lundi 9 septembre 2019

[Mihaescu, Gib] La Femme chocolat





J'ai aimé

 

Titre : La Femme chocolat
           (Femeia de ciocolată)

Auteur : Gib MIHAESCU

Traductrice : Gabrielle DANOUX

Parution : 1933 en roumain
                2014 en français

Pages : 96

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Lucian Negrisor est amoureux de la femme chocolat. Passez votre chemin si vous êtes à la recherche des saveurs habituelles proposées dans une certaine littérature roumaine, où l'éveil des sens se contente d'évoquer les « spécificités nationales ». Quand il ne s'agit pas des privations ou pénuries de toutes sortes, la joie ou la jouissance découle de viandes et d'alcool labellisés cuisine nationale (mititei, sarmale, muraturi, dorobant, braga). La sensualité de ce bref roman, presque une longue nouvelle, réside dès le titre dans un goût plus raffiné, celui d'un produit de luxe pour l'époque (1924). 

Le doux-amer du chocolat dénote les ambiguïtés de la conscience du personnage principal. « Toute-puissante sauvagerie de l'imaginaire enfantin » (Louis-René des Forêts) ou hallucination amoureuse proche d'une certaine forme de science-fiction ? Jeune Werther maladroit, il se balance entre deux femmes, entre le gouffre et le salon de mademoiselle Eleonora, ivre de sa seule couleur, il tient le lecteur en haleine encore bien après la fin du roman.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Gib Mihaescu (1894 - 1935) fut l'un des romanciers les plus originaux de la Roumanie de l'Entre-deux-guerres. Mobilisé pendant la première guerre mondiale, il fut décoré pour bravoure. Parallèlement à sa carrière littéraire, il fut ensuite avocat et professeur de français. Il connut ses premiers succès avec le théâtre, mais sa plus grande contribution à la littérature roumaine est son oeuvre romanesque, remarquable pour les formes nouvelles qu'il y introduisit : le fantastique, la psychologie, l'érotisme jusqu'à l'obsession. Il mourut prématurément de maladie à quarante-et-un ans.

 

 

Avis :

Années trente en Roumanie. Negrisor, le narrateur, est un amoureux transi : incapable d’exprimer clairement ses sentiments, il cumule tellement les maladresses que son comportement en devient loufoque et cocasse, lui faisant rater toutes les occasions de bonne fortune qui se présentent à lui. Se réfugiant entre songes éveillés et velléités suicidaires, il n’en poursuit pas moins à sa façon le tendre objet de ses désirs : l’appétissante Eleonora à la peau couleur chocolat, amusée et incrédule, pas si indifférente en définitive, même si les incohérences de Negrisor semblent donner l’avantage à son détesté rival Modreanu.

Quel surprenant petit livre, à mi chemin entre la nouvelle et ce qu’on imaginerait facilement devenir une pièce de théâtre, et surtout, quel déconcertant personnage que Negrisor, que la lucidité fait constamment osciller entre désespoir et auto-dérision, et qui, au plus profond de son drame personnel, ne parvient jamais à être pris au sérieux. Pourtant, que d’imagination et de poésie dans la tête de ce clown malgré lui, véritables exutoires qui ne font que rendre encore plus illisibles les comportements de cet homme trop sensible et touchant.

Comment ne pas être tenté d’y voir certains traits de l’auteur, qui, comme l’explique la traductrice dans sa préface, rédigea « l’essentiel de l’oeuvre romanesque de son pays à son époque » , mais qui, jugé « discret, effacé », à la vie « sans relief », reste aujourd'hui méconnu ?

Incisif et moqueur, noir et sans illusion, imagé et poétique, novateur et flirtant parfois avec l’absurde, ce texte singulier révèle une plume qui méritait de sortir de l’oubli, ce à quoi contribue brillamment la traduction française de Gabrielle Danoux.

Merci à elle de m’avoir fait découvrir cette œuvre, au cours de ce qui est pour moi presque une première rencontre avec la littérature roumaine, si l’on excepte Eugène Ionesco. (3/5)

 

 

Citation :

Les minutes s’écoulaient lentement. Cette rue formait un véritable désert : pas un pas ne résonnait sur le trottoir bitumé. Les minutes accrochées au mur, quant à elles, battaient la cadence, produisant une douce musique aux sonorités faïencées. Pendant un moment, il les observa qui surgissaient de l’éternité, sautaient, puis s’agrippaient à la grande aiguille qui les soulevait avec un bruit sourd. Lorsqu’elles achevaient leur existence, Negrisor entendait distinctement un léger cliquetis et il lui semblait qu’un souffle s’éteignait sur un bras de la chaîne du balancier qui descendait.

(…)

Les minutes ici présentes, avec leurs vies équivalentes, égalisées en longueur comme un fagot de brindilles, l’attristaient vraiment. On entendit plusieurs fois le son de la pendule, Negrisor vit qu’il était vingt-deux heures, et, ce qui l’intéressait beaucoup maintenant, c’était de voir par où de nouvelles minutes pourraient encore grimper, alors que la grande aiguille entamait sa descente. Par le bras de la chaîne qui montait, bien sûr. Ensuite, elles se laissent entraîner par les petites roues du mouvement, glissent sur la tige et attendent derrière le cadran blanc, comme les âmes recroquevillées devant le gouffre qui les sépare de l’infini. Ensuite, l’horloge annonce leur destinée, elles se glissent l’une après l’autre vers la flèche de l’aiguille, comme un enfant chevaucherait une poutre qui penche vers d’abyssales noirceurs. A chaque nouveau tic-tac, une nouvelle cabriole.

(…)

Mais Sari ne revenait toujours pas. Elle ne se rendait pas compte que son retard coûtait nombre de nouvelles têtes de minutes culbutées sous l’intransigeant couperet du temps.

 

Retrouvez ici :

- Mon interview de Gabrielle Danoux, traductrice de La femme chocolat du roumain vers le français. 

- Ma chronique de l'Académie de l'air de Daniel Marcu, recueil de poésie traduit par Gabrielle Danoux. 

 



 

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