vendredi 29 décembre 2023

[Nohant, Gaëlle] Le bureau d'éclaircissement des destins

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Le bureau d'éclaircissement
            des destins

Auteur : Gaëlle NOHANT

Parution :  2023 (Grasset)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au cœur de l’Allemagne, l’International Tracing Service est le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. La jeune Irène y trouve un emploi en 1990 et se découvre une vocation pour le travail d’investigation. Méticuleuse, obsessionnelle, elle se laisse happer par ses dossiers, au regret de son fils qu’elle élève seule depuis son divorce d’avec son mari allemand. 
A l'automne 2016, Irène se voit confier une mission inédite : restituer les milliers d’objets dont le centre a hérité à la libération des camps. Un Pierrot de tissu terni, un médaillon, un mouchoir brodé… Chaque objet, même modeste, renferme ses secrets. Il faut retrouver la trace de son propriétaire déporté, afin de remettre à ses descendants le souvenir de leur parent. Au fil de ses enquêtes, Irène se heurte aux mystères du Centre et à son propre passé. Cherchant les disparus, elle rencontre ses contemporains qui la bouleversent et la guident, de Varsovie à Paris et Berlin, en passant par Thessalonique ou l’Argentine. Au bout du chemin, comment les vivants recevront-ils ces objets hantés ?
Le bureau d’éclaircissement des destins, c’est le fil qui unit ces trajectoires individuelles à la mémoire collective de l’Europe. Une fresque brillamment composée, d’une grande intensité émotionnelle, où Gaëlle Nohant donne toute la puissance de son talent. 

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Gaëlle Nohant a publié quatre romans dont La part des flammes (éditions Héloïse d’Ormesson, 2015 ; prix France Bleu/Page des libraires et prix du Livre de Poche) ; un roman biographique sur Robert Desnos, La Légende d’un dormeur éveillé (éditions HdO, 2017 ; Prix des libraires), et La Femme révélée (Grasset, 2020).

 

 

Avis :

Irène, une Française divorcée établie en Allemagne avec son fils, travaille pour les Archives Arolsen, un centre de documentation et de recherche réellement créé au lendemain de la seconde guerre mondiale, longtemps appelé ITS - International Tracing Service -, et dont les missions sont, toujours aujourd'hui, l’éclaircissement du destin des victimes de la persécution nazie ; la recherche de proches ou d’informations à leur transmettre ; enfin la sauvegarde, à travers de millions de documents stockés sur des dizaines de kilomètres linéaires, de la mémoire de ceux que le nazisme a tenté d’effacer.

Elle qui n’était venue dans ce centre que par hasard, avec l’intention première de s’en tenir prudemment à la poussière des archives sans jamais se confronter directement aux familles et à leurs requêtes, se passionne bientôt pour son minutieux et peu ordinaire travail d’enquêtrice, au point de finir par s’y absorber corps et âme. Mais voici qu’au-delà de ses travaux documentaires, on la charge de restituer à d’éventuels descendants ou lointains parents, les objets personnels des disparus qui, recueillis dans les camps de concentration, hantent, depuis près de quatre-vingt ans, les rayonnages du centre.

Un mouchoir brodé de multiples prénoms, un pendentif renfermant un portrait d’enfant, une poupée de tissu sale et usé portant elle aussi un matricule : autant d’occasions, peut-être, d'exhumer du néant l’identité, l’intimité et la dignité des victimes, tout en apportant des bribes de réponse aux interrogations des jeunes générations sur leurs proches. « Même si on ne répare personne », pense Irène avec émotion, « si l’on peut rendre à quelqu’un un peu de ce qui lui a été volé, sans bien savoir ce qu’on lui rend, rien n’est tout à fait perdu. »

Alors, tandis qu’à l’aide de vieux documents, lettres ou photographies retrouvés, mais aussi de témoignages recueillis à travers l’Europe, elle retisse peu à peu, comme dans une enquête policière, les fils brisés de ces destins dont ces objets sont les témoins inanimés et silencieux, surgissent avec l’intensité de la vie, de ses espoirs et de ses douleurs, les visages de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants, tragiquement confrontés à la machinerie d’extermination nazie avec tout ce qu’elle représente d’atrocités, de souffrances et d’humiliations.

Malgré la barbarie très explicitement évoquée dans ses actes les plus abominables, Gaëlle Nohant réussit l’exploit d’un récit aussi terrible que lumineux, l’humanité des victimes survivant comme une flamme inextinguible jusqu’au plus profond des camps, du désespoir et de l’ignominie, grâce à mille gestes de résistance et de solidarité, mille manifestations de dignité et de volonté de témoigner par-delà la mort, qui, relayés jusqu’à nous par la chaîne de transmission de la mémoire, ont montré et continuent de montrer que, non, au grand jamais, le nazisme n’est pas parvenu à effacer pour de bon qui que ce soit de cette terre.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, rien n’était pourtant acquis d’avance, comme rien aujourd’hui ne semble définitivement gagné. Avant de pouvoir mener à bien ses missions, l’ITS s’est trouvé durablement noyauté de l’intérieur par les mêmes anciens nazis qui trustèrent longtemps le pouvoir et les administrations allemandes, tandis que dans le contexte de la guerre froide, le nouveau jeu des alliances déplaçait le centre de l’attention vers de nouveaux ennemis. Il aura fallu attendre Angela Merkel pour lever les derniers obstacles juridiques entravant la libre exploitation des archives, un droit d’autant plus essentiel quand on pense aux résurgences actuelles de l’antisémitisme, aux exactions de groupuscules néo-nazis et à la vague populiste qui monte un peu partout.

Un livre remarquable, aussi finement documenté qu’intelligemment construit et sensiblement écrit, qui nous en apprend encore sur la Shoah et sur les incessantes difficultés du devoir de mémoire. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

En 1943, ma grand-mère venait d’avoir vingt ans. Elsie aurait aimé continuer ses études mais son père était fermier à Derental, en Basse-Saxe. Il voulait qu’elle travaille sur l’exploitation. La guerre en a décidé autrement. Du fait de la conscription, elle a été réquisitionnée comme gardienne au camp de concentration de Ravensbrück. Pendant mes études de droit, j’ai découvert qu’elle avait été jugée après la guerre et qu’elle avait purgé une peine de prison. J’ai interrogé ma mère. Elle m’a dit qu’Elsie était une victime d’Hitler, comme beaucoup de gens embrigadés dans cette guerre. Après ça, elle a jugé que le sujet était clos et ma grand-mère ne l’a jamais évoqué devant moi. Avec le recul, je m’interroge sur mon manque de curiosité. Il m’aurait été facile d’aller consulter les archives du procès. Peut-être que j’avais peur.        
Après avoir lu la confession d’Elsie, vous aurez toutes les raisons de la trouver monstrueuse. Sachez qu’elle était très tourmentée, dévorée par l’angoisse. Sa fin n’a pas été douce. Quand je l’ai vue sur son lit de mort, c’était comme si elle avait lutté jusqu’au bout contre un adversaire invisible.        
Je ne cherche pas à atténuer sa responsabilité. Mais je ne peux m’empêcher de me demander ce que j’aurais fait à sa place, si on m’avait envoyé dans ce lieu atroce. Quelle était sa marge de manœuvre ? Peut-on rester humain, dans un cadre où l’inhumanité est la règle ? Ces questions me hantent. Je ne reconnais pas la femme simple qui a pleuré de fierté le jour où j’ai réussi l’examen du barreau. Comme s’il y avait toujours eu deux Elsie, qui ne pouvaient cohabiter. Celle qui était enfermée dans la boîte a fini par détruire l’autre. Je voudrais préserver le souvenir de celle que nous avons aimée dans le cœur des miens.
 

Elle consacre son temps aux « enfants non accompagnés », les mineurs déplacés qui se trouvaient dans les zones d’Occupation de l’Allemagne. À la Libération, les Alliés ont été confrontés à des millions de gamins égarés. Orphelins, petits survivants des camps, jeunes travailleurs forcés. Les organisations de secours devaient en prendre soin, les identifier et organiser leur rapatriement. La plupart étaient mal nourris, traumatisés, mutiques. Les volontaires qui arrivaient des États-Unis ou du Royaume-Uni n’avaient souvent de la guerre qu’une perception lointaine. Ils comprenaient vite que cette mission exigerait d’eux un engagement total. Il leur fallait plus de temps pour réaliser qu’ils n’étaient que des pions sur un immense échiquier, et prendre la mesure de leur impuissance.
 

— Au départ, ce n’étaient que des rumeurs persistantes. Des enfants « de bonne valeur raciale » auraient été raptés par les nazis dans les pays occupés, pour être élevés par des familles allemandes. Ça ressemblait à un conte de Croquemitaine… Et puis des milliers de photos d’enfants ont afflué des pays de l’Est et des pays baltes, et il a fallu se rendre à l’évidence. Aujourd’hui, on estime à deux cent mille le nombre d’enfants kidnappés.  
— Deux cent mille ! s’exclame Irène.  
— Vertigineux, n’est-ce pas ? Himmler avait ordonné à ses SS de « voler le sang pur » partout où il se trouvait. Ils repéraient les enfants de deux à douze ans qui avaient des traits « aryens ». Ensuite, avec les infirmières nazies, qu’on appelait les sœurs brunes, ils raflaient les mômes dans les écoles, les orphelinats, parfois en pleine rue.
 
 
— Qui étaient ces sœurs brunes ? murmure-t-elle.  
— Des nazies ferventes, volontaires pour « le service de l’Est ». Elles repéraient les gosses et racontaient aux parents qu’ils devaient passer des examens médicaux. Si ça se passait mal, le service d’ordre SS était là.  
— Les enfants étaient tout de suite emmenés en Allemagne ?  
— D’abord, on les confiait aux « experts de la race », qui les soumettaient à toutes sortes de mesures pointilleuses : l’écartement des yeux, la forme du nez, les proportions du corps, la recherche de taches de naissance, d’éventuelles maladies ou tares génétiques… Ceux qui n’étaient pas jugés assez aryens étaient renvoyés chez eux ou déportés dans les camps de travail forcé. Les autres étaient dirigés vers des centres spéciaux pour être « rééduqués ». En Pologne, il y en avait plusieurs. Là, on en faisait des petits Allemands. S’ils parlaient leur langue maternelle, ils étaient sévèrement punis. Les plus jeunes étaient confiés aux foyers Lebensborn avant d’être adoptés par des familles nazies. Les autres étaient mis au service du Reich.  
Irène est fascinée par la méticulosité du processus. Cette chaîne de responsabilités où chacun, des brutes SS aux infirmières et aux médecins dévoyés, joue son rôle sans se poser de questions, absorbé par sa tâche. Tous sont persuadés d’agir pour le bien de ces enfants. Ils ne les volent pas, ils les restituent à leur destin véritable.


— Les enfants volés étaient l’enjeu d’une bataille féroce entre les Allemands, le gouvernement militaire américain et les représentants de leurs pays d’origine, résume l’historienne. Pour simplifier, les Allemands ne voulaient pas les rendre. Beaucoup de parents d’accueil étaient attachés à ces mômes. Pour d’autres, ils représentaient une main-d’œuvre gratuite. Quant aux Américains, ils ne voulaient pas indisposer l’Allemagne fédérale, leur nouvelle alliée dans la guerre froide. Et répugnaient à envoyer ces enfants grossir les rangs du bloc de l’Est.  
Les chercheurs d’enfants étaient pris en tenaille entre l’autorité militaire et leur propre dilemme. Quel était l’intérêt de leurs protégés ? Les retirer à leurs parents adoptifs, c’était leur infliger un nouveau déchirement, les déraciner pour une patrie oubliée. Les leur laisser, c’était cautionner les crimes nazis, légitimer le rapt comme moyen d’adoption. Fallait-il les abandonner à d’anciens ennemis ? Les condamner à la misère d’un pays contrôlé par les Soviétiques ?
— Après la guerre, la journaliste Gitta Sereny recherchait les enfants volés, lui dit Silke. Dans une interview, elle mentionne une directive officieuse de l’autorité militaire américaine, qui ordonnait d’envoyer aux États-Unis, au Canada ou en Australie des enfants dont les parents avaient été localisés dans les pays de l’Est.
 — Leurs parents les attendaient dans leur pays et on les réinstallait ailleurs… ? Pour ne pas les rendre au bloc soviétique ?
 — Oui. Elle écrit : « Comment avait-on pu donner l’ordre que ces enfants, qui avaient déjà souffert deux fois le traumatisme de perdre leurs parents, leur foyer, leur langue, soient transportés comme des paquets au-delà des mers et lâchés dans un nouvel environnement inconnu ? » 


Il a émigré aux États-Unis au début des années cinquante. À cette époque, beaucoup de gens sont partis. Les armées d’Occupation quittaient l’Allemagne, ils avaient fermé les derniers camps de déplacés. On nous avait réunis sur la place de l’église. Toute la ville était là. C’était bien séparé, tu vois : eux d’un côté, nous de l’autre ! [Elle rit.] Les officiers américains ont déclaré qu’à partir de maintenant, le statut de DP n’existait plus. On pouvait rester ou émigrer. La République fédérale d’Allemagne, dans sa grande générosité, nous offrait un statut d’« étrangers apatrides ». Qui nous donnait le droit de vivre en Allemagne, d’y travailler, sans jamais devenir des citoyens à part entière. Tu me diras, c’était déjà un cran au-dessus de « sous-hommes » ! D’ailleurs les gens du coin étaient furieux. Ils criaient au scandale. Nous, les parasites, on n’avait rien à faire dans leur patrie ripolinée avec le fric du plan Marshall.


Je ne me suis pas laissé démonter, j’ai pourri la vie des Américains pendant des semaines. Je leur répétais : on a assez de soupçons pour leur retirer le gamin. À la fin, le major m’a pris entre quatre-z-yeux et m’a expliqué que mes indices n’étaient pas concluants. En ce temps-là, les militaires, c’étaient les patrons. Ils maîtrisaient bien le billard à trois bandes… Il m’a conseillé de laisser tomber, si je ne voulais pas être renvoyé en Pologne à coups de pied au cul. Je ne tenais pas à y retourner. Je me méfiais des Soviétiques autant que des Allemands. Alors j’ai fermé ma gueule et on a classé l’affaire.
 — Je comprends, dit Irène.
 — Je n’en suis pas fier. Ça arrivait souvent. Ils enterraient certains dossiers, surtout quand les gosses venaient des pays de l’Est. C’est pour ça que j’ai commencé à tout noter. Les noms, les dates. Je me disais que l’un d’entre eux viendrait peut-être frapper à ma porte un jour. J’y pense souvent. Je me demande ce qu’ils sont devenus. Le petit Karl, on voyait que c’était un bon gamin. Vous allez me dire, au moins il était aimé. C’est vrai. Mais vous croyez, vous, qu’on pousse droit sur un sol empoisonné ? Que l’amour suffit à racheter le crime et le mensonge ? Moi, je pense que tôt ou tard ça se déglingue.


Après la guerre, rappelle-t-elle, Staline a exigé la Pologne à Yalta et l’a obtenue. Les Alliés ont sacrifié le gouvernement polonais en exil et la Résistance sur l’autel d’une entente fragile. Une trahison, pour ceux qui avaient mené un combat désespéré contre les nazis. Comment oublier que Staline et Hitler s’étaient partagé la Pologne au début de la guerre ? Que l’Armée rouge avait regardé Varsovie brûler depuis l’autre rive de la Vistule, attendant que la ville soit réduite en poussière, sa population massacrée ou déportée, pour franchir le fleuve ? Les combattants de l’Armée de l’intérieur étaient priés de rentrer dans le rang. Staline leur offrait l’amnistie. Ceux qui l’ont cru ont été torturés, emprisonnés ou déportés en Sibérie. D’autres ont choisi de regagner les forêts qui avaient abrité leurs luttes clandestines. Marek a rejoint les Forces armées nationales, farouchement anticommunistes. Pendant des années, ces « soldats maudits » se sont livrés à des actions de guérilla contre le régime soviétique.


(…) chaque pays impose un roman national. Le choix de ses héros et de ses victimes est toujours politique. Parce qu’il entretient le déni et étouffe les voix discordantes, ce récit officiel n’aide pas les peuples à affronter leur histoire.


Elle éprouvait de la compassion pour cet homme. Après la guerre, les soldats qui avaient commis ces crimes avaient été absous de toute culpabilité. Et tout ce temps, pendant qu’on glorifiait la Wehrmacht, sa bravoure et ses valeurs, on les laissait affronter seuls ce que le nazisme avait fait d’eux. Ce qu’ils s’étaient fait à eux-mêmes.
Elle pensait à Erwin. À la digue qu’il avait bâtie pour se protéger de sa mémoire. Elle l’avait écroulée sans savoir ce qu’il y avait derrière. Elle ne saurait jamais. Comme elle ignorait ce qui hantait Wilhelm, ce qu’il repoussait de toutes ses forces. Dans sa croisade contre le déni, elle l’avait oublié.


— Où avez-vous puisé tant de force ? demande-t-elle.  
Sabina répond que le premier refus est le plus dur. Les suivants coûtent moins. Le camp lui a appris que la liberté commence au fond de soi. Il faut se défaire d’un sentiment d’impuissance, repousser la peur. La liberté se fraie un chemin à travers les murs les plus épais, mais elle oblige à se hisser à sa hauteur. Une fois engagée sur cette voie, il n’y a pas de retour en arrière.


Stefan lui a raconté l’histoire d’Henio, dont le portrait était affiché sur un mur du musée. Ce petit bonhomme en culotte courte, avec sa raie sur le côté et son sourire d’enfant sage, était né ici et mort à neuf ans, dans la chambre à gaz de Majdanek. Chaque année, les enfants de la région lui écrivaient des lettres et des dessins que le musée gardait précieusement. En retour, ils recevaient un message : « Le destinataire n’habite plus à cette adresse. »


Dans le livre qu’elle a apporté dans son sac, le chef de gare raconte à Gitta Sereny qu’il comptait les convois de déportés pour informer l’Armée de l’intérieur, notant scrupuleusement le nombre de prisonniers écrit à la craie sur chaque wagon. Il a dénombré plus d’un million de victimes. Quelques milliers de tziganes, tous les autres étaient juifs. Pour chaque train, trente à soixante wagons. On ne pouvait en faire tenir que quinze ou vingt sur la rampe du camp. Le reste attendait en gare, les déportés crevant de soif, de chaud ou de froid, en fonction de la saison. Au début, quelques femmes de cheminots venaient avec leurs enfants apporter de l’eau aux prisonniers. Mais très vite, les supplétifs lituaniens perchés sur les wagons – qu’on appelait les chiens à sang – ont commencé à tirer pour les écarter. Elle imagine les mômes grandir avec ça. L’enfance fracturée par une réalité impensable. Les corps de ceux qui tentaient de fuir, abattus sur le quai. La peur. L’odeur et le brouillard glauque qui montaient du camp. Le chef de gare précise que les gens en tombaient malades. Elle pense à son grand-père, qui était cheminot en France à la même époque. Aurait-il envoyé ses enfants donner à boire aux déportés ? Il n’évoquait jamais l’Occupation.


Née pendant la guerre, cette génération avait découvert les crimes de la précédente au procès d’Auschwitz. L’horreur et la stupéfaction avaient suscité une colère viscérale. Ils réclamaient des comptes. Mais leurs parents se dérobaient, le pays refusait de se confronter à son passé. Il faut dire que les anciens nazis demeuraient à tous les niveaux de la société, et jusqu’au Bundestag. Ils s’étaient convertis à ce miracle économique dans lequel les étudiants ne voyaient que mercantilisme et aliénation, la dernière mue d’un fascisme indélogeable.  
— Dans les années soixante, la majorité des policiers étaient d’anciens nazis actifs, rappelle Henning. Comme la moitié des juges. Autant dire qu’ils manquaient d’impartialité pour juger les criminels de guerre…


Elle n’arrive pas à se remettre du témoignage de Lazar. Pourtant elle en a croisé des horreurs, depuis qu’elle travaille à l’ITS. C’est peut-être une de trop. Combien de crimes et de massacres l’esprit peut-il absorber avant d’être empoisonné ? Parfois, elle redoute de perdre toute confiance en ses frères humains. De ne plus les voir qu’à travers le prisme des sociologues du génocide : de futurs assassins, une fraction de Résistants, et le restant de bystanders : des observateurs, oscillant de la trouille à la participation active aux larcins et aux meurtres. Dans quelle catégorie se rangeraient ses voisins ? Le jamais plus de Treblinka est un mantra que des sourds psalmodient pour des aveugles. À quoi bon s’échiner à rendre un nom à une victime, quand partout les hommes continuent à brutaliser, exploiter, détruire tout ce qu’ils touchent ? Elle a une pensée pour Stefan, qui a prononcé des mots semblables au cœur d’une nuit froide, à Lublin.  
— Tu peux me dire à quoi je sers ? demande-t-elle en allumant une cigarette.  
— Ça ne va vraiment pas fort. À quoi tu sers ? Tu le sais très bien. Tu aides les gens à renouer les fils que la guerre a brisés. Tu leur rends quelque chose qui leur revient. Quelque chose d’essentiel, même s’ils ne le savent pas encore.  
— Quelque chose qui peut bousiller leur vie, lâche-t-elle. 


Après avoir raccroché, elle visionne un film de Rudi Winter qu’elle a loué sur une plate-forme. Le titre a attiré son attention : Vergissmeinnicht. « Ne m’oublie pas », le nom allemand du myosotis. Le documentaire a été tourné à Dresde, dans une clinique pour malades d’Alzheimer où l’on a recréé un décor de la RDA, avec papier peint et mobilier d’époque. Le directeur explique que ces repères du passé rassurent les patients. Au contact d’ustensiles familiers, ils retrouvent la mémoire de certains gestes. Rudi Winter filme les visages de ces hommes et de ces femmes dont la mémoire s’émiette. Il s’attarde sur le regard d’un vieillard captivé par l’histoire que raconte sa petite-fille. Sur l’expression butée d’une dame qui refuse de sortir de sa chambre. Les larmes d’une pensionnaire, à l’écoute d’une mélodie de Chopin. Irène sent qu’il s’efforce de comprendre ce que cette maladie fait aux êtres, ce qu’elle érode ou met au jour. Sa voix accompagne certains plans : « Ils ressemblent à des îles qui se détachent peu à peu du continent. Jusqu’au moment où ils dériveront loin de nous, toutes amarres tranchées. Peut-être faut-il renoncer à ce que l’on sait d’eux. Les réapprendre, les aimer autrement. Dans leur nudité, leur fragilité, leur cruauté, leur angoisse. À travers un geste, la densité d’un instant. »


Après la guerre, des milliers de criminels nazis ont trouvé refuge en Amérique du Nord, en Amérique du Sud ou au Proche-Orient, empruntant les ratlines, ces filières d’évasion qui passaient par le Tyrol du Sud et l’Italie, reposaient sur le concours de certains représentants du Vatican et la distraction de la Croix-Rouge internationale. La guerre froide redessinait l’échiquier politique. Beaucoup étaient prêts à tendre une main charitable aux ennemis d’hier. N’avaient-ils pas été les avant-postes de la lutte contre le communisme ? Cette opinion prédisposait les délégués suisses à accorder avec libéralité leurs documents de voyage, et certains prélats à pardonner quelques excès aux croisés d’Hitler, surtout s’ils rentraient dans le giron de l’Église. Pour les services secrets américains, leur expérience de l’Est s’avérait précieuse. Et il ne manquait pas de dictateurs en Libye, au Paraguay, au Brésil ou en Argentine pour les accueillir à bras ouverts. La realpolitik avait beau se planquer derrière le roman national, celui qui s’y cognait comprenait vite que le jour du Jugement n’était pas près d’arriver. Les industriels enrichis par le travail forcé prospéraient à l’abri des démocraties, la science se félicitait discrètement des progrès accomplis grâce aux expériences des camps, on recyclait le savoir-faire des génocidaires pour d’autres conflits. Les cendres des victimes étaient balayées sur l’autel de nouvelles alliances et de marchés prometteurs.


Il explique à Irène combien les documents administratifs de l’époque sont glaçants. Une note griffonnée au bas d’un formulaire révèle l’opportunisme d’un fonctionnaire, l’absence d’empathie pour les populations pourchassées que son autographe condamne à la mendicité, à l’exil ou à la déportation. La sécheresse de ces traces de papier est un couperet. Elle dément les justifications d’après-guerre. On n’y déchiffre aucune velléité de sauver, mais une indifférence meurtrière. — Les archives ne mentent pas, sourit Pierre. C’est pour ça que tant de gens s’évertuent à les garder sous clef.  
— Irène en sait quelque chose…, dit Antoine. Raconte à Pierre la bataille de l’ouverture des fonds de l’ITS. Il va adorer.  
Elle évoque les années où elle travaillait pour Max Odermatt, dans un climat empoisonné où toute initiative était découragée, voire suspecte. Tant qu’Eva était en vie, elle s’en était accommodée, parce que son amie savait contourner les règles. À sa mort, une lassitude l’avait gagnée, l’épuisement de devoir toujours lutter contre le courant, les lenteurs bureaucratiques et les lubies du directeur. Elle confie à Pierre que ce dernier se vantait de n’embaucher aucun diplômé, et interdisait aux employés de communiquer sur leurs enquêtes en cours. Y compris en interne.  
— Ça revenait à saboter leur travail ! lâche-t-il, sidéré.  
— Il divisait pour mieux régner, répond Irène. Il considérait l’ITS comme son domaine réservé.  
— Tu oublies qu’il devait rendre des comptes, objecte Antoine. Il bossait tout de même pour le Comité international de la Croix-Rouge ! Et au-dessus, il y avait une commission internationale…  
— Il refusait aussi de fournir des documents aux procureurs qui travaillaient sur les crimes nazis, ajoute-t-elle à l’intention de Pierre. Au nom de la neutralité de la Croix-Rouge.  
— Parlons-en, ironise Antoine. Pendant la guerre, elle avait une fâcheuse tendance à pencher d’un côté !  Complaisants envers les dignitaires nazis, les délégués suisses avaient refusé de protester contre les déportations. Ceux qui visitaient les camps ne trouvaient rien à redire aux conditions d’internement. Une cécité diplomatique nourrie par l’antisémitisme, pointe Antoine. La neutralité s’arrangeait de ces compromissions. À la Libération, la Croix-Rouge internationale s’était donné beaucoup de mal pour qu’on les oublie. Administrer l’ITS participait d’ailleurs de cette volonté. Les délégués avaient œuvré pour construire une paix durable, et faire ratifier de nouveaux accords de Genève. Mais l’humanitaire n’excluait pas d’avoir un agenda politique. Dans la guerre froide, le CICR avait choisi son camp depuis longtemps.


— Dans les années 80, réfléchit-elle, on commençait à parler d’étendre les réparations aux travailleurs forcés.  
— Pour l’Allemagne, c’était un enjeu financier considérable, remarque Pierre, se prenant au jeu. Et si Odermatt avait freiné les enquêtes pour retarder le paiement des compensations ? Jouer la montre en attendant que les gens meurent ?  
— C’était l’hypothèse d’Eva. À son arrivée, le délai de réponse est passé de quelques mois à plusieurs années. Après la chute du Mur, on a été inondés de courrier des anciens pays communistes. Il y avait un arriéré de près de quatre cent mille lettres…
C’est à ce moment-là que Paul Shapiro est entré en scène. Pendant dix ans, le directeur du Musée de l’Holocauste de Washington a tenté de convaincre la Commission internationale d’ouvrir les fonds de l’ITS aux survivants et aux chercheurs. Mais il avait beau descendre d’une famille décimée par la Shoah, les représentants internationaux haussaient les sourcils devant cette requête déplacée. Parmi les onze pays qui tenaient le sort des archives entre leurs mains, la majorité ne s’y intéressait guère. D’autres, comme la France et l’Allemagne, étaient déterminés à ce que leurs secrets restent enfermés dans les placards. Ils s’opposaient à l’ouverture, sous couvert de protection des données privées.
 — Nous, on était tenus à l’écart de tout ça. Jusqu’au jour où Shapiro a obtenu l’autorisation de visiter l’ITS avec des membres de la Commission internationale. On avait reçu la consigne de ne pas répondre à ses questions. Tout le monde était gêné. Une ambiance de voyage officiel en URSS ! Il réclamait une liste des fonds, Odermatt prétendait qu’il n’y en avait aucune… De guerre lasse, Shapiro a mobilisé les associations de déportés et les médias. Il a déclaré qu’interdire l’accès à ces documents inestimables relevait du négationnisme. Ça m’a fait un tel choc que je suis tombée malade.
 — Je m’en souviens, dit Antoine. Tu étais clouée au lit avec 39 de fièvre.
 — J’étais à l’ITS depuis plus de dix ans. Eva venait de mourir. Cet article m’a réveillée. J’ai réalisé que le centre privait les survivants de réponses cruciales. Beaucoup sont morts dans cette attente… Je ne l’oublierai jamais.
 Paul Shapiro a fini par triompher de la mauvaise volonté de ses interlocuteurs. L’élection d’Angela Merkel a été décisive. Sa nouvelle ministre de la Justice a levé les derniers obstacles juridiques. Voyant la partie perdue, le Comité international de la Croix-Rouge s’est retiré du jeu.


Pierre s’émerveille que dans un monde régi par le profit, un centre d’archives international se consacre à restituer des objets sans valeur marchande.  — C’est un projet magnifique, souligne-t-il.  — Quand la directrice m’a confié cette mission, j’ai eu peur, parce qu’elle impliquait de rencontrer les descendants. De fait, ces rencontres ne sont jamais ce que j’imaginais. Elles sont plus complexes et imprévisibles, plus intenses…


Elle admet qu’elle n’a pas lésiné sur les pèlerinages mémoriels. Se sent obligée d’expliquer le contexte familial dans lequel Hanno a grandi, ses questionnements existentiels sur l’obéissance et le libre arbitre. Son fils est persuadé que tous les hommes peuvent devenir des meurtriers, dans certaines circonstances. Alors elle cherche des exemples de gens qui ont dit non, lui démontre qu’il n’y a pas de fatalité.


— On l’appelle la Tragende, lui dit-elle. En 1945, les Soviétiques ont libéré le camp et violé les femmes. Y compris les déportées intransportables qu’ils étaient venus sauver. Ils ont détruit les baraquements pour y installer une garnison. À la fin des années cinquante, ils ont inauguré cette statue avec le mémorial. C’est ironique, vous ne trouvez pas ? Brutaliser tant de femmes, et choisir ce symbole pour Ravensbrück. (…)
On raconte que la Tragende s’inspire d’Olga Benário, une militante communiste allemande. Elle a donné naissance à une petite fille dans une prison de la Gestapo avant d’être transférée à Ravensbrück. Elle a été assassinée à trente-quatre ans, dans la chambre à gaz d’un centre d’euthanasie. On l’a tuée parce qu’elle était juive. Mais ça n’intéressait pas les Soviétiques qui l’ont choisie comme égérie de la résistance antifasciste. Seules comptaient les vaillantes camarades sacrifiées pour la lutte.  
Il a fallu attendre la réunification de l’Allemagne pour qu’une nouvelle narration émerge, accordant leur place à d’autres victimes : les prostituées raflées dans les rues, les témoins de Jéhovah qui refusaient de participer à l’effort de guerre, les fillettes tziganes stérilisées de force et les rescapées juives des marches de la mort, les voleuses à l’étalage et les espionnes anglaises, celles qui ne croyaient plus à la victoire du Reich et celles qui aimaient les femmes, cachaient des proscrits, avaient déplu, désobéi. Parquées ici pour endurer tout ce qu’on peut souffrir dans un corps de femme, un cœur de mère.  
— Et maintenant, on déboulonne les plaques d’authentiques résistants allemands sous prétexte qu’ils étaient communistes, commente Rudi, désabusé. Comme s’il fallait toujours réduire l’Histoire à un catéchisme manichéen.


Ils escaladent la grille cadenassée qui ferme un chemin envahi de broussailles. Plus loin, il se rétrécit entre les arbres. Désormais hors de vue, ils marchent jusqu’aux bâtiments désaffectés de la firme Siemens, qui avait installé près du camp des ateliers et des dortoirs pour les détenues que les SS leur louaient à un prix dérisoire. Elles trimaient douze heures par jour et si elles n’atteignaient pas les objectifs, le contremaître leur explosait la figure sur les machines. Quand elles étaient usées, il suffisait de les envoyer au rebut et d’en commander d’autres.
 — Le travail forcé est un rêve de capitaliste, dit Rudi, fixant les branches enchevêtrées qui dépassent des murs écroulés. J’imagine que tous ces gens s’en sont bien tirés, après la guerre ?
 — Sans dommages, et la conscience tranquille.


Même si on ne répare personne, songe Irène en s’essuyant les yeux, si l’on peut rendre à quelqu’un un peu de ce qui lui a été volé, sans bien savoir ce qu’on lui rend, rien n’est tout à fait perdu.


 

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