dimanche 23 novembre 2025

[Tharreau, Estelle] Point de fuite

 






J'ai aimé

 

Titre : Point de fuite 

Auteur : Estelle THARREAU

Parution :  2025 (Taurnada)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un huis clos labyrinthique où l’amour et la mort se livrent une course-poursuite infernale dans les entrailles d’un aéroport pris dans un déluge de neige et de glace.
Alors qu’une tempête se déchaîne, un criminel tente d’échapper à la police et à son complice. Une réceptionniste dépose une étrange valise dans une chambre d’hôtel où un petit garçon est enfermé. Une femme guette l’arrivée du père de son enfant, et un steward désespéré attend d’embarquer pour un vol ultime. Tous approchent du point de non-retour qui fera basculer leur existence.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Estelle Tharreau est l’auteure d’une dizaine de romans, dont La Peine du bourreau (Prix du Roman Noir des Bibliothèques & des Médiathèques de Grand Cognac, et Prix Spécial Dora-Suarez, catégorie « Frissons », en 2021), Il était une fois la guerre (Prix Dora-Suarez, catégorie « Passion », en 2023), et Le Dernier festin des vaincus (Prix Chien Jaune, catégorie « Adulte », en 2024).

 

 

Avis :

Dans l’espace confiné d’un aéroport balayé par la tempête, Estelle Tharreau orchestre un huis clos magnétique où les êtres, tels des particules humaines, se percutent, libèrent leurs ondes de choc et en ressortent métamorphosés, projetés vers de nouveaux horizons.

Sous la contrainte de cet enfermement, les tensions accumulées se fragmentent comme dans une fission nucléaire : une rupture infime suffit à libérer l’énergie longtemps contenue et à déclencher une réaction en chaîne intérieure. Leurs certitudes pulvérisées et leurs vérités enfouies révélées, les êtres se brisent, se révèlent et se transforment.

Parmi eux, un criminel traqué, prêt à tout pour s’échapper mais rattrapé par sa vérité ; une réceptionniste qu’un bagage en apparence anodin plonge dans une spirale de conséquences imprévues ; un enfant enfermé, incarnation de l’innocence prise au piège ; une femme suspendue à l’arrivée d’un voyageur, image du désir obstiné ; enfin, un steward désespéré, silhouette au bord du geste ultime. Chacun incarne une faille universelle – peur, secret, innocence, attente, désespoir. La mosaïque de leurs destins révèle la fragilité de la condition humaine et le poids de ce que tous s’efforcent vainement de tenir à distance.

Enfermant les personnages dans un temps suspendu qui brouille les repères et amplifie l’angoisse, la tourmente agit comme une force inexorable venue les figer en pleine course dans une atmosphère dont l’électricité se confond avec celle des consciences. Dans cette attente confinée, chaque minute est une épreuve, chaque geste une menace latente. Le huis clos se referme comme un étau invisible : privé d’échappatoire, chacun va devoir faire face à ce qu’il prétendait fuir. Le fracas du vent et la violence des éléments résonnent avec les tempêtes intérieures, créant une tension constamment au bord de l’explosion.

Quelques invraisemblances, une écriture si froidement efficace dans l'action qu'elle en vient à occulter une part du potentiel à la fois angoissant et esthétique de la bulle glacée, enfin l’extrême discrétion de la dimension sociale qui donnait toute leur profondeur aux précédents ouvrages de l’auteur : une certaine frustration peut s’immiscer chez le lecteur. Elle se dissipe néanmoins peu à peu, à mesure que les révélations s’enchaînent, que les arcanes du récit se déploient avec une maîtrise indéniable, et surtout que la métaphore du point de fuite, filée jusqu’au bout, confère à l’ensemble sa cohérence et sa puissance symbolique. 

Souvent vécue comme une ligne de fuite, une course en avant pour éviter l’essentiel, il faut parfois l’accident de parcours pour que la vie se révèle dans sa vérité nue et nous invite à la vivre pleinement, en accord avec soi. Un roman haletant, oppressant et implacable, qui enferme ses personnages pour mieux révéler la fragilité de nos propres échappatoires. (3/5)

 

 

Citations :

Toutes ces destinées humaines s’apprêtaient à ricocher, à s’entrechoquer, à se neutraliser ou à s’anéantir dans les entrailles de l’aéroport avec la tour de contrôle pour seul arbitre. 

Battu par les vents violents et la neige affolée, l’éclat des mille lumières de ce navire en perdition était devenu un halo terne, diffus et orangeâtre. Jamais ce colosse n’avait semblé si seul et vulnérable. 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 


 

vendredi 21 novembre 2025

[Nothomb, Amélie] Tant mieux

 




 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Tant mieux

Auteur : Amélie NOTHOMB

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 216

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Tant mieux : la version joyeuse du sang-froid. » 
Pour la première fois, après son père dans Premier sang (2021) et Psychopompe (2023), Amélie Nothomb évoque sa mère, et le lien singulier qui les unissait.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Amélie Nothomb est née à Kobé en 1967. Dès son premier roman, Hygiène de l’assassin, elle s’est imposée comme une écrivaine singulière. En 1999, elle a obtenu le Grand Prix de l’Académie française pour Stupeur et tremblement et, en 2021, le prix Renaudot pour Premier sang. L'Impossible retour est son 33e roman. Elle publie cette année son 34e roman, Tant mieux.

 

 

Avis :

Dans la constellation littéraire d’Amélie Nothomb, Tant mieux s’inscrit comme le troisième volet d’un triptyque autobiographique affectif. Après avoir consacré Premier sang et Psychopompe à la figure paternelle, elle dédie cette fois son récit à sa mère, Adrienne, récemment disparue. Ce geste littéraire marque une étape de dévoilement intime, tout en retenue et poésie.

La perte maternelle a déclenché une peine si radicale qu’elle a longtemps réduit l’auteur au mutisme. De cette stupeur est né Tant mieux, réponse vitale au besoin de transfigurer l’absence par la fiction, dans un mouvement de réparation porté par une langue claire et vibrante. 

Adoptant les contours d’un conte stylisé, le récit s’attache à quelques épisodes de l’enfance d’Adrienne, confiée à sa grand-mère le temps d’un été, alors que la guerre fait rage. Coupée de l’amour parental, la fillette vit dans une maison glaciale, sous l’autorité d’une vieille femme pingre et cruelle, une ogresse solitaire n’ayant jamais aimé que ses chats. Là où sa propre mère en était restée traumatisée à jamais, Adrienne, à quatre ans, traverse l’épreuve avec une lucidité précoce et une force tranquille. Sans haine, elle résiste, et incarne déjà ce « tant mieux » qui donne au roman son rayonnement. 

Par sa brièveté, son intensité affective et son écriture cristalline, Tant mieux rejoint les œuvres les plus épurées de l’auteur, mais s’en distingue par une gravité sereine, presque testamentaire. Roman de deuil, de gratitude et d’adoration, il magnifie la figure maternelle dans sa part la plus fondatrice. Quelques tableaux suffisent pour inscrire le texte dans une forme elliptique savamment maîtrisée, nourrie par le flou des personnages secondaires, l’économie du verbe et une élaboration esthétique qui en décuplent la puissance poétique. Ce parti pris formel invite à une lecture sensible, attentive aux silences et à ce qui affleure en filigrane. 

Amélie Nothomb compose un geste d’amour pur, un livre qui relie les vivants et les absents dans une langue de lumière. Avec une tendresse recueillie et une précision poétique, elle fait de l’enfance d’Adrienne un creuset où la douleur devient force. Chaque scène révèle une manière d’être au monde, faite d’optimisme lucide, de résistance douce et d’acceptation sans renoncement. Offrande magnifique, ce récit trace la voie d’une fidélité intime, d’un lien qui continue à vivre dans l’écriture.

Par la rigueur de sa composition, Tant mieux illustre la puissance de la stylisation poétique à élever l’expérience intime au rang d’universel. En transfigurant la mémoire en forme, Amélie Nothomb fait de l’épreuve une matière esthétique et de l’absence un lieu d’émergence. Le réel, filtré par l’art, se fait espace de résonance et de transmission.

Épuré, lumineux, transcendant, un livre qui sculpte l’intime en esthétique universelle, dans la sobriété patiemment façonnée d’une épure. Une gemme délicatement chatoyante, précieuse par sa limpidité. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Elle se rappela qu’au catéchisme, on lui avait expliqué le principe de la confession, mais se rendit compte soudain qu’elle ne croyait pas en Dieu. La foi lui parut incompatible avec les méfaits maternels. Et puis, à l’école, les religieuses étaient des femmes acariâtres qui ne cessaient de rabrouer les élèves. Les épouses de Dieu prouvaient, par leur aigreur, la déficience de l’époux.


Pour Adrienne, la guerre n’était pas finie. Les chats du quartier continuaient à disparaître. Et elle se doutait que ceux des autres zones de Bruxelles n’avaient pas un meilleur sort. Parfois, elle se jetait dans les bras de sa mère et lui déclarait son amour. Maman souriait et répondait tendrement à ses effusions.  
– Moi aussi je t’aime, ma chérie.  
La petite levait alors vers le visage maternel un regard adorateur. Les yeux disaient le tant mieux de l’amour, l’amour sans causalité, je t’aime, j’ai horreur de tes actes, je ne te changerai pas, tu ne changeras pas, je t’aime, ni donc, ni alors, ni par conséquent, ni malgré, ni rien. Tant mieux.


Sans indépendance, pas de tant mieux, songeait-elle. Cette magie qui était son secret le plus intime supposait de ne pas exagérément se souder à un destin autre que le sien propre. Nul cynisme dans ce constat : on ne peut être responsable que de soi-même. Si on lie son bien-être à celui d’un autre, cela ne peut que péricliter. Comment pourrait-on s’accorder en profondeur avec les mystères du monde si l’on s’en remet à autrui, fût-ce la personne que l’on aime d’amour fou ? Le paradoxe, découvrait-elle, c’est que si l’on veut vraiment aider quelqu’un, la meilleure méthode consiste à s’occuper de son jardin. À chercher à veiller sur celui de son voisin, on ruine celui-ci et le sien.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

mercredi 19 novembre 2025

[Bouysse, Franck] Entre toutes

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Entre toutes

Auteur : Franck BOUYSSE

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Marie est née en 1912 dans une ferme de Corrèze. Elle n’en partira jamais.
Franck Bouysse, une fois n’est pas coutume, livre avec une pudeur saisissante l’histoire de sa famille et prouve ici qu’il est aussi talentueux dans le récit de l’intime que dans la fresque romanesque. C’est beau et déchirant, c’est plein d’allégresse et de tragique : c’est la vie comme elle va.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Franck Bouysse est né et vit en Corrèze. Il a publié une quinzaine de romans couronnés par de nombreux prix, dont Grossir le ciel (La Manufacture de livres, 2014 ; Prix SNCF du polar, Prix Michel Lebrun, Prix Lire en poche…), Plateau (La Manufacture de livres, 2016), Glaise (La Manufacture de livres, 2017 ; Prix des lecteurs de la Foire du livre de Brive), Né d’aucune femme (La Manufacture de livres, 2019 ; Prix des libraires, Prix Babelio, Grand prix des lectrices de Elle…), Buveurs de vent (Albin Michel, 2020 ; Prix Giono) et Fenêtre sur terre (Phébus, 2021).
En 2022, avec Été brûlant à Saint-Allaire, il écrit son premier scénario original de bande dessinée pour le dessinateur Daniel Casanave.

 

Avis :

Puisant pour la première fois dans une veine autobiographique, Franck Bouysse ressuscite avec une délicatesse presque sacrée la vie de Marie, sa grand-mère née en 1912 dans une ferme corrézienne. Offert comme une confidence murmurée, ce roman déploie une émotion contenue qui imprègne le récit d’une lumière douce et durable.

Délaissant les tensions dramatiques de ses précédents romans, l’auteur explore une voie plus intime, qui embrasse la lenteur du quotidien et la densité du réel dans ses détails les plus fins. Ancré dans une temporalité étirée où les gestes et les silences pèsent plus que les mots, il esquisse les contours d’un monde rural sur le point de disparaître.

Marie, figure centrale, se tient droite, enracinée dans sa terre, affrontant les bourrasques des guerres et des deuils comme elle accueille le passage des saisons. Elle incarne la dignité des vies modestes, celles qui traversent le monde sans bruit, avec la fatalité tranquille de qui n’a aucune prise sur les événements. Franck Bouysse la dépeint avec une tendresse profonde, construisant une figure humble et rayonnante, gardienne silencieuse d’un quotidien fait de gestes simples. 

À travers elle, c’est tout un siècle qui se dessine en creux. Les grandes mutations historiques résonnent dans le stoïcisme de ses silences et l’endurance de son corps. Cette tension entre l’intime et le collectif donne forme à une mémoire souterraine. Car, en Marie – « entre toutes »  – affleurent les visages de ses semblables, femmes vouées au soin des autres et à l’effacement de soi, mais qui ont pourtant porté le monde sur leurs épaules, dans le silence du devoir. Franck Bouysse leur rend justice avec la force tranquille de la littérature quand elle sait voir l’invisible, lui conférant même une aura mariale au travers de son prénom et du titre, référence explicite à l’Ave Maria.

Acte d’amour filial et hommage pudique à une génération reléguée dans l’ombre, le récit célèbre en Marie l’archétype d’une humanité discrète et essentielle. Dans cette traversée d’un siècle, chacun retrouve l’écho d’une mémoire commune. Marie est toutes les femmes, une présence universelle dont nous sommes les légataires, un fil qui relie les générations par le coeur.

Habile à jouer de tous les registres, Franck Bouysse offre ainsi un livre comme un geste de gratitude, une offrande discrète à ces femmes silencieuses, à qui nous devons la force de nos racines. Dans ce récit, l’ordinaire devient matière universelle, pour le plus grand bonheur du lecteur, invité à reconnaître dans le silence d’une femme toute la grandeur du monde. Elégiaque et méditatif, un livre intemporel. (4/5)

 

 

Citation : 

Nous sommes capables de cartographier le génome humain, d’identifier les anomalies, mais nous ne sommes pas en mesure d’évaluer quelle part du vécu de nos aïeuls nous imprègne réellement, ce bruit de fond dans nos cellules qui rôde comme un fantôme. Qu’est-ce qui se perd et se conserve dans le grand délayage héréditaire ? Qu’est-ce qui s’endort ? Qu’est-ce qui disparaît à jamais ?

 

Du même auteur sur ce blog :

 
H
 
 




lundi 17 novembre 2025

[Clermont-Tonnerre, Adélaïde (de)] Je voulais vivre

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Je voulais vivre

Auteur : Adélaïde de CLERMONT-TONNERRE

Parution : 2025 (Grasset)

Pages : 480

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Par une nuit glaciale, le père Lamandre recueille une fillette de six ans venue frapper avec insistance à sa porte. L’enfant aux yeux admirables tremble de froid et de faim. Elle a les pieds en sang dans ses souliers à boucles d’argent, mais refuse de répondre aux questions qui lui sont posées. Le vieux prêtre ne saura que son prénom  : Anne. Vingt ans plus tard, Anne est devenue Lady Clarick. Richissime, courtisée, elle a l’oreille des grands et le cardinal de Richelieu ne jure que par elle. Pourtant, dans l’ombre, quatre hommes connaissent son vrai visage et sont prêts à tout pour la punir de ses forfaits. Manipulatrice sans foi ni loi, intrigante, traîtresse, empoisonneuse, cette criminelle au visage angélique a traversé les siècles et la littérature  : elle se nomme Milady.
Voici venu le temps d’écarter la légende pour rencontrer la femme. Même un personnage de fiction peut réclamer justice. Ce roman inoubliable, écrit d’une voix puissamment contemporaine, rend vie à Milady et nous offre son histoire dont Dumas a semé les indices dans Les Trois Mousquetaires.
Magnifique portrait d’une femme libre menant, pour sa survie, un jeu dangereux. Dans une époque où trop d’hommes voudraient la contraindre et la posséder, elle se bat – jusqu’à la transgression ultime – pour son pays, pour son idéal et pour sa liberté. 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Adélaïde de Clermont-Tonnerre, ancienne élève de l’École normale supérieure, est journaliste et romancière. Fourrure (Stock) a été récompensé par cinq prix littéraires, dont le prix des Maisons de la Presse et le prix Sagan, suivi par Le Dernier des nôtres (Grasset), Grand Prix du roman de l’Académie française 2016, traduit en dix langues. Et enfin, Les Jours heureux (Grasset, 2021), prix Cabourg du roman.

 

 

Avis :

Espionne au service du cardinal de Richelieu, manipulatrice, séductrice et meurtrière, Alexandre Dumas avait fait de Milady l’ennemie des mousquetaires, une femme fatale fascinante mais vouée à la condamnation, dont le destin dramatique résonne comme une sanction morale. Son passé reste volontairement opaque, renforçant son aura de mystère et de menace.

Prenant le risque de désamorcer la part d’ombre qui faisait la force du personnage, Adélaïde de Clermont-Tonnerre choisit de l’éclairer autrement en la dotant d’une profondeur psychologique. Commençant par une enfance abandonnée et meurtrie, elle lui donne une biographie détaillée, une intériorité et une parole qui raconte ses blessures et ses désirs. La même protagoniste se révèle une héroïne tragique, animée par une soif de liberté et une rage de survivre. Insistant sur son humanité et sa vulnérabilité, le décalage de point de vue transforme le monstre en femme écrasée par les contraintes de son siècle, qui ose revendiquer son droit à l’existence. 

Cette réinvention se lit comme une interrogation sur la manière dont les récits fondateurs ont façonné notre imaginaire collectif, souvent au détriment des personnages féminins. Mettant en lumière les biais du passé, elle propose une lecture plus empathique et nuancée, inscrite dans un mouvement plus vaste où la fiction contemporaine relit les classiques pour interroger la mémoire culturelle et restituer la parole aux figures longtemps marginalisées. L’on pense ainsi à Jean Rhys redonnant une identité à la « folle du grenier » de Jane Eyre dans Wide Sargasso Sea, ou à Margaret Atwood qui revisite l’histoire de Grace Marks dans Alias Grace. Plutôt que de prétendre corriger les classiques de manière anachronique, ces œuvres les illuminent autrement. Elles rappellent que les récits naissent d’un temps donné, et qu’il nous appartient de les relire en gardant à l’esprit leurs zones d’ombre et leurs oublis. 

Ainsi, la Milady revisitée par Adélaïde de Clermont-Tonnerre apparaît comme le contrepoint d’un destin littéraire façonné par les valeurs du XIXᵉ siècle. Chez Dumas, elle incarne la femme jugée dangereuse parce que, séductrice, indépendante et insoumise, elle échappe aux rôles assignés. Dans l’univers du roman, cette transgression des normes sociales et morales ne pouvait qu’appeler la punition, et sa mort devient la sentence exemplaire infligée à celle qui avait osé défier l’ordre masculin. En lui offrant une histoire et une parole, Je voulais vivre déplace ce jugement : sans nier sa noirceur, le roman en révèle les causes et met en lumière une femme broyée par les carcans sociaux de son temps. 
 
Palpitant et audacieux, ce récit élégant et lucide réussit l’exercice périlleux d’éviter l’anachronisme, tout en invitant à relire les classiques avec la conscience qu’ils reflètent, parfois de manière insidieuse, les représentations sociales de leur siècle. Loin de trahir l’œuvre originelle, il en approfondit la lecture en lui donnant une portée presque sociologique, révélant combien la fiction éclaire autant les imaginaires que les structures d’une époque. (4/5)

 

Citations :

Partout en Europe, un mot glorieux le précède désormais : « Toute ville assiégée par Vauban, ville prise, toute ville défendue par Vauban, ville imprenable. »


« Un monastère sans bibliothèque, c’est comme une citadelle sans munitions. » (Saint Benoît)


Vous avez reçu à la naissance le don de la beauté, c’est une chose merveilleuse si vous la confiez à Dieu ou à un être digne de vous, mais elle peut devenir votre malédiction. Je sais que l’idée du mariage vous révolte. J’espère que vous reviendrez sur votre décision. Je doute que vous puissiez vous satisfaire d’une vie de prière et, pour nous autres femmes, il n’est de liberté sans dommages. Si malgré les conseils dont je vous presse, vous deviez persister dans l’idée de suivre un autre chemin, il vous faudra du courage et des appuis…


Je fus frappée par cette liberté de mœurs. Au couvent de Templemars, puis dans le Berry, l’existence de ce type de relation n’avait jamais été évoquée. Même sœur Mary, qui parlait sans détour et m’avait décrit avec force détails les intrigues de la cour au temps de sa jeunesse, ne m’avait pas présenté clairement ces jeux d’amour. Venue de ma province, détournée du droit chemin par un prêtre, mariée à Olivier dont l’intransigeance m’avait coûté si cher, je me rendais compte que j’avais été violemment punie, que j’avais manqué de mourir pour une faute qui n’aurait pas incommodé grand monde ici. À condition d’être bien nés, et d’avoir des protecteurs puissants, les prêtres, les hommes, les femmes, les jeunes filles et les jeunes garçons y suivaient leur plaisir, ce qui n’empêchait ni les mariages ni la vie commune. Les principes de la religion ne semblaient s’appliquer qu’aux bourgeois et aux humbles, ou servaient à faire tomber en disgrâce ceux qui avaient cessé de plaire. Les puritains s’en offusquaient, promettant le royaume à une damnation certaine, quand cette canaillerie enchantait l’héritier du trône. 


 

samedi 15 novembre 2025

[Ferrada, Maria José] L'homme à l'affiche

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'homme à l'affiche 
            (El hombre del cartel)

Auteur : Maria José FERRADA

Traduction : Marianne MILLON

Parution : en espagnol (Chili) en 2021,
                  en français (Stock) en 2025

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Ramón vit dans un bidonville. Du jour au lendemain, il accepte de s’occuper d’un énorme panneau publicitaire en bord d’autoroute. Il décide d’en faire sa nouvelle maison, espérant saisir dans l’air le sens des choses. On le tient pour fou. Seuls sa compagne Paulina et son neveu Miguel lui rendent visite.
Avec un humour acerbe et une connaissance approfondie de la psychologie de l’enfant (déjà présente dans Kramp), María José Ferrada brosse le portrait d’une société qui, au nom de la paix, n’hésite pas à recourir à la violence.
Comment résister et trouver la lumière quand la cruauté et l’absurdité sont à l’œuvre ? C’est ce à quoi certains personnages de ce roman tentent de répondre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

María José Ferrada (Chili, 1977) est journaliste et écrivain. Ses livres pour enfants ont été publiés dans le monde hispanophone, en Italie, au Brésil et au Japon et ont reçu de nombreux prix, dont le Ciudad de Orihuela de poésie, Academia du meilleur livre publié au Chili (2013). Kramp est son premier roman pour adultes. Il a reçu le Prix du Cercle des critiques d’art (2017), du Meilleur roman décerné par le ministère de la Culture (2018) et le Prix de littérature de la ville de Santiago. Kramp a été publié en Argentine, Uruguay, Espagne et traduit en anglais (USA), allemand, polonais, italien, danois et  portugais du Brésil.

 

 

Avis :

Usant des ressorts narratifs qui ont fait sa renommée en littérature jeunesse, Maria José Ferrada poursuit sa transition vers le roman adulte avec un deuxième opus inspiré d’un fait réel. Sous une apparente simplicité poétique, la romancière chilienne livre une fable grave et lumineuse sur la violence sociale, vue à hauteur d’enfant. 

Miguel, onze ans, vit avec sa mère dans un quartier pauvre que la traduction nomme « bidonville » – en réalité, un ensemble d’immeubles sociaux pour travailleurs précaires. Le quotidien est morne, jusqu’au jour où son oncle Ramón quitte son emploi en usine pour devenir gardien d’un immense panneau publicitaire Coca Cola surplombant l’autoroute. Très vite, il s’installe dans la structure même de l’affiche, tel un stylite moderne, entre alcool, solitude et rêverie.

Ce geste, d’abord perçu comme une excentricité, se retrouve bientôt au coeur de toutes les attentions. Miguel, émerveillé, rejoint son oncle en cachette. Sa tante Paulina, discrète mais compréhensive, accepte cette folie au nom de la part d’amour, « peu valorisée, [qui] consiste à voir l’autre suivre son chemin ». Mais les voisins, eux, oscillent entre moquerie, rejet et violence, surtout lorsque des « Sans Maison » s’installent autour du panneau, ravivant le spectre de leur propre passé marginalisé.

Le panneau publicitaire devient alors une métaphore puissante : promesse creuse de bonheur marchand, il surplombe une communauté en quête de dignité. L’installation de Ramón dans ses hauteurs détourne ce symbole de domination économique pour en faire un espace de liberté, aussi absurde que poétique. Ce geste, en apparence fou, interroge la frontière entre marginalité et sagesse, entre folie et lucidité.

Le drame qui s’ensuit est une tragique répétition du passé semblant rappeler que, dans ce Chili fracturé par des décennies de néolibéralisme autoritaire, l’on n’échappe jamais à l’adversité du destin. Pourtant, Miguel en est témoin : c’est en s’éloignant du « bruit du monde » et des injonctions sociales que Ramón lui offre les seuls instants de liberté et de poésie de sa vie.

Avec sa prose épurée, ses images tendres et son humour discret, Maria José Ferrada transforme un fait divers en une réflexion sur la liberté, le bonheur et la résistance intime. Elle adopte une esthétique du dépouillement, presque enfantine, qui contraste avec la gravité du propos et laisse place à l’émotion brute. Grâce à un oncle en rupture et une tante fidèle à ses rêves, Miguel entrevoit un avenir qui ne serait plus une répétition du passé, mais une désobéissance douce, en même temps qu'une transmission poétique. Subtil, méditatif et décentré. (4/5)

 

 

Citations :

— Action, réaction, m’a dit Ramón un jour. 
— Ça veut dire quoi ? 
— Que la terre est ronde et que si tu jettes une pierre avec assez de force devant toi, tu la reçois dans le dos. 
— Personne n’a autant de force, ai-je allégué. 
— Action, réaction, a-t-il répété, sans tenir compte de ma réponse.


— Tu aimes mon potager, Miguel ? demanda-t-il au bout d’un moment. 
— Quel potager ? 
— Celui-ci, et il désigna l’horizon qu’on voyait au-dessus des collines. 
— Ce n’est pas un potager. 
— Comment ça ? J’ai semé des ampoules et vois comme elles ont poussé vite. 
La nuit était tombée et Ramón ne se trompait pas : les lumières nées des fenêtres, des lampadaires et des voitures qui empruntaient la route à cette heure, ressemblaient aux citrons et aux oranges brillantes qu’un jardinier étourdi aurait laissé tomber dans le jardin de la nuit. 
— Je vais prendre un demi-kilo, dis-je au bout d’un moment. 
— Un demi-kilo de quoi ? 
— De lumières.


Une part de l’amour, peu valorisée, consiste à voir l’autre suivre son chemin.


Ramón parti vivre dans une affiche, Paulina ne tarda pas à comprendre qu’il ne redescendrait pas, mais plutôt que de le lui demander elle le laissa rester là-haut. Je ne pouvais pas leur en vouloir. Personne ne m’avait demandé de croire à la plaisanterie – « Qu’il est grand, ton fils », « Comment va ton père ? » – et à partir de là j’avais créé une famille imaginaire qui avait duré encore moins longtemps qu’une vraie. Ce n’était pas si grave. Tous ceux qui, comme moi, avaient réussi à vivre au-delà de dix ans, avaient la carapace épaisse d’un cafard.


 

jeudi 13 novembre 2025

[Le Floch, Grégory] Peau d'ourse

 




 

J'ai moyennement aimé

 

Titre : Peau d'ourse

Auteur : Grégory LE FLOCH

Parution : 2025 (Seuil)

Pages : 240 

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Mont Perdu a des rêves qui ne sont pas ceux de son village des Pyrénées encore aux prises avec des traditions archaïques. L’adolescente, corpulente, lesbienne, victime de harcèlement, trouve refuge auprès des montagnes, les seules qui lui parlent et la comprennent. Et peu à peu, Mont Perdu va se métamorphoser en ourse. Transposant dans une langue actuelle, poétique et crue, une légende de femme sauvage, Grégory Le Floch nous conte la folle échappée d’une jeune héroïne queer à la croisée de tous les combats écologiques et humanistes de notre époque.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Grégory Le Floch est né en 1986 en Normandie. Très repéré depuis son premier livre aux éditions de l’Ogre, il a depuis fait paraître un essai, Éloge de la plage, chez Rivages et deux romans chez Bourgois, Gloria, Gloria (prix Sade) et De parcourir le monde et d’y rôder, récompensé par le prix Wepler et le prix Décembre.

 

 

Avis :

Grégory Le Floch transpose une légende de femme sauvage dans un récit contemporain qui se lit comme une insurrection queer et écologique. La métamorphose y devient acte de résistance, une sortie hors des normes sociales et genrées. Dès les premières pages, le roman s’inscrit dans la lignée des pensées radicales – celles de Paul B. Preciado, cité en exergue – qui revendiquent une transformation irréversible et une insubordination absolue. 

Adolescente corpulente et lesbienne, Mont Perdu – prénom de légende et nom de montagne – est victime de harcèlement parce qu’elle détonne dans son village pyrénéen figé dans ses archaïsmes. Dans une mise en scène de la domestication de la sauvagerie, les habitants y rejouent chaque année une fête païenne autour de l’ours, inspirée d’anciens rites où l’animal, incarné par un homme déguisé, est traqué, capturé, puis réintégré dans la communauté. Désignée pour endosser ce rôle humiliant, la jeune fille retourne la contrainte en puissance. Devenant l'ourse, elle transforme le masque en vérité et libère sans retour possible ce que l’on voulait étouffer en elle : la force de son désir et de sa singularité. 

Grégory Le Floch fait de ce rituel le moteur d’une métamorphose radicale. En conférant à Mont Perdu une puissance qui déborde les cadres humains, il inscrit son devenir-ourse dans une logique de rupture avec l’ordre social et les récits d’intégration. Au rebours d’un retour à la communauté, c’est une sortie hors du monde des hommes, une affirmation instinctive et souveraine qui fait de l’exclusion le point de départ d’une liberté indomptable et d’une révolte contre toutes les formes de normalisation et d’effacement des différences. 

L’écriture, charnelle et minérale, accompagne cette insurrection. Crue, orale, traversée par les pulsations de la nature et les frémissements d’un corps en rupture, elle refuse l’élégance pour mieux dire la rage. Ce contraste entre lyrisme tellurique et oralité brute rend le texte éruptif, déroutant et profondément politique par sa manière de mordre, de refuser les cadres et de forcer le passage. 

Pris à rebrousse-poil par ce chant farouche, le lecteur avance à tâtons, ballotté entre fulgurances poétiques et violence. La lecture se fait traversée sensorielle, fragmentée, où la métamorphose surgit comme fracture dans un réel déjà écorné par les voix des montagnes et les bruissements du sol. Fantasmagorie tellurique, fable politique et poème sauvage, Peau d’ourse brouille les frontières entre humain et animal, mythe et réalité.

Grégory Le Floch signe un roman incandescent, insoumis et transgressif, qui déconcerte par son étrangeté irrationnelle mais surtout par la violence avec laquelle la différence s’impose, sans compromis ni demande d’asile. Un livre volcanique, véritable révolte politique et poétique, où la métamorphose devient révolution queer et écologique, une brèche ouverte pour toutes les altérités que l’on tente d’effacer. (2,5/5)

 

Citations :

CHOSES QUE JE RACONTERAI JAMAIS À PERSONNE :        
– Que mon rêve ultime c’est de ken Kelly        
– Que j’ai passé la barre des 100 kg cet été        
– Que j’ai des poils qui ont poussé entre les seins        
– Que je suis sûre que je mourrai vierge        
– Que j’ai déjà pensé à m’allonger quelque part dans la montagne pour me laisser crever.


Je monte encore. L’eau jaillit de partout comme si la montagne était une poche pleine d’eau qui fuyait. Plus je grimpe, moins il fait nuit, on dirait que la pénombre est une matière trop lourde pour rester accrochée aux sommets. Elle glisse et se tasse en un truc opaque au fond de la vallée. Regarde, là-haut la nuit est quasi transparente.


 

mardi 11 novembre 2025

[Millet, Catherine] Simone Emonet

 





J'ai aimé

 

Titre : Simone Emonet

Auteur : Catherine MILLET

Parution : 2025 (Flammarion)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Elle était née en 1918 à la veille d’une mauvaise victoire et elle s’était mariée en 1939, quelques mois avant que son mari ne parte à la guerre pour être retenu prisonnier pendant cinq ans. Elle était jolie, élégante, et intelligente. Elle était appréciée, mais, comme on disait, elle avait eu des malheurs. Un matin splendide du printemps 1982, elle décida d’en finir avec ce corps dont elle n’avait plus d’image. Je suis sa fille, et à moi il reste quantité d’images, et je fais avec.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Catherine Millet est, entre autres, l’auteur de La Vie sexuelle de Catherine M. (2001), Jour de souffrance (2008), Une enfance de rêve (2014) et Commencements (2022). Elle est aussi critique d’art, directrice de la rédaction d’Artpress, revue qu’elle a cofondée en 1972.

 

 

Avis :

Photographies, lettres, souvenirs et silences : autant de fragments épars que Catherine Millet assemble pour recomposer la figure de sa mère, dans une exploration intime longtemps différée, depuis le suicide de Simone, survenu en avril 1982 dans l’appartement familial de Bourg-la-Reine. Ce geste, radical et mutique, installe une absence autour de laquelle le récit se construit en creux.

Les traces ténues suggèrent une vie en retrait, marquée par les épreuves – guerre, ruptures, renoncements – et traversée par une élégance discrète, moins choisie que subie. Aucun langage ne semblait possible, sinon celui du silence. L’écriture avance sans pathos, dans une économie de mots et une rigueur presque sèche à la mesure de cet effacement. Avec ses phrases nettes, son regard sans complaisance et son émotion contenue, elle adopte une froideur maîtrisée, loin de toute effusion. 

Cette retenue formelle trouve son prolongement dans la structure du livre, qui progresse selon une logique fragmentaire, au gré des détours de la mémoire. Parfois déroutante, cette construction reflète la nature même de la quête : faire parler les non-dits, exhumer ce qui n’a pas été transmis et enfin donner une forme à l’inexprimé. Le lecteur avance parmi ces poussières de vie, dans une chambre d’échos où se devine, sans bruit, une mémoire invisible. Par-delà le retrait, Catherine Millet fait émerger une voix et une intimité longtemps empêchées. Élégie murmurée sans plainte ni jugement, le texte semble s’adresser à celle qui n’a jamais parlé, laissant affleurer, dans le vide, ce qui n’avait pu être dit. 

Si, malgré sa cohérence esthétique et sa maîtrise formelle, le livre déconcerte, c’est peut-être qu’il rejoue – héritage ou mimétisme inconscient – la réserve et l’impossibilité du lien qui caractérisaient Simone. Plus que combler l’absence, Catherine Millet semble prolonger cette distance, maintenant dans l’écriture une posture de retrait. L’émotion reste en sourdine, la parole contenue, comme si le texte ne pouvait que reconduire le silence qu’il interroge.

C’est donc avec l’impression troublante d’une dérive parallèle – celle de deux icebergs, distants et muets – que se traverse ce livre. L’un tente, par l’écriture, de jeter un pont posthume vers l’autre, dans une démarche plus conceptuelle qu’émotionnelle. Mais ce lien demeure suspendu, fragile, jamais pleinement accompli. Le lecteur, face à cette constellation de fragments, doit relier les îlots du récit pour en reconstituer la trame intime. On referme le livre dans une forme de vertige : celui d’un legs en creux, fait de béances longtemps creusées par le non-dit et la distance affective, puis scellées par le suicide. Une lecture qui glace presque davantage qu’elle ne bouleverse. (3,5/5)

 

 

Citations :

Certes, j’étais sortie du huis clos de la rue Philippe-de-Metz depuis quinze ans déjà, et je voyageais, je rencontrais du monde, j’avais appris, lu des livres d’art et des ouvrages de psychanalyse, et même, quatre ans durant, deux fois par semaine, j’avais remonté le boulevard Saint-Michel, grimpé la rue Soufflot, pour aller exhumer quelques paroles précieuses, en recueillir quelques autres plus précieuses encore, plus rares, dans le cabinet d’un analyste. Malgré tout cela, je continuais de porter le fardeau familial, c’est-à-dire le sort qui pèse plus lourd sur les classes populaires que sur celles où l’on apprend tôt à ne pas s’en laisser conter, où l’on ne se laisse pas faire par la fatalité. Partie, oui, mais toujours en fuite. Capable de critiquer les conventions esthétiques ou morales de la société, mais pas encore émancipée des schémas qui structuraient depuis toujours la vie d’une famille rompue, résignée aux déboires, aux catastrophes, aux maladies. Toute une malédiction que l’on ne s’explique jamais vraiment parce que l’enchaînement des effets lui tient lieu de cause. Il n’y avait pas à aller chercher pour comprendre la difficulté à vivre de ma mère. C’était un fait qu’il était inutile de questionner, parce que tant de malchances et de malheurs dont on ne faisait pas mystère s’étaient abattus sur elle (…)


Pendant longtemps, quand j’étais moi-même fatiguée ou déprimée, cette vision de ma mère, figure mal dessinée dans son désordre de linge, organisme inerte et relégué, relié à un tube en plastique, me revenait en tête et je me disais très clairement que c’était elle qui avait raison contre ceux qui s’évertuaient à essayer de la ramener dans ce qu’ils appelaient une vie normale, alors qu’ils connaissaient bien toutes les difficultés et les peines de cette vie, et qu’il y avait de l’hypocrisie dans l’encouragement que nous lui prodiguions, moi aussi bien que les autres. Je comprenais, informée par les petites bulles de vide qui éclatent quelquefois au creux du plexus solaire, que l’on pouvait renoncer à tenir son corps debout dans le monde parce que la bousculade qui s’y produit perpétuellement ne mérite pas qu’on y prenne part. Je le savais, j’étais en plein dedans, ou plutôt je le savais parce que je me voyais y batailler.


Ce pêle-mêle de reliques intimes et des multiples photocopies des mêmes papiers administratifs dont je n’ai sur le moment rien regardé ni rien jeté, et qu’aujourd’hui je nomme pompeusement « archives », avait valeur de synecdoque. Étaient résumées là des décennies de vie d’une famille déchirée, se trouvait condensée une histoire à la fois commune et criblée des secrets de chacun : le père qui disparaissait périodiquement pour une destination inconnue, l’amant de la mère caché dans le silence des enfants, le caractère ombrageux du fils qui s’évadait, sac au dos, jusqu’à l’autre bout du monde, les rêveries de la fille et ses premières incursions sur des chemins de traverse sexuels, et jusqu’au corps rhumatisant, replié sur lui-même, de la grand-mère, cherchant à faire oublier sa présence en trop. Et désormais, la mort y creusait ses gouffres. Cependant, ces boîtes devinrent mon substitut de famille, de ce genre de famille à laquelle on ne prend pas la peine de rendre visite, mais qui est là, serait-ce au loin, et qui sert d’abscisse et d’ordonnée pour se situer dans l’espace et le temps de l’humanité, bref, elles étaient mon port d’attache inconscient.


On garde des petites choses en souvenir, mais c’est incroyable comment simultanément on s’empresse de se débarrasser de ce que le mort abandonne, de nettoyer, éliminer tout le reste d’où son fantôme resté tapi pourrait surgir.