères et sœurs. Quand la violence s’était abattue sur leurs proies, la petite fille s’était réfugiée, terrorisée, sous les jupes de sa mère. C’était l’un de ses derniers souvenirs d’avant la guerre.              
Une fois seule dans le couloir de l’hôpital avec Désiré, ma grand-mère s’interrogeait : « Mais quand même, à part son ami, y aura personne pour venir le voir, ce pauvre jeune ? »


C’est dans cette aile du service de pneumologie dédiée aux premiers malades du sida que Louise a enfin pris conscience du mal qui rongeait son fils. Le docteur Dellamonica l’avait prévenue. Après la tuberculose, d’autres affections risquaient de le frapper, dans les semaines ou les mois à venir. Au milieu de ses compagnons d’infortune, pour la plupart homosexuels ou drogués, elle ne pouvait plus nier l’évidence. Le virus la ramenait à tout ce dont elle avait tâché de s’extraire. Il était parvenu à contrarier la trajectoire qu’elle s’était efforcée de suivre depuis l’Italie. Un micro-organisme, surgi d’on ne sait où, réussissait à enrayer une longue histoire d’ascension sociale, une lutte pour devenir quelqu’un de respecté. Il suscitait des sentiments de honte, d’exclusion et d’humiliation qu’elle s’était juré, il y a longtemps, de ne plus jamais revivre. 


Rarement des scientifiques ont côtoyé la mort d’aussi près et se sont confrontés si violemment à leurs propres échecs. C’était d’ordinaire le lot des médecins. L’épidémie de sida bouleverse tout, notamment la relation du chercheur au malade. Elle rend la communication entre eux indispensable, fait tomber des cloisons qui les ont longtemps tenus à distance. Soudain, les échecs de la recherche ne se traduisent plus uniquement par des chiffres inscrits dans des comptes rendus, sur des écrans d’ordinateur, mais aussi sur des visages désespérés.


Un soir, alors qu’elle veille un patient en soins palliatifs, Françoise Barré-Sinoussi perçoit le faible son d’une voix qui passe au travers d’un masque et tente de percer le vacarme de la machine respiratoire : « Merci. » La jeune femme est déconcertée : « Mais pourquoi ? On n’a pas réussi à vous sauver. » Les yeux mi-clos, entre deux mondes, le moribond trouve encore la force de répondre : « Pas pour moi. Pour les autres. »


En quelques heures, l’hôpital américain et sa maternité se vident entièrement dans un élan de psychose. La direction de cet établissement réputé invite le malade à quitter les lieux dans les plus brefs délais. Face à la tornade médiatique qui s’abat sur lui, Rock Hudson décide de rentrer aux États-Unis. Aucune compagnie aérienne n’accepte de le prendre à bord d’un de ses avions. L’acteur doit affréter un 747 pour lui seul afin de regagner la Californie. Dès son arrivée, les médias américains se mettent à relayer en boucle la nouvelle de sa maladie. Les commentateurs se demandent notamment s’il n’a pas contaminé d’autres stars de l’époque lors de baisers de cinéma.               
Rock Hudson est l’un des premiers artistes populaires à avoir rendu publique sa maladie. Aux yeux du monde, le sida trouve enfin un visage, celui d’une star déchue.
L’acteur décédera quelques semaines plus tard dans sa villa de Beverly Hills.


Cette fois, Désiré était hospitalisé dans une aile pluridisciplinaire spécialement dédiée aux patients atteints du sida. Les brimades qu’il avait connues dans d’autres services se faisaient plus rares. Cependant, des distinctions entre les malades pouvaient être opérées par certains. Quand ils ruinaient leurs efforts pour les remettre sur pied, les toxicomanes suscitaient moins de compassion. Les femmes séropositives, qui avaient réalisé leur désir de grossesse malgré les risques connus, laissaient aussi une grande partie du personnel perplexe. Au sein même de services consacrés aux malades qui en étaient atteints, le sida demeurait une maladie tout à fait singulière. Emprisonnée dans la vision morale qu’on avait d’elle, cernée par les notions de bien et de mal, accolée à l’idée de péché. Le péché intime d’avoir voulu vivre une sexualité libre, eu des relations homosexuelles, de s’être injecté de l’héroïne en intraveineuse, d’avoir caché sa séropositivité à ses partenaires, à ses camarades de seringue, d’avoir voulu satisfaire son désir d’enfant quand on se savait pourtant condamnée. Des malades étaient plus coupables que d’autres.


Le 3 octobre 2014, un article collectif est publié dans la revue Science. Une équipe internationale, dirigée par Nuno Faria de l’université d’Oxford, affirme être parvenue à retracer l’origine historique et géographique de l’épidémie de sida.              
On savait depuis plusieurs années que le VIH était une forme de virus ayant migré des grands singes vers l’espèce humaine, probablement au cours d’un accident de chasse ou directement lors d’une consommation de viande, quelque part au sud-est du Cameroun. C’est à partir de cette région que les chercheurs ont commencé à suivre son trajet.              
Ils ont séquencé les virus contenus dans des centaines de prélèvements effectués dans cette grande région d’Afrique au cours du XXe siècle, et conservés dans un laboratoire du Nouveau-Mexique. Ainsi, ils ont pu suivre à la fois l’évolution génétique du VIH et ses déplacements géographiques. Dans les années 1920, un premier sujet contaminé se serait rendu du Cameroun à Kinshasa, au Congo. La maladie se serait ensuite progressivement diffusée dans les grandes villes voisines, comme Brazzaville, Bwamanda et Kisangani, aidée en cela par le développement de l’urbanisation, l’essor des transports et les campagnes de vaccination coloniales. La forte présence de travailleurs haïtiens dans cette région de l’Afrique au cours des années 1960 explique probablement comment le virus a traversé l’Atlantique et permet enfin de comprendre pourquoi cette population était particulièrement représentée parmi les premiers cas observés au début des années 1980. 
Au jour de la publication de ce travail gigantesque, le sida avait déjà fait plus de 36 millions de victimes à travers le monde.


 

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