mardi 9 décembre 2025

[Adichie, Chimamanda Ngozi] L'inventaire des rêves

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'inventaire des rêves
           (
Dream Count)

Auteur : Chimamanda Ngozi ADICHIE

Traduction : Blandine LONGRE

Parution : en anglais (Nigeria)
                  et en français en
2008 (Gallimard)

Pages : 656

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

L’inventaire des rêves, c’est avant tout la naissance de quatre grandes héroïnes, quatre femmes puissantes venues d’Afrique de l’Ouest dont les destins et les rêves se croisent. Chiamaka est une rebelle qui a déçu sa famille huppée du Nigeria, car au mariage avec enfants elle préfère vivre de sa plume, sans attaches. Mais est-ce vraiment son rêve ? Sa meilleure amie Zikora, qui a toujours voulu être mère, réussit à trouver le parfait alter ego, mais sera-t-il à la hauteur ? Quant à Omelogor, cousine de la première, femme d’affaires brillante, elle rêve de combattre les injustices faites aux femmes et plaque tout pour reprendre des études aux États-Unis. Et puis il y a Kadiatou, domestique adorée de Chiamaka, fine cuisinière et tresseuse hors pair. Son rêve américain se réalise quand un hôtel de luxe l’embauche comme femme de chambre, pour le meilleur et surtout pour le pire. Les rêves des femmes seraient-ils plus difficiles à atteindre ?
Dix ans après le succès planétaire d’Americanah, la grande Adichie signe un magnifique nouveau roman, ample et saisissant. En mêlant avec brio sujets profonds et frivolité, drames et douceur, L’inventaire des rêves bouleverse autant qu’il amuse. Car si ces quatre héroïnes inoubliables aiment rêver d’amour, papoter pendant des heures, partager plats savoureux et plaisanteries, elles sont aussi et avant tout des femmes noires qui, chacune à sa manière, doivent questionner l’impact qu’a leur couleur de peau sur leur parcours, et sur le regard des autres.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Née en 1977, Chimamanda Ngozi Adichie est nigériane. Ses romans ont été couronnés de plusieurs prix littéraires. Elle est également connue comme essayiste et militante féministe.

 

 

Avis :

Douze ans après son dernier roman, Chimamanda Ngozi Adichie revient à la fiction avec une œuvre puissante et attendue, portée par sa voix désormais incontournable dans les débats féministes et politiques mondiaux. Dans ce nouveau récit, elle tisse les trajectoires de quatre femmes africaines, toutes parties aux États-Unis en quête d’émancipation, de justice, de maternité ou simplement d’une vie meilleure. Leurs parcours, bien que distincts, se rejoignent dans une fresque polyphonique où le rêve postcolonial féminin se heurte aux réalités sociales, mais n’en porte pas moins les germes d’une transformation.  

Les protagonistes – Chiamaka, Zikora, Omelogor et Kadiatou – incarnent différentes facettes de la condition féminine contemporaine. Chiamaka, qui a choisi de renoncer aux conventions familiales pour se consacrer à l’écriture, se retrouve confrontée à une solitude profonde. Zikora, en quête de maternité, voit ses repères s’effondrer lorsque son compagnon l’abandonne. Omelogor, ex-cadre dans la finance nigériane, quitte un monde corrompu pour se consacrer à la défense des droits des femmes. Enfin, Kadiatou, ancienne employée domestique guinéenne, tente de reconstruire sa vie aux États-Unis, mais son rêve américain se brise dans les couloirs d’un hôtel de luxe, où elle subit des violences inspirées d’un fait réel : l’affaire Nafissatou Diallo.  

À travers Kadiatou, l’auteur donne une voix aux femmes invisibles du mouvement #MeToo – celles que l’on n’entend pas et que l’on ne défend pas : migrantes, précaires, subalternes. Elle qui, marquée par la perte de ses parents, a décidé de transformer son deuil en acte littéraire, fait de ce personnage une figure universelle de résistance et de dignité, en tous les cas le centre émotionnel du roman dans sa plongée dans les injustices systémiques où racisme et sexisme s’entrelacent.

Au-delà de ses portraits de femmes fortes et vulnérables à la fois, le roman interroge les mécanismes d’effacement, les injonctions sociales et les obstacles spécifiques que rencontrent les femmes noires, qu’elles soient immigrées ou issues des élites. Il rappelle que tout féminisme authentique doit intégrer la dimension raciale, car le racisme, qu’il soit institutionnel ou insidieux, conditionne l’accès à la parole, à la justice et à la liberté de rêver sa vie.  

Dans cette œuvre chorale, on retrouve les grands thèmes chers à l’auteur : la tension entre tradition et modernité, l’identité africaine en diaspora et la sororité comme force de survie. En s’inspirant d’un fait réel et en l’inscrivant dans une démarche intime née du deuil, elle signe un roman profondément militant, à la fois lieu de réparation et espace de combat, mais aussi traversé par un vrai souffle romanesque qui en rend la lecture aussi immersive que captivante. (4/5)

 

 

Citations :

Il est facile d’être triste ; la tristesse est un fruit qui pousse sur les branches basses. Pour cueillir l’espoir et le bonheur, il faut tendre les bras plus haut, et je ne lui ai pas appris à le faire.

Dans ce monde, nous sommes tous inconnaissables. Nous ne pouvons connaître pleinement les autres quand nous nous sentons parfois étrangers à nous-mêmes.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

dimanche 7 décembre 2025

[Nunez, Laurent] Tout ira bien

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Tout ira bien

Auteur : Laurent Nunez

Parution : 2025 (Rivages)

Pages : 256 

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Bienvenue dans une famille aussi attachante qu'excentrique, où chacun a son secret pour maîtriser le destin ! Un oncle obsédé par les mystères du Loto, un cousin qui traque les reliques sacrées à travers l'Europe, une tante virtuose dans l'interprétation des rêves…
Entre le Maroc, l'Espagne et la France, Laurent Nunez nous fait voyager au cœur d'un univers où chaussettes rouges, mains de Fatma, plantes magiques et philtres d'amour forment un rempart contre l'incertitude.
Mais que valent ces sortilèges du quotidien lorsque l'inévitable se profile ? Peut-on vraiment négocier avec le destin ?
Chronique familiale malicieuse et bouleversante, ce roman explore notre besoin impérieux de contrôler l'incontrôlable. Il nous rappelle que derrière chaque superstition se cache notre espoir le plus fragile, le plus humain. Car, au fond, qui n'a jamais touché du bois en murmurant : tout ira bien ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Laurent Nunez a été professeur de lettres, critique littéraire et rédacteur en chef du Magazine littéraire. Il est désormais éditeur et écrivain. Il a écrit plusieurs ouvrages sur les pouvoirs de la littérature, notamment Les Récidivistes, L'Énigme des premières phrases et Il nous faudrait des mots nouveaux, ainsi qu'un roman, Le Mode avion.

 

 

Avis :

Après les essais érudits comme Les écrivains contre la littérature, où il scrutait les tensions entre tradition et modernité, et les romans plus ludiques tels que Mode avion, centrés sur le jeu linguistique et la réflexion théorique, Laurent Nunez change de registre pour un récit plus intime et autobiographique, où s’entrelacent mémoire familiale, croyances populaires et rémanence de l’enfance. 

Ce récit se déploie comme une méditation sur la fragilité des existences et la force des gestes minuscules. Les membres de la famille de l’auteur, héritiers d’une mémoire marquée par l’exil et les traditions, vivent dans l’obsession des rituels et des superstitions censés infléchir le cours du destin. Au-delà de leur aspect folklorique, parfois dérisoire et ridicule, que l’auteur souligne avec un humour d’autant plus bienveillant qu’il a lui-même intégré ces pratiques à son corps défendant, ces gestes apparaissent comme des signes d’espérance, des talismans contre l’inéluctable. Ils révèlent en creux des blessures familiales héritées souterrainement, des traumatismes invisibles qui se transmettent silencieusement de génération en génération.

Bien plus que de simples manies, les superstitions s’avèrent des stratégies pour apprivoiser la peur et donner un sens à ce qui n’en a pas. A mesure que Laurent Nunez approfondit sa pensée – « J’y découvris l’immense fossé qui sépare la superstition et la foi. L’une rend craintif, l’autre redonne confiance. L’une freine, l’autre propulse. » Et encore : « J’avais toujours pensé que les gens devenaient plus croyants à l’approche de leur mort, mais j’avais été sot, car je manquais d’expérience. C’est quand leurs proches disparaissent que les gens se mettent à espérer et à croire, à chercher un sens à ce qui n’en a pas. Ce sont les gros coups du sort qui font croire que le sort existe. » –, son récit familial, tendre, drôle et poétique, gagne en profondeur et s’élargit en une réflexion sur la condition humaine et les diverses manières de rendre la vie supportable malgré l’inéluctable. 

À cette gravité se superpose un humour discret, presque imperceptible, qui allège le récit et lui confère une humanité supplémentaire. Laurent Nunez sourit de ces pratiques sans jamais les ridiculiser, dans une distance bienveillante et avec une ironie douce qui instaurent entre lui et le lecteur une sorte de complicité chaleureuse. S'observant lui-même conserver malgré lui l'habitude de certains rituels, son oscillation entre adhésion et recul nourrit la subtilité du livre, qui interroge avec tendresse la manière dont chacun cherche à se protéger du malheur.

L’érudition, elle aussi, affleure par touches légères. On retrouve l’auteur des essais et des romans plus théoriques, mais ici la culture se glisse dans les interstices, comme une présence discrète qui enrichit le récit sans jamais l’alourdir. Les réflexions sur la superstition et la foi, sur la croyance et le hasard, témoignent d’une pensée nourrie de lectures et de méditations philosophiques, mais elles sont offertes au lecteur avec simplicité, presque comme des confidences. Ce mélange de profondeur intellectuelle et de délicatesse autobiographique donne tout son sel au récit.

Entre retenue stylistique, rythme contemplatif, humour discret et érudition diffuse, un livre à la fois tendre et grave qui transforme les blessures silencieuses en parole universelle et fait des gestes les plus modestes des signes de dignité et d’espérance. (4/5)

 

Citations :

Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? (Paul Valéry)


Il ne faut pas qu’un clou dépasse. C’est la règle, sinon le marteau frappe sur le clou. Simple. Basique. Entre le stoïcisme et le taoïsme. Bien sûr, c’est avec ce genre de philosophie que l’on rate les grandes occasions de sa vie, ou que les dictatures s’éternisent. Disons que ça ne facilite pas les révolutions. Mais pour ma famille, c’était trop risqué : si l’on faisait signe aux dieux d’une manière trop évidente, les dieux ne semblaient avoir d’autres choix que de nous punir. Les Grecs appelaient cela l’hubris : toute prétention excessive à une supériorité parmi les hommes amenait une réponse vengeresse de la part des dieux. Je pourrais citer Prométhée, Icare, Marsyas, Midas. Ma tante Eulalie, la pianiste parano du « moi-bémol », dévorait Paris Match chaque semaine, et elle citait d’autres noms. Elle disait que c’était pour cela que Coluche avait eu un accident de moto. Elle expliquait également ainsi la mort de Balavoine, et même l’accident du fils de Romy Schneider. Entraînée dans sa pente, qui semblait convoquer le pire, elle en rajoutait devant tous ces gamins que nous étions, tous les cousins bouche bée devant elle, Aline, Christophe, Claude, Véronique, Zoé. Moi. Elle parlait du petit Grégory, de Sacha Distel, de John Lennon, des Kennedy. Je tournais la tête : personne n’osait rire. Personne ne voulait lui rétorquer qu’elle était folle. Personne n’avait envie d’être le prochain sur sa liste.


Tout de même : comment cette idée – faire un nœud pour retrouver un objet – a-t-elle bien pu se répandre dans le monde, avec un tel succès ? C’est cela qui m’épate quand j’y songe : l’absence de lien que les gens admettent fièrement entre un problème et sa solution. Être superstitieux, au bout de compte, c’est cela : établir des liens inadéquats, hautement improbables, à la fois ridicules et insensés, entre une cause et un effet. Porter un vêtement rouge pour réussir dans la vie… Verser dans le verre de quelqu’un des herbes en poudre pour qu’il nous aime. Ouvrir la main derrière son dos pour retenir la chance… Nouer un torchon pour retrouver un objet… J’en discutais il y a quelque temps avec un ami médecin ; je lui parlai de ma famille, et me moquai de nos superstitions. Thomas, c’est ainsi qu’il s’appelle, a souri (il semble toujours tout savoir, c’est à la fois pratique et agaçant), puis il m’a répondu : « Quand quelqu’un de ta famille fait koutoufatou, ou quand quelqu’un en Tunisie, en Algérie, fait un nœud pour retrouver un objet, que se passe-t-il vraiment dans son cerveau, au beau milieu de ses neurones ? Pourquoi ces invocations insensées fonctionnent-elles ? C’est très simple : on appelle cela un “processus de concentration induite”. Tu vois, au moment où nous nous rendons compte que nous avons perdu quelque chose, la compulsion prend toujours le dessus : nous bousculons tout, nous cherchons sans système, sous la pression des conséquences de cette perte… Bref, nous nous éparpillons. De sorte que très souvent il n’y a pas d’objets vraiment perdus : juste des gens qui s’affolent. Mais ouvrir un tiroir, trouver un torchon, y faire un nœud, demander d’une manière rituelle à ce nœud, à ce torchon, de retrouver l’objet à notre place : tout cela prend du temps, et permet de rétablir en nous l’attente et le calme. Quel trésor fabuleux ! De la détente et un système : c’est ce que koutoufatou apporte à ta famille. Cette détente passagère, et le fait de puiser dans sa mémoire pour suivre correctement le rituel réactivent les connexions neuronales, et facilitent le retour des souvenirs. De tous les souvenirs… Dont celui-ci, évidemment, de la place de l’objet perdu. » (…)
Parfois, je m’interrogeai plus encore : qu’avaient-ils donc perdu de si rare, de si important, et quand, pour faire de ce mot qui n’existait même pas le mantra de notre famille ? Quelle perte les avait épuisés pour qu’ils en arrivent à forger un tel stratagème, pour qu’ils fassent en sorte de toujours tout retrouver ? Qu’est-ce que je ne voyais pas, qui était absent mais qu’eux hallucinaient ?
 
 
C’est ainsi que mon oncle Paco, qui n’avait jamais travaillé de sa vie, et dont tout le monde moquait les théories et les rituels, empocha soudainement 14 millions de francs – un peu moins de 4 millions d’euros. Et c’est ainsi que j’eus dans mon enfance, grâce à la Française des jeux, un oncle millionnaire. Oh ! Ma vie ne fut en rien bouleversée. Certes il y eut un grand dîner parisien, mais les enfants ne furent pas invités. Paco et Rosario, qui avaient vécu si chichement pendant si longtemps, et qui craignaient de retourner dans la pauvreté, ne changèrent absolument rien à leur train de vie. Rosario continua pendant dix ans à travailler comme femme de ménage pour diverses familles assurément moins riches qu’elles. Paco continua à jouer au PMU et au Loto. Nous avons continué à les voir parfois – de plus en plus rarement. Puis, un jour, sans prévenir personne ni même leurs voisins, les deux tourtereaux bagués d’or s’envolèrent pour l’Espagne, afin de profiter d’une villa qu’ils avaient fait construire secrètement, vers Alicante. Comme il avait fui le Maroc à cause de sa pauvreté, mon oncle fuit la France à cause de sa richesse. « Il avait très peur qu’on lui demande quelque chose », expliquait ma mère. Mon père s’agaçait : « Je ne lui ai jamais rien demandé ! » Le pauvre en était fier. Moi non : j’imagine encore ce que j’aurais pu obtenir, si j’avais eu l’audace de supplier.


Une anecdote de Lacan me revint en mémoire. Un patient allongé sur son divan s’était un jour exclamé : « Oh là là, ce que je suis bête ! » Ce à quoi le psychanalyste avait répliqué, avec son à-propos légendaire : « Ce n’est pas parce que vous le dites que ça n’est pas vrai. »


Tu te mens quand tu prétends que tu ne possèdes pas vraiment ces reliques, que tu les conserves juste… T’en débarrasser ? Tu en serais bien incapable. L’éléphant, le bouddha, le trèfle, la coccinelle : tout cela est une manifestation tangible de l’héritage culturel, cultuel, que tu as reçu pendant des années. Tous ces bibelots officient à l’instar d’objets transitionnels : ils sont très exactement où tes parents ne sont pas. Les jeter signifierait rejeter une partie du patrimoine immatériel transmis par ta famille, et donc une part de ton identité… Admets-le : si adulte qu’on soit, ou qu’on s’espère, on échappe peu à son enfance, aux étranges remèdes qu’on nous a appris, aux grands pouvoirs qu’on nous a fait espérer, aux sévères châtiments qu’on nous aura fait attendre très longtemps – et même toute la vie. »


« Tu résides à Paris, sans progéniture, avec un revenu suffisant pour te permettre une certaine indifférence dans tes dépenses. Tu es le seul membre de ta famille à détenir un diplôme universitaire, le seul à posséder une véritable bibliothèque, le seul à avoir entrepris une psychanalyse – triple exploit qu’explique une longue quête de distinction. Ta construction identitaire s’opère en opposition constante à tes parents, comme si le fossé entre vous ne cessait de se creuser. Et c’est normal, puisque c’est toi qui creuses. Les objets que tu as hérités de tes proches sont comme des totems symboliques de ta classe d’origine et de ton appartenance familiale. En conservant ces bibelots, tu maintiens un lien avec ton origine, avec ton passé, même si ta vie actuelle en tant qu’éditeur à Paris contraste avec celle de tes parents, ouvriers à Orléans. Tu as longtemps essayé de jouer une autre pièce, à défaut d’en être l’auteur : c’est ce qu’Erving Goffman aurait appelé “une représentation de soi complexe”, ou complexée… Rien que de très banal, venant d’un transfuge. Retrouver près de toi, dans cette demeure qui est la tienne, ces divers porte-bonheur, c’est murmurer un secret que tout le monde pourtant peut déchiffrer : ta jeunesse est révolue. Le quadragénaire que tu es n’oublie pas ses origines (il n’a plus besoin de cet oubli pour se construire) : tu redeviens lentement le fils de tes parents. »


C’est dans son bureau que j’appris à moins trembler en regardant le monde. J’y découvris l’immense fossé qui sépare la superstition et la foi. L’une rend craintif, l’autre redonne confiance. L’une freine, l’autre propulse.


Dans la cuisine, mes parents buvaient un café en compagnie de ma tante Eulalie. En voyant le chiot dans mes bras, cette dernière fit la moue et ne put réprimer une remarque : « Sais-tu combien de temps ça vit, cette race de chien ? » Comme je lui répondais : « Une bonne dizaine d’années », elle se tourna vers ma mère pour ajouter, l’air immensément soucieux : « Il ne faudrait pas que ce gosse s’attache trop… » Je repense souvent à cette phrase si triste de ma tante, que j’associe désormais à cette remarque si drôle de Cioran : « Dans cinq cent mille ans, l’Angleterre sera, paraît-il, entièrement recouverte d’eau. Si j’étais anglais, je déposerais les armes toute affaire cessante. » 
 
 
[A l’enterrement] Croyaient-ils encore, tous autant qu’ils étaient, à ces forces supérieures auxquelles ils vouaient un culte fervent ? À les voir ainsi prostrés, ravagés par la douleur, il était évident qu’ils nourrissaient plutôt les mêmes doutes que moi sur la vie, sur le destin, et sur l’au-delà. Au fond d’eux-mêmes, ils savaient que l’existence était sans règles, hasardeuse, et que la mort n’offrait aucune échappatoire ; qu’elle était juste la fin, irrémédiable, définitive. Plante magique, médaille porte-bonheur, chaussettes rouges, plat de lentilles : on avait inventé toutes ces choses parce qu’on ne pouvait justement rien changer à rien. On naissait un jour ; on vivait un peu, sans rien contrôler ; un autre jour on mourait ; et voilà : coincé entre deux dates sur une pierre tombale, on n’était plus que quelqu’un qui n’était plus. Tous ici le comprenaient enfin, semble-t-il.


J’avais toujours pensé que les gens devenaient plus croyants à l’approche de leur mort, mais j’avais été sot, car je manquais d’expérience. C’est quand leurs proches disparaissent que les gens se mettent à espérer et à croire, à chercher un sens à ce qui n’en a pas. Ce sont les gros coups du sort qui font croire que le sort existe.


Les psychologues nomment « déréalisation traumatique » le phénomène par lequel, à la suite d’un bouleversement affectif, s’installe une sorte de distorsion entre le monde réel et la perception qu’un être humain en a. Notre esprit, dans un souci de protection, envelopperait notre souffrance d’un voile d’irréalité, donnant à tout ce qui nous entoure une apparence légèrement absurde. Ce décalage entraîne un certain humour qui surgit toujours mal, au grand dam de l’entourage déconcerté par tant d’inconvenance. (…)
La déréalisation traumatique… C’est incontestablement ce mécanisme de défense qui est à l’origine de ce récit tout entier, qui en constitue en quelque sorte la trame invisible. Si j’insiste sur ce point, c’est afin que le lecteur me pardonne le ton adopté dans certains passages de mon livre. Oui, j’ai ri de ce qui n’avait sans doute rien de risible. J’ai plaisanté quand la décence aurait voulu que je me taise. J’ai commis des traits d’esprit sur ce qui me brisait le cœur. Mais je demande qu’on ne me juge pas trop sévèrement. Qu’on veuille bien plutôt me considérer comme un homme acculé à une situation sans issue, contraint de sourire et d’ironiser sur sa propre famille, sur sa propre vie, condamné à chercher le rire des autres, pour espérer réentendre un jour le sien. 
Après tout, qu’est-ce que ce livre qui s’achève, sinon pas mal de chagrin, structuré par un peu de grammaire ? 


 

vendredi 5 décembre 2025

[Shafak, Elif] Les fleuves du ciel

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Les fleuves du ciel
            (There are Rivers in the Sky)

Auteur : Elif SHAFAK

Traduction : Dominique GOY-BLANQUET

Parution : en anglais en 2024,
                  en français en 2025 (Flammarion)

Pages : 512 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Londres, 1840. Arthur, un garçon à la mémoire prodigieuse né sur les rives de la Tamise, est engagé comme apprenti dans une imprimerie. Bientôt, son monde s’ouvre bien au-delà des taudis de la capitale anglaise, vers un autre fleuve, le Tigre, et une ancienne cité de Mésopotamie qui abrite les fragments d’un poème oublié.
Turquie, 2014. Chassées de leur village au bord du Tigre, Naryn, une petite fille yézidie, et sa grand-mère entreprennent un long voyage, traversant des terres en guerre dans l’espoir d’atteindre la vallée sacrée de leur peuple, en Irak, pour que Naryn y soit baptisée.
Londres, 2018. Zaleekhah, hydrologue fascinée par la mémoire de l’eau, emménage dans une péniche pour échapper à la faillite de son mariage. C’est alors qu’un curieux livre qui la ramène à ses origines vient chambouler son existence.
Avec ce roman éblouissant, une traversée des siècles et des cultures suivant trois destinées entrelacées par le cours imprévisible de l’eau, Elif Shafak s’impose comme l’une des plus grandes conteuses de notre époque.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Elif Shafak est l'auteure de douze romans salués par la critique, notamment L'architecte du Sultan, La Bâtarde d'Istanbul, Trois filles d’Ève, et 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange. Son œuvre, pour laquelle elle a reçu la décoration de Chevalier des Arts et des Lettres, est traduite dans le monde entier. Elle milite pour les droits des femmes, et collabore régulièrement avec des quotidiens internationaux comme The New York Times, The Guardian et La Republica.

 

Avis :

De La bâtarde d’Istanbul, qui sonde les blessures de l’histoire turco‑arménienne, à L’île aux arbres disparus, qui évoque les violences inter‑ethniques entre Chypriotes grecs et turcs,  Elif Shafak n’a cessé d’explorer les thèmes de la mémoire, de l’identité et de la transmission. Elle choisit cette fois l’eau comme fil conducteur, élément vital qui relie personnages, civilisations et récits dans une vaste composition traversant les époques et menant à une méditation sur la condition humaine.

Détournant l’idée controversée de la « mémoire de l’eau », selon laquelle le liquide conserverait la trace des substances rencontrées même après leur disparition matérielle, Elif Shafak en fait une métaphore poétique : l’eau devient archive invisible, dépositaire des histoires et des civilisations qu’elle a traversées. Trois existences s’y inscrivent : un archéologue anglais du XIXᵉ siècle en quête d’un poème mésopotamien oublié, une enfant du Proche‑Orient entraînée dans l’exil au début du XXIᵉ siècle, et une hydrologue contemporaine confrontée aux menaces pesant sur cette ressource vitale. 

A lui seul, le titre condense cette vision. Drainant mémoires et récits à mesure que les pluies alimentent rivières, fleuves puis mers, l’eau relie cosmique et terrestre, origine et disparition. Les histoires humaines, comme les fleuves, naissent d’un ciel commun et s’écoulent vers des destins multiples. A partir de cette image, la romancière turque met en lumière la manière dont l’Occident – oublieux du berceau civilisationnel que fut la Mésopotamie – a longtemps toisé l’Orient. Elle évoque aussi les tragédies contemporaines, tel le génocide des Yézidis, qui souligne la fragilité des peuples et la violence des effacements. L’eau apparaît alors comme miroir de la vie et de la mort des civilisations : elle emporte les ruines mais conserve les traces.

Enfin, Les fleuves du ciel célèbre la puissance des récits. Car si les civilisations s’effondrent et si les peuples sont déplacés, les histoires survivent, franchissent les frontières et ressurgissent là où on les croyait disparues. Elif Shafak compose ainsi une fresque polyphonique où l’eau n’est pas seulement motif, mais force agissante qui éclaire la condition humaine et rappelle que la mémoire, même menacée, poursuit son oeuvre. 

Conteuse habile et enchanteresse, Elif Shafak métamorphose une réflexion politique et historique en une œuvre d’une grande intensité poétique, où, comme l’eau, le temps coule, nous dépasse et nous emporte, mêlant dans une mémoire universelle les vies et les civilisations, et, puisque tout s’achève dans le même terreau, nous administrant une grande leçon d’humilité et de tolérance. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

C’est avec de telles pensées à l’esprit qu’Assurbanipal entre dans la bibliothèque. Une enfilade de pièces où les murs sont couverts du sol au plafond d’étagères sur lesquelles des milliers de tablettes d’argile sont disposées en ordre parfait, classées par sujet. Elles ont été collectées dans des contrées proches ou lointaines. Sauvées pour certaines de la négligence ; d’autres achetées à leur propriétaire pour une bouchée de pain ; mais la plupart ont été prises de force. Elles contiennent toutes sortes d’informations, qu’il s’agisse d’accords commerciaux ou de recettes médicinales, de contrats juridiques ou de cartes célestes… car le roi sait que pour dominer d’autres cultures, il faut saisir non seulement leurs terres, récoltes et biens matériels, mais aussi leur imaginaire collectif, leurs souvenirs partagés.


Bientôt, le crépuscule peint l’horizon en orange vif, jusqu’à ce que le brouillard revienne en force et efface toutes les couleurs de son morne pinceau. Un allumeur de réverbère passe en sifflotant. Il tient à la main une longue perche avec une mèche allumée. Une par une, les lampes à gaz le long de la rue prennent vie, projetant une lueur vaillante dans l’obscurité qui s’épaissit. Demain matin, le même homme réapparaîtra pour les éteindre une à une. Un pendule oscille constamment entre le jour et la nuit. La lumière et l’ombre. Le bien et le mal. Peut-être en va-t-il de même pour le passé et le présent – ils ne sont pas entièrement distincts. Ils saignent l’un dans l’autre.


Les enfants de parents déracinés naissent dans la tribu du souvenir. Leur présent et leur avenir sont à jamais façonnés par leur passé ancestral, qu’ils en aient connaissance ou non. S’ils fleurissent et prospèrent, leur réussite sera attribuée à toute une communauté ; et de la même manière, leurs échecs seront enregistrés au compte d’une entité plus ample et plus ancienne qu’eux-mêmes, famille, religion ou ethnicité.


Une larme tombe sur le dos de sa main. Fluide lacrymal, agencement complexe de cristaux de sel invisibles à l’œil nu. Cette goutte, l’eau de son propre corps, qui contient une trace de son ADN, était jadis un flocon de neige ou un jet de buée, peut-être ici ou à des milliers de kilomètres, changé maintes fois de liquide à solide à vapeur et inversement, tout en gardant son essence moléculaire. Elle est restée cachée sous une terre emplie de fossiles pendant des dizaines sinon des milliers d’années, a grimpé vers les cieux, est revenue sur terre en brume, brouillard, mousson ou tempête de grêle, déplacée et relogée à perpétuité. L’eau est l’immigrant par excellence, prisonnière en transit, incapable à jamais de se fixer.


Les mots sont comme des oiseaux, dit Mr Bradbury. Quand on publie des livres, on libère des oiseaux en cage. Ils peuvent aller où bon leur semble. Ils peuvent survoler les murs les plus hauts, franchir de longues distances, s’installer aussi bien dans un manoir que dans une ferme ou une chaumière d’ouvrier. On ne sait jamais qui ces mots atteindront, quels cœurs succomberont à leurs doux chants.


Si la pauvreté était un lieu, un paysage hostile dans lequel on tomberait accidentellement ou par une poussée délibérée, ce serait une forêt maudite – un bois sauvage humide et lugubre suspendu dans le temps. Les branches vous happent, les troncs vous bloquent le passage, les ronces s’agrippent à vous, résolues à vous empêcher de partir. Même si vous parvenez à surmonter un obstacle, il est aussitôt remplacé par un autre. Vous vous arrachez la peau des mains en vous efforçant de dégager un chemin alternatif, mais dès que vous tournez le dos aux arbres, ils resserrent les rangs derrière vous. La pauvreté mine votre volonté, peu à peu.


Oncle dit souvent que si certains peuvent faire le choix d’une vie simple et discrète, ceux qui viennent de régions perturbées ou d’origines difficiles n’ont pas ce luxe. Car toute personne déplacée comprend que l’incertitude n’est pas tangentielle à l’existence humaine mais qu’elle en est l’essence même. Comme on ne peut jamais être certain de ce qu’apportera le lendemain, impossible de se fier à Dame Fortune – déesse du destin et de la chance – même quand elle semble pour une fois vous accorder ses faveurs. Il faut toujours être prêt à une crise, une calamité, ou un soudain exode. Être un étranger, c’est d’abord une affaire de survie, et personne ne peut survivre s’il est sans ambition ; personne ne progresse en temporisant. Les immigrants ne meurent pas de fatigue existentielle ou d’ennui nihiliste ; ils meurent de travailler trop dur.
 
 
Grandma dit qu’une vieille femme yézidie, une voisine qui lui est chère, a émigré avec ses enfants en Allemagne, où la famille s’est établie dans les années 1990. La femme a été troublée et attristée d’apprendre que les gens là-bas remplissaient une baignoire d’eau et s’asseyaient dedans pour se savonner. Elle ne pouvait pas croire qu’il y ait des gens assez insensés pour plonger dans de l’eau propre sans s’être lavés auparavant.


Grandma dit qu’on devrait toujours se montrer bon envers chaque créature vivante, si petite soit-elle ou apparemment insignifiante, car on ne peut jamais savoir sous quelle forme vous-même ou un être cher allez renaître. 
« Hier j’étais un fleuve. Demain, je reviendrai peut-être sous la forme d’une goutte de pluie. »


Qu’ils soient bourbeux ou placides, dans ce pays où les pierres sont anciennes et où les histoires se racontent mais sont rarement écrites, ce sont les fleuves qui gouvernent les jours de notre vie. Nombre de rois ont régné et nombre de rois ont disparu, et Dieu sait qu’ils étaient pour la plupart impitoyables, mais ici en Mésopotamie, ne l’oublie jamais, mon amour, le seul véritable souverain, c’est l’eau. 


Les divisions entre classes sont en vérité des frontières sur une carte géographique. Quand vous naissez dans un milieu riche et privilégié, vous héritez d’un plan qui trace les chemins ouverts devant vous, signale les raccourcis et les détours capables de vous conduire à destination, vous informe des vallées luxuriantes où vous pouvez prendre du repos, des terrains instables à éviter. Si vous entrez dans le monde sans cette carte, vous êtes privé de guide sûr. Vous vous égarez plus facilement, vous tentez de traverser ce que vous avez pris pour des vergers et des jardins, et découvrez que ce sont des marais et des tourbières.
 


Tandis qu’elle ferme les yeux, attendant de sombrer dans un sommeil drogué, elle entend au loin un léger clapotis. Elles sont toutes là. Les rivières perdues du temps, hors de la vue et hors de l’esprit mais remarquables par leur absence, comme les membres fantômes qui gardent la faculté de faire souffrir. Elles sont ici et partout, érodant les structures solides sur lesquelles nous avons construit nos carrières, mariages, renommées et relations, roulant toujours plus vers l’avant – avec ou sans nous. Zaleekhah sait qu’elle n’est peut-être pas l’une des leurs, mais elle sera toujours attirée par les gens entraînés vers quelque chose de plus grand et meilleur qu’eux, une passion qui dure la vie entière, même si elle finit par les dévorer.


Tout comme une flamme requiert l’ombre pour exister et grandir, l’idée de la suprématie européenne avait besoin d’un Orient imprégné de misère et de désespoir. Napoléon se donnait pour mission de libérer les peuples de la région de leur destinée et de les conduire à restaurer la grandeur de leurs ancêtres. Ainsi tous seraient bénéficiaires – l’envahisseur et l’envahi. Enhardi par cette conviction, il ordonna de collecter des antiquités. Cependant il ne serait pas facile de les rapporter au Louvre. Car les Français n’étaient pas seuls habités par cette ambition. Les Britanniques aussi étaient dans les transes de l’égyptomanie.


Les empires savent se donner l’illusion qu’étant supérieurs aux autres, ils vivront à jamais. Une certitude partagée que demain le soleil se lèvera, que la terre restera fertile, que les eaux ne se tariront jamais. Un mirage réconfortant qui donne à croire que même si nous mourons tous, les bâtiments que nous érigeons, les poèmes que nous composons, les civilisations que nous créons vont survivre.


Arthur commence à suspecter que le mot civilisation désigne le peu que nous parvenons à sauver d’une perte que personne ne souhaite se remémorer. Des triomphes se dressent sur les échafaudages bricolés de sévices indicibles, des légendes héroïques sont tissées d’agressions et d’atrocités. Le système d’irrigation de Ninive était une réussite éclatante – mais combien de vies ont été gaspillées pour le construire ? Il y a toujours un autre aspect des choses, un aspect oublié. L’eau était le plus grand atout de la ville et son trait distinctif, pourtant elle est aussi ce qui l’a sapée pour finir. Les larges quantités de sel charrié par les torrents et les marées ont ruiné le sol. Fleuves créateurs, fleuves destructeurs. Parfois votre force principale devient votre pire faiblesse. 
 
 
Aux dires de certains, les Yézidis sont des musulmans hérétiques ou des chrétiens renégats. D’autres affirment que ce sont des juifs apostats, ou une étrange secte zoroastrienne perdue dans les replis de l’histoire. Certains assurent que leur système de caste est une dérivation de l’hindouisme. Selon une hypothèse très répandue, leur foi est un ersatz de croyances originales, un rejeton égaré. Arthur n’est pas d’accord. De plus en plus il a la conviction que leur lignée, aussi enracinée ici que les arbres indigènes, peut remonter au temps des anciens Mésopotamiens.


Il lui vient à l’esprit ce soir-là qu’il y a une similitude entre l’amitié et la foi. Elles sont construites l’une et l’autre sur la fragilité de la confiance.


Je doute que les thérapeutes envoient leurs patients au British Museum, mais quand vous êtes près d’un objet si impossiblement âgé, ça remet les choses en perspective. Ce qui vous trouble à l’instant présent est infime dans le cours du temps. Je pense que chacun devrait traîner un peu en compagnie d’un lamassu de temps à autre.Zaleekhah étudie le panneau. 


« Il était donc cruel, Assurbanipal ? 
— Il compte parmi les plus féroces des rois assyriens. Sa destruction de l’Élam est considérée par nombre de chercheurs comme un génocide. 
— Je m’attendais à mieux de la part d’un homme connu pour avoir fait construire une bibliothèque magnifique. 
— Vous êtes loin d’être la seule à faire cette supposition. Qui vient à point nous rappeler qu’un individu peut être cultivé, policé, généreux, mondain, et quand même commettre des actes d’une cruauté stupéfiante. »


Écrire, c’est se libérer des contraintes de l’espace et du temps. Si la parole orale est une ruse des dieux, la parole écrite est le triomphe des humains. 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

  


 

mercredi 3 décembre 2025

[L'Hermenier, Maxe] Tom Sawyer - Tome 1 (BD)

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Tom Sawyer (Tome 1) 

Auteur : Maxe L'HERMENIER, 
                DJET et Johann CORGIE

Parution : 2025 (Jungle)

Pages : 50

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Tom Sawyer est un garçon rêveur qui préfère les jeux, les mystères et les escapades aux bancs de l’école.  Aux côtés de son fidèle ami Huck, il arpente les environs de son village, joue aux aventuriers… et se retrouve un jour témoin d’un crime mystérieux. Entre rires, frissons et amitié, suivez Tom Sawyer dans une histoire pleine de rebondissements au bord des rives du fleuve Mississippi !

 

 

Le mot de l'éditeur sur les auteurs : 

Maxe L’Hermenier est un scénariste de bande dessinée français. Auteur prolifique, il écrit dans des univers très différents, du réalisme à l’humour en passant par la science-fiction. En 2018, il imagine la collection Jungle  » Pépites « , collection pédagogique adaptant la littérature jeunesse en bande dessinée. Cette collection regroupe des grands noms comme JC Mourlevat, Pierre Bottero, Victor Hugo, JC Noguès et tant d’autres encore. Il réside près de Reims.

Stéphane Robert dit Djet est originaire du sud de l’île de la Réunion. Il signe avec son premier scénariste, son premier album, L’île de Puki, un dyptique. Il travaille ensuite une série de 3 épisodes de 22 pages pour les USA, Poet Anderson qui sort en version française en 2018. Enfin, Croquemitaines 1 et 2 sortis en 2017, dans le format comics et La rivière à l’envers chez Jungle en 2018.

 

 

Avis :

Cette adaptation en BD du mythique Tom Sawyer de Mark Twain réunit trois talents complémentaires : Maxe L’Hermenier, scénariste aguerri dans l’art de transmettre les grands classiques ; Djet, dessinateur dont la polyvalence graphique navigue avec aisance entre univers jeunesse et comics ; et Johann Corgié, coloriste désormais affirmé dans l’illustration. Ensemble, ils inaugurent une série jeunesse consacrée à Tom Sawyer, destinée aux lecteurs dès 9-10 ans. Ce premier tome ouvre le cycle des aventures pétillantes, espiègles et initiatiques du jeune héros, libre, audacieux et irrésistiblement attachant.

L’ouvrage séduit par la vivacité de son récit et la richesse de son univers graphique. La plume de Maxe L’Hermenier restitue avec clarté l’esprit du roman de Mark Twain, en préservant l’élan d’aventure et la fraîcheur des jeux d’enfants. Le trait de Djet, souple et expressif, capte l’énergie des escapades et la complicité des personnages, tandis que la palette de Johann Corgié accentue les contrastes entre la lumière des moments joyeux et l’ombre des épisodes plus inquiétants. L’ensemble compose une œuvre accessible et entraînante, qui parvient à conjuguer fidélité au texte originel et modernité de la forme, offrant aux jeunes lecteurs une entrée séduisante dans un classique intemporel.

L’exercice présente toutefois des revers. La volonté de s’adresser à un jeune public conduit à une simplification du récit, qui atténue la densité émotionnelle et la complexité des thèmes chers à Mark Twain. Le rythme, délibérément rapide et dynamique, privilégie les scènes d’action et de jeu, reléguant au second plan les moments plus introspectifs qui font la profondeur du roman. Enfin, le style graphique, moderne et coloré, s’il rend l’album attractif, contribue aussi à réduire la dimension historique et réaliste du cadre, transformant le Mississippi en décor stylisé plutôt qu’en espace incarné. Ces choix assumés, qui traduisent une orientation claire vers la jeunesse, se font au prix de la rugosité et de la gravité du texte original.

L’adaptation de Tom Sawyer en BD illustre bien le dilemme des œuvres simplifiées : attrayante par son énergie et son accessibilité, elle perd nécessairement en densité par rapport au texte source. Peut‑elle pour autant susciter l’envie d’aller plus loin ? Rien n’est moins sûr, sans le goût de lire ou l’accompagnement nécessaire. Dans tous les cas, envisagée comme un tremplin, elle accomplit pleinement son rôle, mais prise comme un substitut, elle appauvrit l’expérience littéraire.

Un joli album donc, qui ne saurait remplacer l’œuvre originale, mais que l’on pourra envisager comme une clé ouvrant la porte vers une rencontre plus intime avec l’univers de Mark Twain. (3,5/5)


 

lundi 1 décembre 2025

[Martinez, Layla] Carcoma

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Carcoma 

Auteur : Layla MARTINEZ

Traduction : Isabelle GUGNON

Parution : en espagnol en 2021
                   en français en 2025 (Seuil)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Une maison peuplée d’ombres et de femmes, édifiée sur la vengeance et la poésie. Un roman tendu, bouleversant, traitant de spectres, de rapports de classe, de violence et de solitude avec naturel, comme si les sorcières avaient dicté à Layla Martínez ce cauchemar lucide et terrifiant. » Mariana Enriquez

Carcoma : 1. Vrillette, ver à bois. 2. Préoccupation constante et grave qui vous consume, vous ronge peu à peu. Aux abords d’un village de Castille, une maison frémissante semble réagir aux moindres faits et gestes de ses habitantes : portes qui claquent, bruits de meuble qu’on traîne, âmes défuntes qui s’accrochent aux mollets – et que l’on écrase pour les tenir en respect. Quatre générations se succèdent entre ses murs. Dans cette famille, ce ne sont pas les bijoux ou la tendresse que l’on se transmet de mère en fille, mais les rancœurs, la jalousie, la douleur – la carcoma, qui ronge qui ronge qui ronge. Derrière les croyances, les apparitions et les sorts jetés, en sourdine, se cache une histoire bien réelle et d’une violence inouïe. Avec mille nuances, Layla Martínez en explore chaque facette et plonge le lecteur dans un récit aussi glaçant que puissant.

 

Un mot sur l'auteur : 

Née à Madrid en 1987, Layla Martinez est auteur et chroniqueuse. Avant son roman d'horreur Carcoma, elle a publié un essai : Utopía no es una isla.

 

Avis :

S’inspirant de sa propre histoire familiale, Layla Martinez signe un premier roman traversé par la rage, celle qui, attisée par le pacte d’oubli post-franquiste et nourrie par des décennies de violences sexistes et d’injustices sociales, ronge les femmes comme le ver de bois du titre en espagnol, génération après génération, dans une maison saturée de rancoeurs et de fantômes.

Dans cette demeure isolée au coeur de la Castille, les murs gémissent, les portes claquent, les traumas se glissent sous les lits pour mieux vous agripper et les cadavres ressurgissent sans cesse des placards. Entre les disparus de la guerre civile, jamais revenus de leur « promenade », la banalisation patriarcale des violences domestiques et la pauvreté qui condamne les femmes à servir les notables du coin, tout semble conspirer pour les enfermer dans une prison d’humiliation et de douleur, le coeur miné par la haine et l’âme rongée par le désir de vengeance.

Les narratrices – une grand-mère et sa petite-fille – n’échappent pas à cette malédiction. Prisonnières de ce lieu devenu entité vivante, bombardées de ses vibrations empoisonnées, elles portent leur héritage traumatique comme une fatalité injuste. Leur seule échappatoire : une vengeance cruelle, assumée dans son immoralité. Maison hantée, sorcières misandres, représailles implacables dans une atmosphère suffocante : tout le récit devient métonymie de la colère de ces femmes, éternelles perdantes dans une société qui les méprise, les maltraite et les relègue aux étages inférieurs. 

Ce roman s’inscrit dans une lignée de littérature féminine et féministe où la maison devient le théâtre d’une mémoire hantée, à la manière des récits de Mariana Enriquez ou de Carmen Maria Machado. Comme chez elles, l’horreur est le langage d’une douleur historique, sociale et intime. Layla Martinez se sert de cette histoire familiale pour exhumer les silences d’un pays qui n’a jamais fait le deuil de ses violences. Le pacte d’oubli est ici un pacte avec les ténèbres, et la maison, un tombeau de la mémoire collective.

La langue, dense et incantatoire, s’accorde aux soubresauts du récit, mêlant réalisme cru et visions hallucinées dans une prose qui semble elle-même contaminée par les fantômes qu’elle convoque. Ici, nulle rédemption ni résilience, mais une radicalité misandre, une revanche sans morale, comme seule réponse possible à une oppression systémique. 

D’emblée saisi par le ton mordant de cette narration vénéneuse et subversive qui, entre horreur, malaise et stylisation métaphorique, déroute autant qu’elle fascine, l’on reste subjugué par la maîtrise de ce premier roman et par l’originalité formelle avec laquelle il explore une Espagne que les fantômes impunis et le venin du franquisme continuent de corrompre jusque dans ses fondements collectifs. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Je suis descendue chercher mon sac avant de remonter. L’étage ne comporte que l’escalier qui mène au grenier et une chambre que je partage avec la vieille. J’ai laissé le sac sur mon lit, le plus petit. Avant c’était celui de ma mère et avant ça celui de ma grand-mère. Dans cette maison on n’hérite pas de bagues en or ni de draps brodés à ses initiales, non, ici les morts nous laissent des lits et du ressentiment. La rage et un endroit où t’étendre la nuit, voilà tout ce que peut te léguer cette maison. 


C’était l’archange Gabriel en armure dorée, les ailes déployées. Dans une main il tenait une épée, dans l’autre une balance, ça me plaisait, ça revenait à dire qu’il n’y a pas de justice sans mort ni de mort sans pénitence. 


Dans la cuisine la vieille avait dressé la table et disposé trois assiettes, trois verres et trois morceaux de pain. J’ai mis le couvert pour ta mère parce qu’elle n’est pas tranquille, m’a-t-elle expliqué. Moi ma mère je ne m’en souviens pas. Ma grand-mère m’a montré des centaines de fois des photos d’elle qu’elle sort de la boîte à gâteaux où elles sont rangées, dès que l’assaillent le chagrin ou la rancœur, qui ne sont guère différents ici. Elle me les montre mais je n’éprouve ni tendresse ni plaisir ni rien, parce qu’étant presque deux fois plus âgée que cette adolescente, je n’ai pas l’impression qu’elle pourrait être ma mère. En revanche je ressens une pointe d’amertume, un héritage de ma grand-mère, et de la colère à l’idée qu’on puisse emmener une ado contre son gré, sans vêtements ni argent. Tout ce qu’on sait c’est qu’elle est montée dans une voiture et que plus personne ne l’a jamais revue.


Mais tout a un prix qu’il faut toujours payer. C’est là une autre des multiples choses que nous savons parfaitement dans notre famille. Tout se paye tôt ou tard.


Ici nous n’avons pas subi les paseos, ces sinistres « promenades » franquistes, ni les coups frappés à la porte au petit matin, et cependant cette maison est un piège et non un refuge. Nul n’en sort et ceux qui partent finissent par revenir. Cette maison est une malédiction. Mon père nous a maudites en la faisant construire et il nous a condamnées à vivre entre ses murs. Depuis nous sommes là et nous y resterons jusqu’à ce que nous pourrissions et bien après encore.


Il détestait les riches, mais d’une autre manière. Non parce qu’ils lui rappelaient ce qu’il était, mais parce qu’ils lui montraient ce qu’il ne serait jamais.


Dans une étable pleine de moutons, il prit une décision et envisagea de faire ce que font les hommes qui n’aiment pas ce qu’ils sont : se servir des plus faibles qu’eux. Lui qui toute son existence avait cru ne rien posséder s’aperçut qu’il s’était trompé. Il avait du pouvoir, un petit pouvoir fuyant, certes, une sorte de limace qui lui glissait entre les doigts à la moindre inadvertance et laissait une traînée de bave épaisse et salissante, mais qui lui suffirait pour arriver à ses fins. 
Il y eut d’abord Adela. Elle ne lui coûta pas grand-chose, une robe bon marché et un flacon d’eau de Cologne rapportés de Cuenca. Mon père n’était pas joli garçon, mais d’une étable à l’autre il avait appris certaines choses. Les mots à employer, la conduite à adopter. Il faut dire que c’était un jeu d’enfant. Adela n’était qu’une petite sotte qui n’avait jamais rien eu de beau. Moi aussi j’étais sotte, mais j’ai eu la chance de ne pas croiser sur ma route un homme tel que mon père.
 
 
Ma petite-fille refusait de le croire. Elle pensait pouvoir prendre le large dès sa majorité, faire des études à Madrid et ne plus revenir. Mais pour finir elle est restée. Où aurait-elle pu aller ? Qui aurait financé ses études dans la capitale ? Il faut être un bourgeois pour ça. Elle s’est renseignée sur les bourses mais on l’a vite détrompée. Ici on ne donne qu’à ceux qui possèdent déjà, on les soutient. Si tu n’as rien, on te donne l’équivalent, c’est-à-dire rien. On ne veut pas de femmes comme nous dans la capitale, ou bien pour faire les bonniches, pas des études. Et des bonnes, ils en ont déjà des tas. Ce n’est plus comme à ton époque, disait ma petite-fille, qui n’en a pas démordu jusqu’à ce qu’elle prenne elle-même conscience qu’elle avait tort. Nous on passe nos journées à chercher de quoi remplir notre gamelle, eux à prendre des poses, et il en a toujours été ainsi. Au bout du compte elle est restée, parce qu’ici au moins elle avait un toit et à manger. C’est ça, la famille, un endroit où on te fournit le gîte et le couvert, en échange de quoi tu es piégée avec une petite troupe de vivants et une autre de morts. Toutes les familles ont leurs morts sous les lits, la seule différence c’est que nous, on voit les nôtres, disait ma mère.


Carmen avait été élevée dans la privation mais entourée de tendresse, cela se ressentait dans son caractère. Aucun ver ne la rongeait, contrairement à ma mère et à moi, attisées par cette anxiété d’indésirables qui ne laisse de répit ni à soi-même ni à autrui.


Ma mère n’avait jamais été autre chose qu’une adolescente sur une vieille photo ou une affirmation de la part de ma grand-mère, pas même un vide car pour cela il faut de l’espace où creuser un trou, pourtant elle était revenue comme si elle n’avait jamais disparu ou comme si elle disparaissait tous les jours et que chaque jour nous devions ressentir cette déchirure en nous. C’est alors que j’ai commencé à sentir le trou le trou le trou.


L’air était toujours dense et lourd comme celui d’une cave ou d’une pièce restée longtemps fermée qu’on ouvre tout à coup pour constater que les objets sont toujours au même endroit, sauf qu’ils ne sont plus que les ombres de ce qu’ils ont été.


Elle avait du mal à trouver un angle sous lequel nous attaquer maintenant que nous ne travaillions plus pour eux, mais sa vilaine langue se chargea de répandre son venin partout où elle pouvait. Dans ce village servile, bien des gens cessèrent de nous parler, pensant peut-être que plus un chien reçoit de caresses de son maître, moins il est chien. 


Mais Pedro était trop timoré ou trop honnête, deux des pires défauts que peut avoir un pauvre.


Dans cette maison, les morts vivent trop longtemps et les vivants trop peu. Notre existence à nous, qui sommes entre les uns et les autres, est en demi-teinte. La maison refuse de nous laisser mourir comme de nous laisser partir.


Telle est la cause du décès de tous les occupants de cette maison, leur haine ou celle des autres, la haine, toujours la haine. 
 
 

 

dimanche 30 novembre 2025

Bilan de mes lectures - Novembre 2025

    

 

Coups de coeur :

  
NOTHOMB Amélie : Tant mieux 
 
   

  

 

J'ai beaucoup aimé :

 
BELLIVIER Reine : La hideuse 
BOUYSSE Franck : Entre toutes  
CHALANDON Sorj : Le livre de Kells
CLERMONT-TONNERRE Adélaïde (de) : Je voulais vivre 
FERRADA Maria José : L'homme à l'affiche 
LEVY Justine : Une drôle de peine
MISHIMA Yukio : Une soif d'amour
VILAIN Philippe : Mauvais élève 
 


 

 J'ai aimé :

 
MILLET Catherine : Simone Emonet
THARREAU Estelle : Point de fuite 
 


  

 J'ai moyennement aimé :

 
LE FLOCH Grégory : Peau d'ourse
 

 

samedi 29 novembre 2025

[Lévy, Justine] Une drôle de peine

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Une drôle de peine

Auteur : Justine LEVY

Parution : 2025 (Stock)

Pages : 198 

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Est-ce que tu me vois, maman ? J’ai deux crédits à la banque, deux enfants que j’étouffe, quatre chats dont deux débiles et une estropiée, des rides en pattes d’araignée autour des yeux et des oignons aux pieds, le même amoureux qui me supporte et tient bon depuis vingt ans, quelle dinguerie, je ne suis ni parfaitement féministe, ni tout à fait écologiste, ni vraiment révoltée, pas encore alcoolique, plus du tout droguée, j’ai un abonnement à la gym, une carte de métro et une autre du Carrefour Market, je ne me fais pas les ongles, je ne me coiffe ni ne me teins les cheveux, je mets du rouge à lèvres une fois par an et surtout sur les dents, je suis toujours aussi raisonnable, aussi peu fantaisiste : je mets beaucoup d’énergie à essayer de ne pas te ressembler, maman. Je n’ai pas pu être une enfant et je ne sais pas être une adulte. »
Une drôle de peine est à la fois une adresse et une enquête. C’est aussi une magnifique déclaration d’amour.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Justine Lévy est l’auteure, entre autres, de Le Rendez-vous (Plon, 1995), Rien de grave (2004), de Mauvaise fille (2009) et Son fils (2021) chez Stock, et de Histoires de famille (Flammarion, 2019).

 

 

Avis :

C’est autour de la perte de sa mère, la mannequin Isabelle Doutreluigne, que s'articule ce récit intime où Justine Lévy, fille du philosophe Bernard-Henri Lévy, cherche à saisir la persistance de l’absence. Dans Mauvaise fille, elle disait encore la douleur immédiate, la violence de la maladie et la fragilité maternelles. Ici, vingt ans plus tard, l’écriture se fait plus introspective, attentive à la manière dont la mémoire continue de travailler et transforme l’absence en une fidélité singulière.

Ce glissement de l’urgence de dire la souffrance vers la lenteur de la mémoire confère au livre une tonalité spécifique, loin des récits de deuil convenus. Refusant les codes de la lamentation, Justine Lévy s’attache à ce qui survit encore dans les gestes, les images et les sensations, évoquant une mère non pas figée dans le marbre du souvenir, mais toujours vibrante dans l’éclat de fragments qui bouleversent.

À la fois pudique et incandescente, l’écriture fait de ces éclats la matière d’une présence continue qui irrigue le présent : la mère existe encore dans la mémoire de la fille, dans les habitudes répétées, les mots transmis, mais aussi dans les questionnements restés sans réponse. Car, fantasque, excessive et tourmentée, ce ne fut pas une mère parfaite, mais une âme dont la fille s’attache à porter et à comprendre les contradictions béantes. Justine Lévy les interroge, palpe la souffrance derrière les silences et les non-dits, et, avec une délicatesse qui n’a d’égale que la violence qu’elle suggère à mots couverts, fait surgir les fantômes invisibles qui ont poursuivi sa mère toute sa vie. 

En filigrane du récit se profilent alors l’ombre spectrale de grands-parents toxiques et les traces indélébiles de leurs violences destructrices, évoquées dans une formule glaçante : « Il y avait, dans notre famille, un côté Dupont de Ligonnès. Mais double Dupont. Côté père et côté mère. Qui, de Jacqueline ou de Jean, a le plus rêvé de droguer et assassiner ses enfants ? Ça aussi, je dois l’élucider. » En affrontant ces ombres, la mémoire devient acte de compassion, de solidarité et de réhabilitation : ne subsiste plus qu’un immense amour filial, capable de transformer la douleur héritée en fidélité lucide. 
 
Sincère et bouleversant dans sa ferveur, alliant délicatesse et finesse psychologique, ce roman à l'écriture vive et à l’intensité captivante s’inscrit dans une vague contemporaine de récits qui réhabilitent les figures féminines absentes. D'Amélie Nothomb à Reine Bellivier, de Laurent Mauvignier à Ramsès Kéfi ou Catherine Millet, cette simultanéité souligne l’ampleur actuelle d’un motif ancien : le deuil maternel, toujours présent dans la littérature, mais devenu aujourd’hui un sujet central et collectif. Chez Justine Lévy, le thème confine au ressassement de livre en livre, mais cette insistance, partagée sous des formes diverses par ses pairs, ouvre un questionnement plus large : traduit-elle une obsession de notre époque pour le passé, nos racines et la mort ? Comme si, dans une société qui peine à se projeter vers l’avenir et où la natalité s’effondre, nous choisissions de demeurer éternellement les enfants de nos parents, au travers d'une absence devenue mémoire et d'une perte transformée en fidélité. En tous les cas, un livre lumineux, plein d’amour, qui doit beaucoup à la vivacité de plume de Justine Lévy. (4/5)

 

Citations :

Maman, de temps en temps, docilement, bonne fille et bonne sœur, revenait à Mordelles, contre l’avis de papa, se faire manger un bout du cœur et rentrait à Paris avec des cernes mauves. Car Jacqueline adorait entretenir la toxicomanie de maman. Elle lui offrait toutes sortes de médicaments et, pour les ranger, des boîtes en plexiglas, ou en laiton, ou en métal, parfois ornées d’un caducée ou d’une Vierge Marie, cadeau ma Zazou. 
Elle était contente de voir maman, de décréter qu’elle avait mauvaise mine, tire la langue ma chérie, voilà voili voilo le bon sirop, et ça aussi, ouvre encore, plus grand, c’est comme une petite hostie, voilàààà, bonne sieste, ma fifille chérie, maman est là qui veille sur toi, je suis ta sorcière maman bien-aimée, là pour toi, toujours là. Et maman, la mienne, se laissait faire, se laissait renfermer, recapturer, un gémissement, une protestation, un miaulement et pof, elle s’abandonnait. Parfois elle vomissait. Ma grand-mère que je n’aimais pas, très mécontente, la grondait : Isabelle tu as vomi ton cadeau, qu’est-ce que c’est que ce caprice, qui est-ce qui commande ici ? c’est vous, maman, c’est vous, c’est toujours vous. Parfois c’est à moi qu’elle offrait une ou deux hosties, pour que je dorme et communie en même temps que maman, pour qu’on soit une belle famille bien réunie dans la bonne santé, la foi et le sommeil. Il y avait, dans notre famille, un côté Dupont de Ligonnès. Mais double Dupont. Côté père et côté mère. Qui, de Jacqueline ou de Jean, a le plus rêvé de droguer et assassiner ses enfants ? Ça aussi, je dois l’élucider.


C’est ton fils ? il me demande avec un grand et faux sourire. J’ai pas envie de lui dire oui. J’ai pas envie qu’il le voie et qu’il fasse semblant de se pâmer. Paul joue, se retourne et me fait un clin d’œil. Surtout, qu’il ne vienne pas. Surtout, qu’il ne me demande pas qui est ce type à grosse tête. C’est rien mon chéri, je lui dirai, c’est le garçon qui m’a quittée pour la femme de son père à lui, aucun intérêt, c’est cracra, et pourtant je croyais que je l’aimais, quelle idiote, parfois, tu sais, il y a une mort avant la vie, mais c’est pas grave, rien de grave.


Elle n’a jamais été aussi occupée. Jamais aussi impliquée. Jamais elle n’a eu autant besoin de moi, de papa, des amis, de se changer les idées, d’aller au théâtre voir Pablo jouer, d’arrêter de fumer, de recommencer, de courir d’un magasin bio à l’autre pour trouver la bonne soupe miso. Elle n’aurait jamais dû acheter cette crème repulpante qui colle, peluche et ne marche pas. Et puis, soudain, c’est l’heure du kiné. Pas moyen d’avoir la paix cinq minutes. Quelle vie ! Aurait-elle pu imaginer que, parfois, c’est ce qui vous tue qui vous fait vivre ?


Maman a désappris d’être belle et peut-être même que ça la soulage. Fini, la course. Fini, la pression et la peur de vieillir. Fini de se voir dans le regard des hommes, des femmes, de toutes celles et ceux qu’elle a passé sa vie à séduire, sans le vouloir vraiment. Elle s’est faite à sa nouvelle apparence, à sa silhouette à la fois épaissie et exsangue, à ce bras plus dodu que l’autre, à ses petits cheveux gris qui dépassent du foulard, au bourrelet que fait son non-sein. Maman a toujours été impudique. Le sein en moins n’y change rien. Elle choie sa nudité. Elle la masse. Elle la crème. Elle lui parle. Alors, petits pieds tout assoiffés, qu’est-ce que vous dites de cette crème au pétrole ? Allez, vilains poils aux pattes, dites adieu à ce monde cruel. Tu veux voir ma cicatrice, ma chérie (non, je ne veux pas) ? Oui, bien sûr, maman. Et maman me montre avec tendresse cette boursouflure à la place du cœur, cette plaie, cette blessure du malheur, et aussi, tant pis si c’est un peu grandiloquent, de rédemption, de réconciliation avec le désir de vivre. Elle a enfin autre chose à faire que se suicider, se faire du mal, se droguer. Le cancer, pendant deux ans, lui a sauvé la vie.


Je me souviens de la blouse qui se boutonnait dans le dos, des chocolats qu’elle ne mangera jamais et qui finiront par partir, le dernier jour, avec la table de nuit à roulettes. Je me souviens de ses cheveux, toujours en retard d’une information, qui reprenaient vie quand le reste commençait à prendre mort et qui poussaient fins comme un duvet de poussin. Je me souviens des fleurs triomphantes et qui, même fanées, finiront par lui survivre, des médecins qui passent pour vérifier que tout continue de ne pas aller bien, de mon préféré, le tout juste diplômé qui fait des blagues juives auxquelles personne ne rit sauf maman, et qui porte son stéthoscope autour du cou comme une Miss France son écharpe. Il sait tout. Il n’a même pas besoin de réviser en douce le dossier de sa patiente. Il sait quoi, depuis quand, pourquoi, ce qui a raté et ce qu’on pourrait peut-être encore envisager. Et puis le chouchou de maman, le plus beau, elle lui fait les yeux doux, mais sans cils, trop enfoncés dans leurs orbites : elle pose des questions pudiques et impudiques, écoute sagement, émet une objection, fait sa gracieuse, sa coquette, elle n’est pas une patiente difficile.
 
 
La petite tête des enfants par la porte entrebâillée. Maman ça va ? tu es malade ? Oui, oui, je suis malade, donc ça va. Ça les rassure, c’est juste une maladie. Si maman ne se lève pas, c’est pas parce qu’elle est triste, c’est parce qu’elle a un rhume, ou autre chose, on va appeler un docteur, c’est pas grave. Voilà. Un rhume. Au pire une grippe. Rien à voir avec mon enquête sur maman. 
Peut-être maman, elle aussi, est devenue très malade pour arrêter d’être très triste ?