Coup de coeur 💓
Titre : Les fleuves du ciel
(There are Rivers in the Sky)
Auteur : Elif SHAFAK
Traduction : Dominique GOY-BLANQUET
Parution : en anglais en 2024,
en français en 2025 (Flammarion)
Pages : 512
Présentation de l'éditeur :
Londres, 1840. Arthur, un garçon à la mémoire prodigieuse né sur les
rives de la Tamise, est engagé comme apprenti dans une imprimerie.
Bientôt, son monde s’ouvre bien au-delà des taudis de la capitale
anglaise, vers un autre fleuve, le Tigre, et une ancienne cité de
Mésopotamie qui abrite les fragments d’un poème oublié.
Turquie,
2014. Chassées de leur village au bord du Tigre, Naryn, une petite
fille yézidie, et sa grand-mère entreprennent un long voyage, traversant
des terres en guerre dans l’espoir d’atteindre la vallée sacrée de leur
peuple, en Irak, pour que Naryn y soit baptisée.
Londres, 2018.
Zaleekhah, hydrologue fascinée par la mémoire de l’eau, emménage dans
une péniche pour échapper à la faillite de son mariage. C’est alors
qu’un curieux livre qui la ramène à ses origines vient chambouler son
existence.
Avec ce roman éblouissant, une traversée des siècles et
des cultures suivant trois destinées entrelacées par le cours
imprévisible de l’eau, Elif Shafak s’impose comme l’une des plus grandes
conteuses de notre époque.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Elif Shafak est l'auteure de douze romans salués par la critique, notamment
L'architecte du Sultan,
La Bâtarde d'Istanbul,
Trois filles d’Ève, et
10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange.
Son œuvre, pour laquelle elle a reçu la décoration de Chevalier des
Arts et des Lettres, est traduite dans le monde entier. Elle milite pour
les droits des femmes, et collabore régulièrement avec des quotidiens
internationaux comme
The New York Times,
The Guardian et
La Republica.
Avis :
De
La bâtarde d’Istanbul, qui sonde les blessures de l’histoire turco‑arménienne, à
L’île aux arbres disparus, qui évoque les violences inter‑ethniques entre Chypriotes grecs et turcs
, Elif Shafak n’a cessé d’explorer les thèmes de la mémoire, de l’identité et de la transmission. Elle choisit cette fois l’eau comme fil conducteur, élément vital qui relie personnages, civilisations et récits dans une vaste composition traversant les époques et menant à une méditation sur la condition humaine.
Détournant l’idée controversée de la
« mémoire de l’eau », selon laquelle le liquide conserverait la trace des substances rencontrées même après leur disparition matérielle, Elif Shafak en fait une métaphore poétique : l’eau devient archive invisible, dépositaire des histoires et des civilisations qu’elle a traversées. Trois existences s’y inscrivent : un archéologue anglais du XIXᵉ siècle en quête d’un poème mésopotamien oublié, une enfant du Proche‑Orient entraînée dans l’exil au début du XXIᵉ siècle, et une hydrologue contemporaine confrontée aux menaces pesant sur cette ressource vitale.
A lui seul, le titre condense cette vision. Drainant mémoires et récits à mesure que les pluies alimentent rivières, fleuves puis mers, l’eau relie cosmique et terrestre, origine et disparition. Les histoires humaines, comme les fleuves, naissent d’un ciel commun et s’écoulent vers des destins multiples. A partir de cette image, la romancière turque met en lumière la manière dont l’Occident – oublieux du berceau civilisationnel que fut la Mésopotamie – a longtemps toisé l’Orient. Elle évoque aussi les tragédies contemporaines, tel le génocide des Yézidis, qui souligne la fragilité des peuples et la violence des effacements. L’eau apparaît alors comme miroir de la vie et de la mort des civilisations : elle emporte les ruines mais conserve les traces.
Enfin,
Les fleuves du ciel célèbre la puissance des récits. Car si les civilisations s’effondrent et si les peuples sont déplacés, les histoires survivent, franchissent les frontières et ressurgissent là où on les croyait disparues. Elif Shafak compose ainsi une fresque polyphonique où l’eau n’est pas seulement motif, mais force agissante qui éclaire la condition humaine et rappelle que la mémoire, même menacée, poursuit son oeuvre.
Conteuse habile et enchanteresse, Elif Shafak métamorphose une réflexion politique et historique en une œuvre d’une grande intensité poétique, où, comme l’eau, le temps coule, nous dépasse et nous emporte, mêlant dans une mémoire universelle les vies et les civilisations, et, puisque tout s’achève dans le même terreau, nous administrant une grande leçon d’humilité et de tolérance. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
C’est avec de telles pensées à l’esprit qu’Assurbanipal entre dans la bibliothèque. Une enfilade de pièces où les murs sont couverts du sol au plafond d’étagères sur lesquelles des milliers de tablettes d’argile sont disposées en ordre parfait, classées par sujet. Elles ont été collectées dans des contrées proches ou lointaines. Sauvées pour certaines de la négligence ; d’autres achetées à leur propriétaire pour une bouchée de pain ; mais la plupart ont été prises de force. Elles contiennent toutes sortes d’informations, qu’il s’agisse d’accords commerciaux ou de recettes médicinales, de contrats juridiques ou de cartes célestes… car le roi sait que pour dominer d’autres cultures, il faut saisir non seulement leurs terres, récoltes et biens matériels, mais aussi leur imaginaire collectif, leurs souvenirs partagés.
Bientôt, le crépuscule peint l’horizon en orange vif, jusqu’à ce que le brouillard revienne en force et efface toutes les couleurs de son morne pinceau. Un allumeur de réverbère passe en sifflotant. Il tient à la main une longue perche avec une mèche allumée. Une par une, les lampes à gaz le long de la rue prennent vie, projetant une lueur vaillante dans l’obscurité qui s’épaissit. Demain matin, le même homme réapparaîtra pour les éteindre une à une. Un pendule oscille constamment entre le jour et la nuit. La lumière et l’ombre. Le bien et le mal. Peut-être en va-t-il de même pour le passé et le présent – ils ne sont pas entièrement distincts. Ils saignent l’un dans l’autre.
Les enfants de parents déracinés naissent dans la tribu du souvenir. Leur présent et leur avenir sont à jamais façonnés par leur passé ancestral, qu’ils en aient connaissance ou non. S’ils fleurissent et prospèrent, leur réussite sera attribuée à toute une communauté ; et de la même manière, leurs échecs seront enregistrés au compte d’une entité plus ample et plus ancienne qu’eux-mêmes, famille, religion ou ethnicité.
Une larme tombe sur le dos de sa main. Fluide lacrymal, agencement complexe de cristaux de sel invisibles à l’œil nu. Cette goutte, l’eau de son propre corps, qui contient une trace de son ADN, était jadis un flocon de neige ou un jet de buée, peut-être ici ou à des milliers de kilomètres, changé maintes fois de liquide à solide à vapeur et inversement, tout en gardant son essence moléculaire. Elle est restée cachée sous une terre emplie de fossiles pendant des dizaines sinon des milliers d’années, a grimpé vers les cieux, est revenue sur terre en brume, brouillard, mousson ou tempête de grêle, déplacée et relogée à perpétuité. L’eau est l’immigrant par excellence, prisonnière en transit, incapable à jamais de se fixer.
Les mots sont comme des oiseaux, dit Mr Bradbury. Quand on publie des livres, on libère des oiseaux en cage. Ils peuvent aller où bon leur semble. Ils peuvent survoler les murs les plus hauts, franchir de longues distances, s’installer aussi bien dans un manoir que dans une ferme ou une chaumière d’ouvrier. On ne sait jamais qui ces mots atteindront, quels cœurs succomberont à leurs doux chants.
Si la pauvreté était un lieu, un paysage hostile dans lequel on tomberait accidentellement ou par une poussée délibérée, ce serait une forêt maudite – un bois sauvage humide et lugubre suspendu dans le temps. Les branches vous happent, les troncs vous bloquent le passage, les ronces s’agrippent à vous, résolues à vous empêcher de partir. Même si vous parvenez à surmonter un obstacle, il est aussitôt remplacé par un autre. Vous vous arrachez la peau des mains en vous efforçant de dégager un chemin alternatif, mais dès que vous tournez le dos aux arbres, ils resserrent les rangs derrière vous. La pauvreté mine votre volonté, peu à peu.
Oncle dit souvent que si certains peuvent faire le choix d’une vie simple et discrète, ceux qui viennent de régions perturbées ou d’origines difficiles n’ont pas ce luxe. Car toute personne déplacée comprend que l’incertitude n’est pas tangentielle à l’existence humaine mais qu’elle en est l’essence même. Comme on ne peut jamais être certain de ce qu’apportera le lendemain, impossible de se fier à Dame Fortune – déesse du destin et de la chance – même quand elle semble pour une fois vous accorder ses faveurs. Il faut toujours être prêt à une crise, une calamité, ou un soudain exode. Être un étranger, c’est d’abord une affaire de survie, et personne ne peut survivre s’il est sans ambition ; personne ne progresse en temporisant. Les immigrants ne meurent pas de fatigue existentielle ou d’ennui nihiliste ; ils meurent de travailler trop dur.
Grandma dit qu’une vieille femme yézidie, une voisine qui lui est chère, a émigré avec ses enfants en Allemagne, où la famille s’est établie dans les années 1990. La femme a été troublée et attristée d’apprendre que les gens là-bas remplissaient une baignoire d’eau et s’asseyaient dedans pour se savonner. Elle ne pouvait pas croire qu’il y ait des gens assez insensés pour plonger dans de l’eau propre sans s’être lavés auparavant.
Grandma dit qu’on devrait toujours se montrer bon envers chaque créature vivante, si petite soit-elle ou apparemment insignifiante, car on ne peut jamais savoir sous quelle forme vous-même ou un être cher allez renaître.
« Hier j’étais un fleuve. Demain, je reviendrai peut-être sous la forme d’une goutte de pluie. »
Qu’ils soient bourbeux ou placides, dans ce pays où les pierres sont anciennes et où les histoires se racontent mais sont rarement écrites, ce sont les fleuves qui gouvernent les jours de notre vie. Nombre de rois ont régné et nombre de rois ont disparu, et Dieu sait qu’ils étaient pour la plupart impitoyables, mais ici en Mésopotamie, ne l’oublie jamais, mon amour, le seul véritable souverain, c’est l’eau.
Les divisions entre classes sont en vérité des frontières sur une carte géographique. Quand vous naissez dans un milieu riche et privilégié, vous héritez d’un plan qui trace les chemins ouverts devant vous, signale les raccourcis et les détours capables de vous conduire à destination, vous informe des vallées luxuriantes où vous pouvez prendre du repos, des terrains instables à éviter. Si vous entrez dans le monde sans cette carte, vous êtes privé de guide sûr. Vous vous égarez plus facilement, vous tentez de traverser ce que vous avez pris pour des vergers et des jardins, et découvrez que ce sont des marais et des tourbières.
Tandis qu’elle ferme les yeux, attendant de sombrer dans un sommeil drogué, elle entend au loin un léger clapotis. Elles sont toutes là. Les rivières perdues du temps, hors de la vue et hors de l’esprit mais remarquables par leur absence, comme les membres fantômes qui gardent la faculté de faire souffrir. Elles sont ici et partout, érodant les structures solides sur lesquelles nous avons construit nos carrières, mariages, renommées et relations, roulant toujours plus vers l’avant – avec ou sans nous. Zaleekhah sait qu’elle n’est peut-être pas l’une des leurs, mais elle sera toujours attirée par les gens entraînés vers quelque chose de plus grand et meilleur qu’eux, une passion qui dure la vie entière, même si elle finit par les dévorer.
Tout comme une flamme requiert l’ombre pour exister et grandir, l’idée de la suprématie européenne avait besoin d’un Orient imprégné de misère et de désespoir. Napoléon se donnait pour mission de libérer les peuples de la région de leur destinée et de les conduire à restaurer la grandeur de leurs ancêtres. Ainsi tous seraient bénéficiaires – l’envahisseur et l’envahi. Enhardi par cette conviction, il ordonna de collecter des antiquités. Cependant il ne serait pas facile de les rapporter au Louvre. Car les Français n’étaient pas seuls habités par cette ambition. Les Britanniques aussi étaient dans les transes de l’égyptomanie.
Les empires savent se donner l’illusion qu’étant supérieurs aux autres, ils vivront à jamais. Une certitude partagée que demain le soleil se lèvera, que la terre restera fertile, que les eaux ne se tariront jamais. Un mirage réconfortant qui donne à croire que même si nous mourons tous, les bâtiments que nous érigeons, les poèmes que nous composons, les civilisations que nous créons vont survivre.
Arthur commence à suspecter que le mot civilisation désigne le peu que nous parvenons à sauver d’une perte que personne ne souhaite se remémorer. Des triomphes se dressent sur les échafaudages bricolés de sévices indicibles, des légendes héroïques sont tissées d’agressions et d’atrocités. Le système d’irrigation de Ninive était une réussite éclatante – mais combien de vies ont été gaspillées pour le construire ? Il y a toujours un autre aspect des choses, un aspect oublié. L’eau était le plus grand atout de la ville et son trait distinctif, pourtant elle est aussi ce qui l’a sapée pour finir. Les larges quantités de sel charrié par les torrents et les marées ont ruiné le sol. Fleuves créateurs, fleuves destructeurs. Parfois votre force principale devient votre pire faiblesse.
Aux dires de certains, les Yézidis sont des musulmans hérétiques ou des chrétiens renégats. D’autres affirment que ce sont des juifs apostats, ou une étrange secte zoroastrienne perdue dans les replis de l’histoire. Certains assurent que leur système de caste est une dérivation de l’hindouisme. Selon une hypothèse très répandue, leur foi est un ersatz de croyances originales, un rejeton égaré. Arthur n’est pas d’accord. De plus en plus il a la conviction que leur lignée, aussi enracinée ici que les arbres indigènes, peut remonter au temps des anciens Mésopotamiens.
Il lui vient à l’esprit ce soir-là qu’il y a une similitude entre l’amitié et la foi. Elles sont construites l’une et l’autre sur la fragilité de la confiance.
Je doute que les thérapeutes envoient leurs patients au British Museum, mais quand vous êtes près d’un objet si impossiblement âgé, ça remet les choses en perspective. Ce qui vous trouble à l’instant présent est infime dans le cours du temps. Je pense que chacun devrait traîner un peu en compagnie d’un lamassu de temps à autre.Zaleekhah étudie le panneau.
« Il était donc cruel, Assurbanipal ?
— Il compte parmi les plus féroces des rois assyriens. Sa destruction de l’Élam est considérée par nombre de chercheurs comme un génocide.
— Je m’attendais à mieux de la part d’un homme connu pour avoir fait construire une bibliothèque magnifique.
— Vous êtes loin d’être la seule à faire cette supposition. Qui vient à point nous rappeler qu’un individu peut être cultivé, policé, généreux, mondain, et quand même commettre des actes d’une cruauté stupéfiante. »
Écrire, c’est se libérer des contraintes de l’espace et du temps. Si la parole orale est une ruse des dieux, la parole écrite est le triomphe des humains.
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