lundi 11 décembre 2023

[Marias, Javier] Demain dans la bataille pense à moi

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Demain dans la bataille pense à moi
           (
Mañana en la batalla piensa en mí)

Auteur : Javier MARIAS

Traduction : Alain KERUZORE

Parution : en espagnol en 1994
                  en français en
1996 (Rivages)

Pages : 362

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Divorcé depuis peu, Víctor, scénariste pour la télévision, et nègre à l'occasion, est invité un soir à dîner chez Marta, mariée, mère d'un enfant. Alors qu'ils sont dans la chambre «à demi vêtus et à demi dévêtus», Marta se sent de plus en plus mal, jusqu'à agoniser et mourir. À trois heures du matin, dans un appartement inconnu à Madrid, que doit faire Víctor ? Se débarrasser du cadavre ? Prévenir le mari ? Réveiller l'enfant endormi ? Víctor choisira de fuir. Avant de se laisser mener par les événements, certains inoffensifs, d'autres périlleux. Sur une trame d'une extrême originalité, Javier Marías réussit une intense variation sur des sujets qui nous touchent tous : la dissimulation, le mensonge, l'ignorance de ce qui nous fait agir, le rejet de ceux que nous avons aimés.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Javier Marías, né à Madrid en 1951, est considéré comme l'écrivain espagnol le plus important de sa génération et comme l'une des figures majeures de la littérature européenne contemporaine. Il est l'auteur d'une vingtaine de romans, d'essais et de recueils de nouvelles, dont Un coeur si blanc (1993), Demain dans la bataille pense à moi (prix Femina étranger 1996), la trilogie Ton visage demain (2004, 2007, 2010) et Berta Isla (2019). Parmi d'autres distinctions internationales, Javier Marías a reçu pour son oeuvre le prix Grinzane Cavour (2000) et le prix Formentor (2013). Il est mort dans sa ville natale en 2022.

 

 

Avis :

« Demain, dans la bataille, pense à moi, et que ton épée tombe émoussée ! Désespère et meurs ! [...] et que, sous le poids du remords, ta lance tombe de tes mains ! Désespère et meurs ! » Nous ne sommes pas au théâtre, lorsque les spectres de ses victimes maudissent le Richard III shakespearien, mais dans la vie de Victor, le narrateur, un homme quelconque qui vit dans l’ombre, à écrire des scénarios morts-nés et à servir de nègre à un autre nègre. Un soir, alors qu’un flirt l’a conduit chez une dénommée Marta en l’absence du mari, avant même que la jeune femme devienne son amante, celle-ci – aberrant coup de sort ! – est victime d’un malaise et meurt dans ses bras. Que faire, seul avec le très jeune fils de cette presque maîtresse dans cet appartement inconnu ? L’homme choisit la fuite, mais incapable d’effacer aussi facilement sa conscience, trouve le moyen de revenir chez Marta par le biais de la famille. L’on va alors découvrir les incommensurables conséquences, non pas de ce décès dans lequel il n’est pour rien, mais de ces quelques heures d’escamotage qui auront bel et bien tout changé...

Dans un style inimitable qui dévide une première fois le fil de pensée du narrateur, lorsqu’il ignore encore les événements parallèles vécus par le mari en voyage d’affaires Outre-Manche, puis lui en fait remâcher les longues phrases-fleuves avec cette fois la connaissance de cet envers du miroir et de sa responsabilité involontaire sur cette partie des faits, l’auteur déplie son histoire pour nous révéler en ses creux des thématiques récurrentes dans son œuvre : le hasard, la fatalité, ces effets papillon inattendus qui scellent notre destin, parfois à notre insu, et, nous faisant « tomber d’un côté ou de l’autre, très vite, » d’une « frontière ténue », nous exposent sans cesse - « il suffit d’un moment d’inattention » - « aux plus grands bouleversements », ceux que nous réservent « le revers du temps, son dos noir » - expression dont il fera le titre d’un autre roman.

Bien plus observateur que réel acteur de son histoire, Victor, déjà invisible par profession, s‘efface encore lorsqu’il prend la fuite, puis, revenu constater les traces laissées par l’événement qui le taraude, mesure à quel point la vie s’est entre temps jouée de leur ignorance et de leur cécité à tous, les réagençant comme d’insignifiants atomes interagissant à leur insu, en une longue chaîne d’effets non maîtrisables. « Des gens meurent à cause de nous et nous ne le savons pas. » Ce narrateur qui avait déjà tellement conscience de n’être personne, en plus d’être convaincu de l’inéluctable effacement de tout être et de toute chose à mesure du passage du temps et des générations, réalise aussi comme le destin de chacun ne tient jamais qu’à un aléatoire enchevêtrement de fils. Alors, puisque « tant de choses arrivent sans que personne ne s’en rende compte ni ne s’en souvienne », que bientôt « tout est oublié ou prescrit », il lui devient facile de conclure qu'il serait vain de s’appesantir sur les remords et les regrets. Laissons les secrets et leurs ombres disparaître d’eux-mêmes à leur tour : face à l’absurdité du monde, tout cela de toute façon ne pèsera guère…

Javier Marias, un des plus grands noms de la littérature contemporaine espagnole, signe ici une création magistrale, où mensonge et dissimulation se dissolvent dans les brumes de la fatalité et du hasard. (4/5)

 

 

Citations :

Ce n’est pas seulement la minuscule histoire des objets qui disparaît en un instant, mais aussi tout ce que je connais et ce que j’ai appris, mes souvenirs aussi et ce que j’ai vu (...), mes souvenirs qui comme tant de mes affaires ne servent qu’à moi et deviennent inutiles si je meurs, non seulement disparaît celle que je suis mais aussi celle que j’ai été, pas seulement moi, pauvre Marta, mais ma mémoire tout entière, tissu discontinu et jamais achevé, changeant et ravaudé, et pourtant fabriqué avec tant de patience et tant de soin, oscillant et ondoyant comme mes jupes chatoyantes, et fragile comme mes chemisiers de soie qui se déchirent si facilement, il y a longtemps que je ne mets plus ces jupes, je m’en suis fatiguée, comme il est étrange que tout cela ne représente qu’un instant, pourquoi celui-ci et pas un autre, pourquoi pas le précédent ou le suivant, pourquoi aujourd’hui, ce mois-ci, cette semaine, un mardi de janvier ou un dimanche de septembre, des mois antipathiques et des jours que l’on ne choisit pas, qu’est-ce qui décide que ce qui était en marche s’arrête sans l’intervention de la volonté, mais peut-être intervient-elle tout de même en s’effaçant, c’est peut-être la volonté qui soudain se fatigue et en se retirant nous amène la mort, ne plus vouloir vouloir, ni rien vouloir, même guérir, même sortir de la maladie et de la douleur où l’on trouve refuge faute de tout ce qu’elles excluent ou usurpent, parce que tant qu’elles sont là, c’est “pas encore”, “pas encore”, et l’on peut encore penser et l’on peut toujours prendre congé.
 

Il n’y avait pas si longtemps, et tout était fini : tout nous semble bref, tout se comprime et nous semble bref une fois terminé, on a alors l’impression que le temps nous a manqué. 
 

Je savais ce qui était advenu et il me semblait en même temps qu’il était insensé et ridicule que ce fût advenu, ce qui arrive n’arrive pas vraiment tant que ce n’est pas découvert, tant que ce n’est pas dit et tant que ce n’est pas su, et entre-temps la conversion des faits en simple pensée et en simple souvenir est possible, leur lent voyage vers l’irréalité commençant au moment même de l’événement ; comme la consolation de l’incertitude, qui est aussi rétrospective. 
 

Et le père était là, Juan Téllez, qui avait prononcé quelques mots brefs et quasiment inaudibles, sans doute une prière à laquelle à son âge lui-même ne croyait plus, combien il est difficile de se défaire des coutumes et croyances superficielles de ceux qui nous précèdent et dont nous conservons le simulacre parfois toute une vie — une vie de plus — par superstition et par respect pour eux, les formes et les effets mettent plus de temps à tomber dans l’oubli et à disparaître que les causes et les contenus.
 
 
Ainsi, il est ce qu’on appelle en langage littéraire un nègre — dans d’autres langues, un écrivain fantôme — et moi j’officie en tant que nègre du nègre, ou fantôme du fantôme du point de vue des autres langues, double fantôme et double nègre, doublement personne. Pour moi, cela n’a rien d’exceptionnel puisque je ne signe pas la plupart de mes scénarios (ceux des séries télévisées surtout) : le producteur ou le metteur en scène ou l’acteur ou l’actrice me paient généralement une somme rondelette en échange de la disparition de mon nom du générique en faveur du leur (ils se sentent ainsi davantage les auteurs de leurs celluloïds), ce qui, je suppose, fait de moi le nègre ou fantôme de mon actuelle activité principale et source de revenus considérables. Pas toujours, cependant : en certaines occasions mon nom apparaît sur les écrans, mêlé à ceux de quatre ou cinq autres scénaristes qu’en général je n’ai jamais vus modifier ou ajouter une seule ligne, ou que je n’ai jamais vus tout court : ce sont en règle générale des parents du producteur ou du metteur en scène ou de l’acteur ou de l’actrice à qui l’on permet ainsi de surmonter quelque difficulté passagère ou que l’on blanchit symboliquement de quelque escroquerie qui a englouti ses économies. Pourtant, dans un ou deux cas dont j’ai eu l’impudence de me sentir fier, je n’ai pas accepté le bakchich et j’ai exigé que mon nom figure à part, sous la pompeuse rubrique de « Dialogues additionnels », comme si j’étais Michel Audiard au temps de sa gloire. Je sais bien que dans le monde de la télévision et du cinéma comme dans celui des discours et péroraisons, personne ou presque n’écrit ce que l’on suppose qu’il écrit, or — et c’est le plus grave, mais pas si rare à la réflexion — les usurpateurs, une fois qu’ils ont lu en public les tirades et entendu les applaudissements courtois ou mesurés, ou lorsqu’ils ont vu à la télévision les scènes et dialogues qu’ils ont signés mais non imaginés, finissent par se convaincre que les mots prêtés ou plutôt achetés sont bel et bien sortis de leur plume ou de leur tête : en fait ils les assument (surtout s’ils sont loués par quelqu’un, un huissier ou un enfant de chœur papelard) et sont capables de les défendre bec et ongles, ce qui somme toute est sympathique et flatteur de leur part, du point de vue du nègre. Cette conviction va si loin que les ministres, directeurs généraux, banquiers, prélats et autres orateurs habituels sont les seuls citoyens qui suivent et épluchent les discours des autres, et ils sont aussi féroces et pointilleux avec ces textes que peuvent l’être les romanciers de grande renommée avec les œuvres de leurs rivaux. (Parfois, sans le savoir, ils vitupèrent contre un texte écrit par la même personne qui rédige les leurs, et non seulement pour son contenu ou ses idées, qui sont forcément différents, mais aussi pour son style.) 


(…) je me montrais discret jusqu’à l’invisibilité ou presque, j’ai souvent l’habitude de m’effacer au point de cesser d’être quelqu’un, une manière d’adulation : avec une personne en moins ceux qui restent doivent se sentir plus à l’aise et à leur place, et penser qu’ils y gagnent.


(…) c’était peut-être cette naïveté feinte si courante chez les vieux, grâce à elle ils finissent par faire et dire ce qui leur passe par la tête sans que personne ne le leur reproche ou n’en tienne compte, ils feignent d’être pré-morts pour avoir l’air inoffensifs, sans désirs et sans attente d’aucune sorte, alors qu’on ne cesse jamais d’être dans la vie tant qu’on est conscient et qu’on ressasse des souvenirs, d’ailleurs ce sont les souvenirs qui font de tout vivant un être dangereux et désirant et en perpétuelle attente, il est impossible de ne pas inscrire les souvenirs dans le futur, c’est-à-dire de ne pas les porter uniquement dans la colonne de l’avoir perdu mais aussi dans celle du débit et dans ce qui est à venir, on a du mal à concevoir que certaines choses pourraient ne pas se répéter, on ne peut s’empêcher de penser que ce qui a été une fois peut être de nouveau, si quelqu’un avait la certitude qu’il a fait l’amour pour la dernière fois il mettrait fin à sa conscience et à son souvenir et se suiciderait : peut-être, par exemple, s’il avait une telle certitude immédiatement après cette fois-là qui fut la dernière. Et les vivants croient aussi que ce qui n’est jamais arrivé peut encore avoir lieu, les plus grands bouleversements et l’imprévu le plus grand comme dans l’histoire et les contes, que le traître finisse roi, ou le mendiant ou l’assassin, et que roule la tête de l’empereur sous le fil de l’épée, que la belle aime le monstre ou que parvienne à la séduire celui qui a tué son amant et causé sa ruine, que soient gagnées les guerres perdues et que les morts ne soient pas partis et guettent ou apparaissent et agissent ; que la cadette des trois sœurs soit un jour l’aînée : peut-être, par exemple.  


Quel malheur de savoir ton nom si demain je ne dois plus connaître ton visage, le visage que nous cessons de voir un jour se trahira et nous trahira dans le temps qui lui appartient et qui lui reste, il s’éloignera de l’image dans laquelle nous l’avions fixé pour mener sa propre vie en notre absence volontaire ou regrettée. Visage de ceux qui sont partis pour de bon parce que nous ne les avons pas retenus ou parce qu’ils sont morts, de plus en plus flou dans notre mémoire qui n’est pas une faculté visuelle, même si parfois nous nous trompons et croyons voir encore ce que nous n’avons plus devant nous et que nous évoquons voilé de brume, cette figure floue de nos mirages ou de notre nostalgie, de notre malédiction parfois, s’appelle l’œil intérieur ou œil de l’esprit. Je pourrais croire ne t’avoir jamais connue si je ne savais ton nom, resté immuable sans la moindre dégradation avec son éclat intact et qui continuera ainsi même si tu as disparu tout à fait et même si tu es morte. C’est ce qui reste et la liste des vivants n’est en rien différente de la liste des morts, qui plus est c’est la seule façon de nous reconnaître et de ne pas perdre la raison, car si quelqu’un nie notre nom et nous dit : « Ce n’est pas toi, même si je te vois, ce n’est pas toi, même si tu te ressembles », alors nous cesserons effectivement d’être nous-mêmes aux yeux de celui qui nous le dit et nous nie, et nous ne le serons plus jusqu’à ce qu’il nous rende ce nom qui nous a accompagnés comme l’air que nous respirons. « Je ne te connais pas, vieillard », dit le prince Hal quand il fut Henri V à son ami Falstaff, « je ne sais qui tu es et de ma vie je ne t’ai vu, ne me demande rien, ne viens pas me dire des douceurs car je ne suis plus ce que je fus, et toi non plus. J’ai tourné le dos à mon ancien moi, ainsi donc lorsque tu entendras dire que je suis à nouveau celui que j’ai été tu pourras t’approcher de moi et tu seras celui que tu fus. » Et si cela nous arrivait à nous nous penserions avec effroi : « Comment se peut-il qu’il ne me reconnaisse pas et qu’il ne m’appelle plus par mon nom ? » Parfois en revanche nous pourrions penser avec soulagement : « Heureusement qu’il ne m’appelle plus par mon nom et qu’il ne me reconnaît pas, il n’admet pas que ce soit moi qui puisse faire ou dire ces choses qui me sont impropres, mais comme il me les voit faire et me les entend dire et qu’il ne peut les nier, il me nie moi par pitié, pour que je ne cesse d’être celui que je fus à ses yeux, et ainsi me sauver. »


(…) tout se meut sans cesse et s’enchaîne, telle chose en entraînant une autre et les ignorant toutes, tout se meut lentement vers son évanouissement dès qu’il se produit et même pendant qu’il se produit, et même pendant qu’on l’attend et qu’il ne s’est pas encore produit, et que l’on se rappelle comme passé ce qui est déjà futur et ne s’accomplira peut-être pas, on se rappelle ce qui n’a pas été. Tout se meut sauf les noms, vrais ou faux, qui restent à jamais gravés dans la mémoire comme dans la pierre (…)


Comme il est fatigant de toujours se mouvoir dans l’ombre ou, plus difficile encore, dans la pénombre jamais uniforme ni égale à elle-même, les zones éclairées et les zones ténébreuses sont différentes pour chacun, elles varient en fonction de sa propre connaissance de soi des jours des interlocuteurs des ambitions, et nous nous disons sans cesse : « Je ne suis plus celui que j’ai été, j’ai tourné le dos à mon ancien moi. » Comme si nous arrivions à croire que nous sommes différents de ce que nous croyions être parce que le hasard et le fol écoulement du temps font varier les circonstances extérieures et nos tenues vestimentaires, comme disait le Seul le matin où il se mit à exposer ses idées sans ordre. Et il ajouta : « Ou bien ce sont les chemins tors et les raccourcis de notre effort qui nous font changer et nous finissons par croire que c’est le destin, nous finissons par voir toute notre vie à la lumière du passé proche ou immédiat, comme si le passé n’avait été qu’une préparation et que nous le comprenions à mesure qu’il s’éloigne, que nous le comprenions tout court d’ailleurs. » Mais il est tout aussi certain que plus le temps passe et plus nous devenons vieux, moins nous cachons et plus nous récupérons ce qui a été un jour supprimé, uniquement par fatigue et perte de mémoire ou par la proximité du terme, la clandestinité et le secret et l’ombre exigent une mémoire infaillible, de se rappeler qui sait quoi et qui ne sait pas, ce qu’il faut dissimuler à chacun, qui est au courant de chaque revers et de chaque pas empoisonné, de chaque erreur effort scrupule et dos noir du temps. On lit parfois que quelqu’un avoue un crime quarante ans après l’avoir commis, quelqu’un qui menait une vie décente se livre à la justice ou révèle en privé un secret qui le détruit, et les candides, les justiciers et les moralistes croient que cette personne a été vaincue par le remords ou le désir d’expiation ou la torture de la conscience, alors que la seule chose qui l’ait vaincue et la pousse à se mouvoir est la fatigue et le désir d’être d’une seule pièce, l’incapacité à continuer à mentir ou à se taire, pour se rappeler ce qu’elle a vécu et fait mais aussi l’imaginaire, sa vie substituée ou inventée en plus de celle qu’elle a eue effectivement, pour oublier ce qui est vraiment arrivé et le remplacer par la fiction. Ce n’est que la fatigue et l’ombre qu’elle apporte qui poussent parfois à raconter les faits, comme vient au grand jour soudain celui qui se cachait, le poursuivant comme le fugitif, simplement pour que cesse le jeu et pour sortir de ce qui est devenu une sorte d’enchantement.


Ce roi-là était haunted ou sous enchantement, ou plus exactement il était cette nuit-là haunted ou hanté par ses proches qui lui reprochaient leur mort et lui souhaitaient des malheurs pour la bataille du lendemain, ils lui disaient des choses horribles avec les voix tristes de ceux qui ont été trahis ou tués par celui qu’ils aimaient : « Demain dans la bataille pense à moi », lui disaient les hommes et la femme et les enfants, l’un après l’autre, « et que ton épée tombe émoussée ! Désespère et meurs ! » « Que je pèse demain sur ton âme ! Que je sois un plomb dans ton sein et que finissent tes jours dans une bataille sanglante ; que se rompe ta lance. » « Pense à moi quand j’étais mortel ! Désespère et meurs », lui répétaient-ils l’un après l’autre, les enfants, la femme, les hommes. Je me rappelle bien tous ces mots, et surtout ceux que lui disait la femme, la dernière à s’adresser à lui, sa femme fantôme aux joues parcourues de larmes : « Cette misérable Anne, ta femme, lui disait-elle, qui n’a jamais dormi une heure tranquille avec toi, vient maintenant remplir ton sommeil d’agitation. Demain dans la bataille, pense à moi, et que ton épée tombe émoussée ! Désespère et meurs. » Et ce roi se redressait ou se réveillait atterré hurlant après ces visions de la nuit horrifiante et moi aussi je fus effrayé en les voyant et en entendant son hurlement sur l’écran.


Quand mes yeux se furent habitués un peu plus à l’obscurité j’aperçus deux silhouettes dans le lit conjugal, deux masses sous les draps, à droite se trouvait Celia et à ma place ce n’était pas moi mais un autre homme, les mêmes lieux occupés par des personnes différentes, ça arrive tout le temps, pas seulement pendant le temps que nous avons à vivre et dans les substitutions conscientes ou délibérées ou imposées et dans les usurpations, mais aussi tout au long des siècles dans l’espace immobile, les maisons de ceux qui partent ou meurent sont occupées par des vivants ou des nouveaux venus, leurs chambres, leurs salles de bains, leurs lits, des gens qui oublient ou ignorent ce qui s’est passé dans ces lieux quand eux-mêmes, peut-être, n’étaient pas nés ou n’étaient que des enfants avec leur temps inutile. Tant de choses arrivent sans que personne ne s’en rende compte ni ne s’en souvienne. Peu de choses laissent des traces, les pensées et les mouvements fugaces, les projets et les désirs, le doute secret, les rêveries, la cruauté et l’insulte, les mots dits et entendus puis niés ou mal interprétés ou détournés, les promesses faites et dont personne ne se souvient, pas même ceux à qui elles ont été faites, tout est oublié ou prescrit, tout ce qu’on fait seul et que l’on ne note pas, mais aussi tout ce que l’on fait en compagnie, comme il reste peu de chaque individu, comme sont rares les choses qui laissent des traces, et comme on en parle peu, et de celles dont on parle on ne se souvient, plus tard, que d’une infime partie, et pendant peu de temps, la mémoire individuelle ne peut se transmettre et n’intéresse pas celui qui la reçoit, qui forge et garde la sienne propre. Tout temps est inutile, pas seulement celui de l’enfant, ou bien tout est à l’image du sien, tout ce qui arrive, tout ce ui enthousiasme ou fait mal au cours du temps n’est ressenti que durant un instant, se perd et devient aussi glissant que la neige compacte, comme l’est pour Celia et l’homme qui occupe ma place leur rêve présent, à l’instant même.


Avant on les vénérait ou du moins leur mémoire, et on allait leur rendre visite sur leurs tombes avec des fleurs et leurs portraits trônaient dans les maisons, pensai-je, on gardait le deuil pour eux et tout s’interrompait un temps ou diminuait, la mort de quelqu’un affectait l’ensemble de la vie, le mort emportait en fait avec lui quelque chose des autres vies, des êtres chers et il n’y avait donc pas une telle séparation entre les deux états, ils étaient liés et l’on n’avait pas aussi peur. Aujourd’hui on les oublie comme des pestiférés, à la rigueur on les utilise comme boucliers ou comme fumier pour rejeter sur eux la faute et les responsabilités de la situation lamentable qu’ils nous ont laissée, on les exècre souvent et ils ne reçoivent que rancœur et reproches de leurs héritiers, ils sont partis trop tôt ou trop tard sans nous préparer la place et sans nous la laisser vacante, ils sont toujours des noms mais déjà plus des visages, des noms à accuser de vilenies et d’abandon et d’horreurs, c’est plutôt la tendance de nos jours, et ils ne se reposent même pas dans l’oubli.


Deán se tut, puis il ajouta aussitôt : « Voilà ce qui m’est arrivé, je ne sais pas si tu me comprends. » 
 
      
« Le mimétisme est facile, on peut se convaincre de tout, on peut avoir toujours raison et toute chose peut se raconter si elle est accompagnée de son exaltation ou de sa justification ou de son explication ou de sa simple représentation, raconter est une forme de générosité, tout peut arriver et tout peut s’énoncer et être accepté, de tout on peut sortir impunément, et même indemne, personne ne fait quelque chose s’il est convaincu de son injustice, du moins au moment de le faire, raconter non plus, quelle étrange mission ou tâche est-ce là, ce qui arrive n’arrive pas vraiment tant que ce n’est pas découvert, tant que ce n’est pas dit et tant que ce n’est pas su, et entre-temps la conversion des faits en simple pensée et en simple souvenir, en rien, est possible. Mais en réalité celui qui raconte le fait toujours plus tard, ce qui lui permet d’en rajouter s’il veut, pour prendre de la distance : “Mais j’ai tourné le dos à mon ancien moi, je ne suis plus qui j’étais ni ce que j’étais, je ne me connais ni ne me reconnais. Je ne l’ai pas cherché, je ne l’ai pas voulu.” Et à son tour celui qui écoute peut écouter jusqu’à la fin et même ainsi dire ce qui est toujours la meilleure réponse : “Je ne sais pas, je n’ai pas de preuves, on verra.” » 


Quand les choses s’achèvent elles ont enfin leur nombre et le monde dépend alors de ses narrateurs, mais pour peu de temps et pas entièrement, on ne sort jamais tout à fait de l’ombre, les autres ne s’achèvent jamais et il y a toujours quelqu’un qui se trouve devant un mystère. Cet enfant ne saura jamais ce qui s’est passé, son père et sa tante le lui cacheront, moi-même je le lui cacherai et ça n’a pas d’importance car tant de choses arrivent sans que personne ne s’en rende compte ni ne s’en souvienne, ou tout est oublié ou prescrit. Et comme il reste peu de chaque individu dans le temps inutile comme la neige glissante, comme sont rares les choses qui laissent des traces, et comme on en parle peu, et de celles dont on parle on ne se souvient plus tard que d’une infime partie, et pendant peu de temps : tandis que nous voyageons vers notre lent évanouissement pour simplement passer dans le dos ou revers de ce temps, où l’on ne peut plus penser ni faire ses adieux : « Adieu rires, adieu offenses. Je ne vous verrai plus, vous ne me verrez plus. Adieu ardeur, adieu souvenirs. »


 

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