dimanche 23 mars 2025

[Erre, J.M.] La loi de la tartine beurrée

 



 

J'ai moyennement aimé

 

Titre : La loi de la tartine beurrée

Auteur : J.M. ERRE

Parution : 2025 (Buchet-Chastel)

Pages : 160

 

 


 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Anna et Jean-Luc Godart viennent d'emménager dans leur nouvel appartement. Après une soirée crémaillère échevelée, le réveil est difficile : le téléphone sonne sous des prétextes absurdes, un plombier débarque en expliquant avoir été appelé en urgence, des livreurs apportent des objets soi-disant commandés. Anna et Jean-Luc sont-ils victimes d'actes de malveillance ou responsables inconscients de ces dérèglements ? Le doute s'installe, les certitudes s'effritent, les failles apparaissent : le terrain idéal pour une psychothérapie de couple déjantée. Nous le savons bien, les emmerdements sont la force noire qui régit l'univers. La Loi de la tartine beurrée, nouveau roman de J.M. Erre, se propose d'en être la plaisante illustration, histoire d'oublier un instant nos tourments en nous divertissant avec ceux des autres. Enfin un peu d'humour dans ce monde de brutes !

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

J.M. Erre est né à Perpignan en 1971. Il enseigne le français et le cinéma. Il écrit des romans publiés chez Buchet/Chastel depuis 2006.

 

Avis :  

En ce lendemain de pendaison de crémaillère manifestement bien arrosée, les époux Godart se réveillent avec leur mal aux cheveux et le désordre de leur appartement pour seuls souvenirs des réjouissances. Ils ne se doutent pas encore que la tartine beurrée inexplicablement collée au plafond de leur salon augure une journée difficile. Mais un premier coup de sonnette retentit. Le coup d’envoi d’une cavalcade d’ennuis tous plus rocambolesques les uns que les autres est donné.

C’est écrit comme un roman, mais cela a tout d’une pièce de théâtre. Le rideau s’ouvre à peine, pardon la première page vient juste de se tourner, que les deux acteurs groggy commencent à subir ce qui ne va plus aller que crescendo, dans un loufoque ballet d’allées et venues surprises. De quoi ébranler ce couple bourgeois jusqu’ici pétri de certitudes tranquilles, du genre « Les emmerdes ne volent pas forcément en escadrille » selon le titre de l’ouvrage que Monsieur, psychologue clinicien de profession, s’enorgueillit d’avoir publié.

En vérité, rien dans la vie ne se passe comme dans les livres. Et la pantalonnade de tourner en ridicule nos fort illusoires prétentions au confort d’une existence qu’un certain nombre de conventions protègeraient du pire. Ainsi de celle du couple, puisqu’on nous a tous « mis dans la tête qu’il fallait vivre à deux », alors qu’un couple est « névrotique pas essence », occupé qu’il est à « résoudre à deux les problèmes qu’on n’aurait jamais eus tout seul ». Sous la moquerie, la critique sociale n’est pas loin, qui met en cause les « schémas paternalistes archaïques » et leur fonction de garde-fous sociétaux  –  « Tant qu’on crie sur son conjoint, on ne se révolte pas contre le pouvoir. »

Ceux, qu’un peu trop léger pour convaincre, le message pourra laisser sceptiques, auront toujours en main la carte de l’humour plaisamment jouée par l’auteur. A condition toutefois de goûter l’absurdité d’une farce des plus tirées par les cheveux. (2/5)

 

Citations : 

– Excusez-moi, je suis fatiguée. Quelle était votre question ?  
– Eh bien, j’ai remarqué votre tartine collée au plafond…  
– Oui, je sais… soupire Anna.  
– Je me demandais… Comment elle fait pour tenir ?  
Anna lève les yeux vers la tartine et la fixe un long moment.  
– Vous posez la seule vraie question, cher monsieur. Comment on fait tous pour tenir ?


Comme disait l’autre, le couple, c’est résoudre à deux les problèmes qu’on n’aurait jamais eus tout seul. Les emmerdements seraient-ils indissociables du couple ? La réponse est oui. Mais prenons le temps d’y réfléchir. Et si c’était une bonne nouvelle ? Et si l’on changeait de regard sur la dispute conjugale ? Il est temps de réévaluer l’enjeu inestimable de la scène de ménage : la possibilité offerte de déployer toute notre mesquinerie face à un partenaire qui nous renvoie la balle avec la même bassesse. Dans tout autre cadre – professionnel, amical ou familial – nous serions disqualifiés par l’expression de notre petitesse. Partout en société, nous devons nous montrer irréprochables, performants, lumineux, aimables. Cette terrible pression sociale, qui nous oblige à faire taire les pires versions de nous-même, seule l’intimité du couple nous en affranchit. Sans autre témoin qu’un partenaire capable de se montrer aussi minable que nous, nous pouvons laisser s’exprimer la version la plus honteuse de notre être pour une expérience cathartique des plus salutaires. À condition bien entendu d’avoir pour conjoint un partenaire de même niveau de jeu que nous, pas une victime à écraser.
 
 
– Le couple est névrotique par essence, insiste l’intrus. Il n’est pas naturel de cohabiter avec quelqu’un tous les jours, toutes les nuits, pendant des années. Comment ne pas prendre l’autre en grippe avec sa présence permanente à vos côtés ? Son regard porté sur vous à chaque instant, ses jugements, sa mauvaise foi, sa lucidité, c’est insupportable ! M. et Mme Godart, votre conjoint vous agace, n’est-ce pas ?  
JL et Anna sont affalés dans le canapé, somnolents.  
– Ça ne vous regarde pas… J’aime Anna…  
– Moi aussi, je t’aime, mais il a raison… Qu’est-ce que tu peux m’agacer parfois…  
– Toi aussi, tu m’agaces, qu’est-ce que tu crois…  
– Vous voyez ? Vous vous insupportez, et c’est normal. Le couple n’est pas une structure naturelle, mais tout est fait pour que l’on vive à deux. Car la société a besoin du couple pour s’appuyer sur des bases stables. Si tout le monde change de partenaire sans cesse, c’est le retour à la loi de la jungle. Sans la famille, c’est l’anarchie.  
– La société a besoin du couple, annone Anna, mais pas l’individu…  
– D’où l’affluence de patients chez les psys. Vous vivez tous les deux sur le dos du couple névrotique, miné à la base par des frustrations, des déceptions, des rancœurs.  
– Par le sentiment d’avoir été privé de sa liberté… soupire Anna.  
– Par l’obligation de rendre des comptes… renchérit JL dans son demi-sommeil.  
– La nécessité de se montrer disponible…  
– D’être fidèle…  
– D’entretenir la flamme…  
– D’offrir des fleurs à sa femme…  
– De se soumettre à des schémas paternalistes archaïques…  
– De forcer sa nature, brider ses désirs, étouffer ses pulsions…
– D’où les disputes, les inévitables scènes de ménage…  
– C’est le but recherché, conclut l’intrus.  
– Le couple est l’espace de la tension, murmure Anna. On garde ainsi la colère du citoyen au cœur de la cellule familiale.  
– Tant qu’on crie sur son conjoint, chuchote JL, on ne se révolte pas contre le pouvoir.  
– L’État ne survit que grâce à la névrose du couple.  
– C’est ça, confirme l’intrus. Le pire, ce sont les célibataires qui se gâchent la vie en cherchant désespérément à être en couple.  
– Alors qu’ils vivent la situation idéale…  
– On leur a mis dans la tête qu’il fallait vivre à deux.  
– On leur a fait un lavage de cerveau.  
– On nous a fait à tous un lavage de cerveau.


 

vendredi 21 mars 2025

[Gustavsen, Ellen] L'héritage sans nom

 



J'ai aimé

 

Titre : L'héritage sans nom
            (Den navnløse arven)

Auteur : Ellen GUSTAVSEN

Traduction : Mathis FERROUSSIER

Parution : en norvégien en 2023,
                  en français en 2025 (Gallmeister)

Pages : 464

 

 

  

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Un soir d’été, une bande d’amis se retrouve pour fêter l’entrée au lycée. La fête bat son plein, les relations se nouent, se dénouent, portées par les excès en tout genre et une insouciance toute juvénile. Mais lorsque les brumes de la nuit se dissipent, la descente est brutale : Elisabeth, seize ans, a été violée. Saisie par une rage vengeresse, elle commet un acte lourd de conséquences qui marquera les jeunes gens à jamais.
Seize ans plus tard, le docteur Haraldsen, gynécologue respecté, est retrouvé assassiné dans une mise en scène macabre. Le policier Lars Lukassen est mis sur le coup, mais son travail est parasité par une affaire privée qui l’obsède. À moins que ces trois affaires n’aient un lien ?

Un thriller sombre et hypnotique, qui puise dans les contradictions les plus intimes de la société norvégienne.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1975, Ellen Gustavsen vit à Ringerike, près d’Oslo. Elle est professeur et conseillère d’orientation professionnelle. Elle a intégré l’école d’écriture de fiction policière de Cappelen Damm et anime le podcast sur la criminalité Helt Kriminelt. Elle organise également des cours d’écriture créative pour les jeunes. La vertu du mensonge est son premier roman.

 

Avis :

Après une première publication sous le pseudo Ellen G. Simensen, la Norvégienne Ellen Gustavsen signe cette fois de son vrai nom un second polar mettant en scène le policier Lars Lukassen. Sur fond de neige et de brouillard, de lacs glacés et de forêts obscures, son intrigue savamment construite interroge les lois de la bioéthique.  

Véritable déflagration dramatique, la scène inaugurale laisse le lecteur en proie à mille interrogations. Un bébé malformé vient de voir le jour. Rien dans le récit ne permettra de comprendre avant longtemps qui sont cette petite fille et ses parents, ni même de situer clairement cette naissance entre les deux fils narratifs, datés pour leur part, qui vont désormais entrelacer leurs temporalités de manière aussi addictive l’un que l’autre.

Nous voici donc, pleins d’une perplexité préparée au pire, à voyager entre 2016 et les années qui ont précédé. Un soir d’été, une fête organisée entre lac et forêt par une bande de lycéens tourne au cauchemar. Elisabeth, seize ans, est violée. Le violent différent qui s’ensuit entre plusieurs jeunes tourne à la tragédie. Rien ne pourra plus en effacer les terribles conséquences. Quinze ans plus tard, le policier Lars Lukassen est appelé sur les lieux d’un meurtre sinistrement mis en scène. Morten Haraldsen, gynécologue révéré pour sa Clinique de la Fertilité, a été sauvagement assassiné. L’enquête ne tarde pas à faire résonner le passé, remettant le drame d’il y a quinze ans au premier plan, mais pas seulement. Lars lui-même ne sera pas épargné par la mise au jour d’un scandale abyssal.

Intrigue ancrée dans l’actualité – au coeur du livre palpite une question de fond à l’origine de maints débats nationaux, la Norvège faisant partie des pays, précurseurs peut-être, qui ont récemment fait évolué leur législation sur le sujet  –, ambiance nordique et suspense bien mené dans une construction narrative précise et soignée sont autant d’atouts pour une lecture agréable et captivante, aisée malgré l’intrication des liens entre personnages. Alors, même si la caractérisation de Lars mériterait davantage d’aspérité pour lui faire une place parmi les flics les mieux campés de la littérature policière, l’on passe assurément un bon moment en compagnie de ce polar de bon aloi. (3,5/5)

 

jeudi 20 mars 2025

Entretien avec l'auteur, journaliste et réalisatrice Dorothée-Myriam Kellou

 


(Crédit photographique Elise Ortiou Campion) 

 

Bonjour Dorothée-Myriam Kellou,


Vous êtes auteur, journaliste et réalisatrice. Vous avez réalisé en 2019 A Mansourah, tu nous as séparés, un film-documentaire multi-récompensé sur la « mémoire intime des regroupements de populations pendant la guerre d'Algérie dans le village natal de votre père en Kabylie », puis en 2020, une série documentaire sonore pour France culture, L'Algérie des camps. Et puis, en 2023, vous êtes passée à l'écriture de votre premier livre Nancy-Kabylie, une réflexion, nourrie de votre propre parcours, sur la transmission malgré la guerre, l'exil et les non-dits, aussi bien familiaux qu'institutionnels.

 


Pourquoi ce livre ?

Mon film A Mansourah tu nous as séparés a été un long voyage initiatique. Pendant toutes ces années de recherche et de questionnement, j'ai pris des notes dans des carnets. J'y ai consigné mes lectures, mes réflexions, mes rêves, mes cauchemars. Au bout de huit années, après avoir réalisé mon film et mon podcast, j'ai eu le désir de raconter le poids du silence, des non-dits, sur ma génération. Nous qui sommes nés après la colonisation, nous sommes pleins d'interrogations sur cette période, ses violences, les traces qu'elle laisse en nous et dans notre/nos sociétés au Nord et au Sud de la Méditerranée.
 

Nancy-Kabylie : qu'est-ce qui a rendu si longue et si difficile cette route de l'apprivoisement de votre double identité culturelle symbolisée par votre double prénom Dorothée-Myriam ? 


Je crois qu'il y a longtemps eu, pour ma part, un interdit familial et sociétal à se penser Français et Algérien. C'est vrai aussi pour beaucoup de jeunes issus de familles traversées par la colonisation, un héritage politique qui continue de nous dévaster par ce qu'il implique : le dénigrement, voire la négation de "l'Autre". C'est au prix d'un immense effort que j'ai retrouvé cette part effacée de mon histoire et me réinscrire dans ces héritages multiples, sans les hiérarchiser.


Pour accomplir ce cheminement personnel, il vous a fallu ressusciter une mémoire refoulée, celle de votre père qui s'était emmuré dans l'oubli à cause de profonds traumatismes et parce qu'il pensait ainsi vous protéger. En explorant vos racines et votre part algérienne, vous avez aussi fait renaître votre père à lui-même ? 


C'est une belle question. C'est vrai que je compare parfois mon père à un phénix. Il renait de ses cendres. Ce travail de mémoire, de transmission, était essentiel, non seulement pour moi, mais aussi pour lui. Il vient de finir un nouveau film "Mange ton orange et tais-toi", où il explore l'histoire de son fantôme, celle de la statue du sergent Blandan. Aurait-il pu faire aboutir ce projet sans ce travail que nous avons fait ensemble ? Je n'en suis pas sûre. Il a découvert qu'un public existait, avide de connaître ces histoires. Ainsi la mémoire devient partagée. L'oubli était jusque là contraint et si lourd à porter.
 

Votre histoire à tous les deux témoigne de l'importance des mots et, pour éviter qu'elles n'entachent l'avenir de leur ombre restée béante, de la reconnaissance des souffrances infligées, qu'il s'agisse des guerres et de leurs crimes, des génocides, des blessures coloniales. Comment vos différentes prises de parole sur ce sujet sont-elles reçues de part et d'autres du tiret Nancy-Kabylie ?


En général, nos contributions sont très bien reçues. Je suis étonnée de voir à quel point les récits intimes, l'inscription historique de ces faits, restent nécessaires. Nous préparons de nouveaux projets. Nous avons tiré un fil il y a quinze ans qui nous invite à tisser, sans cesse. Je vous invite à suivre l'actualité de nos projets sur mon site : dmkellou.com


La reconnaissance de ces héritages douloureusement reniés semble le fil rouge de vos engagements médiatiques. Vous n'hésitez pas à vous attaquer à des montagnes, comme en 2016 lorsque vous avez révélé dans Le Monde l’affaire des financements indirects de l'Etat islamique par Lafarge pendant la guerre en Syrie. Est-ce chez vous le combat de toute une vie ?


Je ne sais pas si l'on choisit ses combats. Ils s'imposent à soi. On peut toujours se défiler mais je crois que la vérité nous rattrape. Quand un projet est nécessaire pour soi, pour la société, qu'il rencontre nos convictions profondes et intimes, avons-nous encore le choix ? Je ne crois pas.


Merci Dorothée-Myriam Kellou pour cet entretien.

 

Retrouvez ici les chroniques de :

 

Nancy-Kabylie 

 

 

 et de :

Personne Morale de Justine Augier
(Histoire de l'affaire Lafarge en Syrie,
dénoncée dans le journal Le Monde par Dorothée-Myriam Kellou)


 

 

mercredi 19 mars 2025

[Gougaud, Henri] De ciel et de cendres

 



 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : De ciel et de cendres

Auteur : Henri GOUGAUD

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 224

 

 


 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« La plupart des personnages qui peuplent ce livre figurent dans le Registre d’inquisition de Jacques Fournier, évêque inquisiteur de Pamiers de 1317 à 1326. J’avoue avoir pris avec ces êtres simples au destin émouvant quelques libertés de conteur, ce qui ne m’a pas empêché de rapporter fidèlement ce que j’ai appris de leur vie, de leur parcours, de leurs révoltes, de leurs croyances, voire de leurs opinions politiques. Par contre, j’ai fait de l’évêque inquisiteur Jacques Fournier (que les historiens concernés me pardonnent) un personnage romanesque, bien que je me sois appliqué à respecter les grandes étapes de sa carrière. Enfin, le nom du narrateur est celui du greffier qui était chargé de rédiger les comptes rendus en bon latin. Il savait tout de la vie des autres, mais n’a jamais rien dit de la sienne. Je lui ai donc prêté ma voix. » Henri Gougaud

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Conteur, romancier et essayiste, Henri Gougaud (1936-2024) est l’auteur d’une quarantaine de livres. Entièrement basé sur des faits réels extraits des registres de l’Inquisition du XIVe siècle, De ciel et de cendres renoue avec la veine cathare de L’Enfant de la neige (2011) et de La Confrérie des innocents (2021), c’est le dernier roman d’Henri Gougaud.

 

Avis :  

Décédé en mai dernier, Henri Gougaud était romancier, journaliste, homme de radio et remarquable conteur. La publication posthume de son dernier roman nous plonge une ultime fois dans ce pays Cathare que, natif de Carcassonne, il affectionnait tant, pour une évocation historique de l’Inquisition au XIVe siècle qui ne manque pas d’entrer en résonance avec certaines facettes de l’actualité contemporaine.

« On peut aisément faire croire ce qu’on veut aux ânes bâtés. Il suffit de savoir parler à cette haine enthousiaste qui les rend capables de tout. » 
 
C’est au travers du regard et de la conscience tourmentée par le doute et l’effroi de Jean Jabaud, engagé malgré lui par Jacques Fournier, alors évêque inquisiteur de Pamiers mais futur pape Benoît XII, pour lui servir de greffier, que l’on pénètre au coeur-même de Notre-Dame de la peur, le terrible tribunal où, tous restitués d’après le registre d’Inquisition qui nous est parvenu, défilent les accusés immanquablement condamnés, souvent après torture, soit au bûcher, soit au Mur, c’est-à-dire au cachot.

De par sa fonction témoin privilégié d’un grand théâtre de la terreur visant hypocritement à réduire les populations à la soumission la plus stricte – qui pour oser sortir du rang quand une simple délation haineuse suffit à vous envoyer, trop Juif, trop riche, trop lépreux, trop gênant ou trop jalousé, entre les mains du bourreau ? –, Jean le greffier devient aussi le confident obligé de l’Inquisiteur. On ne résiste pas, en effet, à ce genre de phrase : « Je peux faire de vous n’importe quel coupable. »

Si semblable à vous et moi dans sa confrontation à un monde qui semble avoir perdu la raison dans sa soumission à des egos prêts à toutes les hypocrisies et les turpitudes pour satisfaire leur narcissique soif de pouvoir, notre homme tremblant mais subjugué découvre chez son maître, mais aussi chez ses semblables, l’ambivalente complexité de l’âme humaine. L’un a choisi l’ambition, la politique et le chemin du pouvoir et incarne la violence et l’absurdité institutionnelles. Les autres dont les réactions vont de la résistance frontale, au risque de leur vie, à tous les degrés de compromission, quitte à y perdre leur âme, forment le tout-venant de l’humanité s’efforçant comme elle peut de composer avec l’injustice et l’oppression.

Avec ses personnages tout en nuances et sa plume délicieusement travaillée à l’ancienne, Henri Gougaud signe une composition historique riche, précise et gouleyante, doublée d’une dimension métaphorique aux échos très actuels. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Mais, plus que la sinistre procession de croix et de cantiques qui mena cette femme au feu, me parut effrayant le plaisir sans nuages des agapes et du bon appétit, au retour du brûlement. Ils mangèrent joyeusement ce que l’on avait préparé ! Comment pouvaient-ils se trouver joyeux d’avoir brûlé vive une femme ? La vie est un chemin aimé troué de gouffres insondables. Des frères prêcheurs, j’en connaissais depuis notre commune et peu lointaine enfance, au temps où nous étions de sacrés dénicheurs de pies et de mésanges. Comment les imaginer, devenus grands, tisonnant joyeusement, pour l’amour du Christ, la chair calcinée d’une vieille en plaisantant sur ses seins nus ? Ils furent pourtant ordinaires, comme moi, frères en âneries et chapardages de cerises. Comment est-il possible de s’endormir humain et de se réveiller monstre ? Peut-on se perdre par hasard, comme on perd la clé d’une porte ?


Croyez ce qui vous fait du bien, refusez ce qui vous épuise. Vous vivrez, au moins, un peu mieux. De toute façon, rien n’est vrai. La vérité, mon bon ami, est hors de portée de nos crânes, de nos mains tendues, de nos cœurs. Elle n’est pas accessible à notre entendement. Nous sommes condamnés jusqu’à la fin des temps à nous raconter des histoires pour oublier qu’on ne sait rien.


– Moi, je voudrais, dit-il encore, que vos lieux saints soient jetés bas, que nos enfants soient baptisés dans nos sources et nos fontaines, que les messes soient célébrées au bord des routes, dans les champs, sur les vastes landes désertes, sous le ciel où jamais on n’a vu de gardien armé d’une clé de portail. Ainsi, au moins, aucun curé, aucun évêque, aucune foudre ne pourrait empêcher qui en aurait l’envie d’entrer dans le cercle de Dieu.  Rumeur d’approbation dans l’ombre de la salle. L’homme se tait enfin. Il sait à cet instant qu’à discourir ainsi il a déjà perdu sa maison, sa famille, sa liberté, sa vie. Quel désespoir faut-il pour se défaire ainsi des hypocrisies ordinaires, des faux-semblants, des beaux envols ? Je ne sais pas. Je suis naïf. Je crois (mais c’est sans doute absurde) qu’il y aura toujours quelque part un grain d’espérance à semer. Le soir avant la nuit de la Nativité, Raymond de Laburat fut jeté au Mur strict, autant dire au trou noir sans la moindre lucarne, où l’on oublie bientôt qui se meurt là-dedans.


On n’aime pas savoir que les léproseries sont, de nos jours, des résidences de mieux en mieux achalandées. Les malades nouveaux y viennent, parfois avec leur pauvreté, parfois avec leurs biens solides, mobiliers et immobiliers. Le plus souvent, ils lèguent tout à la maison qui les accueille. Ainsi vivant sans bruit ni plainte et cheminant vers l’avenir comme sur le bout des orteils, leur sinistre communauté a fait fructifier de puissantes fortunes. Il semble qu’aujourd’hui leur force et leur pouvoir effraient nos guildes de marchands, qui n’ont rien à leur opposer qu’une figure regardable. Ils ne voient pas, je crois, d’un œil défavorable ces « sottises », comme vous dites, qui font un mal d’apocalypse à leurs concurrents maladifs. Je sais bien que parfois elles furent encouragées à voler de porte en fenêtre. Mais quelques boutiquiers pervers n’ont certainement pas suffi à répandre partout ces mensonges mortels déguisés en nouvelles fraîches. Il leur fallait aussi, et peut-être surtout, le feu noir de la haine qui couve chez les gens du peuple et n’attend qu’un murmure à l’oreille tendue pour que renaissent un peu partout les ressentiments increvables et les désespoirs assassins. La haine est un feu noir qui envahit les âmes, comme la peste fait des corps. Il suffit de souffler dessus et la voilà qui se répand, qui dévore l’air alentour, et qui invente des fantômes où sont des gens pareils à nous. Quelques marchands, je crois, ont réveillé les braises. J’espère pour eux qu’ils ignorent ce qu’ils ont réellement fait.
 
 
Il me contempla longuement, une étrange lueur dans l’œil, puis il me dit tout doux :  
– Païen, sans Dieu ni diable, menteur et mécréant, greffier d’un serviteur de Dieu détesté comme un jour de deuil. Je peux faire de vous n’importe quel coupable.  Une suée mouilla mon front et mon cœur s’arrêta soudain comme un animal méfiant. Monseigneur Fournier, en effet, avait tout pouvoir sur ma vie. Je l’avais oublié. L’avais-je jamais su ? Nouveau silence, exaspérant, puis il me dit ces mots inquiets, comme s’il me posait une question d’aveugle :  
– Dans quel chaudron suis-je tombé ?


Chacun sait que, des quartiers juifs aux léproseries maléfiques, les chemins sont méchants mais guère malaisés. Il fut bientôt dit et redit, de confidences boutiquières en racontars de coin de rue, que les fils de Moïse aussi empoisonnaient les puits, les ruisseaux, les fontaines. Pourquoi ? Vite pensé, vite dit, vite cru. Parce qu’ils haïssaient les vrais enfants de Dieu. Voilà ce qui se racontait. En vérité, les marchands juifs, tout comme les bourgeois lépreux, étaient pour les bons catholiques d’inadmissibles concurrents. Tout de même, ces nez-crochus étaient les maudits petits-fils des assassins de Jésus-Christ. « Ces gens-là, plus riches que nous ? » murmurait-on dans les églises. Inconvenant, injuste, impossible, indécent ! Il convenait de les brider, de les rançonner, de leur nuire, et pourquoi pas de les charger de tous les meurtres imaginables, des complots les plus biscornus, des accointances les plus noires avec tel roi de Tunisie, avec tel sultan de Cordoue ou tel diable évadé d’enfer. 


On peut aisément faire croire ce qu’on veut aux ânes bâtés. Il suffit de savoir parler à cette haine enthousiaste qui les rend capables de tout.


Vous m’imaginez tout semblable à ces malfaiteurs sans vergogne qui font dire et redire au peuple les bruits qu’ils veulent voir courir. Erreur grossière, mon ami. Ces gens-là, ne l’oubliez pas, cultivent l’embrouillamini, l’égarement, la confusion. Moi, je n’ai de souci que la santé des lois de notre sainte Église. Ces lois ont grand besoin de serviteurs fidèles et d’impitoyable respect. C’est pourquoi je punis, j’enferme s’il le faut, je brise, j’accepte qu’on torture et qu’on brûle des gens qui eurent un jour le tort majeur d’oublier les règles sacrées dictées par Dieu le Père, son Fils et l’Esprit Saint. Nos tristes rôtisseurs de juifs et de lépreux sont à l’envers de nous. Ils n’ont de goût que pour la haine et le pouvoir d’emplir à l’abri des regards leur belle bourse en peau de loup. Ils ne servent pas Dieu. Moi, oui. Mon travail, en tout cas l’unique qui m’importe, est d’édifier pierre à pierre, pour le temps qui m’est accordé, la demeure terrestre du Miséricordieux qui veille aujourd’hui sur nos vies.


Si quelqu’un avait entendu vos insolentes réprimandes, j’aurais dû, me dit-il, vous faire emprisonner. Grâce à Dieu, la maison est vide. Mais prenez garde, à l’avenir, je ne pourrai pas tolérer vos grincements de mécréant devant témoin, donc, soyez sage. Les délateurs sont nos vrais maîtres, aujourd’hui. Souvenez-vous-en. Leurs murmures sont plus prisés que les enseignements des saints. Ne risquez pas le Mur, Jabaud !  
Il se leva. Je le suivis. Il s’en alla ouvrir la porte. Comme je franchissais le seuil, il dit, à nouveau amical :  
– Combattre la colère ne fait que l’attiser. Nous la laissons donc s’épuiser. Les outrances sont ainsi faites qu’elles ne font mal que peu de temps. Les juifs et les lépreux vont reprendre leur place et l’Église sa marche lente vers un avenir infini. Salut à votre sœur Marie. 


Les certitudes font toujours un bruit de porte qui se ferme !


Garde pour toi ce qui t’importe. Raconte ta vie à ton Dieu, si tu le veux, c’est ton affaire, mais ne raconte pas ton Dieu à ceux qui fréquentent ta vie.


– Savez-vous ce que j’aimerais être ? Curé d’une paroisse oubliée des évêques où les gens seraient tous si lourdement fautifs que je me sentirais somme toute acceptable avec mon panier de boulets.  
Il sourit pauvrement. Je ne répondis pas. Je pensai, tout à coup : « Pourquoi donc, sacredieu, se sentir fautif ? Et de quoi ? D’être né, d’avoir des envies, des peurs, des amours, des colères contre l’absence de réponse qui désespère les questions ? Dieu qui sait tout, à ce qu’on dit, ne peut certes pas ignorer que si je ne suis pas meilleur, c’est que je ne sais comment faire. Chrétiens, hérétiques, brigands, pauvres, puissants, heureux ermites, trompeurs, trompés, bourreaux, fuyards, bref, mortels de tout acabit, je vous le dis, Père éternel, je vous l’écris, je vous le crie du plus profond de mes sommeils, nous faisons ce que nous pouvons avec ce qui nous fut donné. M’entendez-vous, de vos nuages ? »


 

lundi 17 mars 2025

[Springora, Vanessa] Patronyme

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Patronyme

Auteur : Vanessa SPRINGORA

Parution : 2025 (Grasset)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Attendue sur le plateau de La Grande Librairie pour parler de son livre, Le Consentement, l’autrice est appelée par la police pour venir reconnaître le corps sans vie de son père, qu’elle n’a pas revu depuis dix ans. Dans l’appartement de banlieue parisienne où il vivait, et qui fut jadis celui de ses grands-parents, elle est confrontée à la matérialisation de la folie de cet homme toxique, mythomane et misanthrope, devenu pour elle un étranger. Tandis qu’elle s’interroge, tout en vidant les lieux, sur sa personnalité énigmatique, elle tombe avec effroi sur deux photos de jeunesse de son grand-père paternel, portant les insignes nazis. La version familiale d’un citoyen tchèque enrôlé de force dans l’armée allemande après l’invasion de son pays par le Reich, puis déserteur caché en France par celle qui allait devenir sa femme, et travaillant pour les Américains à la Libération avant de devenir «  réfugié privilégié  » en tant que dissident du régime communiste, serait-elle mensongère  ?
C’est le début d’une traque obsessionnelle pour comprendre qui était ce grand-père dont elle porte le nom d’emprunt, quelle était sa véritable identité, et de quelle manière il a pu, ou non, «  consentir  », voire collaborer activement, à la barbarie. Au fil de recherches qui s’étendront sur deux années, s’appuyant sur les documents familiaux et les archives tchèques, allemandes et françaises, elle part en quête de témoins, qu’elle retrouvera en Moravie, pour recomposer le puzzle d’un itinéraire plausible, auquel il manquera toujours des pièces. Comment en serait-il autrement dans une Tchécoslovaquie qui a changé cinq fois de frontières, de nationalité, de régime, prise en tenaille entre les deux totalitarismes du XXe siècle  ? À travers le parcours accidenté d’un jeune homme pris dans la tourmente de l’Histoire, c’est toute la tragédie du XXe siècle qui ressurgit, au moment où la guerre qui fait rage sur notre continent ravive à la fois la mémoire du passé et la crainte d’un avenir de sauvagerie.
Dans ce texte kaléidoscopique, alternant fiction et analyse, récit de voyage, légendes familiales, versions alternatives et compagnonnage avec Kafka, Gombrowicz, Zweig et Kundera, Vanessa Springora questionne le roman de ses origines, les péripéties de son nom de famille et la mythologie des figures masculines de son enfance, dans une tentative d’élucidation de leurs destins contrariés. Éclairant l’existence de son père, et la sienne, à l’aune de ses découvertes, elle livre une réflexion sur le caractère implacable de la généalogie et la puissance dévastatrice du non-dit.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Vanessa Springora est l’autrice d’un premier ouvrage, Le Consentement, paru chez Grasset en janvier 2020.

 

Avis :  

Après son retentissant premier ouvrage Consentement qui détaillait sa relation sous emprise avec Gabriel Matzneff – elle avait quatorze ans, lui cinquante –, Vanessa Springora poursuit sa trajectoire littéraire avec un nouveau récit tout aussi accompli et magistral sur cette fois l’emprise du passé, au travers du parcours secrètement trouble de son grand-père et des désordres psychologiques qui en ont découlé chez son père.
 
Cela faisait très longtemps que l’auteur n’avait quasiment plus de contact avec son père, mythomane et toxique, lorsque l’annonce subite de son décès en 2010 la contraint à se rendre dans son appartement pour le vider. Dans l’innommable capharnaüm accumulé au fil des ans par cet homme atteint du syndrome de Diogène, elle tombe à son grand effroi sur deux photographies de son grand-père en uniforme nazi. Qui était-donc véritablement cet aïeul qu’elle chérissait et qui passait pour avoir déserté l’armée allemande où, tchèque, il s’était retrouvé enrôlé malgré lui ? 

Ebranlée, elle écume les archives, se rend en Moravie, là où est né son grand-père, et, entre questionnements et hypothèses qu’elle ne parviendra pas toujours à clore, finit par reconstituer le puzzle d’une histoire individuelle liée à celle des Sudètes, ce territoire qui fut successivement allemand et tchèque. En même temps qu’elle découvre le vrai nom de son grand-père et les raisons qui l’ont poussé à réécrire son histoire, le voile se déchire aussi sur la personnalité et les ressorts psychologiques de son père, rongé jusqu’à la pathologie mentale par le poison du secret et du mensonge, ceci d’autant plus que son homosexualité cachée l’amenait à ajouter de nouvelles couches aux fictions familiales.
 
Ce formidable et passionnant récit où le tumulte de l’Histoire vient percuter à leur insu, de non-dits en mensonges par omission, l’équilibre psychique de plusieurs générations d’une même famille, impressionne par la clarté de ses réflexions, la justesse de ses intuitions psychologiques et la sincérité d’une démarche qui ne cache rien de ses doutes et de ses tâtonnements. Coup de coeur pour cette magnifique analyse de ce qu’un patronyme peut secrètement transmettre de génération en génération. (5/5)

 

Citations : 

Il existe peu d’ouvrages sur la mythomanie. La manie du mensonge s’inscrit en règle générale dans un champ plus large, celui des psychoses. Elle est considérée comme un symptôme, plus que comme une maladie mentale en soi. C’est un psychiatre français, Ernest Dupré, qui a forgé le concept de « mythomanie » en 1905, en lui donnant la définition suivante : « Tendance pathologique, plus ou moins volontaire et consciente, au mensonge et à la création de fables imaginaires. » Dupré y voit en première analyse un « vaniteux appétit de notoriété » trouvant son origine dans un défaut de construction narcissique. La bible actuelle des maladies mentales, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) affirme que ce symptôme compulsif apparaît dans le cadre de troubles de la personnalité antisociale, et serait souvent lié au développement infantile d’une personne ayant évolué dans un univers marqué par des non-dits et les secrets de famille.   
En somme, la mythomanie serait un mécanisme défensif qui consisterait à reprendre à son compte de façon mimétique les mensonges dont on a soi-même souffert.   
L’humiliation, le sentiment de déclassement et d’injustice seraient également à l’origine de la mythomanie.


Je me demande à quel moment on doit anticiper sa propre disparition, effacer les traces de ce qu’on ne souhaite partager avec personne, pas même avec ses enfants, ou plutôt, surtout  pas avec ses enfants. On fait longtemps l’autruche, comme s’ils ne risquaient pas de se retrouver brutalement confrontés à la partie la plus privée de notre vie. Alors qu’il est si facile de sortir insouciant de chez soi le matin et de passer sous les roues d’un camion. 


J’avoue que l’écriture, ce point commun inattendu entre lui et moi, commence à fissurer ma carapace de colère et de dégoût. Comme le  Monsieur Teste de Paul Valéry, mon père est l’auteur de mille histoires qu’il n’a jamais écrites que dans sa tête. À son sujet, on peut parler d’un processus constant d’invention, de réécriture de sa vie. Il a sans cesse cherché à se réfugier dans une reconstruction acceptable, vivable, du monde extérieur, et c’est en soi une activité de romancier. On se fabrique les refuges que l’on peut.   
Et puisque écrire, c’est habiter le monde d’une façon différente, c’est vivre à l’intérieur des mythes que l’on bâtit, je me demande ce qui distingue fondamentalement les écrivains des mythomanes.


Durant des années, je refoule le fait que mon père griffonne des croix gammées et la tronche d’Hitler, comme ça, l’air de rien, comme si c’était Mickey ou Pif le chien. Ce jour-là, à sa façon très perverse, il m’a transmis un secret, un secret qu’il a peut-être découvert dans l’enfance, et qui est, depuis, son fardeau.


Il n’est pas toujours bien perçu d’évoquer ce que le patriarcat fait subir aux hommes, les assignations qui pèsent sur eux aussi. Si le corps des femmes appartient à leurs pères, puis à leurs maris, le corps des hommes, à peine nés, devient la propriété de l’État et de l’armée.   
En leur fourrant dès l’enfance pistolet, fusil en plastique, flèche ou épée entre les mains, en les déguisant en chevaliers ou en cow-boy, qu’on le veuille ou non, on les entraîne à devenir de futurs soldats, on les voue à la guerre ; on les prédestine au meurtre ; leur vie est mise au service de la violence  légitime. 


J’ai aussi passé de nombreux week-ends chez mes grands-parents, Huguette et Josef, dans leur petit deux pièces de Courbevoie. Je dormais alors sur le canapé du salon, et je me souviens avec émotion de la délicatesse avec laquelle mon grand-père, qui se levait toujours de bonne heure, me portait dans ses bras pour me recoucher dans leur lit, de manière à pouvoir vaquer à ses occupations sans me réveiller.   
Ça n’est pas grand-chose, ce geste, mais c’est incroyable comme la sensation est encore vivace en moi, la force de ses bras d’homme, sa façon de me soulever comme un poids-plume, ses mains si délicates, toute la tendresse qui s’y logeait, tandis que je faisais semblant de dormir encore en savourant le fait d’être une chose inerte ; toute cette douceur en lui, cette douceur qui continue à le définir encore aujourd’hui à mes yeux. Alors que peut-être, il portait tant de violence, de mort dans son cœur…  et peut-être tant de sang sur les mains ?


La Tchéquie que je retrouve en 2022 n’a recouvré sa liberté que depuis trente ans. Entre 1938 et 1989, elle s’est pris de plein fouet les deux grands totalitarismes du xxe siècle, le nazisme puis le stalinisme. En pensant à mon grand-père, j’essaie de me représenter ce que ça fait d’avoir vu au cours de sa vie son propre pays changer cinq fois de frontières, de nationalité, de régime.


Jiři tente alors de m’inculquer la distinction qu’opèrent un certain nombre de pays d’Europe centrale entre « nationalité »  et  « citoyenneté », distinction  complexe pour une Française puisque chez nous, les deux notions sont imbriquées. Du fait que plusieurs peuples, parlant différentes langues, se retrouvent à partager un même territoire au gré des caprices de l’histoire, on peut être citoyen tchécoslovaque (résidant en Tchécoslovaquie) et de « nationalité » allemande, si sa langue maternelle est l’allemand (ce qui était le cas des Sudètes). Je ne lui cache pas que cette variante de notre bonne vieille distinction entre droit du sol et droit du sang (le sang s’incarnant ici dans la langue) me paraît assez complexe.


(...) en Tchécoslovaquie, le parti des Sudètes, dirigé par un certain Konrad Henlein, a rallié de plus en plus d’adeptes. Poussé par Hitler, Henlein réclamait à cor et à cri l’incorporation des régions frontalières au IIIe Reich. Au point de provoquer la tenue d’une conférence internationale à Munich, à laquelle ont été invités les Britanniques (Chamberlain), les Français (Daladier), les Allemands (Hitler) et les Italiens (Mussolini).   
— Et le président tchécoslovaque, dans tout ça, où était-il ?   
— Edvard Beneš ? Il n’a pas été convié. Ces quatre chefs d’État étrangers se sont réunis en Bavière pour démanteler un pays entier, sans la présence du principal intéressé ! Cette conférence est restée tristement célèbre parce que les premiers ministres français et anglais y ont lâchement pactisé avec Hitler. Croyant servir la paix, ils ont non seulement abandonné la Tchécoslovaquie, mais écopé un an plus tard d’une nouvelle guerre mondiale. Puis, Hitler a évidemment trahi la promesse de s’en tenir aux régions germanophones. Il a continué d’avancer ses pions. 


Dans Le Monde d’hier,  Zweig décrit les années vingt comme un moment de liberté ébouriffante, au point d’avoir du mal à s’y retrouver, entre les nouvelles formes artistiques, le cubisme, le surréalisme, qui lui échappent, et cette jeunesse qui transgresse tous les tabous, ces garçons qui portent les cheveux longs, ces filles coiffée à la garçonne, et tout ce petit monde qui couche ensemble sans plus tenir compte de son identité. Tout cela bouscule ses certitudes… Jusqu’au grand renversement des années trente qui sonne le glas de ce vent de permissivité.   « Travail, famille, patrie », le retour de bâton s’achève par le déclenchement d’une nouvelle Guerre mondiale. Comment ne pas craindre aujourd’hui le même horizon ?
 
 
Dans son roman  L’ignorance, Kundera rappelle qu’en espagnol « être nostalgique » s’exprime par le verbe añorar dont l’étymologie est la même que celle du mot « ignorer ». Chez tout exilé, le pire des sentiments serait ainsi l’ ignorance de ce qui se passe dans le pays laissé derrière soi, de ce que deviennent les êtres chers. La nostalgie de ce qu’on n’a pas vécu, de ce qu’on a manqué, en somme.


Le révisionnisme a été une pratique courante en Tchécoslovaquie. Au gré des changements de pouvoir, on n’a cessé d’y gommer les noms de ceux dont la culture, l’origine, et les opinions dérangeaient. Kafka : effacé par les nazis ; Kundera : effacé par les communistes. Pas étonnant que la République tchèque ait choisi comme devise l’expression  Pravda vitezi (La vérité vaincra). Et comme hymne national : « Où est ma patrie ? »


Ta vie s’est fracassée contre le double mur du silence de tes parents et d’un rideau de fer qui t’empêchait de renouer avec tes racines. Honte de tes origines sudètes en plein après-guerre, honte d’un père apatride et pourchassé, honte qu’il ait porté l’uniforme allemand et les insignes nazis, honte de devoir toujours te justifier quand on te demandait d’où tu venais, honte de ce nom qui ne correspondait à rien, n’avait jamais existé, honte de ne pas avoir le droit de connaître le pays de ton père, honte de ne rien savoir de l’histoire de tes parents, honte de ton orientation sexuelle. Tu aurais pu te rebeller, demander des comptes à ton père, le confronter à ses mensonges, pour te libérer. Mais tu as choisi de vivre à ton tour dans une fiction, et de légitimer son passé si trouble en épousant sa noirceur. Tu as fini par te réfugier dans cette existence rêvée d’espion, dont la caractéristique était de te dissimuler, en définitive, comme lui, sous une identité factice, de te faire passer pour ce que tu n’étais pas.   
Ton existence entière a été broyée par le mensonge, alors, mentir, c’était « de bonne guerre », compte tenu des omissions de ton père. Tu avais grandi sur les sables mouvants de l’incertitude. Mais si Josef a menti toute sa vie, c’était pour des raisons tangibles : dissimuler le fait d’avoir été du mauvais côté de l’Histoire, assurer sa survie et protéger l’avenir de sa famille. Il vous a tout de même donné, à toi et à ton frère, une vie décente et un avenir.   
Toi, tu n’as jamais su pourquoi tu mentais, si ce n’était pour pouvoir pardonner ses fautes à ton père, ses crimes éventuels, sa complicité, irréfutable. Le mensonge avait pour toi la fonction d’un voile. Il colmatait les interstices d’une histoire trouée. C’était aussi un camouflage, une façon de rendre ton destin indéchiffrable, comme l’était à tes yeux le passé de Josef. Avec le recul, le fait que tu aies songé à devenir détective privé me semble la chose la plus émouvante qui soit. Parce qu’il t’était précisément interdit d’enquêter sur cette part manquante de ton histoire. Tu en as respecté le tabou jusqu’à ta mort. Mais le désir de débusquer la vérité n’a jamais cessé de te tarauder.


Josef « l’espringueur », en un sens, n’a réussi qu’à moitié son exercice de haute-voltige. Ce faux-nom, cet anonymat salutaire qu’il nous a légué, c’était une ardoise magique dont il s’est servi pour s’offrir une seconde chance, une autre vie. Mais s’il a cru laisser un horizon vierge à ceux qui le porteraient après lui, il s’est trompé. L’Histoire n’est pas un tableau noir d’écolier qu’on efface d’un simple coup de chiffon. Là où il est, je laisse mon grand-père à sa conscience et peut-être à ses remords.


 

samedi 15 mars 2025

[Jancar, Drago] Au commencement du monde

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Au commencement du monde
            (Ob nastanku sveta)

Auteur : Drago JANCAR

Traduction : Andrée LÜCK

Parution : en slovène en 2022,
                  en français en 2024 (Phébus)

Pages : 320

 

 

  

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Les enfants de cette génération savent tout des vicissitudes de la vie, ce qui fait d'eux des adultes. » Début des années soixante, une banlieue ouvrière de Slovénie. Les deux héros, Danijel et Lena, ainsi que leurs proches forment une petite société locale marquée par la guerre qui cherche à se frayer un chemin vers l'avenir. Au commencement du monde raconte la sortie de l'enfance de jeunes gens perdant leur innocence et plus largement, sans doute, celle d'une génération. Dans ce roman d'apprentissage largement autobiographique, Drago Jančar, auteur à l'oeuvre considérable qui toute sa vie durant n'a cessé de lutter pour la liberté des populations et de leur expression, livre certainement son propos le plus intime et le plus émouvant.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Drago Jancar est né le 13 avril 1948 à Maribor, en Slovénie. Opposant au régime communiste, il est emprisonné. Scénariste, puis éditeur, il est considéré comme le plus grand écrivain slovène contemporain. Il remporte le prix du Meilleur Livre étranger en 2014 pour Cette nuit, je l’'ai vue.

 

Avis :

Dans ce roman largement autobiographique, l’écrivain slovène Drago Jancar évoque la période incertaine des décennies d’après-guerre, entre plaies encore vives et avenir indécis, au travers d’un garçon qui, sortant de l’enfance, s’efforce de comprendre la vie pour s’y frayer un chemin.

L’histoire commence rétrospectivement au printemps, quelques mois avant que le jeune Danijel réalise tristement, le temps d’un seul été et d’un tragique fait divers, combien les perspectives ont soudain changé autour de lui, bousculant sa perception du monde et de la vie. Ce jour-là, une jeune et jolie femme seule emménage à portée de fenêtres, face à l’immeuble où résident Danijel et ses parents.

Tout à ses rêves ingénument amoureux, le garçon prend l’habitude d’observer la belle Lena à travers ses rideaux en dentelle, quand, un jour, la vision de chaussures masculines et, dépassant du divan, de grands pieds dont il s’avèrera qu’ils appartiennent à Pepi le couvreur, un homme apprécié, bon et travailleur, le rappelle à la réalité. Le quartier ne bruisse déjà plus que de dignes projections matrimoniales. Mais l’apparition d’un troisième larron, moustache au vent, moto pétaradante et réputation de voyou, vient faire tourner l’affaire, au scandale d’abord, au drame ensuite.

En même temps que le bon Pepi fait tragiquement les frais de ceux qui se dévoilent, bel et bien un escroc pour l’un, une ancienne prostituée pour l’autre, le garçon réalise que sa conception belle et bienveillante du monde n’existe que dans sa tête. Pour autant, comment faire la part des choses entre la foi communiste d’un père tyrannique mais héros de la résistance au contact direct de Tito pendant la guerre, la foi en Dieu d’une mère fréquentant l’église en cachette et relayée par les récits bibliques de pater Alojzij au catéchisme, enfin l’enseignement scientifique et littéraire du professeur Fabjan qu’une perquisition policière jette soudain en prison, possiblement à cause de ses relations allemandes durant la guerre ?

Et puis, et à cela aucun personnage n’échappe, il faut aussi composer avec le poids d’une histoire nationale compliquée. C’est d’abord l’héritage de la guerre, avec son lot de héros et de collabos, et la mémoire omniprésente, surtout chez les anciens combattants, des luttes et des bombardements, qui, en ces années 1960, entretient une haine tenace contre les Allemands. C’est encore la place particulière de la Slovénie, plus avancée et plus ouverte dans une Yougoslavie isolée au sein du bloc communiste par le schisme Tito-Staline. Alors, dans cette banlieue ouvrière tiraillée entre ombres et contradictions, l’aube d’un nouveau monde peine encore à se dessiner, et avec elle, l’avenir de la jeune génération, celle de Danijel et de l’auteur.

Racontée au travers de l’innocence d’un jeune être qui commence à prendre conscience des discordances d’un monde peinant à se réinventer, l’histoire se teinte d’une tendresse douce-amère, ironique en même temps que poétique, pour ses personnages et pour l’enfant que fut l’auteur. Image après image, jouant de l’émotion plutôt que de la verbalisation, l’auteur fait preuve d’une rare habileté narrative. Et s’il arrive qu’entre certaines pages une pointe de lassitude se fasse sentir chez le lecteur, si l’on rit aussi de voir le patois local maladroitement traduit en succédané de chtimi, cela n’est pas suffisant pour effacer la certitude de lire une grande plume et un ouvrage d’une qualité indéniable. (4/5)

 

Citations :

C’est exactement ce que lui a dit, au milieu de ses livres, le professeur Fabjan : quand un homme arrive au pouvoir, il n’est plus tel qu’il était auparavant. Il n’est plus bon, c’est le cas de Staline.
– Et du camarade Tito ?
Le professeur Fabjan saisit un plumeau et se met à nettoyer la poussière des livres sur les étagères. Il ne répond rien, il fait un peu la bête comme on dit ou le dur d’oreille, il n’a pas entendu la question. Parfois, le professeur Fabjan est vraiment bizarre. Parfois, il dit une phrase que Danijel ne comprend pas tout à fait. Comme celle avec l’épée qui dévore d’une façon ou d’une autre. Parfois, les yeux plissés, il dit quelque chose que Danijel ne comprend pas du tout. Maintenant, au lieu de répondre à la question du gamin, il dit, en se tournant, le plumeau à la main :
– L’accusé est coupable d’être accusé. Et il est condamné parce qu’il est coupable. Aux yeux du peuple, il sera toujours coupable parce qu’il a été condamné.


– Il a été bon avec elle.
– Trop bon. C’est son erreur. S’il ne lui avait pas tout le temps rapporté des choses du magasin, ç’aurait été différent.
– Mais on ne peut pas lui en vouloir.
– Je savais bien ce qu’elle était. C’est une putain de la Gestapo.
Ça, Lena ne peut pas l’être, pense Danijel. Elle était encore une enfant pendant la guerre. Pour son père, toutes les femmes sont des putains de la Gestapo. Même la mère de Danijel, quand il est ivre et se met en colère. Et toutes ses sœurs.
– Qu’est-ce que vous avez fait pendant la guerre ? Vous avez parlé aux soldats allemands. Est-ce que c’était nécessaire ?
– On ne se parlait pas.
– Tu m’as dit toi-même que, là-bas, à l’usine Zlatorog, vous vous asseyiez sur la corniche et que vous balanciez vos jambes. Et on vous engueulait.
– Pas parce qu’on balançait les jambes. Le chef d’équipe nous criait dessus parce qu’on parlait slovène.
– Avec des soldats allemands.
– C’étaient des gars de chez nous en uniforme allemand.
– Vous n’aviez pas à balancer les jambes pendant la guerre.
Pour le père et ses camarades, pratiquement chaque femme qui a rencontré un soldat allemand pendant la guerre était une putain de la Gestapo. Et donc elle aussi. Puisqu’elle vit avec Pepi et qu’elle fraie avec un autre homme, et avec qui ? Avec celui devant qui les filles et les femmes se sauvent dans le fossé ou sur un arbre. Si elle va même danser avec lui, c’est vraiment une putain, c’est sûr. Elle est comme ces putains de la Gestapo, c’est sûr.


Danijel ne pense jamais au fait que son frère est en réalité son demi-frère. Les gens n’aiment pas les enfants illégitimes qu’ils appellent des bâtards ni les demi-frères qui sont des sortes de demi-mesures. La lune dans le ciel, quand on ne voit qu’un croissant, n’est qu’un morceau de lune. Même si en réalité la lune est entière. Seulement, ça ne se voit pas, une moitié est dans l’ombre. Comme est dans l’ombre de la famille la moitié de son frère. Qui voudrait avoir une moitié de frère ?
 
 
C’était comme ça, raconte Danijel, parfois je me retrouvais dans un paysage de rêve que je n’avais jamais vu auparavant. Rien d’extraordinaire, c’était l’automne, la nuit tombait tôt, le monde se blottissait dans une angoisse et une obscurité précoces. Rien d’extraordinaire, dit Danijel, dans le fait que je voyais d’étranges cylindres dans le ciel, qui apportaient la mort, puisque la guerre à laquelle avaient survécu tous les adultes autour de moi n’était pas encore terminée. Ils parlaient d’elle, de la guerre, sans fin et, quand ce n’était de celle qui n’était pas encore terminée pour eux, ils parlaient de celle qui allait arriver. Il y a toujours eu des guerres, disait mon père, et il y en aura toujours. Ses amis, des gens de la dernière, le pensaient aussi, les ombres de leurs morts dans les camps de concentration continuaient de marcher parmi eux dans cette ville où on avait fusillé des otages contre les murs des prisons, dans les bois où ils avaient enterré sous les sapins d’autres combattants et où les militaires allemands avaient embarqué dans des camions leurs camarades tués pendant une embuscade, et où l’oncle de mon père qui avait eu la tête emportée pendant le bombardement de la ville n’en finissait pas de revenir, ça n’était pas étonnant, la mort n’était jamais loin.


Elle n’était pas seulement dans les rêves et les jeux d’enfants, Danijel connaissait nombre des formes de la mort. Car il en entendait sans fin des récits, ils étaient aussi vivants que la vie elle-même. Pendant un interrogatoire, les gestapistes avaient tellement battu un camarade de clandestinité de son père que, au passage et pour ainsi dire sans le faire exprès, ils l’avaient tué. Ils auraient préféré l’avoir vivant pour en tirer quelque chose, mais ça s’était fait comme ça. Un des camarades, des participants à la lutte de libération nationale racontait volontiers, à une heure tardive, comment ils avaient dû, dans un bois, exécuter un traître à coups de pelle car ils avaient eu peur de tirer. En le fusillant, ils auraient donné leur position. Son père aimait raconter une histoire de l’époque où les Russes avaient libéré le camp de concentration. Ils avaient aligné les gardiens SS contre un mur pour les fusiller. Avant qu’ils ne tirent, un des types du camp, un Polonais, avait accouru, si faible qu’il tenait à peine sur ses jambes. Pourtant il avait de la force dans les mains, la force terrible de la vengeance, et il avait planté une baïonnette jusqu’à la garde dans la poitrine d’un des SS, on avait entendu les os craquer. Rien d’étonnant à ce que, parfois la nuit, son père saisisse sa couverture et qu’il coure dans le jardin où il piétine les salades du voisin. Ici aussi, tout près, en bas dans la cave, la mort était venue, pas seulement là-bas, loin, dans les bois et les camps. Là où il y a le charbon et les pommes de terre, un contrebandier s’était pendu. On l’avait trouvé en allant chercher du chou qu’on gardait dans des tonneaux. Maintenant un Golem sort parfois du tas de pommes de terre. La mort est partout. Es-tu allé dehors, as-tu vu la mort ? As-tu eu peur ?


Le monde est le même à sa naissance que plus tard, à l’âge mûr. Il n’est en rien différent, toutes les choses restent les mêmes, comme il est écrit dans ce vieux livre où l’Ecclésiaste dit, rien de nouveau sous le soleil. Mais le fait est, c’est bien vrai, que les yeux qui viennent au monde voient différemment, ils voient pour la première fois. Quand le monde a mûri et même qu’il est vieux, il agite la main et dit : On a déjà vu ça, cette prairie fauchée et cette plaine couverte de neige. Quand le monde est jeune, même très jeune, presque neuf, le regard porté sur la neige qui couvre la rue et les toits et qui tombe sur le bonnet de la fillette que Danijel accompagne chez elle, qui fond sur ses joues, les flocons qui s’accrochent à ses mèches blondes près de ses tempes, celles qu’elle n’a pas couvertes, son bonnet étant trop petit pour couvrir l’abondance de ses longs cheveux qui s’échappent du bonnet et que les flocons mouillent… quand le monde est jeune, ce regard le trouble violemment, la rue qui longe le bois est belle, elle est blanche, ses lèvres à elle sont rouges, tous les deux s’essoufflent en marchant vers sa maison, mais quand le monde est vieux, il ne voit plus rien de tout ce qui n’est octroyé au monde qu’à sa naissance. Son cœur toque, le grand cœur de la vie toque dans sa poitrine. 


– Père Alojzij, pourquoi y a-t-il tant de choses terribles dans l’Ancien Testament ?
– Parce que c’était ainsi dans la vie, dit le capucin. Et au bout d’un moment, il ajoute :
– Mais seulement dans l’histoire. Autrefois, les gens ne connaissaient pas bien Dieu. Et ils s’opposaient à ses commandements. Dieu s’est d’abord fâché à Sodome et Gomorrhe, ensuite il a toujours arrangé les choses pour que ce soit comme il faut.
Danijel se dit qu’aujourd’hui aussi il existe de terribles choses. Probablement qu’aujourd’hui aussi Dieu les arrange. Mais pas toutes, à ce qu’il lui semble. Pourquoi a-t-il permis que ça, ça se produise ?
Pater Alojzij :
– Souviens-toi. Premièrement, Dieu est tout-puissant. Deuxièmement, Dieu est bon. Troisièmement… Oui, et des choses pénibles continuent d’arriver.
– Pourquoi ?
– Quoi pourquoi ? Quoi ?
– Si Dieu est tout-puissant et bon, pourquoi les choses terribles se produisent-elles ?

 

jeudi 13 mars 2025

[Couto, Mia] Terre somnambule

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Terres somnambules (Terra Sonâmbula)

Auteur : Mia COUTO

Traduction : Elisabeth MONTEIRO RODRIGUES

Parution : en portugais (Mozambique) en 1992,
                  en français en 1994, réédité en 2025
                  (Métailié)

Pages : 256

 

 

  

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Publié par Albin Michel en 1994 et épuisé aujourd’hui depuis de nombreuses années, ce premier roman de Mia Couto a surpris par sa créativité littéraire due au mélange de la langue portugaise avec les nombreuses langues mozambicaines. Il a été traduit à l’époque par Maryvonne Lapouge dans un français classique.

Aujourd’hui il est traduit par Elisabeth Monteiro Rodrigues dont l’inventivité linguistique, qui a fait le succès des romans récents de Mia Couto, lui rend fidèlement la beauté surprenante de son style et son foisonnement linguistique africain pour nous faire redécouvrir un roman brillant.

Sur une route déserte, un vieil homme et un enfant marchent, épuisés. Alentour, un Mozambique déchiré entre troupes régulières et bandes armées. Devant eux, un autobus, ou ce qu’il en reste : tôles incendiées, corps pêle-mêle ; un asile, pourtant, où le vieillard et l’enfant vont faire halte et découvrir, miraculeusement intacts, les cahiers d’un certain Kindzu. Le récit de cet homme parti vers l’inconnu et l’aventure pour renouer avec l’esprit des sorciers et des guerriers sacrés leur livrera peu à peu la clé de leur destin.
Épopée fascinante et douloureuse d’un peuple en proie à la guerre civile, qui survit enraciné dans ses traditions et ses mythes plus forts que toute réalité barbare, cette œuvre magique puise dans l’imaginaire africain et rejoint, par la beauté surprenante de son style, la grande tradition des romanciers de langue portugaise, de João Guimarães Rosa à José Saramago.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Mia Couto est né au Mozambique en 1955. Après avoir étudié la médecine et la biologie, il s’engage aux côtés du Frelimo en faveur de l’indépendance du pays, devient journaliste puis écrivain. Il travaille actuellement comme biologiste, spécialiste des zones côtières, et enseigne l’écologie à l’université de Maputo. Pour Henning Mankell, « il est aujourd’hui l’un des auteurs les plus intéressants et les plus importants d’Afrique ». Ses romans sont traduits dans plus de 30 pays.

Il a reçu de nombreux prix pour son œuvre, dont le Prix de la francophonie en 2012, le prix Camões en 2013, le prix Neustadt 2014 (Allemagne), il a également été finaliste de l’Impac Dublin Literary Award et du Man Booker Prize en 2015.

 

Avis :

Une nouvelle traduction remet à l’honneur le premier roman, paru en 1992 et déjà considéré comme un classique, de l’écrivain mozambicain de langue portugaise Mia Couto, l’un des auteurs africains contemporains les plus connus. Biologiste devenu poète et conteur, ce fils de Portugais émigrés au Mozambique au milieu du XXe siècle raconte à sa façon, entre poésie et onirisme, le douloureux réveil du pays au lendemain de la guerre civile qui l’ensanglanta de son indépendance en 1977 jusqu’à l’année d’écriture de ce livre.

La guerre est donc à peine terminée. Fuyant la faim et la promiscuité d’un camp de réfugiés, un vieillard et un adolescent dénommés Tuahir et Muidinga cheminent craintivement sur une route déserte. Autour d’eux, tout n’est que ruines et désolation. Soucieux de se cacher d’éventuels bandits et pillards, ils décident de faire d’un car calciné le camp de base autour duquel ils rayonneront à la recherche de nourriture et d’autres survivants. Ils découvrent alors, miraculeusement préservés dans les bagages des passagers carbonisés, des cahiers rédigés de la main d’un certain Kundzu. Entre leur divagation le jour dans un réel figé dans ses décombres et leur lecture la nuit du récit d’un inconnu parti loin des siens en quête de lui-même et de son identité, le récit se dédouble en deux fils narratifs avant de retrouver son unité, la démarche de l’un initiant au final celle des autres dans la reprise en main de leurs destins.

C’est ainsi bel et bien une renaissance, qu’au travers du cheminement allégorique de deux rescapés d’abord réduits à l’état d’ombres errantes et retrouvant peu à peu la force de vivre malgré la mort et l’exil, l’auteur s’attache à raconter dans une curieuse atmosphère largement teintée de réalisme magique. Sur cette terre d’Afrique, les esprits des morts ne quittent jamais les vivants, mêlant étroitement fantastique et surnaturel au réel. Puisés dans la tradition orale mozambicaine, mythes et croyances traditionnelles viennent nourrir les métaphores et les néologismes poétiques qui, fort ingénieusement traduits, donnent au texte une résonance sans pareille, profonde de sens et révélatrice d’une maîtrise littéraire hors pair.

Loin du récit classique et linéaire, le livre s’avère une véritable expérience de lecture, désarçonnante, très exigeante, mais bluffante de beauté et de poésie, alors que sur le terreau de la souffrance et de la mort s’imprime peu à peu l’image d’une résilience et d’une renaissance à soi-même, celles d’un pays certes meurtri, mais désormais libre, malgré les embûches et pour peu que les mains tendues par tous les personnages se fassent la courte échelle dans un regain d’espoir et de solidarité, de renouer avec son identité profonde.

Considéré comme l’un des meilleurs livres africains du XXe siècle, un ouvrage d’une rare maîtrise jusque dans la recréation de sa langue, portugais mâtiné de mozambicain, qui vaut largement l’effort d’une lecture volontiers déstabilisante pour les esprits cartésiens occidentaux. (4/5)

 

Citations :

Pourquoi as-tu menti sur moi ? lui demandai-je.
– Parce que je ne voulais pas que tu t’en ailles.
– Mais je ne m’en vais pas, Carolinda.
– Je ne te crois pas, ça c’est une terre où personne ne reste. Tu vas partir, tu n’es pas d’ici.
– Mais pourquoi me libères-tu, alors ?
– Pour que tu partes tellement loin que tu paraîtras impossible. Et maintenant pars et ne reviens plus jamais.
Puis, elle me repoussa avec douceur. Mais je résistai, m’attardant auprès d’elle. Ainsi, le visage relevé, elle m’apparaissait absolument unique, triste comme un pétale après la fleur. Ma poitrine se combla. Je sais que chaque femme nous en rappelle une autre, celle qui n’existe même pas. Mais Carolinda me confiait ce doux mensonge, l’impossible calcul de l’amour : deux êtres, un et un, additionnant l’infini. Elle s’approcha et me caressa les bras, là où les cordes m’avaient blessé. La ceinture de ses mains me caressait, en un doux regret. Ce moment confirmait : le meilleur de la vie, c’est ce qui n’arrivera pas.


Elle le savait : ceux qui souffrent le plus dans la guerre sont ceux qui n’ont pas pour office de tuer. Les enfants et les femmes : ce sont eux qui portent le plus de malheur. 


Vous pleurez les jours d’aujourd’hui ? Eh bien, sachez que les jours qui viendront seront encore pires. C’est pour ça qu’ils ont fait cette guerre, pour empoisonner le ventre du temps, pour que le présent mette bas des monstres au lieu de l’espérance. Ne cherchez plus vos parents partis pour d’autres terres en quête de la paix. Même si vous les retrouviez, ils ne vous reconnaîtraient pas. Vous vous convertirez en bêtes, sans famille, sans nation. Parce que cette guerre n’a pas été faite pour vous sortir du pays mais pour sortir le pays de l’intérieur de vous. Maintenant, l’arme est votre âme unique. On vous a tant volé que même les rêves ne sont pas à vous, rien de votre terre ne vous appartient, et même le ciel et la mer seront la propriété d’étrangers. Ce sera mille fois pire que par le passé car vous ne verrez pas le visage des nouveaux maîtres et ces patrons se serviront de vos frères pour vous punir. À l’inverse de combattre les ennemis, les meilleurs guerriers aiguiseront leurs lances dans les ventres de leurs propres femmes. Et ceux qui devraient vous commander seront occupés à marchander des miettes au banquet de votre propre destruction. Et même les misérables seront maîtres de votre peur car vous vivrez dans le règne de la brutalité. Vous devrez attendre que les assassins se tuent de leurs propres mains car chez tous règnera la peur de la justice. La terre se retournera et les enterrés remonteront à la surface chercher leurs oreilles qui leur ont été coupées. D’autres chercheront leurs nez dans la vomissure des hyènes et creuseront dans les ordures pour récupérer leurs anciens organes. Et viendra un vent qui traînera les astres dans les cieux et la nuit deviendra trop petite pour tant de lumières explosant au-dessus de vos têtes. Les sables virevolteront dans les airs en tourbillons furieux et les oiseaux tomberont exténués et des catastrophes sans nom se produiront, les machambas seront converties en cimetières et des plantes, sèches et racornies, ne jailliront que des pierres de sel. Les femmes mâcheront du sable et elles seront si nombreuses et si affamées qu’un trou immense rendra la terre creuse et éventrée. Mais, à la fin, il restera un matin comme celui-là, rempli d’une lumière nouvelle et on entendra une voix lointaine comme une mémoire d’avant que nous soyons humains. Et surgiront les doux accords d’une chanson, la tendre berceuse de la première mère. Ce chant, oui, sera à nous, le souvenir d’une racine profonde qu’ils n’ont pas été capables de nous arracher. Cette voix nous donnera la force d’un nouveau commencement et, en l’entendant, les cadavres trouveront le repos dans leurs tombes et les survivants étreindront la vie avec l’enthousiasme naïf des amoureux. Tout cela se fera si nous sommes capables de nous dévêtir de ce temps qui nous a fait devenir des animaux. Acceptons de mourir comme des gens que nous ne sommes plus. Laissez mourir l’animal en quoi cette guerre nous a convertis.