lundi 25 décembre 2023

[Boley, Guy] A ma soeur et unique

 





Exceptionnel 💓💓💓

 

Titre : A ma soeur et unique

Auteur : Guy BOLEY

Parution :  2023 (Grasset)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Elisabeth Förster fut l’unique sœur de Friedrich Nietzsche, écrivain, philologue, philosophe, être perpétuellement souffrant, vivant dans une solitude totale. De deux ans sa cadette, elle fut sa première lectrice, compagne, admiratrice. Tôt, elle se promet de tout faire pour que brille l'œuvre de son frère à laquelle elle n'entend rien. En effet, elle fera tout. Le soignera, l’assistera, le portera. Et ira jusqu’à vendre ses écrits à Adolf Hitler, homme que Friedrich eut haï s'il l'avait connu.
Dans ce roman écrit d’un souffle, Guy Boley retrace chaque épisode de leurs vies : leur enfance complice à Naumburg, leur vie conjugale à Bâle où Fritz est professeur et où Lisbeth l’assiste, les week-ends chez les Wagner puis la rupture ; l’affaire Lou-Salomé, le mariage d’Elisabeth avec Bernhard Förster, antisémite déclaré avec lequel elle part en 1886 au Paraguay, fonder la colonie Nueva Germania. Pour revenir trois ans après, au chevet de son frère tombé dans la folie, inconscient, alité, qu’elle dit soigner mais qu'elle va trahir et spolier.
Amour, solitude, vengeance, trahison ; ambition dévorante, génie, haine, héritage, cruauté. Tout y est. Même les dieux qui Là-Haut jouent aux dés. L’équivalent en prose d’un drame shakespearien.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Guy Boley est né en 1952. Il a été maçon, ouvrier d’usine, chanteur des rues, cracheur de feu, acrobate, saltimbanque, directeur de cirque, funambule à grande hauteur, machiniste, scénariste, chauffeur de bus, garde du corps, père Noël et cascadeur, animateur d’ateliers d’écriture en milieu carcéral, prof de guitare et de cinéma, avant de devenir dramaturge pour des compagnies de danses et de théâtre. Il compte à son actif une centaine de spectacles joués en Europe, au Japon, en Afrique ou aux Etats-Unis. Il a publié trois ouvrages aux éditions Grasset : Fils du feu (2016), lauréat de six prix littéraires (Grand Prix SGDL du premier roman, Prix Georges Brassens, Prix Millepages, Prix Alain-Fournier, Prix Françoise Sagan…), Quand Dieu boxait en amateur (2018), lauréat de sept prix, et Funambule majuscule (2021)

 

 

Avis :

Après deux romans très remarqués, Guy Boley met l’envoûtante magie de sa plume au service d’une biographie passionnante qui retrace le terrible lien qui unit Friedrich Nietzsche, le philosophe devenu fou, à sa machiavélique et manipulatrice sœur Elisabeth.

En cette seconde moitié du XIXe siècle en Prusse, Friedrich est un génie enfermé dans un corps débile. Alors, pour lui permettre d’écrire et d’accéder à la gloire, sa sœur, longtemps célibataire, lui sert d’infirmière, de secrétaire, presque de moitié tant leur relation est fusionnelle. Mais, à près de quarante ans, rompant violemment avec son frère, Elisabeth épouse un agitateur antisémite d’extrême droite et le suit au Paraguay, où le couple entend fonder une colonie de « pure race aryenne ». L’expérience est un désastre dont Elisabeth revient veuve et transformée. Puisque son frère, entre-temps victime d’un effondrement psychique, n’est plus qu’une ombre bavante et délirante, c’est désormais elle qui prendra les rênes de la maison Nietzsche, manoeuvrant pour récupérer la tutelle de l’aliéné et, tout en l’abrutissant de calmants, s’activant à détourner à son profit les bénéfices de sa célébrité montante.

Rien ne l’arrêtera dans sa campagne de promotion à tout crin, pas même, entre autres opérations mercantiles, la vente de billets permettant, comme au zoo, d’observer le fou sédaté dans son lit, ou encore la dénaturation d’une œuvre à laquelle elle n’entend goutte mais qu’elle « élague, taille et tranche, tel Boileau dans son Art poétique : Ajoutez quelquefois et souvent effacez », allant jusqu’à en inciter les récupérations antisémites dans une manipulation destinée à flatter les idéologues conservateurs, puis nazis. La « sœur et unique », autrefois dévouée et adorée, s’avère une gorgone sans vergogne, prête à toutes les manipulations et compromissions pour s’assurer grand train et s’ouvrir la fréquentation des puissants, fussent-ils jusqu’à Hitler lui-même. Heureusement, des copies de textes et de lettres resurgiront après sa mort, qui permettront de rétablir des vérités. Le mal est pourtant fait : si Nietzsche est aujourd’hui «  l’un des auteurs les plus étudiés, commentés, analysés, disséqués », il reste « aussi l’un des plus controversés », maudit ou sanctifié, affublé de bien des traits qu’il n’eut jamais, lui qui s’en doutait puisqu’il écrivit « Malheur à moi qui suis une nuance. »

Soigneusement documenté, ce roman historique autour d’un duo hors norme est absolument étonnant et captivant. Il chatoie aussi du lyrisme volontiers grandiloquent, âprement ironique, d’une plume ciselée, aux tournures somptueuses, que l’on savoure en un de ces plaisirs de langue rares et infinis qui, lorsqu’ils vous ont enchantés, vous laissent impatients de parcourir toute l’oeuvre, passée et à venir, de l’auteur. Immense coup de coeur pour ce livre couronné du Prix des Deux Magots 2023. (6/5)

 

 

Citations :

Et là sur le sofa, assis à leurs côtés, n’écoutant même pas l’épopée de sa chute que Davide Fino, logeur de son état, retrace au professeur Overbeck avec l’exaltation et le lyrisme d’un Péguy piémontais, tenant entre ses mains un livre qu’il a lui-même écrit mais dont il ne garde aucune sorte de souvenir, ne sachant même plus ce qu’écrire veut dire, cet homme simple et doux aux yeux d’enfant craintif, qui possède une fourrure sous le nez, belette, fouine, martre ou loutre, et qui semble intrigué par les pages qu’il vient de feuilleter, demande d’une voix distraite en refermant l’ouvrage dont il scrute le titre et le nom de l’auteur :    
« Connaissez-vous ce Monsieur Friedrich Nietzsche ? »
 

La gare de Turin est d’une beauté quasi sauvage, quelque chose en elle de massif et de montagnard. Lumineuse, aérée, solide, elle est semblable à la ville. Même l’immense verrière qui couronne la Porta Nuova et que maintient un éventail de poutrelles finement curvilignes ne paraît pas fragile, mais robuste, née des mains d’un Vulcain qui connaît son affaire ; une grâce impressionniste bien plantée sur ses jambes, les deux mains sur les hanches, italienne d’acier au regard de vitrail qui attend d’un pied ferme la venue d’un Monet dans le fracas des trains.
 

La vie sans musique n’est qu’une erreur, une besogne éreintante, un exil. Il faut avoir une musique en soi pour faire danser le monde. Vivre sans musique, quelle absurdité ! Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante.
Je n’écris pas qu’avec la main, le pied veut sans cesse écrire aussi. Ferme, libre et audacieux, il court tantôt à travers champs, tantôt sur le papier. Déjà mon pied ivre de danse se balance. Mes talons se cambrent, mes orteils s’efforcent de comprendre – car le danseur porte ses oreilles dans ses orteils. [Nietzsche]
 

Tu es grand, maintenant, lui dit sa mère. Fritz la regarde, hoche la tête. Quand on est orphelin de père, puis de frère, c’est une des premières choses que vous disent les adultes : Tu es grand, maintenant. Le deuil vous fait grandir. Car il est bien connu que les êtres chers, en mourant, se posent instantanément sous les pieds des survivants, et que ceux-ci grandissent à l’aune des morts qui s’accumulent. Alors sûr qu’il est grand : être debout sur les épaules d’un père et d’un petit frère, ça vous met les yeux, sinon à hauteur des étoiles, du moins juste en face du regard ou des dents d’un géant.
 

Il n’est pas sûr de lui, mais sûr de ses écrits ; car il écrit beaucoup, et ce, depuis toujours même si, à cet âge-là, il semblerait grotesque, fat ou grandiloquent, d’user du mot toujours. Mais il en use, lui, car il est prétentieux, et qu’à ses yeux cette excroissance d’âme est une qualité : seuls les prétentieux acquerront la noblesse. L’orgueil sied à son âme. Il sait depuis toujours qu’il est né pour planer, les ailes déployées, au-dessus du troupeau, des coqs et poulaillers. Aussi aime-t-il son prochain comme on aime les lacs qu’une vue élevée permet de surplomber. Ne pas oublier qu’il porte comme prénoms ceux du souverain vénéré, Frédéric-Guillaume IV ; et que sa propre sœur est attifée des trois que portent les filles du duc d’Altenburg : Thérèse, Elisabeth, Alexandra. On ne fait pas, chez les Nietzsche, partie du vulgum pecus. Et lorsque Fritz découvrira, ébloui, la fameuse devise de Pindare qu’il aura lue dans les Pythiques, il la fera aussitôt sienne : Genoï oiös essi : deviens qui tu es. Il sera évident, pour lui, malgré l’aporie d’une telle proposition, que, couronné dès le berceau, de façon certes tout autant roturière qu’allégorique, il ne pouvait finir que roi, fût-ce de ses douleurs.
 
 
Le voici donc, le grand cheptel des femmes dans lequel le petit Nietzsche a grandi à Naumburg après avoir dû, à regret, abandonner son village natal : une harpaille de bigotes, une manade d’à moitié folles, d’incultes modérées ; de vieilles filles étriquées, de Bovary saxonnes n’ayant jamais connu les doux dérèglements de l’extase et portant, en leurs chairs, cette absence de lumière.
Ces vies pieuses et aseptisées n’ont pas vraiment choisi la vie communautaire : uniquement liées par la mort de Carl Ludwig, elles sont contraintes, financièrement, matériellement, affectivement, religieusement et contractuellement, de devoir vivre ensemble, de se lier, s’aider, se supporter, se mélanger, chacune guettant, sinon la mort de l’autre (synonyme d’héritage et de liberté), du moins son potentiel déclin, et passent ainsi leurs vies à piailler, à prier, à picorer de l’Éternel comme une poule sur un mur le ferait du pain dur.
Mais elles s’efforcent aussi de s’aimer pour complaire au Seigneur, c’est-à-dire de s’aimer en feignant de s’aimer tout en s’aimant quand même, se sacrifiant l’une à l’autre et le clamant bien fort, unies dans la ferveur de leur naufrage comme dans celle de Dieu. On a coutume, sur terre, de nommer ces armées ennemies remplies d’âmes amies, une famille. À la différence, toutefois, que celle-ci est obsédée par une seule idée qui leur sert de moteur, de colle à bois et d’harmonie : que Friedrich Wilhelm Nietzsche, seul mâle encore vivant de la couvée, fils du pieux défunt mais leur enfant à elles toutes, Fritz leur génie, leur sauveur, leur lettré, leur espérance et leur seule charité, devienne, comme son père, ses grands-pères, ses oncles et leur flopée d’ancêtres : PASTEUR.


Les conventions, sans qu’il soit nécessaire d’en posséder le mode d’emploi, s’imposent d’elles-mêmes, spontanément : quand la grande-duchesse sourit, tout le monde sourit ; quand elle va pour parler, tout le monde se tait ; une fois qu’elle a parlé, tout le monde est charmé tant ses mots sont de soie. C’est un peu l’avantage d’être grande-duchesse, la vie depuis l’enfance n’est pas à conquérir, il suffit simplement de regarder le ciel et les oiseaux d’eux-mêmes se prosternent à vos pieds. Les humains font de même, mais à la différence de tous ces volatiles, il faut le leur apprendre, ou bien les y contraindre. La chose est inhérente à la marche du monde et à son harmonie : quand Dieu et rois mutuellement s’adoubent, piétaille et populace n’ont comme unique tâche que de s’agenouiller. C’est écrit dans le Ciel et c’est imprescriptible ; gouverner est un don, et régner est un dû.


Fritz se souvient du choc qu’il avait subi lorsqu’il s’était vu pour la première fois sur une photographie – celle-ci précisément. Il avait dix-sept ans et l’époque n’avait pas encore pour coutume de faire poser l’enfant dès l’âge du landau, puis d’empiler sa vie en clichés successifs entre les pages d’un album. La chose photographique tenait de la rareté et de l’exceptionnel. C’est pour cela que lui revient en mémoire, avec brutalité, presque douloureusement, le trouble que la découverte de son propre visage avait fait naître en lui. Un miracle, avait-il alors murmuré. Car ce n’est pas rien, pour un humain, d’avoir entre ses mains la première reproduction de soi. On existe désormais en chair et en papier, on peut se contempler sans avoir à mendier son reflet aux flaques ou aux miroirs. On n’est plus seul sur terre, mais déjà en double, et bientôt en multiple. On a, en un seul clic, perdu le pucelage de son unicité. 


Car une mission suprême les soude et les unit. Friedrich la résumera en une formule intense et lumineuse qui aurait dû, et qui devrait encore, servir de Bible miniature à toute l’humanité : L’art n’a pas pour fin de laisser des œuvres que le temps ruine, mais de créer des artistes en tous les hommes et d’éveiller dans le vulgaire le génie endormi.
Telle est leur volonté : enlever à l’humain, grâce à l’immensité du souffle wagnérien puisé dans le vieux fonds germano-grec, l’habit de chimpanzé dont il s’était vêtu afin qu’il puisse enfin, assis entre les dieux, se lever dignement, et pleinement rayonner en clamant sa grandeur.


Wagner va enfin pouvoir se redresser sur ses ergots et bâtir ce lieu sacré dont il rêve depuis toujours. Durant son exil, il a compris qu’aucun théâtre d’Europe ne serait digne d’accueillir son grand œuvre, cette tétralogie sur laquelle il travaille depuis plus de trente ans. Mais Louis II paiera, bâtira son palais. Peu importe la somme. Ce qui, pour Wagner, n’est que justice : « Le monde me doit ce dont j’ai besoin. » C’est un peu sa devise.


Le but proclamé du Ring est avant tout de rétablir, par la puissance de sa pensée, par la force de ses textes et la beauté cosmique de sa musique, une Allemagne conquérante capable de faire tanguer cet univers inculte et de renverser artistiquement cette planète triviale, avide et roturière, pour bâtir, à Bayreuth, une religion neuve faite de grand-messes purement tétralogiques. Le but du Ring, en substance, est de faire de Wagner le nouveau dieu d’un nouveau temple. Et de ses opéras un nouvel évangile afin que l’être humain vête son âme de génie et accède enfin à ce qu’il se doit d’être : surhumain. À savoir un humain anobli par lui seul.


Seul l’art guérit les âmes. Seul l’art parvient à enlever à la vie l’absurdité qui la recouvre de son voile d’horreur et de sa vanité.[Nietzsche]


 

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