jeudi 3 juillet 2025

[Ellory, R.J.] Everglades

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Everglades (The Bell Tower)

Auteur : R.J. ELLORY

Traduction : Etienne GOMEZ 

Parution : 2024 an anglais,
                  2025 en français (Sonatine)    

Pages : 456 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

" Vous chassez des ombres. Et elles vous échapperont toujours. "
Août 1976. Garrett Nelson est shérif adjoint en Floride. Lors d'une arrestation qui tourne mal, il est grièvement blessé. C'en est fini pour lui du service actif. Suivant les conseils de sa thérapeute, Hannah Montgomery, il rejoint le père et le frère de celle-ci à Southern State, en tant que gardien au pénitencier d'État. Édifiée sur l'emplacement d'une ancienne mission espagnole située au beau milieu des Everglades, la prison est censée être d'une sécurité absolue. Et pourtant... Entre un étrange suicide et une curieuse évasion, l'instinct d'enquêteur de Nelson reprend vite le dessus. Dans ce milieu clos, cerné par une nature hostile, il va bientôt se rendre compte que les murs renferment des secrets aussi dangereux que bien gardés.
Après Seul le silence et Une saison pour les ombres, R. J. Ellory poursuit avec ce thriller crépusculaire sa réflexion sur la nature humaine et sa part de ténèbres. Personnages d'une rare humanité, force d'émotion exceptionnelle, sens remarquable de l'intrigue et du suspense : on retrouve ici tout ce qui fait la puissance et la beauté de son œuvre.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

R. J. Ellory est né en 1965 à Birmingham. Orphelin très jeune, il est élevé par sa grand-mère qui meurt alors qu'il est adolescent. Il est envoyé en pensionnat et c'est à cette période qu'il se découvre une véritable passion : la lecture. En dehors des périodes scolaires, il est livré à lui-même et se livre à de petits délits dont le braconnage, ce qui lui vaudra un séjour en prison. Cherchant une façon de s'exprimer artistiquement, R.J. Ellory monte d'abord un groupe de blues avant de se lancer dans la photographie.
Son goût pour la lecture l'amène également à s'intéresser à l'alphabétisation et à faire du bénévolat dans ce domaine. Parallèlement et alors qu'il n'a que 22 ans, il commence à écrire. La vingtaine de romans qu'il écrit entre 1987 et 1993 ne trouvent, malgré ses tentatives acharnées, aucun éditeur des deux côtés de l'Atlantique. Il devra attendre 2003 pour que Papillon de nuit soit publié par Orion.
Le succès est quasiment immédiat. Il obtient le prix Nouvel Obs/BibliObs du roman noir 2009 pour Seul le silence son premier roman publié en France qui devient rapidement un best-seller. À travers toute son œuvre, Roger Jon Ellory met en scène dans de sombres fresques une Amérique meurtrière et rongée par la culpabilité, loin de l'Angleterre qui l'a vu naître.

 

 

Avis :

Au moment où s'ouvre aux Etats-Unis un « Alcatraz des Alligators », un centre de détention pour migrants implanté au coeur des hostiles marécages des Everglades en Floride, le dernier roman de R.J. Ellory fait d’autant plus frémir le lecteur. Lui aussi construit dans cette zone comme une île cernée par les prédateurs naturels, son pénitencier fictif, quant à lui réservé aux pires criminels, lui fait peser la question de la peine de mort dans une ambiance oppressante et explosive.

Contraint par les séquelles d’une grave blessure par balle à quitter ses fonctions de shérif adjoint du comté de DeSotto, Garett Nelson accepte comme un pis-aller un poste de gardien à la prison de Southern State. A mesure qu’il découvre l’univers carcéral, son organisation mais aussi ses règles tacites, ses réalités sordides et son atmosphère enragée, il lui semble bien vite se retrouver lui aussi enfermé dans ce qui ressemble à une cocotte-minute. Pourtant, le pire reste à venir quand il est nommé au bloc de haute sécurité, là où depuis que la peine de mort a été rétablie l’année précédente, en 1976, la chaise électrique et ses longues antichambres ont repris du service. 

Pendant que la confrontation aux plus redoutables détenus et à leurs effroyables crimes commence à saper sa confiance en l’être humain et à lui faire voir le monde en noir, Nelson se prend à douter aussi bien de lui-même que des méthodes et du système pénitentiaires. Surtout quand il faut pactiser avec les fauves pour maintenir tant bien que mal la prison en-dessous du point d’ébullition, que, malgré tout, un suicide douteux y succède à une insurrection et à une évasion improbable venant renforcer les pressions politiques, qu’il faut mener à bien sans faiblir les spectaculaires et horrifiques exécutions par électrocution et que l’ancien enquêteur qu’il est se met à suspecter une erreur judiciaire.

Avec son sens du suspense, ses personnages et situations campés au millimètre et ses dialogues plus vrais que nature, ce thriller noir embarque le lecteur dans un cheminement narratif addictif, mais surtout, impressionnant de vérité, chaque détail du niveau d’un reportage précis et documenté, le tout pour une réflexion argumentée et sensible sur la peine de mort au travers d’un homme qui, placé du côté de la loi, mais tiraillé entre morales sociale et personnelle, se prend à reconsidérer dubitativement ce qu’il est censé appliquer. 

Beaucoup d’humanité donc, dans cet excellent polar social dont la franche noirceur se retrouve éclairée par les scrupules de personnages, pourtant ordinaires, mais capables, à leur échelle et malgré leurs incertitudes, de refuser les iniquités de la société. (4/5)

 

Citations :

Nelson se doutait bien qu’un tel investissement n’avait pas pu faire autrement que d’attirer le lot habituel de voleurs et d’escrocs. Plus les lumières sont grandes, plus noires sont les ombres. 


Garrett doit comprendre où il met les pieds, dit Frank. S’il bosse là-bas, il a toutes les chances de ne pas être affecté seulement à Population générale. Dans le couloir de la mort, on a affaire à des gens qui savent qu’ils vont mourir dans le beffroi. En plus, ils savent quand et ils savent comment. De quoi devenir dingue. Tout ce qu’ils ont envie de faire, ils peuvent pas le faire. J’en suis témoin. J’en ai accompagné jusqu’à la chaise, et c’est pas beau à voir.


– Furman v. Georgia, ça vous dit quelque chose ?
– Je sais que c’est un arrêt qui a mis fin à la peine de mort, et qu’il a été renversé.             
– Donc tous ces types ont pris perpète, vous voyez ? Vous dites à quelqu’un qu’il va mourir, ensuite vous lui dites que non, puis vous lui dites que vous avez changé d’avis et qu’il va quand même passer sur la poêle à frire… De quoi rendre dingue n’importe qui.


La majeure partie des gens s’imaginent une vie, puis passent toute leur vie à attendre qu’elle commence. D’autres optent pour une vie uniquement pour s’apercevoir ensuite qu’elle ne correspond pas à celle qu’ils s’étaient imaginée, sauf qu’il est trop tard pour changer.


Tu cours pas trop de danger pour le moment à Gen Pop, mais dans deux ou trois semaines ce sera Haute Sécurité. Là-bas, il y a les condamnés à perpétuité, et un condamné à perpétuité, c’est un animal différent. Soit il a fait un truc vraiment atroce, soit il a fait tout un tas de trucs et c’est la loi des trois prises, tu vois ? Pour certains, il y aura libération conditionnelle, mais ils seront vieux quand ça arrivera. Ils savent qu’ils boiront plus jamais, qu’ils baiseront plus jamais, que la voiture, les barbecues ou le stade, c’est fini. Ça les rend malades jusqu’au fond des tripes. Ils s’accrochent comme ils peuvent à une sorte d’amour-propre, d’illusion de contrôler leur existence, mais ils savent que c’est du vent. Ils font des gangs, des bandes, des petites confréries. Il y en a qui ont cambriolé des banques en réunion, qui connaissent d’autres personnes dans d’autres prisons. C’est comme s’ils parlaient une langue différente. Ils ont beau être au même endroit que les autres, ils se mélangent pas.


– Ça arrive que des agents soient blessés ?              
– Aussi. Il y a eu des dents cassées. Un mec s’est fait pousser du haut d’un escalier il y a deux ou trois ans. On apprend à sentir ce genre de choses. On reste en alerte et on a des yeux derrière la tête. Il y a des signes qui ne trompent pas que quelque part un orage se prépare et on coupe court avant que ça pète. 


– Si on faisait comme le dit Young, on appliquerait tout à la lettre. Les plannings, les créneaux, les privilèges, les sanctions, tout serait au cordeau. Mais dans le monde réel, on peut pas gérer une prison comme ça. Des fois, il faut laisser un peu d’espoir. Ces types sont coincés entre quatre murs près de vingt heures par jour. La bouffe est très moyenne, la cour est surpeuplée, il y a toujours trop de bruit pour qu’ils dorment bien, et souvent ils partagent leur cellule avec des gros cons qui ronflent comme des porcs et qui puent encore plus. C’est pas une vie facile. D’ailleurs c’est pas vraiment une vie. OK, pour la majeure partie d’entre eux, ils méritent exactement ce qui leur arrive, mais à force de pression on finit par craquer, il faut quand même bien comprendre ça. Et là, on se retrouve avec un gros paquet de merdes sur les bras. Il faut faire des exceptions de temps en temps. Des petites choses, hein ? Tu en vois un qui prend le dîner d’un autre, tu laisses couler. Tu en vois un qui donne des coups de pied à un autre, tu regardes ailleurs. Tu peux pas savoir ce qui se passe tout le temps. C’est impossible. Ces gens ont leurs codes à eux. Ils ont une façon de faire les choses qui d’ailleurs contribue au maintien de l’ordre.
 
 
Tu en connais un autre, toi, d’endroit où les gens passent leur temps à attendre leur mort ? Même en période de guerre, on espère s’en sortir vivant.


La cour derrière le bâtiment n’était pas tant une cour qu’un enclos grillagé réunissant une bonne vingtaine de cages de quatre mètres cinquante de long sur deux mètres cinquante de large ; elles permettaient aux détenus de voir le ciel une heure par jour. Entre deux et quatre par cage, ils parlaient et fumaient, soit en tournant en rond comme des bêtes, soit en restant debout sans bouger, les bras levés, les doigts accrochés au grillage, le visage tendu vers le ciel comme pour capter jusqu’à la moindre parcelle de lumière et d’énergie de l’atmosphère.


Pour le moment, et tant que t’auras pas trouvé tes marques, il y a que deux ou trois personnes dont il faut que je te parle. Au premier, c’est William Cain. Le big boss de la pègre. Il a un acolyte qui s’appelle Jimmy Christiansen. Au deuxième, c’est David Garvey. Cain et Garvey, ils puent à tous points de vue. S’il y a pas de problème, ils t’en créent un. Et s’il y en a un, ils t’épaississent la sauce. Comme partout, tu as une hiérarchie. C’est comme ça. Ceux qui ont vingt ou trente ans à tirer doivent assurer et maintenir leur statut. Il y a toujours un type prêt à le leur prendre s’ils le défendent pas.
– Et quel est leur statut ? Enfin, quoi, c’est pas eux qui tiennent les rênes, quand même ! »
Sheehan sourit.
« On a l’impression de commander. Et c’est sans doute le cas jusqu’à un certain point. Mais la seule chose qui les tient dans le rang, c’est un pacte.
– Un pacte ?
– La seule chose qu’ils veulent, c’est sortir. Du moins ceux qui le peuvent. Tant qu’ils restent dans le rang, ils gardent espoir. Pas beaucoup, on est d’accord, mais, tu vois, l’espoir, c’est tout. S’ils font trop chier, on peut leur balancer cinq ou dix ans de plus dans la gueule. C’est ça qu’ils craignent. C’est ça qui tient toute la baraque. Donc là est le pacte tacite. Tu laisses assez de bride à des gens comme Cain et Garvey pour leur donner l’impression de contrôler un peu les événements, et eux, en retour, ils t’aident à faire fonctionner tout ça.


L’hygiène des détenus était problématique. Entassez six cents hommes sur trois niveaux avec une ventilation minimale, des toilettes ouvertes dans les cellules, un système d’assainissement jamais amélioré depuis plus d’un demi-siècle, et l’air que ces hommes inhalaient, surtout les mois d’été, était quasi irrespirable. Les douches étaient organisées une fois tous les trois jours, à raison de cinquante détenus à la fois, mais le mélange d’eau tiède et de savon de mauvaise qualité n’était pas vraiment propre à atténuer cette puanteur permanente.


À 7 h 45 le mercredi 6 avril, le médecin de la prison procéda à une ultime auscultation de Jeffreys. Sans surprise, son pouls et sa pression artérielle étaient élevés, mais il fut déclaré en bonne santé. Là était sans doute l’ultime ironie. Pour l’État, il fallait être en assez bonne santé pour mourir.


Alcatraz, expliqua Frank un soir à la cantine. Les cellules d’isolement étaient pareilles. Pires, car il y avait pas de lumière. Les mecs étaient jetés là-dedans pendant des jours. Souvent ils devenaient dingues. Ils tournaient les boutons de leur uniforme pour les arracher et ils les balançaient dans le noir. Puis ils fouinaient à quatre pattes pour les retrouver, et ils recommençaient. Le tout était de s’occuper l’esprit par n’importe quel moyen. Al Capone est passé là-bas. Si la syphilis l’avait pas déjà rendu dingue, ce traitement aurait suffi. 


Mais il avait beau essayer de ne plus y penser, une parole de Whitman rapportée dans un court article à peine une semaine après sa première condamnation ne cessait de revenir dans son esprit.              
« On est comme des fruits mûrs. Prêts à cueillir. Les gens comme nous, on est toujours coupables tant qu’il n’y a pas encore plus coupable. » 
 
 
Un détenu dans le couloir de la mort de Southern State était ainsi absolument déconnecté du monde extérieur. Pendant plus de vingt-trois heures par jour, il ne voyait que du béton. Si le plafond de chaque cellule avait une ouverture de trente centimètres sur vingt, elle-même constituée de trois couches de verre blindé, cela ne faisait pas grand-chose pour dissiper la morosité et les ténèbres à l’intérieur. Un néon, enchâssé dans une cage métallique très résistante, qui ne s’allumait qu’après le crépuscule, émettait une lumière jaune graisseuse et un bourdonnement subliminal incessant.     
Le couloir entre les rangées de cellules était éclairé par une lumière crue qui permettait à l’agent de bien voir chaque porte. Tout au bout se trouvait une unique chaise en bois. Si un détenu était en surveillance suicide, la porte extérieure de sa cellule restait ouverte pour permettre l’observation.

 
En repartant, il se dit que, pour les détenus, le temps n’avait pas de signification. Il n’y avait pas d’horloge, pas vraiment de lever ni de coucher de soleil, pas de distinction claire entre la nuit et le jour. Les secondes se brouillaient, devenaient des minutes qui devenaient des heures, des semaines et des mois. Une anecdote qu’il avait jadis entendue sur Alcatraz lui revint en mémoire. Peut-être apocryphe, elle disait que le pire soir de l’année, c’était celui de Noël. Le ciel était bleu, une brise arrivait de l’océan et, en retenant sa respiration, en tendant bien l’oreille, on entendait le tintement des verres et le rire des filles sur les bateaux dans la baie de San Francisco.


– Et on doit réconcilier nos scrupules moraux et éthiques avec notre devoir civique. »
Le père Donald eut un sourire mélancolique.              
« La morale est une affaire de régulation sociale. L’éthique est purement personnelle, monsieur Nelson. Moralement, il est juste que Burroughs soit mis à mort. Éthiquement, on peut réprouver la peine capitale tout en admettant qu’elle est juste au point de vue moral.
– Du fait qu’elle est légale.              
– Du fait que laisser un homme comme Burroughs continuer à faire ce qu’il a fait est un mal plus grand que le tuer. »


La pire manière de mourir, c’est pour rien, monsieur Nelson.
– C’est-à-dire ?
– Les gens qui attendent jusqu’à leur mort que leur vie commence. Les gens qui mènent leur vie en fonction des attentes des autres. Les gens qui passent leur temps à essayer d’être quelqu’un qu’ils ne sont pas. C’est eux qui, à la fin, se demandent s’ils ont fait quoi que ce soit d’important.


Je crois qu’on sera vite fixés. Sur la date, vous savez ? Et, oui, j’ai peur. Je ne vois pas comment on pourrait ne pas avoir peur. Mais je crois que ce sera aussi un soulagement. L’attente est pire que la sanction. Peut-être que c’est ça, le vrai châtiment. 

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 

 


 

mercredi 2 juillet 2025

Bilan de mes lectures - Juin 2025

 

 

Coups de coeur :

  
ANDRIC Ivo : La Cour maudite
DIERSTEIN Benjamin : Bleus, blancs, rouges 
KEHLMANN Daniel : Jeux de lumière
PUERTOLAS Romain : Ma vie sans moustache


 

 

 J'ai beaucoup aimé :

 
CLEMENT Catherine : Païenne 
DEL AMO Jean-Baptiste : La nuit ravagée 
HIGASHINO Keigo : Le fil de l'espoir 
LINHART Virginie : Une sale affaire
MAGNUS Ariel : Oma 
PRUDHOMME Sylvain : Coyote 
ROZYCKI Tomasz : Les voleurs d'ampoules 


 

 

 J'ai aimé :

 
FOENKINOS David : Tout le monde aime Clara 
MENTION Michaël : Qu'un sang impur 
THARREAU Estelle : L'enfant de sel
VIDAL Sébastien : De neige et de vent 
 

 

mardi 1 juillet 2025

[Guerra, Eve] Rapatriement

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Rapatriement

Auteur : Eve GUERRA

Parution :  2024 (Grasset)

Pages : 216

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Annabella Morelli, vingt-trois ans, habite dans le Vieux Lyon, loin du Congo-Brazzaville où elle est née. Elle est étudiante, amoureuse et se rêve poétesse. Ses parents : un ouvrier franco-italien exilé en Afrique ; une villageoise congolaise, devenue mère trop jeune. 
De son enfance, Annabella se rappelle l’odeur du karité, les danses endiablées et les éclats de rire. Jusqu’au Noël de ses sept ans où la colère de son père explose et sa mère quitte le domicile familial : Annabella grandit vite, dans l’ombre de son père et de ses excès. Lorsqu’elle apprend la mort de ce dernier, resté en Afrique, son monde s’effondre pour la deuxième fois. 
Confrontée à la question du rapatriement du corps en France, Annabella enquête, se perd, fouille et démêle bien plus que ce qu’elle cherchait. Secrets de famille, mensonges, corruption. Jusqu’à la dernière page, nul ne sera épargné, pas même elle. 
Un premier roman haletant qui signe la naissance d’une écrivaine.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Eve Guerra a 34 ans. Elle grandit au Congo Brazzaville qu’elle fuit pendant la guerre civile. Elle est aujourd’hui enseignante de latin, de grec ancien et de français, chroniqueuse pour Lire et auteure d’un recueil de poésie. Rapatriement est son premier roman.

 

 

Avis :

Dans un premier roman d’inspiration autobiographique, Eve Guerra raconte les difficultés de construction identitaire d’une jeune métisse, accablée par une histoire de transmission familiale difficile.

Lorsque, deux ans après avoir résolument coupé les ponts avec lui, la narratrice apprend par courriel la mort de son père en Afrique, c’est comme si la digue entre elle et le passé cédait brutalement, déclenchant en elle un véritable raz-de-marée. Sous l’effet du choc, tout semble d’ailleurs s’être liquéfié autour d’elle, tandis que, fuyant la rue où tout soudain lui fait obstacle, elle appelle sa tante et l’entend répéter « Le corps ! On ne pourra peut-être pas rapatrier le corps de ton père. »

Décédé dans des circonstances troubles et sans un sou vaillant, cet ouvrier-mécanicien franco-italen expatrié au Congo, au Gabon, puis au Cameroun, avait rejoint les rangs de ces marginaux désargentés qui ne peuvent plus rentrer en France. D’une très jeune Congolaise lui était née Annabella, aujourd’hui étudiante à Lyon ne vivant plus que pour la littérature et ses ambitions de futur écrivain, sûre de se construire une vie neuve sur le mensonge et l’oubli. C’est donc la souffrance de la perte plombée par la culpabilité de la rupture, comme dans une dernière chance de renouer le lien perdu, que la jeune femme se lance dans les démarches chaotiques du rapatriement.

Alors que, dans son hébétude, les goûts, les sensations et les couleurs du passé viennent supplanter ceux d’un présent au goût soudain de poussière, lui reviennent pêle-mêle son enfance dans la brousse, loin des cercles chics des expatriés bon teint ; les bras tendres et joyeux de sa mère africaine bientôt soumise à la violence d’une séparation la privant de tout droit sur sa fille ; enfin l’amour désormais exclusif l’attachant longtemps à son père, jusqu’à ce que, pleine d’orgueil et se rêvant libre, elle se choisisse un avenir rien qu’à elle, gommant son identité plurielle et un héritage cousu de violence et de non-dit.

Il n’aura fallu rien moins que le malheur pour qu’Annabella quitte ses illusions d’affranchissement du passé et, enfin consciente de sa vulnérabilité et de sa dépendance à ses racines et aux siens, commence à reprendre contact avec la réalité. Alors seulement l’étudiante comprendra-t-elle, bien plus modestement qu’avant, que « La littérature ne donne les clés du monde que si l’on se rend capable de l’interpréter, elle ne sauve que parce qu’elle réintègre l’individu dans le collectif et la transmission, et il est là le salut par la littérature : c’est de faire de nous des individus parmi les hommes, sauvant ‘’deux fois ce qu’ils savent en le transmettant’’ (Beauvoir). » Et c’est profondément transformée qu’après avoir touché le fond, elle pourra entreprendre de se réconcilier avec elle-même en même temps qu’avec les autres.

Pour exprimer la dislocation intérieure de son personnage, Eve Guerra bouscule langue et syntaxe, entremêlant pensées, dialogues et narration en un tout sans frontières. Tout en ruptures et fulgurances, le rythme épouse le désarroi et le chaos émotionnel, s’emballe, hoquète ou s’éparpille en un précipité de mots et de morceaux de phrases, qui, sans jamais s’égarer ni perdre le lecteur, n’en acquiert que plus de naturel, d’énergie et même de poésie. La performance est d’autant plus remarquable que Rapatriement est un premier roman, d’ailleurs couronné en tant que tel par le Goncourt 2024. Une bien belle entrée en littérature. (4/5)

 

 

Citations :

À mon tour, j’enfonçais un couteau dans le cœur de mon père. Je le faisais parce que j’en étais enfin capable. J’étais enfin capable de fuir, capable de partir.
Son père l’avait rejeté.
Toutes les femmes qu’il aimait l’avaient abandonné.
Et maintenant, c’était à mon tour.
Et comme eux, j’avais mes raisons.
Qui peut bien tuer celui qu’il aime sans avoir une bonne excuse ?


La littérature ne donne les clés du monde que si l’on se rend capable de l’interpréter, elle ne sauve que parce qu’elle réintègre l’individu dans le collectif et la transmission, et il est là le salut par la littérature : c’est de faire de nous des individus parmi les hommes, sauvant « deux fois ce qu’ils savent en le transmettant » (Beauvoir).

 

dimanche 29 juin 2025

[Andric, Ivo] La Cour maudite

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : La Cour maudite (Prokleta avlija)

Auteur : Ivo ANDRIC

Traduction : Pascal DELPECH

Parution : en serbo-croate en 1954
                  en français dès 1962,
                  nouvelle traduction en 2025
                  (Noir sur Blanc)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

La Cour maudite, c'est le surnom d'une prison mal famée de Constantinople. On y rencontre tous les types humains : des malfaiteurs et des innocents, des gueux et des princes. On les y enferme en nombre, car la police ottomane « s'en tient au sacro-saint principe qu'il est plus facile de relâcher de la Cour maudite un innocent que de rechercher un coupable dans tous les recoins de la ville ». Le maître des lieux, Karagöz, est un policier manipulateur, marionnettiste envoûtant, qui, en exerçant son pouvoir arbitraire et en proscrivant l'insupportable certitude, rend l'enfer tolérable. « Ils le maudissaient mais comme on maudit une vie qu'on aime ou un destin funeste. » Après l'avoir rencontré, à l'instar des habitants de la Cour maudite, les lecteurs de ce conte magistral, parabole de tous les pouvoirs dévoyés, auront du mal à « imaginer la vie sans lui ».

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ivo Andrić (Travnik,1892 - Belgrade,1975) est l'auteur de romans mondialement connus comme Le Pont sur la Drina et La chronique de Travnik. À la fois poète, nouvelliste, romancier, essayiste, son oeuvre se situe en dehors de tout courant littéraire. Diplomate, favorable à l'unité yougoslave (il se rallia au régime du maréchal Tito), il obtint en 1961 le prix Nobel de littérature.

 

 

Avis :

Une nouvelle traduction en français remet à l’honneur un court ouvrage de l’auteur et diplomate serbo-croate Ivo Andrić, prix Nobel de littérature en 1961. Ecrit en 1954, le roman ancré dans un lieu d’emprisonnement arbitraire de la Constantinople du début du XVIIIe siècle résonne d’échos fort contemporains alors qu’il y est question, dans un enchâssement de récits oraux, de la manière dont chaque époque réécrit faits et événements à l’aune de ses préoccupations et de ses peurs, sous les directives des puissants.

L’on enterre Fra Petar dans un monastère catholique de Bosnie. Un jeune moine se souvient des récits décousus du vieil homme alors qu’il ressassait ses souvenirs, en particulier de l’époque lointaine où il fut emprisonné deux mois à la Cour maudite. Commence la restitution de ce que l’homme a pu retenir du récit oral de son aîné.

La police de Constantinople y déversant ses coups de filet sans trier, selon le « principe qu’il est plus facile de relâcher (…) un innocent que de rechercher un coupable dans tous les recoins de la ville », la Cour maudite est alors une petite ville dans la ville. Y passe et s’y renouvelle perpétuellement un échantillon coloré et cosmopolite de la population, chacun pouvant un jour ou l’autre s’y retrouver « pour cause de délit ou suspicion de délit » jusqu’à ce que le maître des lieux, le tout puissant directeur Karagöz, une sorte d’ogre imprévisible et brutal n’écoutant que ses pulsions, décide de qui vivra ou mourra, sera libéré ou transféré. Peu importent l’innocence ou la culpabilité, tous se plient au fait du prince, en l’occurrence un potentat autant craint qu’admiré puisqu’au fond tous voient en lui un vague reflet d’eux-mêmes.

Dans cette chambre d’écho où le monde extérieur n’est que bruits vagues et incertains rapportés par le brassage des individus, où chacun y va de sa contribution d’autant plus subjective que le pouvoir fait feu de toute parole proférée pour frapper, sur le brouhaha général des petitesses et scélératesses ordinaires, Fra Petar va malgré tout entendre un mince filet de voix tout à fait différent. Creusant d’un étage encore la mise en abyme, un troisième récit vient s’enchâsser dans l’empilement des narrations, celui d’un certain Kamil, un lettré emprisonné, et bientôt torturé à mort, pour s’être intéressé de trop près à l’Histoire qui, trois siècles plus tôt, vit s’affronter deux frères, Bajazet l’aîné et Djem le cadet, pour la succession de leur père le Sultan Mehmet II le Conquérant en 1481. Vaincu, Djem chercha refuge auprès des Occidentaux qui, du pape aux différents souverains, s’en servirent comme otage et moyen de pression dans leur rapport de force avec l’Empire ottoman.

La nature du délit de Kamil ? S’être piqué d’étudier la vérité historique dans les livres quand l’Histoire et le droit de la réécrire appartiennent aux puissants. Un phénomène qui, à l’époque de l’auteur, s’applique sans mal aux Balkans, présentés au XIXe et XXe siècles comme une poudrière sans tenir compte de leur instrumentalisation dans les conflits géopolitiques des grandes puissances, et qui reste on ne peut plus d’actualité si l’on pense aujourd’hui à la chasse aux sorcières outre-Atlantique, à la censure woke et aux manipulations de l’information par les systèmes numériques.

Signifiante dans ses moindres détails, cette parabole construite il y a trois quarts de siècle sur la tradition du conte oral oriental n’a rien perdu de son acuité pour le lecteur de notre siècle. Une œuvre universelle, à lire autant qu’à réfléchir. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

Si tu veux connaître un pays, son gouvernement et aussi son avenir, il te suffit de savoir combien de gens honnêtes et innocents s’y trouvent en prison, et combien de scélérats et de délinquants y sont en liberté. Tu auras tout compris.


 

vendredi 27 juin 2025

[Higashino, Keigo] Le fil de l'espoir

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le fil de l'espoir (Kibō no ito)

Auteur : Keigo HIGASHINO

Traduction : Sophie REFLE

Parution : en japonais en 2019
                  en français en 2025 
                  (Actes Sud)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Quand Yayoi, propriétaire d’un paisible salon de thé, est retrouvée assassinée, les enquêteurs Kaga et Matsumiya plongent au cœur d’une affaire aussi complexe qu’émouvante. Leurs investigations les conduisent à Shiomi, un homme marqué par une tragédie indescriptible : quinze ans plus tôt, il a perdu ses deux enfants dans un terrible tremblement de terre. Alors qu’il tentait de se reconstruire, un lien caché et troublant avec la victime est venu ébranler toutes ses certitudes. Secrets de famille, douleurs enfouies et vérités insoupçonnées se dévoilent au fil d’un suspense vibrant où chaque révélation remet en question la précédente. Dans ce nouvel opus implacable de la série Kaga, Keigo Higashino, maître incontesté du polar japonais, livre une exploration poignante des blessures de l’âme humaine et de l’effet papillon inconcevable de nos choix.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1958 à Osaka, Keigo Higashino est l’une des figures majeures du roman policier japonais. Son œuvre, composée d’une soixantaine de romans et d’une vingtaine de recueils de nouvelles, connaît un succès considérable. Plus d'une vingtaine de ses ouvrages ont été portés à l’écran et il a remporté de nombreux prix littéraires dont le prestigieux prix Edogawa Rampo ainsi que le prix du meilleur roman international du Festival Polar de Cognac 2010 pour La maison où je suis mort autrefoisLe Cygne et la Chauve-Souris est son onzième roman à paraître dans la collection "Actes noirs". Mondes parallèles, une histoire d’amour paraît dans la collection "Exofictions" en 2024.

 

 

Avis :

Pour sa quatrième apparition dans l’oeuvre du maître du polar japonais Keigo Higashino, le policier Kaga Kyōichirō doit déployer des talents de mentor lorsque Matsumiya, son subalterne et cousin, se retrouve déstabilisé par des révélations concernant son père en même temps qu’il enquête sur un meurtre plongeant lui aussi ses racines dans d’inattendues intrications familiales.

Après la mort de ses deux enfants dans un tremblement de terre, un couple surmonte son chagrin en donnant naissance à nouveau. Ces parents, comme ressuscités, sont alors loin de se douter de jusqu’où mènera ce fil de vie et d’espoir ardemment conçu par fécondation in vitro. Quinze ans plus tard, une femme sans histoires, propriétaire affable et estimée d’un salon de thé, est retrouvée assassinée. Alors que l’enquête piétine, le policier Matsumiya est par ailleurs secoué par ce qu’une inconnue surgie de nulle part lui révèle soudain sur sa propre famille.

« Le travail d’un policier n’est pas seulement d’établir la vérité. Il ne s’agit pas de la dévoiler dans la salle d’interrogatoire, mais de faire en sorte que les parties impliquées la fassent apparaître. Un bon policier est celui qui se tourmente en se demandant comment la rendre visible. » C’est à cette émergence, bravant les silences et les non-dits des personnages avec un doigté plein d’humanité et de psychologie, que vont s’employer l’enquêteur intimement bien placé pour faire preuve d’empathie, mais aussi l’auteur dans une narration mêlant pour le meilleur les ressorts d’un roman policier intrigant et l’intelligence d’une étude sur la puissance et la complexité des liens familiaux, connus ou cachés.

Un polar de haute tenue donc, à la mécanique policière bien huilée, mais aussi empreint d’émotion et de finesse psychologique dans son exploration des impasses de la parentalité et de la filiation. (4/5)

 

 

Citations :

— Apprendre que son vrai père est quelqu’un d’autre que la personne que l’on croyait être son père rend-il heureux ? Quelqu’un qui connaît la vérité sur cette paternité doit-elle en informer l’intéressé ? 
Kaga ne répondit pas tout de suite. 
— Toi, tu en penses quoi ? Quel effet ça a eu sur toi d’apprendre ça ? 
— En toute honnêteté, je ne sais pas vraiment. D’un côté, je me dis que ç’aurait été plus facile de continuer à ne pas le savoir, mais de l’autre, je pense que maintenant que je le sais, je voudrais aller jusqu’au bout et connaître toute la vérité. C’est compliqué. La seule chose certaine, c’est que ce n’est pas rien. Dans certains cas, ça peut changer la vie de la personne en question. 
— Oui, bien sûr. Mais où veux-tu en venir ? 
— Ce que je me demande, c’est si c’est nécessairement juste de dévoiler le secret d’un tiers. Encore plus quand il s’agit de paternité. La police a-t-elle ce droit ? Même si c’est pour révéler la vérité à propos d’un crime qui a été commis.


Le travail d’un policier n’est pas seulement d’établir la vérité. Il ne s’agit pas de la dévoiler dans la salle d’interrogatoire, mais de faire en sorte que les parties impliquées la fassent apparaître. Un bon policier est celui qui se tourmente en se demandant comment la rendre visible.


 

mercredi 25 juin 2025

[Clément, Catherine] Païenne

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Païenne

Auteur : Catherine CLEMENT

Parution : 2025 (Seuil)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Nous sommes en 392 après Jésus-Christ. L’Empire romain se disloque et se christianise en même temps. Tout autour de la Méditerranée, les questions religieuses font couler le sang et vaciller les convictions les plus anciennes. À Rome, à Alexandrie, à Constantinople, à Athènes, on discute sans fin, on se querelle, on s’aime et on s’entretue.
Sous la poussée d’un monothéisme de plus en plus intransigeant, les derniers vestiges du paganisme disparaissent un à un. À Delphes, au sanctuaire d’Apollon, ce lieu qu’on appelait le nombril du monde et dont la splendeur traverse les siècles, Aglaé IV, la fameuse pythie, s’apprête à rendre son ultime oracle sous le regard amoureux du grand-prêtre. On la voit maintenant s’avancer, sublime et inquiétante, sur la Voie sacrée... Un spectacle inoubliable.
Tout à la fois histoire d’amour et de rédemption, peinture de la vie et de la mort des dieux et leçon d’histoire, ce nouveau roman de Catherine Clément se situe dans la droite ligne de son célèbre Voyage de Théo.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Catherine Clément est l’auteure d’une bonne soixantaine d’ouvrages (romans, essais, poésies, biographies et Mémoires…) dont certains, comme La Senora et Pour l’amour de l’Inde, furent des best-sellers internationaux. Elle renoue ici avec les thématiques universelles du Voyage de Théo (son plus gros succès au Seuil, qui reparaît chez Points au même moment) et le décor d’une Inde éternelle qu’elle a sillonnée pendant des années et connaît dans le détail.

 

Avis :

Redevenu seul maître d’un empire romain divisé depuis trente ans entre Orient et Occident, Théodose 1er doit stabiliser les frontières avec les fort envahissants Goths, mais aussi imposer son autorité à l’intérieur. 

Depuis qu’en 380, il a promulgué l’édit de Thessalonique faisant du christianisme la religion d’État, c’est au tour des païens de subir la persécution. Si, à Delphes, la bénévolence du centurion Marcus permet encore à la pythie Aglaé IV, même si elle a dû renoncer aux sacrifices, de poursuivre les rituels de consultation avec le prêtre Nikos, des nouvelles inquiétantes n’en affluent pas moins de partout. Une ultime proclamation venant, ce jour de 392, d’interdire le paganisme sous peine de mort, ne reste bientôt plus que la fuite à la pythonisse et à ses derniers fidèles. Le monothéisme chrétien vient de sonner le glas de la féroce joie de vivre des dieux grecs et latins.

La philosophe et femme de lettres Catherine Clément, qui n’en est pas à sa première publication sur le thème des mythes antiques et de la religion, a choisi un personnage de femme cultivé, parlant latin et grec, pour incarner avec humanité le paganisme au moment où il cède le pas au monothéisme chrétien. La transition ne se fait pas sans violence, même si, au saint des saints du temple d’Apollon, tout cela ne parvient encore qu’en écho assourdi, incitant à une discrétion prudente. Au travers d’Aglaé et de ses oracles, c’est une religion toute de théâtralité, mais aussi une érudition pleine de sagesse ancienne, qui s’inquiètent des coups de boutoir d’une nouvelle intolérance fanatique.

Si le commun des mortels ne comprend pas grand-chose de l’idée de consubstantialité « Dieu-unique-son-fils-et-le-pigeon » qu’on lui impose pour, en même temps, bannir la doctrine chrétienne arienne, l’histoire de la Nativité et d’une vierge enfantant un vrai petit dieu emportent chez les païens de plus en plus de suffrages : «  Le peuple a besoin d’extraordinaire. Il lui faut un récit pour retrouver l’espoir et là-dessus, nos camarades chrétiens sont plus forts que nous… » Alors, quand la politique s’en mêle parce qu’elle y voit un outil de pouvoir, la proclamation d’une religion d’Etat annonce sans coup férir l’éradication violente de toute autre forme de croyance, dans une main mise manipulatrice aux évidents échos modernes.

Cette vague de violence n’étant jamais directement présente dans le récit, le lecteur ne la sent s’écraser que dans le dos de ses personnages bientôt en fuite, son fracas comme hors des pages ou, plutôt, n’éclatant dans les pages qu’après le passage du lecteur, dans son imagination. La précédant, elle et sa folie destructrice, la plus symbolique des dernières païennes emmène avec elle les vestiges d’une autre forme d’humanité, condamnée à disparaître. Ou l’histoire, riche de détails et d’allusions assemblés avec autant d’érudition que d’humour, d’un moment de bascule majeur pour l’humanité. (4/5)

 

Citations :

– Est-il écrit dans les textes sacrés que la pythie doit masquer son visage ? 
Les dignitaires effarouchés avaient fui comme des corbeaux. Un seul était resté, le plus âgé, dont les jambes tremblaient. 
Il avait répondu, lui. 
Que rien n’empêchait l’inspirée d’Apollon de dévoiler sa face, et que seul était exigé d’elle de déployer un pan du voile, en gardant les pieds nus, toutefois. 
Qu’elle avait l’autorisation, une fois l’oracle rendu et son service terminé, de s’entretenir avec les citoyens de l’Empire, sous réserve qu’elle ne tienne aucun propos séditieux. 
Que c’était bien assez d’avoir des chrétiennes muselées par un voile intégral au nom du Dieu-unique-son-fils-et-le-pigeon.


– Alors, ce sacrifice à Gaïa, qu’en pensez-vous ? lui demanda la Pythie. 
– Très beau, répondit le centurion. Beaucoup de force, je suis vraiment content d’avoir fait connaissance avec un vrai sacrifice à l’ancienne. Cela me permet de comprendre pourquoi, dans ma religion, nous parlons du Sauveur comme de l’Agneau de Dieu offert en sacrifice.


Selon les cas, ils avaient été plus ou moins tolérants envers les dieux anciens. Mais en 392, sous l’empereur Théodose, la tolérance était en voie d’extinction. Un nouveau monde se créait, dans l’agitation et l’effervescence d’une jeune religion intolérante.


Éradiquer les dieux païens serait une longue affaire, aucun évêque ne pouvait se le dissimuler.   
– Ne me dites pas que vous avez participé en personne à la destruction de la statue de Sérapis ! Si ? 
– Vous me connaissez, Christophorus, je suis un modéré. Je vous ai dit que j’y étais, c’est vrai. Mais je me suis simplement approché, pour regarder. Et j’ai vu un massacre. 
– Je croyais que les nôtres avaient triomphé des païens au Sérapeum ? 
– Mais je ne vous parle pas des nôtres ! Nous avons massacré ! Des païens, en nombre ! Remarquez, moi, je n’ai frappé personne, je n’ai pas fait couler le sang. 
– Ah, c’est bien. Le Sauveur interdit de tuer son prochain. Excepté les païens, bien sûr. 
 
 
– Tout de même, ces pauvres païens, je trouve que nous les traitons mal. À la rigueur, qu’on détruise les temples des dieux nomades qui se font adorer partout, voilà qui ne me dérange pas. Mais quand les divinités s’attachent à un lieu défini, faut-il en expulser les fidèles ? Tenez, par exemple, le temple de Pallas Athéna sur l’Acropole d’Athènes, vous n’allez pas empêcher les cérémonies des Grandes Panathénées, avec ce voile immense teint au curcuma que l’on fait défiler autour du Parthénon ? C’est si beau…
– La beauté, on s’en fiche ! s’écria le jeune homme. C’est bien à l’intérieur du Parthénon qu’on peut encore voir la statue de onze mètres de la déesse 
– j’ai oublié son nom, enfin, vous savez bien, celle qui est casquée ? Tout ce poids d’or pour une femme aux bras d’ivoire qui tient un bouclier, vous trouvez cela raisonnable, vous ? 
– Qu’en feriez-vous ? 
– Je partagerais l’or avec les plus pauvres. – Mais l’Athéna du Parthénon est la fondatrice de la ville, vous n’empêcherez pas cette idée ! 
– Bien sûr que si. On finira par interdire les Grandes Cérémonies tous les quatre ans et puis petit à petit, les processions annuelles disparaîtront, vous verrez. Je ne serais pas étonné que notre Empereur fasse fermer les sanctuaires dans ses deux territoires, l’Empire d’Orient et l’Empire d’Occident. 
– On ne va pas fermer Delphes ! C’est impossible ! 
– Delphes ? Où est-ce ? dit Christophorus, ébahi. 
– Delphes est au centre du monde, voyons, vous ne savez pas ? sourit Grégoire, enchanté de sa réplique. 
– Mais non, enfin ! Comment cela ? 
– Jupiter a lâché deux aigles, chacun aux confins du monde, et leurs vols se sont croisés au-dessus de la colline de Delphes. On y trouvait autrefois une grosse pierre de marbre joliment bombée, décorée de rubans, qu’on appelait le nombril du monde. C’est beau, non ? 
– C’est idiot ! Le monde n’a pas de nombril ! 
– Bon, soupira Grégoire. Mais il faudra que je vous raconte ce qui se passe à Delphes ! J’ai consulté, moi ! 
– Il y a donc un médecin à Delphes, conclut le Gros Bêta. 
– Par Jupiter, explosa Grégoire, vous ne savez vraiment rien de rien !


– Dommage, soupira Hélios. Le peuple a besoin d’extraordinaire. Il lui faut un récit pour retrouver l’espoir et là-dessus, nos camarades chrétiens sont plus forts que nous… La résurrection des corps, le Paradis, ça paye, tu sais !
 
 
– Il n’y a pas d’Olympe chez les chrétiens, mon garçon. Il y a un grand jardin plein d’animaux sauvages et de fruits délicieux qu’ils appellent Paradis, où ils survivent avec leur Sauveur, son père Dieu et le petit pigeon. 
– Ouf ! Je n’y comprends rien, dit Hélios. Chez nous, après la mort, il y a quoi ? 
– Une verte prairie nommée les champs Élysées, répondit Nikos. Ou alors rien du tout. Chacun croit ce qu’il veut, tu sais ! 
– C’est quoi, le petit pigeon ? 
– Ce que ces idiots de chrétiens appellent « le Saint-Esprit ». 
– Bah ! Nous croyons bien, nous autres, que deux aigles envoyés par Zeus ont laissé tomber le nombril du monde ici même, ce n’est pas plus intelligent ! répliqua Hélios. 
– Un aigle, c’est grand, c’est beau, c’est un oiseau qui plane dans les hauteurs ! Tandis qu’un pigeon, vraiment… À propos, on n’a pas vu de vol de cygnes cette année, c’est curieux… 


– Attendez, l’édit précise bien que le paganisme est strictement interdit dans tout l’Empire sous peine de mort ? 
– Oui, et c’est cela, la grande nouvelle ! Sous peine de mort, vous vous rendez compte ? 
– Je me rends compte qu’aucun païen n’osera plus entrer dans aucun temple ! Et d’ailleurs, ils seront détruits ou transformés en églises, on verra. 


 

lundi 23 juin 2025

[Prudhomme, Sylvain] Coyote

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Coyote

Auteur : Sylvain PRUDHOMME

Parution : 2024 (Minuit)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Après avoir écrit son livre Par les routes, l'auteur a réalisé un reportage en parcourant la frontière mexicaine des Etats-Unis en autostop. Il relate les rencontres qu'il a faites et les conversations qu'il a échangées à cette occasion avec les automobilistes, des femmes et des hommes ordinaires, qui incarnent cette région limitrophe et liminaire.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvain Prudhomme est né en 1979. Il est l’auteur d’une dizaine de livres parmi lesquels Par les routes (Prix Femina 2019), Les Grands et Les Orages (L’Arbalète), tous salués par la critique et traduits à l’étranger.

 

Avis :

Pour les besoins d’un reportage publié en 2018 dans la revue America, Sylvain Pruhomme avait parcouru, en deux semaines de stop, les 2500 kilomètres de frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, de Tijuana en Basse-Californie à Matamoros sur la côte Est. Sentant arriver la réélection de Trump, il a rouvert ses carnets pour tirer de ce voyage un livre plus que jamais d'actualité.

« Je venais à l’époque de terminer mon roman Par les routes, dans lequel un personnage voyage en stop dans le but délibéré de rencontrer des gens, de les photographier, de leur poser des questions sur leur vie. J’avais eu envie d’en faire autant. Souvent on s’inspire de ce qu’on a vécu pour écrire. Pour une fois ç’avait été le contraire : je m’étais inspiré de ce que j’avais écrit pour vivre. »

Adoptant le format d’un journal de bord, l’écrivain s’efface le plus possible au travers d’un « je » elliptique pour laisser s’assembler la mosaïque de portraits que la retranscription fidèle, dans toute leur oralité, de ses conversations avec les automobilistes rencontrés dessine, photos polaroid à l’appui. Parmi eux figurent une majorité de Mexicains – quasiment les seuls à s’arrêter pour le prendre en stop en le traitant d’ailleurs de fou et en multipliant les avertissements pour sa sécurité –, régularisés, illégaux ou travailleurs transfrontaliers, et, parmi les rares Américains blancs, un « green bean » ou haricot vert en référence à la bande verte identifiant les véhicules de la Border Patrol chargée de poursuivre les « coyotes » et les « pollos », les passeurs et les « poulets », qui viennent chaque jour tenter la traversée clandestine de la frontière. 
 
Une constante marque toutes ces tranches de vies ordinaires : la présence obsessionnelle de la frontière, dans un climat pesant et tendu. Balafre scindant d’anciens territoires indiens – « Nous les Yaquis notre territoire est à cheval sur les deux pays. On n’est que quinze mille mais depuis toujours on circule, on va et vient du Nord du Mexique jusqu’à Phoenix. Maintenant il y a ce mur. Les troupeaux ne peuvent plus passer. Le vent, le sable, les serpents, les oiseaux, tous les petits animaux passent. Pas nous. » – et suppurant l’irrationalité – « De l’autre côté de la frontière il y a la faim, ici il y a le besoin de bras. Et malgré tout l’autre veut faire son mur. » ou encore « No quieren trabajar los gringos. On est tous des Mexicains. Et, parmi nous, 70 % d'ouvriers qui habitent au Mexique. 70 % d'ouvriers qui, tous les jours, se lèvent à 5 heures du matin, prennent le bus affrété par la plantation, viennent travailler, et le soir rentrent chez eux. La plantation est à plus de 100 bornes de la frontière mais ils font l'aller-retour. Ils ont pas le droit de rester dormir sur le territoire. » –, elle est un cauchemar pour les riverains aussi – « Y’a plus que la Border Patrol qui nous fatigue. 24 heures sur 24 ils font leurs rondes. On est dans la zone de passage des migrants. Pas loin du couloir de la mort où ils sont des centaines chaque année à mourir de soif. La Border Patrol les traque jour et nuit. Avec des hélicoptères, des jeeps, des troupes armées. » – et n’en finit plus de diviser tout comme celui qui en a fait un emblème et dont le nom est sur toutes les lèvres – « C'est faux de dire qu'il serait totalement crétin. Simplement, il regarde que la réussite. Il est raciste, c'est une évidence. Mais il est encore plus classiste que raciste. C'est-à-dire que tu peux être noir ou latino ou ce que tu veux, si tu réussis à t'enrichir, pas de problème : t'as ta place dans son Amérique. Le problème, c'est si t'es pauvre. » Quant à la question de la violence tant rebattue à propos du Mexique : « Est-ce qu'on s'inquiète pour la sécurité ? Sincèrement c'est plutôt ici qu'on s'inquiète. Au Mexique, il y a des règlements de compte entre bandes de narcos, c'est sûr. Il y a des morts, il y a beaucoup de violence entre membres des cartels. Mais tu verras jamais de fusillade dans un lycée. C'est aux États-Unis que le premier crétin venu peut acheter des armes au supermarché, c'est ici que presque chaque jour un malade débarque dans un lycée avec une arme et tire sur des gamins. Que chacun balaie devant sa porte avant de donner des leçons. »
 
Peu à peu, à mesure que les points de vue se répondent et se complètent et que le récit y entremêle les représentations véhiculées par la littérature et par le cinéma – 2666 de Roberto Bolaño, Paris-Texas, la série de narco-thrillers Sicario, ou encore les westerns des frères Coen  –, se précise sous tous les angles l’image d’une frontière de tous les enjeux et de tous les fantasmes.
 
Plus qu’un récit de voyage, Coyote se nourrit d’une démarche quasi sociologique et, procédant par collage de points de vue individuels, compose au final une œuvre littéraire originale, où la frontière se fait mythologie. (4/5)

 

Citations :

Je venais à l’époque de terminer mon roman Par les routes, dans lequel un personnage voyage en stop dans le but délibéré de rencontrer des gens, de les photographier, de leur poser des questions sur leur vie. J’avais eu envie d’en faire autant. Souvent on s’inspire de ce qu’on a vécu pour écrire. Pour une fois ç’avait été le contraire : je m’étais inspiré de ce que j’avais écrit pour vivre.


Le long de la frontière États-Unis / Mexique, on appelle coyotes les passeurs qui conduisent les migrants à travers la zone frontalière, les rançonnent, parfois les abandonnent. Les passeurs sont les coyotes, les migrants les pollos, les poulets. Pendant ce voyage, est-ce que je serai un coyote ? Un poulet ? Pour le moment je rame, je cuis en plein soleil : je me sens poulet. Et les automobilistes qui me prendront : seront-ils mes coyotes ? Seront-ils les poulets que, très civilement, je plumerai de leurs récits, pour les transporter à mon tour dans ces pages. 


« L’auto-stop est-il légal aux États-Unis ? Oui, mais en fait non. Il n’y a pas, à ma connaissance, de loi fédérale à ce sujet. Mais la plupart des États ont des lois qui l’interdisent le long des principaux axes de circulation. D’autres l’interdisent de fait, par le biais de lois contre “l’obstruction du trafic”. De façon générale, je recommande catégoriquement d’éviter tout projet de ce genre, sauf cas d’extrême urgence. Les automobilistes aux États-Unis sont trop occupés, trop absorbés ou trop méfiants vis-à-vis des étrangers pour vous prendre à bord. Préparez-vous à faire tout le trajet à pied. » Mark A., forum internet Quora.


Tu sais combien d’illégaux il y a aux États-Unis ? Onze millions. Onze millions qui pourraient payer des impôts, contribuer à la richesse du pays. Il suffirait de lancer une grande régularisation. Même Reagan à l’époque l’avait compris. Moi je suis entré clandestinement en 1986. Et coup de chance : cette année-là ils ont décidé d’ouvrir les régularisations. On a été 2,7 millions à en profiter. Est-ce qu’ils ont pas eu raison, Silvano. Regarde. Est-ce que depuis 1986 j’ai cessé un seul jour de travailler. Maintenant j’ai des papiers. Je suis résident permanent. Je paie mes impôts. Est-ce que onze millions de travailleurs régularisés ça ferait pas une fortune pour le pays. Mais tout le monde s’en fout. Même parmi les dizaines de millions d’immigrés comme moi, tu sais combien ont voté Trump ? Presque trois sur dix. Ça veut dire des millions. Est-ce que tu peux le croire ? Et l’autre qui parle de son mur. Son mur, toujours son mur. Mais même s’il arrive à le faire, tu sais qui le construira ? C’est nous, les immigrés mexicains. Et parmi nous des illégaux, à tous les coups !


De l’autre côté de la frontière il y a la faim, ici il y a le besoin de bras. Et malgré tout l’autre veut faire son mur. Il est prêt à mettre 25 milliards de dollars pour ça. Ay El Trump, El Trump. C’est grave ce qu’il fait. Il détruit le pays. Il sépare les familles. Il réveille la colère des gens. Le géant du racisme dormait tranquillement, il l’a réveillé. Regarde comme il traite les Indiens de la région. Le Trump s’en fout. Il va faire son mur. Il va couper leur territoire en deux comme s’ils n’existaient pas. Il va séparer les familles, couper des gens de leurs proches, leur faire perdre à jamais les tombes de leurs ancêtres. Comment tu veux qu’ils se sentent pas humiliés. Il veut même virer les enfants d’illégaux nés ici. T’as entendu parler des dreamers. Des jeunes qui ont fait leurs études en Amérique, qui ne connaissent même pas le Mexique. Huit cent mille jeunes diplômés qui revendiquent le droit de rester aux États-Unis où ils sont nés. L’Obama avait construit tout un programme pour résoudre leur situation. Le Trump a tout arrêté. Il veut les jeter dehors. Il est fou. Mais ça il n’y arrivera pas. Ça franchement je vois pas comment il y arriverait.
 
 
Depuis dix jours que je voyage, je peux faire le compte : j’ai été pris en stop par 18 Mexicains, riches, pauvres, anglophones, hispanophones, illégaux, régularisés, résidents, naturalisés américains. Je peux aussi faire le compte des Blancs qui m’ont pris : 1. C’était il y a dix jours. Je me demande à partir de combien d’occurrences un échantillon devient représentatif. Combien de fois encore il faudra que des Mexicains me prennent et que des Blancs ne me prennent pas pour que cela commence à ressembler à une vérité objectivement énonçable : les Mexicains, ou les Américains d’origine mexicaine, pour ce qui est du stop au moins, sont beaucoup plus aidants que les Américains blancs.


Y’en a pas beaucoup des étrangers qui viennent ici. On les voit tout de suite. Ici c’est pas comme à Ciudad Juárez, à Tijuana, à Nuevo Laredo, dans les grandes villes. Ici c’est tout petit. La moindre souris qui passe la frontière, tout le monde la voit. Tout le monde le sait, qu’elle vient d’entrer. Ça c’est la place Che Guevara. Des photos tu peux en prendre, bien sûr. Vas-y. Te gêne pas. Surtout si t’as envie qu’on se fasse enlever tous les deux. C’est exactement ce qu’il faut faire. T’es bien parti, Silvano ! C’est la grande mode ces dernières années. Les enlèvements. Les demandes de rançon. C’est devenu le sport de la ville. Tu peux aussi le ranger ton appareil évidemment. C’est pas une mauvaise idée. Là tu vois il faut pas venir le soir. Surtout pas. Et tu vois ce bar ? C’est un bar de mafieux. Là surtout t’entres jamais, à moins de chercher de gros ennuis. Là c’est la cathédrale. Il y a deux ans ils ont fait péter une bombe sur le parvis. Pourquoi ? Pour rien. Juste pour faire peur à tout le monde. Pour terroriser un peu plus encore les gens. Pour montrer à tout le monde qu’ils sont partout. Qu’ils peuvent tout se permettre. Pour rappeler à chacun qu’il a intérêt à verser bien sagement la cuota, l’impôt. Devant la cathédrale ça te choque. Haha. Tu pensais qu’ils respectaient au moins ça, la religion, Dieu ? Qu’est-ce que tu crois. Qu’est-ce qu’ils respectent. Ils respectent rien. Bien sûr que non. Les journalistes osent même plus dire ce qui se passe dans la ville. Tous ceux qui osaient se sont fait tuer. Eh oui. C’est la mafia qui commande tout ici. Le cartel du Golfe. Les Zetas. Tu files doux, tu te fais tout petit, ou alors ça se passe très mal. Après, il y a la politique. Ça c’est un autre genre de mafia. Une mafia légale, avec plaques d’immatriculation ! Allez je te fais voir encore une ou deux rues et on s’en va. Regarde les voitures de la police. Non c’est pas l’armée, c’est juste la police. Avec des voitures blindées et des automitrailleuses sur le toit oui. Comme en Irak ! Regarde les voitures de sécurité privée. Agent de sécurité, garde du corps, c’est les boulots les plus florissants de la ville. Y’a que ça. Haha c’est les seuls qui sont pas au chômage. Ça rapporte gros mais l’espérance de vie est limitée.