lundi 16 septembre 2019

[Ragougneau Alexis] Opus 77






J'ai beaucoup aimé

Titre : Opus 77

Auteur : Alexis RAGOUGNEAU

Année de parution : 2019

Editeur : Viviane Hamy

Pages : 256







 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Un jour, dans mille ans, un archéologue explorera ton refuge. Il comprendra que l’ouvrage militaire a été recyclé en ermitage. Et s’il lui vient l’idée de gratter sous la peinture ou la chaux, il exhumera des fresques colorées intitulées La Vie de David Claessens en sept tableaux. Je les connais par cœur, ils sont gravés à tout jamais dans ma médiocre mémoire, je peux vous les décrire, si vous voulez faire travailler votre imaginaire :

L’enfant prodige choisit sa voie.
Il suscite espoirs et ambitions.
Le fils trébuche, s’éloigne, ressasse.
Dans son exil, l’enfant devient un homme.
Le fils prodigue, tentant de regagner son foyer, s’égare.
Blessé, il dépérit dans sa prison de béton
.


Mais à la différence des tapisseries de New York, ton histoire est en cours ; il nous reste quelques tableaux à écrire, toi et moi, et je ne désespère pas de te faire sortir un jour du bunker. La clé de ton enclos, de ta cellule 77, c’est moi qui l’ai, David. Moi, Ariane, ta sœur. »


Note : Le titre est un hommage au concerto pour orchestre et violon de Dimitri Chostakovitch.


Un mot sur l'auteur :

Alexis Ragougneau est né en 1973.
Il fait une entrée remarquée dans le monde littéraire grâce à ses deux premiers romans policiers, La Madone de Notre-Dame et Évangile pour un gueux, parus dans la collection Chemins Nocturnes. Les lecteurs, les libraires et les journalistes se montrent enthousiastes, aussi bien en France qu’à l’étranger.


Touche à tout de génie, il décide de s’affranchir des règles pour explorer plus librement la création romanesque. Niels, un roman d’une rare puissance, voit le jour et celui-ci retient l’attention des jurés du prix Goncourt.


Pour la Rentrée littéraire 2019, l’auteur s’immisce dans les coulisses de la musique classique avec Opus 77. Au rythme des cinq mouvements de ce concerto pour violon de Chostakovitch qui a donné son nom au livre, il propose à la fois une histoire familiale pétrie de silences et de non-dits, un portrait de femme qui allie force et fragilité ainsi qu’une étude des liens qui peuvent unir l’artiste au monde.


Également auteur de théâtre, il a publié plusieurs pièces aux Éditions de L’Amandier et La Fontaine.


Avis :

Lors de la messe de funérailles du célèbre chef d’orchestre Claessens, sa fille, la narratrice, elle-même pianiste de renommée internationale, entame au piano la très difficile pièce pour violon et orchestre de Chostakovitch : Opus 77. Tous ceux qui comptent dans le monde de la musique classique sont réunis, comme pour un dernier spectacle où chacun s’observe, se jauge, guettant l’éloge ou la critique, prêt à basculer en un instant du sourire au coup de griffe. Tous, sauf David Claessens, le fils, violoniste prodige en son temps, devenu fils et musicien prodigues, en raison, d’une part de dévastateurs secrets de famille, d’autre part, de l’intransigeance de son art et de son indifférence aux conventions du Ghota musical.

Pendant qu’elle joue, Ariane Claessens se remémore : son enfance avec son frère David dans cette famille vouée à la musique, l’exigeant apprentissage du piano pour l’une, du violon pour l’autre, leur relation complexe à leur père, la lente destruction de leur mère, chanteuse lyrique peu à peu réduite au silence… Et surtout la griserie et les pièges de la dévorante célébrité, la pression et la peur de faillir, les règles d’un microcosme qui ne tolère aucune déviance à ses normes, une compétition impitoyable et sans fin où le talent ne peut percer et durer qu’avec la reconnaissance de la profession.

Tout le récit s’articule autour de cet Opus 77, composé par un Chostakovitch victime du totalitarisme soviétique, œuvre dramatique et dissonante, véritable cri de rébellion contre la censure et l’oppression : « Jamais peut-être musique n'a davantage symbolisé le combat de la lumière face aux forces obscures. »

Car c’est précisément à ce combat entre ombre et lumière, qu’après y avoir vu leurs parents s’y brûler les ailes, se retrouvent confrontés le frère et la sœur. Ariane réussit à mener sa carrière, en choisissant la conformité et en murant ses états d’âme au plus profond d’elle-même, devenant « le plus complexe, le plus indéchiffrable, le plus parfait automate jamais créé de main d’homme ». David, dont le talent est tout à fait exceptionnel, mais parce qu’il fait fi des us et des avis de ses alter egos, s’exclut, s’isole et s’immole.

A travers cet excellent livre qui sait maintenir l’intérêt du lecteur de bout en bout, résonne toute la question de la liberté individuelle et artistique dans notre société, où les stratégies mercantiles, mais aussi la contrainte croissante du politiquement correct, finissent par lisser et formater la création. (4/5)


Citations :

Dans le monde de la musique classique, il y a ceux qu’on appelle les connaisseurs. Si l’on veut faire carrière, il est indispensable de les caresser dans le sens du poil. Ce sont eux qui décident du sort des solistes en déterminant ce qui relève du bon et du mauvais goût. Cet establishment composé d’une dizaine de journalistes, d’agents, de dirigeants de maisons de disques, de musiciens et de professeurs, auxquels viennent s’ajouter quelques riches mélomanes, se choisit ses champions, les porte aux nues, leur fournit soutien inconditionnel et parfois financier à chaque étape de leur progression. En échange, il faut filer doux, flatter, remercier, faire des courbettes, surtout ne pas sortir des clous.
Qu’un artiste décide de suivre une ligne différente, orienter sa recherche dans une autre direction sans en demander la permission à ces gardiens du temple, et c’est la profession entière qui, comme un seul homme, lui tourne le dos. La pire des punitions n’est jamais la critique, même acerbe, mais l’oubli. Lorsque le téléphone cesse de sonner. Lorsque le musicien passe de mode. Son carnet de bal se vide pour ainsi dire du jour au lendemain. D’autres, plus jeunes, plus photogéniques, jugés plus talentueux ou plus singuliers, se bousculent pour signer les contrats à sa place. La traversée du désert commence.
Le plus sage est de se ménager un créneau et n’en plus bouger. Entendons-nous bien : tous, au niveau où nous sommes, nous affichons une technique en béton. La différence ne se fait plus tant au niveau du talent, mais dans notre capacité d’attirer l’attention. Il faut faire preuve d’une originalité bien calculée. Ni trop ni pas assez. Le détail physique ou vestimentaire qui change tout, qui rend populaire, qui fait acheter des disques. Bien entendu les femmes sont condamnées à afficher une beauté ravageuse, sinon ce n’est même pas la peine de mettre un pied sur scène. Et en même temps vous trouverez toujours quelqu’un parmi la meute des connaisseurs pour vous dézinguer en coulisses, précisément parce que vous êtes trop belle pour être une véritable artiste.


Tout musicien avec une once d’ambition doit pouvoir se targuer de jouer un instrument remarquable. C’est d’ailleurs l’une des premières questions, l’une des questions fondamentales qu’il faut poser à un soliste international. Quel violon jouez-vous ? Il est du meilleur effet de donner le nom d’un luthier légendaire, de préférence italien, agrémenté d’une date, idéalement entre 1700 et 1800. Si l’instrument vous a été prêté par une prestigieuse fondation financée par une multinationale, c’est encore mieux, cela signifie que vous avez été choisi parmi des candidats triés sur le volet pour jouer un morceau de bois valant plus d’un million de dollars. Voilà la règle du jeu. Le violoniste et son violon sont censés ne faire qu’un, et le prestige de l’un déteint assurément sur l’autre. A tel point que l’on se demande parfois si ce n’est pas l’instrument qui fait le champion.

C’est tout le paradoxe de cette course à l’échalote. A dix-sept ans on vous demande de jouer Mozart avec la fraîcheur d’un enfant et la roublardise d’un vieux maître en fin de parcours. Impossible grand écart, auquel certains, pourtant, les fameux Wunderkinder, se plient avec une apparente facilité sans que personne se demande par quels chemins, sombres ou lumineux, sont passés ces enfants vieillis avant l’âge. A ceux-là, les maisons de disques, les chefs d’orchestre et les agents font les yeux doux. Toujours cette obsession de dénicher le prodige au berceau, afin de mieux le façonner aux exigences de l’industrie.

Les connaisseurs. Je crois vous en avoir parlé. Il en suffit d’un seul, malintentionné, pour me ruiner la soirée. Rang 3, place 44. Il n’est pas content parce qu’on ne l’a pas placé assez au centre, ou assez près, ou assez loin de la scène. Il n’est pas content parce qu’il n’approuve pas le programme, parce qu’il n’aime pas ma robe ou mes chaussures, parce qu’il trouve que je fais un peu pétasse. Il n’est pas content parce qu’il ne m’aime pas, tout simplement. Alors, pendant tout le concert, il affichera une mine sinistre, et son hostilité fera tache sur toute la rangée, comme une traînée radioactive. Depuis la piano, je pourrai la sentir, l’odeur infecte du charognard. Toute la troisième rangée, contaminée par son humeur. A la fin il refusera d’applaudir, pas un battement de mains, mais il viendra me voir, au moment des signatures, tout sourire ; il me dira à quel point j’ai été merveilleuse, la reine de la soirée, et je saurai à son regard, à son intonation, qu’il m’éreintera le lendemain, dans les milieux avertis ou, mieux, dans son journal si c’est un scribouillard.

Le paradoxe de l’interprétation est que la façon la plus directe de communiquer avec le public est d’oublier son existence.

Chez un musicien, regardez toujours les mains ; évitez le visage comme la peste. Les mains ne portent pas de masque, celui de l’émotion feinte, de l’extase de pacotille. Les mains sont incapables du moindre mensonge, tandis que le visage, lui… 


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