jeudi 16 janvier 2025

[Augier, Justine] Personne morale

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Personne morale

Auteur : Justine AUGIER

Parution : 2024 (Actes Sud)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le cimentier Lafarge, fleuron de l’industrie française, est mis en cause devant les tribunaux pour avoir, dans la Syrie en guerre, maintenu coûte que coûte l’activité de son usine de Jalabiya jusqu’en septembre 2014, versant des millions de dollars à des groupes djihadistes, dont Daech, en taxes, droits de passage et rançons, exposant ses salariés syriens à la menace terroriste après avoir mis à l’abri le personnel expatrié.

Justine Augier documente le travail acharné d’une poignée de jeunes femmes – avocates, juristes, stagiaires – qui veulent croire en la justice, consacrent leur intelligence et leur inventivité à rendre tangible la notion de responsabilité. Leur objectif marque un tournant dans la lutte contre l’impunité de ces groupes superpuissants : faire vivre et répondre de ses actes cette “personne morale” qu’est l’entreprise, au-delà de ses dirigeants, pour atteindre un système où l’obsession du profit, la fuite en avant et la mise à distance rendent possible l’impensable.

Minutieux et palpitant, Personne morale fait entendre les voix des protagonistes et leurs langues, si révélatrices, explore la dysmétrie des forces, la nature irréductible de l’engagement des unes, du cynisme des autres. Dépliant, avec une attention extrême, un engrenage de faits difficiles à croire, ce livre est une quête de vérité qui traque dans le langage et dans le droit les failles, les fissures d’où pourrait surgir la lumière.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Après avoir passé cinq années à Jérusalem, trois à New York, et trois à Beyrouth, Justine Augier a provisoirement posé ses bagages – et ses trois enfants – à Paris.
Elle est l’autrice de deux romans parus chez Stock (Son absence, 2008 et En règle avec la nuit, 2010). En 2013, Actes Sud publie son récit polyphonique Jérusalem, portrait. En avril 2015, paraît son nouveau roman, Les idées noires.
Elle revient ensuite au récit littéraire avec le très impressionnant De l'ardeur (Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne) qui lui vaut le prix Renaudot Essai 2017. Elle retrace l'histoire de Razan Zaitouneh, dissidente syrienne enlevée en 2013, en même temps que Samira Khalil, l'épouse de Yassin al-Haj Saleh.
Avec Par une espèce de miracle (2021), elle accompagne dans l'exil celui qui devient sous nos yeux un ami et prolonge le geste qui fait de l'écriture le lieu de son engagement.
Elle est également l'autrice du roman pour adolescents Nous sommes tout un monde (Actes Sud junior, 2021) et a récemment traduit Avoir et se faire avoir de l'Américaine Eula Biss pour les éditions Rivages.
Croire. Sur les pouvoirs de la littérature paraît en janvier 2023. Le dernier récit de Justine Augier Personne morale paraît en 2024.

 

Avis :

Après De l’ardeur, récit consacré à l’avocate syrienne Razan Zaitouneh, figure de la révolution populaire du printemps 2011 portée disparue depuis 2013, Justine Augier s’intéresse, toujours dans le registre pot de terre contre pot de fer, à la persévérance d’une poignée de juristes françaises et allemandes soutenant une plainte contre le cimentier Lafarge pour “financement d’organisation terroriste”, “mise en danger délibérée d’autrui” et “complicité de crime contre l’humanité”.

Entre 2013 et 2014, alors que la guerre faisait rage en Syrie, la multinationale aurait financé le terrorisme et Daech pour maintenir en activité son usine de Jalabiy, à moins de cent kilomètres de Raqqa, évacuant ses expatriés mais fermant les yeux sur les dangers courus par ses salariés syriens. Interpelées par les témoignages de quelques-uns de ces hommes, une juriste et deux stagiaires de l’ONG Sherpa engagée dans la défense des droits humains et de l’environnement commençaient il y a huit ans à rassembler les faits et les preuves pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête.

Mis en examen depuis 2018, le groupe cimentier qui, également poursuivi aux Etats-Unis pour atteinte à la sécurité nationale, a préféré éviter le procès en plaidant coupable d’avoir financé l’État islamique et en s’acquittant d’une lourde amende, est encore en attente de jugement en France, ses avocats s’ingéniant à jouer la montre à coups de recours procéduriers. Toujours est-il qu’après la BNP au Rwanda et Lundin Energy au Soudan, toutes deux poursuivies pour crimes internationaux, c’est la première fois avec Lafarge qu’une personne morale doit rendre compte en France pour sa complicité dans des crimes contre l’humanité. Une avancée que le récit s’émerveille de devoir à la détermination d’une poignée de femmes employées par de petites associations et tenant miraculeusement tête aux armadas d’avocats des cabinets les plus puissants.

Car, et c’est sans doute ce qui rend ce livre tout à fait prenant, la trame narrative choisie par Justine Augier s’attache avant tout, au-delà de l’affaire Lafarge décrite avec sérieux et objectivité, à la dynamique impulsée par une minorité d’acteurs se relayant patiemment, sans jamais baisser les bras, pour faire contre-pouvoir et obtenir que des lignes réputées immuables finissent par bouger. D’un côté, des hommes de pouvoir obsédés par le profit. De l’autre, quelques femmes portées par leur foi dans le droit et s’appliquant avec inventivité à se glisser dans le moindre interstice favorable à la justice. C’est une longue course de relais, un véritable sacerdoce usant et souvent désespérant, mais aussi la démonstration que le progrès est permis dans la défense des droits humains face au cynisme de l’argent et du profit à tout crin.

Enquête documentée sur une affaire symbolique des (ir)responsabilités des entreprises présentes en zones de guerre, ce livre passionnant et accessible est surtout une réflexion pleine d’espoir sur l’engagement et sur l’idéalisme, et un vibrant hommage à celles et ceux qui, fourmis de l’ombre, se relaient pour la seule satisfaction de voir doucement progresser la cause de la justice et des droits de l’homme. (4/5)

 

Citations :

Quand elles en parlent et qu’on risque de les entendre, elles disent juste : L., et cette initiale a le pouvoir de faire surgir l’histoire : pour que leur cimenterie syrienne de Jalabiya continue de tourner malgré la guerre, les responsables de la multinationale et de sa filiale auraient financé des groupes armés, dont Daech, sans pouvoir ignorer les crimes commis par ces groupes ni leur gravité. Ils auraient aussi mis en danger la vie de leurs salariés syriens, qui devaient chaque jour passer des heures sur les routes pour se rendre à l’usine et en revenir, franchissant des checkpoints à l’aller puis au retour, se faisant attaquer et kidnapper parfois, alors que les dirigeants avaient jugé la zone trop dangereuse pour que leurs salariés expatriés continuent d’y travailler.
 

Elles ne viendront pas à bout de toute l’affaire, le savent et l’admettent, elles ne sont ni juges ni enquêtrices, connaissent leur rôle et ses limites : faire suffisamment bien pour convaincre les juges d’instruction d’ouvrir une enquête, pour caractériser chaque infraction identifiée en lui donnant corps, en réunissant assez de faits et de preuves.
 

Ces infractions se sont imposées à elles, nombreuses : financement d’entreprise terroriste, mise en danger délibérée de la vie d’autrui, exploitation abusive du travail d’autrui, conditions de travail indignes, travail forcé et réduction en servitude, négligence et complicité de crimes contre l’humanité. Jamais ce dernier chef d’accusation n’a été retenu contre une entreprise et le président de l’association leur dit que ce n’est pas raisonnable, que ça ne marchera jamais. Mais elles ont décidé d’essayer, coup de poker, parce qu’elles ont tout de suite éprouvé la justesse de ce chef pour lequel – et c’est peut-être aussi la raison qui les a poussées à le conserver – elles avancent sans jurisprudence, d’une façon flippante mais galvanisante, parce qu’elles ne répliquent rien mais ouvrent une voie et inventent.
 

Leurs motivations ne se recoupent pas complètement et ces femmes sont plus ou moins engagées, plus ou moins militantes, mais toutes sont convaincues que les multinationales doivent enfin devenir des justiciables comme les autres. 
 

En début d’après-midi, ils comparaissent les uns après les autres devant les juges d’instruction qui les interrogent à leur tour, de façon directe, en ramassant et en compressant les faits, comme pour aider les hommes à comprendre : Qu’est-ce qui justifiait que des organisations terroristes et notamment Daech – dont les actes criminels ont gravement et irrémédiablement porté atteinte à la France – soient ainsi financées à hauteur de la somme de 12 946 562 euros par Lafarge entre 2011 et 2015 ?
 
 
Pour les trois juristes, il ne suffit pas de viser des dirigeants qui pourront être licenciés sans que rien ne change vraiment dans la façon dont l’entreprise favorise le profit économique au détriment du respect des droits humains. Les responsables de Lafarge ont agi comme ils l’ont fait parce qu’ils fonctionnaient dans un système qui rendait possible la commission des crimes, et ces crimes ont d’abord profité au système, au groupe et à ses actionnaires, à la personne morale, notion trouble, nécessaire pour les uns et suspecte pour les autres, que la France a choisi de faire entrer dans son Code pénal au début des années 1990 : Les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises pour leur compte, par leurs organes ou leurs représentants, se dotant ainsi d’un outil pour mieux appréhender et incarner la puissance des grands acteurs économiques. Mais le droit international pénal ne retient pas ce concept qui divise, oppose ceux qui sont persuadés qu’il correspond à une réalité à ceux qui évoquent une construction, une “fiction juridique”, qui répètent qu’on ne peut pas dîner avec une personne morale, se demandent comment on peut prouver l’intention d’une telle personne et comment la faire asseoir sur le banc des accusés, qui ne cherchent pas à se la figurer, à l’imaginer, ignorant peut-être que parfois, la fiction reste un instrument puissant pour approcher les réalités les plus troubles.


Dans leur arrêt, les juges ont évoqué les crimes contre l’humanité commis par Daech, ont choisi d’en mentionner certains : l’exécution d’un garçon de quinze ans accusé de blasphème, l’exécution de quatre cents jeunes hommes à Tabqa, à quatre-vingts kilomètres au sud de l’usine, le 2 septembre 2014, la décapitation des jeunes de la tribu des Chaitat le 30 août 2014, pour leur refus de prêter allégeance.
Et puis ils ont écrit ces mots, qui inscrivent dans le droit une certaine conception de la responsabilité : C’est la multiplication d’actes de complicité qui permet de tels crimes.


Au moment où les grands actionnaires se retrouvent à Saint-Moritz, une proposition de loi est votée, une loi dont l’affaire Lafarge a sans doute précipité l’adoption et pour laquelle les juristes de Sherpa se battaient depuis des années, avec d’autres ONG sans compétences juridiques mais aux réseaux importants, avec certains députés et professeurs de droit, une loi qui vise à rendre les maisons mères responsables des actions de leurs filiales et sous-traitants.


Le procès devrait se tenir devant le tribunal correctionnel, convoquer les personnes mises en examen et la personne morale, sauf si Lafarge réussit à y échapper en se fondant sur le “non bis in idem”, mots qu’Anna prononce toujours vite et en marquant si bien la liaison qu’il m’a fallu un moment pour les détacher les uns des autres, et comprendre qu’ils évoquaient ce principe selon lequel on ne peut être jugé deux fois pour un même crime. L’entreprise a été reconnue coupable de financement du terrorisme aux États-Unis, mais Cannelle et Anna ont déjà identifié des pistes pour contrer cette attaque à venir, pour préparer le combat qui s’annonce, s’assurer que la personne morale sera bien représentée sur le banc des prévenus, peut-être en 2025 ou 2026, qu’elle écopera d’une amende à la juste hauteur des crimes commis mais peut-être aussi d’une ou plusieurs des autres peines prévues par le Code pénal français – dissolution, suspension, exclusion des marchés publics, surveillance –, ces peines qu’il a fallu inventer pour punir une entité qu’on ne peut envoyer en prison. 


Nous sommes de simples employés, incapables d’obtenir réparation où que ce soit. Et comme nous ne sommes pas des voyous, nous refusons de faire justice nous-mêmes. Pourtant nous avons joué le jeu, nous avons travaillé avec les juristes et les avocates, répondu aux questions des juges et des médias, avant d’attendre bien sagement pendant six ans, tandis que certains d’entre nous luttaient pour retrouver du travail ou tombaient malades. Et à la fin, personne ne nous dit : “Vous avez menti” ou “Vous avez eu tort”. Non, nous ne pourrons pas obtenir réparation à cause d’une simple question technique.
Où est donc votre fameuse justice ? On entend partout que pour être libres et voir ses droits respectés, il faut aller en Europe ; mais quelle différence finalement avec notre pays, dans lequel on peut être tués sans que personne ne s’en préoccupe ?


 

mardi 14 janvier 2025

[Irving, John] Les fantômes de l'Hotel Jerome

 



J'ai moyennement aimé

 

Titre : Les fantômes de l'Hotel Jerome
           (The Last Chairlift)

Auteur : John IRVING

Traduction : Elisabeth PEELLAERT

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2022,
                   en français en 2024 (Seuil)

Pages : 992

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Une saga jubilatoire et réjouissante par l'auteur de l'inoubliable Monde selon Garp.

1941. À Aspen, Colorado, la jeune Rachel Brewster, dite Little Ray, échoue aux épreuves de slalom mais réussit à tomber enceinte. De retour chez ses parents, elle devient monitrice de ski et élève son fils Adam dans un climat de tendre complicité. Ainsi débutent sept décennies d’une fresque débridée peuplée de personnages irrésistibles qui, dans la très conventionnelle Nouvelle-Angleterre, défient les conventions. Adulte, c'est à l’Hotel Jerome d’Aspen, hanté par de nombreux fantômes, qu'Adam tentera d'élucider les secrets bien gardés de son étonnante famille.

Paternité mystérieuse, mère « sans fil à la patte », transgressions en tous genres et sexe à tous les étages – sans oublier une savoureuse relecture de Moby-Dick : autant de thèmes où l’imagination vertigineuse et la truculence de John Irving font merveille, pour le plus grand bonheur des fans de la première heure et celui d’une nouvelle génération de lecteur.

Après sept ans de silence, saluons le grand retour d’un romancier visionnaire qui prône depuis toujours la liberté de mœurs, la tolérance et l’amour inconditionnel.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

John Irving, né en 1942, a vécu en Nouvelle-Angleterre avant de s’installer au Canada. Depuis la parution du Monde selon Garp, couronné par le National Book Award, qui l’a propulsé en 1978 sur la scène littéraire internationale, il a accumulé les succès tant auprès du public que de la critique. Ses œuvres sont traduites dans une quarantaine de langues. Les Fantômes de l’Hotel Jerome est son quinzième roman.

 

Avis :

Après sept ans de silence, plus de quatre décennies s’étant écoulées depuis l’immense succès ds son Monde selon Garp, John Irving désormais octogénaire revient sur ses terres littéraires de prédilection, autour des thèmes qui lui sont chers, pour un pavé d’inspiration autobiographique démesurément baroque et bavard.

A soixante-dix-sept ans, l’écrivain Adam Brewster a vu disparaître la plupart des siens et prend une nouvelle fois la plume pour se souvenir de chacun d’entre eux dans ce qui, prenant l’allure d’une rétrospective de sa vie, s’avère aussi un panorama de l’histoire récente des Etats-Unis. Dans sa famille quasiment l’unique hétérosexuel enchaînant d’ailleurs assez piteusement des relations toutes excentriques et mort-nées, il n’a au final pour seules vraies et indéfectibles affections que celles qui le lient à ses proches queer, sa mère et sa cousine lesbiennes, son beau-père trans et sa dernière compagne – autrefois celle de ladite cousine.  

« On peut s’aimer de bien des façons, Petit. » Faisant ses mantras de cette réflexion et de la tolérance au sens large, Adam conserve au soir de sa vie le souvenir des meurtrissures des siens, aux prises avec le conservatisme de leur Nouvelle-Angleterre, mais aussi de l’Amérique entière – notamment sous Reagan, lorsque Buchanan, alors directeur de la communication à la Maison-Blanche, déclarait que le sida était le « châtiment de la nature à l’encontre des hommes gay » – et, plus encore, celui de leur formidable combat quotidien, souvent provocateur en diable, pour la liberté d’aimer et d’être soi, peu importe son identité sexuelle.

Atypiques mais bien moins excentriques que quantité d’autres personnages hétérosexuels du livre, ce sont ces êtres aussi marginalisés qu’attachants qui donnent le ton au récit, loufoque jusqu’à l’excès, continûment physique de la pratique intensive du sport aux multiples scènes de sexe burlesques en passant par l’omniprésence aussi bien des fonctions physiologiques les plus basiques que de la mort, enfin puissamment anti-conformiste et critique à l’égard des hypocrites conventions d’une société américaine très religieuse. Et toujours, deux fils rouges : le cinéma et la littérature, avec notamment Melville, Dickens et Shakespeare, pour servir d’ossature à cette histoire d’écrivain empruntant de nombreux traits à l’auteur.

Il faut une persévérance certaine pour venir à bout de ce presque millier de pages qui, dans un débordement fantaisiste et burlesque, use et abuse si bien de l’hyperbole pour transfigurer la réalité et renforcer son propos, que l’on en sort, certes convaincu par cette magistrale leçon d’amour et de tolérance, mais aussi lassé et gavé jusqu’à l’indigestion par tant d’interminable et loufoque bavardage. (2,5/5)

 

Citations :

– Je déteste le ski, lui dis-je. À chaque saison, ma mère fait du ski au lieu d’être ma mère. 
 

« Une grande partie de la création d’un romancier, écrivait Greene, s’accomplit dans l’inconscient : à ces profondeurs, le dernier mot est écrit avant que le premier paraisse sur le papier. Nous nous rappelons les détails de notre histoire, nous ne les inventons pas. »
 

– J’ai été traitée comme une minorité sexuelle quand je me suis retrouvée en cloque et que j’ai eu mon seul et unique, disait Ray. Les mères célibataires, on les traite comme de la merde, vous savez.
Elle regarda mes horribles tantes droit dans les yeux.
– Ce que je veux exprimer, trésor, me dit-elle d’une voix radoucie, c’est que j’ai eu l’occasion de voir comment on traite les minorités sexuelles quand j’étais mère célibataire. Avant d’être avec Molly, trésor ; je sais que tu sais de quoi je parle.
J’avais dû hocher la tête – prudemment, à cause de mon oreille.
– Bien sûr qu’il le sait, Ray, dit Molly.
Mais ma mère s’était échauffée toute seule ; elle ne pouvait pas s’arrêter. Elle s’adressait à moi, mais son public, je le savais, c’était mes tantes qui lui lançaient des regards incendiaires de leur côté de la table.
– Molly et moi sommes de vraies minorités sexuelles, trésor. Les femmes comme nous, on les traite encore plus mal que les mères célibataires.
 

La première fois qu’on perd un être aimé, la première fois que meurt quelqu’un de cher, tout change de rythme. Avant, on a parfois l’impression qu’il ne se passe rien. Quand on perd quelqu’un, on prend conscience que la terre tourne, que le monde est en mouvement perpétuel, avec un temps d’avance sur vous. À l’avenir, on le sait, il y aura une succession d’autres morts, y compris la nôtre.
 

Quand tout est-il devenu politique ? En Amérique, je n’ai pas remarqué quand et où est né le politique – mais un matin je me suis réveillé, et tout était politique. (…)
Je peux vous dire quand la haine d’aujourd’hui s’est amorcée – à la fin des années 70, au début des années 80, les réticences étaient déjà palpables.
 

Nora fit remarquer que Reagan se montrait édifiant sur la question de la prière à l’école et des enfants à naître, mais qu’il ne pipait mot de la crise du sida. Aux États-Unis, le sida avait commencé en 1981 – l’année où Reagan avait pris ses fonctions. La première fois qu’il parla vraiment de l’épidémie – au bout de six ans de présidence, en 1987 –, plus de trente-six mille Américains étaient atteints du sida et plus de vingt mille en étaient morts. Sur le silence de Reagan, Nora affirmait que Pat Buchanan était l’un de ces abrutis qui parlaient à sa place. Buchanan fut pendant deux ans directeur de la communication à la Maison-Blanche. C’est lui qui déclara que le sida était le « châtiment de la nature à l’encontre des hommes gay ».
 

Je n’étais pas du tout préparé à une haine aussi ouverte chez un homme gay à l’encontre d’une autre minorité sexuelle – dans le cas de Mr Barlow, d’une minorité plus minoritaire encore. Je n’avais jamais connu la haine qu’éprouvent certains homosexuels envers les femmes trans ; celle-ci me paraissait de même nature que la haine homophobe, mais que savais-je de la haine transphobe ?
 
 
Quand vous écrivez une fiction inspirée de ce qu’on appelle la vie réelle, il y a des détails que vous vous sentez libre de changer, car vous savez que vous pouvez les embellir – ou les enlaidir, si enlaidir est votre truc.. (…)
Quand vous écrivez une fiction inspirée de ce qu’on appelle la vie réelle, il y a aussi ces détails dont vous devinez que vous ne pouvez pas les changer – parce que vous êtes incapable de les rendre meilleurs ou pires qu’ils ne le sont déjà.


« Mais c’est vrai, trésor, répétait Little Ray. On pardonnerait à une mère dont le fils a été emporté par le sida d’avoir assassiné Ronald Reagan. »


Nora était fumasse parce que le président Reagan continuait à faire pression sur le Congrès pour permettre le retour de Dieu dans les salles de classe américaines ; les jeunes gays mouraient en masse du sida, mais le président s’intéressait davantage à l’instauration d’un moment de silence dans les écoles publiques. En 1987, c’est le silence de Reagan sur l’épidémie qui donna l’idée à ACT UP d’unir ses forces au collectif à l’origine du poster SILENCE = MORT, un poster entièrement noir avec un triangle rose pointe en l’air, SILENCE = MORT écrit en dessous en lettres capitales blanches. Ce poster devint le logo d’ACT UP.


Nora s’était insurgée contre l’opposition affirmée du cardinal John O’Connor et de l’archevêché catholique romain à l’éducation au sexe sans risque dans les écoles publiques. Ce n’était pas la première fois ; c’est à peine si nous l’avions écoutée. O’Connor avait fait campagne contre les lois anti-discrimination des LGBT, et qualifiait l’homosexualité de sacrilège. Même le père homo et homophobe d’Em savait ça. Et, bien sûr, le cardinal O’Connor était opposé à la distribution de préservatifs. Qui ignorait tout cela ?


 

dimanche 12 janvier 2025

[Halfon, Eduardo] Tarentule

 



Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Tarentule (Tarentula)

Auteur : Eduardo HALFON

Traduction : David FAUQUEMBERG

Parution : en espagnol (Guatemala)
                   et en français en 2024
                   (La table Ronde)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1984, deux jeunes frères exilés aux États-Unis retournent au Guatemala, au cœur de la forêt de l’Altiplano, participer à un camp de survie pour enfants juifs où les envoient leurs parents afin qu’ils n’oublient pas leurs racines. Mais un matin, les enfants, réveillés par des cris, découvrent que le camp s’est transformé en une chose bien plus sombre.
Les raisons et les ramifications de cet épisode de l’enfance du narrateur ne commenceront à s’éclaircir que des années plus tard au fil de rencontres fortuites – à Paris avec une lectrice de Salinger devenue avocate, ou à Berlin avec un ancien instructeur en chef du camp, aux yeux d’un bleu changeant, qui se promenait avec un serpent dans la poche et une énorme tarentule sur le bras.
Entrelaçant passé et présent, réalité et fiction, Eduardo Halfon tisse un récit foisonnant de symboles pour toucher du doigt les fondements de son identité : le cadre strict et rigoureux de la religion juive et le giron enveloppant et maternel du Guatemala.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Eduardo Halfon est né au Guatemala en 1971 et a passé une partie de sa jeunesse aux États-Unis, où il a fait des études de génie industriel puis de littérature. Après ses études, il est revenu dans son pays natal pour enseigner la littérature à l’université. Il a ensuite vécu aux États-Unis, en Espagne et en France avant de s’installer à Berlin avec sa femme et son fils.
Auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles traduits dans une quinzaine de langues, il a été couronné en 2018 du Prix national de littérature Miguel Ángel Asturias au Guatemala.
En France, son livre Signor Hoffman a reçu le prix Roger Caillois 2015 et Deuils le Prix du Meilleur Livre étranger 2018.

 

Avis :

L’écrivain guatémaltèque Eduardo Halfon revient sur un épisode traumatisant de son enfance dans un livre troublant à la lecture hypnotique.

En 1984, alors qu’il n’a pas treize ans et que, sa famille ayant fui le Guatemala deux années plus tôt, il vit en Floride, le jeune Eduardo est envoyé avec son frère cadet dans un camp de survie pour enfants juifs, en pleine jungle guatémaltèque. Leurs parents entendent ainsi leur rappeler leurs origines. Ils ignorent que les encadrants ont à cette fin décidé d’organiser le camp de manière concentrationnaire et, pour bien clouer leur identité juive dans la tête des enfants, de leur faire concrètement expérimenter ce que terreur nazie veut dire.

Réveillé par des cris dès l’incipit ouvrant sur le premier matin, le jeune narrateur découvre sur le bras du chef Samuel Blum ce que, dans son effarement, il prend d’abord pour une énorme tarentule, mais qui, à y mieux regarder, s’avère une croix gammée. Choqué par les actes d’humiliation et de terreur qui se multiplient, le garçon finit par prendre la fuite et se perd seul dans les inhospitalières montagnes de l’Altiplano, à plusieurs heures de marche de toute zone habitée. Sa survie n’a décidément plus rien d’un jeu. A la stupeur hallucinée initiale succède la panique en milieu hostile et inconnu.

« Pourquoi obliger des enfants à éprouver ces souffrances et cette peur, à vivre ce cauchemar ? » Et qui est au juste ce Samuel Blum ? Ce n’est que bien des années plus tard, alors qu’établi à Berlin, il y reconnaît une camarade du camp et que, grâce à elle, il se retrouve face à cet homme, que le narrateur a enfin l’occasion de poser ces questions qui le taraudent. A la frontière de la paranoïa entre traumatisme, ressentiment et transmission d’une insurmontable mémoire, les réponses qu’il obtient ont tout pour ouvrir de nouveaux abîmes d’angoisse et d’interrogation : sur l’héritage de la Shoah, sur l’antisémitisme encore aujourd’hui, sur l’auto-ghettoïsation des communautés juives soucieuses de se resserrer dans les pays où elles vivent, sur ce que peut représenter d’être juif à Berlin où les traces du passé sont partout, enfin sur l’identité quand, au final, c’est auprès d’Indiens, dans un stoïcisme endurant et mutique éloigné des cris et de la guerre, que le personnage du roman trouve réconfort et protection.

Cousue des mille éclats d’une mémoire douloureuse, cette autofiction haletante et tourmentée, presque une histoire d’horreur, se lit en un seul souffle de sidération pour finalement ouvrir, avec justesse et sincérité, quantité de questions sur la religion et sur l’identité. Un très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Il s’agissait bien d’activités d’endoctrinement. Même si je ne formulais pas la chose ainsi, mon analyse de préadolescent ne pouvant être aussi élaborée. Mais quelque chose dans mon esprit encore naïf a commencé à saisir que les jeux, les chants, les repas, les exposés et même les marches dans la forêt avaient un seul et unique but : nous inculquer non pas un judaïsme religieux, ni un judaïsme orthodoxe, ni un judaïsme réformiste, ni même un judaïsme laïc, chose à laquelle je m’attendais peut-être ; non, tout le programme du camp était conçu pour développer en nous le sentiment d’être un juif parmi les juifs. Comme les membres d’un club privé. Les habitants d’une même communauté. Ou les citoyens obéissants et bien éduqués d’un État, en l’occurrence un État sioniste en plein Altiplano guatémaltèque.
 
 
Elle avait commencé à me poser sa question sur la relation que j’entretenais avec le Guatemala et le judaïsme, et j’avais aussitôt su, à son accent, qu’elle était guatémaltèque ; j’avais su aussi, au ton de ses paroles ou plutôt à la texture de ses paroles, qu’elle était juive (cette reconnaissance entre juifs est une chose ineffable, mais aussi flagrante entre juifs que difficile à expliquer à une personne qui ne l’est pas).
 

C’était un petit écriteau, ai-je continué d’expliquer à Regina, en céramique ou en ciment, avec des lettres majuscules noires sur fond blanc, fiché dans la pelouse irréprochablement verte et soignée de l’entrée du club de golf, qui en interdisait l’accès aux chiens comme aux juifs. J’ai lu cet écriteau (ou j’ai eu vent de son existence) et, dans mon esprit d’enfant, j’ai tout de suite compris une chose : pour les membres de ce club, ai-je dit à Regina, pour mes compatriotes guatémaltèques, il n’y avait aucune différence entre un chien et moi. (…)
Je devais avoir cinq ou six ans quand j’ai découvert cet écriteau, lui ai-je dit (…). Et je n’ai jamais pu l’oublier, Regina. Ce n’est pas tant l’écriteau en soi que la sensation de rupture qu’il a provoquée en moi. À partir de là, à partir de cette phrase et de ce moment, mes deux mondes, le juif et le guatémaltèque, se sont séparés à tout jamais.
Ce qui était, Eduardo, précisément l’intention de ceux qui ont décidé d’installer là cet écriteau. Te séparer d’eux. T’éloigner. Te présenter comme quelque chose d’inhumain et de sale, comme un animal. C’est une stratégie qui a toujours été très claire pour les Allemands. Souviens-toi de la fameuse phrase écrite par l’historien Heinrich von Treitschke dans un article universitaire en 1879, et qui un demi-siècle plus tard a été adoptée et répandue par les Nazis. Die Juden sind unser Unglück, a énoncé Regina dans un allemand impeccable. Les juifs sont notre malheur, a-t-elle traduit. Un slogan partout présent dans ces années-là, sur des pancartes et des autocollants, sur les caricatures antisémites, et même imprimé chaque semaine en bas de la couverture du journal de propagande Der Stürmer.
Et souviens-toi aussi, a-t-elle dit, sa cigarette toujours pointée sur moi, des déclarations de Himmler. Se débarrasser des juifs, disait Himmler, était la même chose que se débarrasser des poux. L’antisémitisme allemand, disait-il, n’a jamais été une question d’idéologie mais de propreté.
Regina a poussé un profond soupir, comme quelqu’un que ce genre d’écriteaux et d’injures n’étonne plus, et il m’est soudain revenu qu’un jour je m’étais aussi appelé Israel. Il y a des années, lui ai-je dit, avant notre départ du Guatemala, un enfant de ma classe s’est mis à appeler Israel les rares garçons juifs de l’école, et Sara les rares filles juives. Pour cet enfant guatémaltèque de dix ans, je n’étais pas Eduardo, mais Israel.
Regina a porté sa cigarette à ses lèvres et a semblé agacée de constater qu’elle n’était pas allumée.
J’étais très jeune, ai-je poursuivi, et j’avais conscience qu’il s’agissait d’une blague antisémite, même si je ne la saisissais pas tout à fait. J’ai mis des années à comprendre que cet enfant l’avait empruntée aux Allemands. C’est que cette même pratique avait été une loi dans l’Allemagne nazie : attribuer officiellement les prénoms Israel et Sara à tous les juifs et à toutes les juives qui n’avaient pas un prénom typiquement juif (il existait une liste des prénoms autorisés). Israel et Sara, ai-je répété. Un peuple entier réduit à deux prénoms. Bien sûr, a-t-elle répondu, la seconde ordonnance portant application de la loi sur les changements apportés aux noms de famille et aux prénoms, instaurée en 1938. L’enfant dans ta classe avait dû l’apprendre de son père.
C’est possible, oui. De son père golfeur.
 

J’ai rêvé de mon père. Bien des années ont passé, et s’il m’est impossible de me remémorer les détails de ce rêve aussi bref que fébrile, je me souviens clairement de ses images, de ses mots, de son intensité, de son goût même. Il y a des rêves qui laissent un goût. Il y a des rêves qui ne nous abandonnent jamais, comme si, toujours endormis, nous continuions de les rêver pendant le reste de notre vie.
 
 
Bita’hon. Sécurité en hébreu. Ainsi se nomme le service secret de sécurité et de renseignement des communautés juives, formé et dirigé par certains de leurs membres dans chaque pays – dans tous les pays –, bien que nul ne sache qui ils sont. Ce service est strictement clandestin. Et aussi strictement militaire. Ceux qui en font partie sont recrutés à l’adolescence dans le plus grand secret (sans même que leurs parents ne soient mis au courant), puis, pendant deux ou trois ans, préparés psychologiquement, mis à l’épreuve et formés aux techniques de renseignement, aux techniques antiterroristes et au combat au corps à corps, selon le système israélien de tactiques de lutte et d’autodéfense connu sous le nom de krav-maga.


(…) Samuel m’a déclaré avec gravité que les enfants juifs devaient apprendre le plus tôt possible à se défendre contre les agressions physiques et les attaques verbales. Ils doivent apprendre le plus tôt possible, a-t-il ajouté, que tous les autres sont antisémites, que le monde entier tourne autour de cette haine immémoriale.


Tu ne sentiras pas la douleur si tu te contentes de lire des choses sur elle dans un de tes livres, puis il a abattu sa paume sur la table et j’ai imaginé un juge et son maillet prononçant ma sentence.
D’accord, lui ai-je lancé avec emportement (l’emportement n’étant pas, on le sait, synonyme de courage). Mais je ne comprends toujours pas, Samuel, pourquoi des enfants auraient besoin de ressentir cette douleur et cette peur. Pourquoi, nous, nous avions besoin d’en faire l’expérience.
Il est resté silencieux quelques secondes, cherchant peut-être les mots de sa réponse ou voulant donner plus d’espace et d’éclat à ces mots.
Parce que les enfants doivent connaître la douleur de leurs parents, a-t-il dit. Parce que les petits-enfants doivent connaître la douleur de leurs grands-parents. Parce que ces fils de pute, a-t-il dit en fixant et en criant presque sur les deux Allemands qui mangeaient leur soupe de crevettes au lait de coco, ont tué six millions des nôtres.


 

vendredi 10 janvier 2025

[Sorman, Joy] Le témoin

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le témoin

Auteur : Joy SORMAN

Parution : 2024 (Flammarion)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Avec Le témoin, Joy Sorman poursuit, cette fois à travers la fiction, son exploration de nos « lieux communs », ceux qui racontent le monde et jettent une lumière crue et acérée sur la société dans laquelle nous vivons. Dans ce roman mâtiné de réel, l’auteure imagine qu’un homme, nommé Bart, pénètre à l’intérieur du palais de justice de Paris et décide de s’y installer clandestinement. Caché la nuit dans un plafond et arpentant le jour les salles d’audience, il assiste au spectacle de la justice – ou est-ce plutôt à celui de l’injustice ? Mais pour quelle raison Bart a-t-il quitté sa vie et organisé sa disparition ? Que cherche-t-il dans ce lieu inhabitable ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Joy Sorman est née en 1973. Elle se consacre d’abord à l’enseignement de la philosophie avant de se diriger vers l’écriture. En 2005 paraît son premier roman, Boys, boys, boys, lauréat du prix de Flore. En 2013, elle reçoit le prix François-Mauriac de l’Académie française pour Comme une bête. En 2014, La Peau de l’ours est sélectionné dans la liste du prix Goncourt. En 2021 elle publie À la folie chez Flammarion, qui est un grand succès critique et public.

 

Avis :

Après la boucherie, l’habitat insalubre ou encore l’hôpital psychiatrique, Joy Sorman investit la machine judiciaire pour un nouvel ouvrage, entre roman et documentaire, pointant encore une fois de terribles failles.

Son préalable à l’écriture étant une phase d’enquête immersive, l’auteur a assisté, une fois par semaine pendant un an, aux audiences du palais de Justice de Paris Porte de Clichy. Violences conjugales, incestes, stupéfiants, comparutions immédiates ou procès pour terrorisme : elle s’est faite le témoin des différentes formes de justice avant d’imaginer son personnage, Bart, un cinquantenaire au chômage qui, se sentant injustement mis au rebut de la société, décide de s’installer jour et nuit à l’intérieur d’un tribunal pour au moins se rassurer en observant la justice dans son fief.

A mesure des procès auxquels il assiste, comme l’auteur avant lui, en pur observateur distancié, ses commentaires révèle une réalité dérangeante. Une fois familiarisé avec les procédures et le langage qui codifient le monde judiciaire, Bart réalise avec stupeur le flux d’affaires misérables traité chaque jour à l’abattage par des Cours engorgées et débordées. Ce sont toujours les mêmes histoires, petits délits à répétition et affaires sordides de stupéfiants et de violence, impliquant la même frange de population pauvre parlant mal le français, traitées mécaniquement en quelques minutes par des magistrats épuisés par des conditions de travail de plus en plus difficiles. Pas le temps de s’appesantir sur les individus et leurs histoires personnelles. Leur parcours chaotique marqué par la maltraitance n’appelle en retour qu’une autre forme de maltraitance sociale, dans une spirale infernale irrémédiablement descendante puisque les mesures punitives ne règlent aucun des problèmes de fond à l’origine de ces situations.

Bientôt, un constat s’impose à Bart, frappé de voir qu’« ici plus qu’ailleurs le mépris de classe s’exprime dans la langue » et laisse « le pouvoir du côté de ceux qui manient le verbe comme un lasso » : l’activité judiciaire qu’il est venue observer finit par se résumer à une confrontation sans fin entre magistrats et couches défavorisées de la population, en une sorte de reflet symbolique d’une lutte des classes sociales empreinte de violence systémique. Loin de rendre la justice, les tribunaux travaillent au maintien d’un statu quo considéré comme naturel et légitime par les politiques et par ceux qui vivent bien, les yeux obstinément détournés des circonstances collectivement engendrées menant au dévissage de certains. L’on retrouve ici la question d’une responsabilité sociale collective si bien escamotée que n’est pas près de régresser l’engorgement des tribunaux et des prisons : un sujet traité chacun à sa façon par divers auteurs, comme l’ex-avocate pénaliste Constance Debré dans son roman Offenses, ou encore Estelle Tharreau dans plusieurs des siens.

Ni essai ni pamphlet, le roman permet à Joy Sorman d’ajouter une histoire symbolique à ses tristes constats sur le terrain. Du chômage et du dévissage économique à la glissade du mauvais côté du miroir judiciaire, quand votre dégaine désocialisée et votre squat clandestin d’un tribunal vous désigne déjà à la suspicion, la ligne de crête peut s’avérer glissante, achevant alors fort ironiquement de boucler la boucle du récit.

Un livre documenté et édifiant qui, comme l’auteur s’en est maintenant fait une spécialité à mesure de ses investigations de thématiques sociétales peu glorieuses, nous replace face à ce que nous refusons habituellement de voir. (4/5)

 

Citations :

Bart avait imaginé un peu de solennité pour ces hommes sortant de garde à vue, mais rien de cérémonieux ici, c’est mécanique, routinier et torve comme l’est une procédure bureaucratique.
L’un sort, un autre entre, à un rythme de plus en plus soutenu, indexé sur l’exaspération des magistrats, c’est un défilé vertigineux, Bart fatigue, et à présent, pourvu que ce soit le dernier, un policier introduit un homme, des hommes toujours, qui déclare vivre en foyer, a besoin d’un interprète, est accusé de trafic de cigarettes, un pauvre gars à qui on reproche d’avoir détenu frauduleusement des produits de tabac manufacturés sans justificatif d’origine, en vue de leur vente, d’avoir à Paris, ou en tout cas sur le territoire national, entre le 21 février et le 22 mars, sans être titulaire de la qualité de débitant de tabac, en l’espèce proposé à la vente sur la voie publique des cigarettes. Bart a l’attention qui flanche, mais il y aura encore une poignée d’hommes qui ont volé ou se sont battus, ivres ou camés, SDF ou en foyer, puis enfin, à vingt et une heures, la séance est levée, après huit heures d’audience.  
(...) Novice en la matière, Bart avait imaginé la dureté et les difficultés, mais assister au spectacle d’une justice d’urgence et d’abattage est d’une tout autre matière que de se figurer seulement cette brutalité. 
 

Bart avait découvert la veille l’importance de ces expertises psychiatriques au procès de monsieur Jacob et en avait conçu de la méfiance. Il lui semble aujourd’hui, à l’écoute de ce rapport accablant, que ces psychiatres qui ne sont pas censés juger mais éclairer font précisément l’inverse, préparant le terrain à la punition, fartant la piste répressive pour que s’élance le tribunal. (…)
Bart découvre aussi l’appétit des juges pour ces experts dont toute parole semble être tenue pour vraie, celui-là assénant des verdicts cliniques comme on plante des banderilles, pratiquant des examens inquisitoires comme on trépane, qui plus est en s’appuyant sur un entretien mené trois ans auparavant, au début de la détention, avec un homme fatalement différent de celui qui se tient aujourd’hui dans le box.
L’expert semble occuper une place de choix dans la scénographie judiciaire, symboliquement juché sur l’estrade entre le juge assesseur et le procureur, il est l’homme qui prétend décrire des tendances morales, pas davantage, mais aussitôt converties en infractions pénales par la cour, car il semble bien qu’on reproche au jeune magasinier son immaturité, qu’on l’accuse d’avoir un tempérament influençable, avant même de l’accuser d’avoir voulu rejoindre la Syrie. Sa faiblesse d’esprit ne sera pas considérée comme une circonstance atténuante, plutôt comme la confirmation de ses dispositions criminelles. L’homme à la barre n’a pas seulement commis une infraction, il ne s’est pas contenté de transgresser la loi, il a de mauvais penchants, un caractère déviant et suspect.
Le psychiatre redouble donc le délit – un acte répréhensible augmenté d’une mauvaise nature – quand Bart avait espéré qu’un expert en obscurité de l’âme serait plutôt venu au secours du prévenu.
 
 
Et quitte à entendre des experts, pourquoi pas un sociologue plutôt qu’un psychologue, qui serait venu évoquer un milieu, un environnement, mortifère peut-être, un état du monde, des forces sociales et pas seulement des pulsions intimes, qui serait venu multiplier les pistes, les tentatives de compréhension, puisqu’il y a toujours soi et le monde, il y a toujours des rapports, des liens, quand les mots du psychiatre ne nous donnent qu’une moitié d’homme, prélevée et isolée dans une éprouvette psychique, baignant dans sa solution acide d’immaturité et de vulnérabilité, hors de tout échange avec l’extérieur, hors de toute histoire, scruté par un savant comme une somme de manques, de carences, d’incapacités, jamais regardé plutôt comme un être dépossédé, privé, malmené, par, au choix, l’école, la famille, le marché du travail, que sais-je encore.


C’est à l’occasion d’un de ces programmes de la nuit consacré aux attentats qu’il avait appris qu’en matière de terrorisme, les intentions suffisent, que la justice terroriste moderne et quotidienne est tout autant préventive que prédictive – incohérente et déraisonnable avait-il pensé –, les individus n’étant plus jugés sur ce qu’ils ont fait mais sur ce qu’ils auraient pu faire, non pas sur ce qui a été commis mais sur ce qu’ils auraient pu commettre, pourraient peut-être commettre – désormais, plus besoin d’avoir agi pour être coupable. Une justice qui condamne avant le délit, l’anticipant, le supputant, le craignant, parfois le délirant, une justice qui juge une potentielle dangerosité et une réelle angoisse, celle de la société tout entière, une justice soumise à l’insistance médiatique et dogmatique, à la pression de l’opinion publique et de la veulerie politique, ses intérêts bien compris, à la confusion entre attentats sanglants déjoués et errance sociale et psychologique de pauvres types. C’est ce que Bart en avait retenu, et ce à quoi il assiste aujourd’hui. Et le prévenu le sait sans doute aussi, enfermé depuis trois ans pour des soupçons de terrorisme, il a appris à le savoir dans son quartier de déradicalisation, là où on fouille les crânes à la recherche de scories haineuses, escomptant que ces scories fassent office de preuves.


Comment prouver que l’on n’est pas dangereux ? L’innocence à la rigueur se démontre, mais pas l’innocuité. Est-ce que ces trois-là ne sont pas aussi nuisibles qu’inoffensifs ? À Bart cela semble assuré mais il ne saurait l’exprimer, comme il ne saurait trahir sa contrariété, celle qu’il ressent devant le caractère imprécis de cette infraction d’association de malfaiteurs terroriste, assez vague pour y faire correspondre une multitude de comportements, suffisamment molle pour se prêter à une justice d’exception, dérogatoire, au nom du risque zéro, pour s’abstraire du droit commun ; mais chez Bart l’amertume se signale sans excès, à bas bruit, ses traits restent fixes, l’agitation ne gagne pas son corps, les émotions rampent en silence sous la peau, ne chauffent pas son sang, atténuées dans leur expression par une nature discrète et taiseuse, alors il se contente de quitter la salle d’audience, et seule une moue de dépit ride furtivement son visage quand il découvre, face à lui, imprimé sur le mur de bois clair, narguant tous ceux qui sortent de la salle 4.33, un extrait de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable. 


Bart (...) ressent une certaine appréhension à la vue de ces prévenus qui ne soignent pas leur présentation, aggravent d’emblée leur cas, le plus souvent faute de connaître les règles esthético-morales qui prévalent à l’audience, et confortent ainsi les préjugés du tribunal – le jugement étant l’expression officielle des idées reçues de la classe que la justice entend défendre, celle des honnêtes citoyens.


Quand Bart l’a vue se poster à la barre, bien campée, il a tout de suite su – il commence à avoir une petite expérience de la justice – que la jeune femme serait jugée pour ce qu’elle est, sa conduite générale, autant que pour ce qu’elle a éventuellement commis. Peu importe ce qu’on lui reproche, d’avoir à le démontrer ou non, le soupçon porte davantage sur sa personne, et si elle n’a pas dealé de drogue cette fois-ci, elle le fera très certainement plus tard, ou l’a déjà fait, son tempérament criminel ne faisant aucun doute aux yeux de la cour, une mauvaise nature que confirme l’étude de personnalité : la mère de la mise en cause était schizophrène et elle n’a pas connu son père, a été placée en foyer à six ans puis en famille d’accueil à dix, elle est autonome depuis ses dix-huit ans, a passé un bac pro restauration, a traversé une longue période de chômage avant une récente reconversion dans le marketing digital.


Mesdames messieurs du tribunal, je vous le demande, qui ici peut prouver l’efficacité du choc carcéral sur les récidivistes ? Vous connaissez la réponse mais je vais le dire à votre place, la prison fabrique des délinquants, ne réduit pas le nombre de crimes, plus on enferme plus la criminalité augmente, c’est documenté, les peines courtes favorisent la récidive, et l’incarcération, la vie qu’elle fait mener aux détenus, attise la colère et la misère, ils sont rongés par l’ennui, l’arbitraire, les abus de pouvoir, les mauvais traitements, l’humiliation, la promiscuité, ils en veulent à la terre entière et à la justice en particulier, à vous tous et à moi, dehors leurs familles dépérissent, s’appauvrissent davantage, succombent à leur tour à la délinquance, à l’intérieur quand on ne s’agresse pas on s’entraide, on prépare la sortie, pas la réinsertion mais le prochain mauvais coup qui permettra de rentrer à la maison et de remplir le frigo puisqu’on a perdu son boulot en prison, les inégalités s’aggravent, sédimentent, sans retour possible. Depuis deux cents ans on ne jure que par la prison qui prospère en circuit fermé, cultive la délinquance puis enferme les délinquants qu’elle a fabriqués, coûte un prix indécent et inutile à la communauté, financier et humain, c’est un gouffre, une aberration, c’est crétin et pervers, contre-productif, mais si on continue c’est bien qu’il doit y avoir d’autres raisons que le redressement moral, la correction, la réparation, c’est qu’on y trouve un intérêt supérieur, tapi sous une couche d’arguments fallacieux et vains, la constitution d’une population cantonnée, rappelée à l’ordre. On ne supprime pas les délits mais on les borne, on les assigne, on les gère à l’échelle d’une classe sociale, à qui on tient la bride courte, une classe jugée moralement décatie qu’on réprime, la répression valant traitement des inégalités, administration de la pauvreté, escamotage du problème, paresse politique, vilénie.


Le président ne dira pas comment faire autrement, quels sont les autres choix, ne proposera pas d’alternative, et Bart ne voit pas ce que ce jeune homme aurait bien pu faire d’autre que voler pour honorer sa dette. Il aurait eu le temps de se faire briser dix fois les genoux avant qu’un salaire de misère comme livreur à vélo chez Uber Eats ne lui permette de rembourser, mais le magistrat restera fidèle à la doctrine qui préside à ces singulières audiences : la misère, sa réalité crasse et butée, non négociable, cet imposant bloc de vie délabrée qui devrait prendre toute la place dans la salle d’audience, se planter là au milieu du tribunal et encombrer la vue de tous, atteindre les murs et le plafond, doit rester à la porte du palais. On accepte d’en apercevoir l’ombre furtive et rapide, la pauvreté de monsieur certes, la relégation, le chômage, le racisme, un élément parmi d’autres, et plutôt à la charge de l’accusé qu’on soupçonnera d’une récidive fatale faute d’insertion, quand cette pauvreté résorbe tout, gouverne la vie du prévenu. Bart verra le juge la saisir du bout des doigts seulement, avec une moue dubitative, avant de la lâcher et de détourner les yeux. Il ne veut pas savoir, ou le strict minimum, manière de ne pas paraître excessivement grossier, et le déni est à la mesure du bouleversement que cet aveu causerait : la précarité est implacable, inflexible, injuste. L’admettre à l’audience obligerait à relaxer tous les prévenus, à reconnaître leur impossibilité à faire autrement, car leur volonté n’est rien face à la tyrannie des forces sociales, alors on maintient l’étanchéité avec ce monde qui remue au-dehors, la foule dont Bart entend ici les échos tumultueux.


Au fil des audiences, Bart a noté que les prises de parole des procureurs, avec la dimension grandiloquente qu’exige leur statut, cèdent bien souvent à l’outrance et à la généralisation – il s’agit de tenir un discours sur l’insécurité dans les transports, l’insécurité généralisée, la menace qui se répand dans tous les plis de la ville. L’accusé est un prétexte, qui pensait avoir frappé un individu isolé mais qui en réalité a mis la société tout entière en péril, qui pensait avoir violenté une femme mais qui en réalité a giflé l’État lui-même. Bart a fini par comprendre que la dramatisation de l’acte autorisait la sévérité de la punition, le délit n’étant plus localisé, singulier, personnel, mais une agression contre la société ; c’est d’ailleurs à ce titre qu’il est répréhensible, il est un symbole, une métonymie, il dépasse largement cet homme schizophrène sous tutelle, il dépasse la victime qui ne s’est pas présentée à l’audience, comme si cela se passait entre un individu et l’État plus encore qu’entre un individu et un autre.


Bart aura le sentiment que l’air harassé avec lequel la peine est prononcée est celui d’un juge qui sait que ces condamnations à l’emporte-pièce sont inefficaces, aveugles, finalement sans objet, qu’elles tombent mécaniquement, non parce qu’elles seraient justes, pertinentes, efficaces, mais parce qu’il faut dire quelque chose, il faut bien faire quelque chose, jouer puisqu’on est sur scène, justifier l’audience qui se tient, la présence de tous, il faut combler les exigences et la fièvre des gouvernants et des gouvernés, leur désir que justice soit faite. Les juges, pauvres juges pense Bart, doivent rendre des comptes, on guette leur verdict, avec sous les yeux la carte des tarifs judiciaires, le tribunal ne voudrait pas être accusé de laxisme, il doit montrer qu’il a pris la mesure du problème, et ne pas se mettre le ministre et la police à dos, le métier est déjà assez éreintant et ingrat comme ça.


Il faut de nouveau repartir pour une salve de comparutions et Bart a maintenant le sentiment étrange que le juge a enflé depuis le début de l’audience, comme si l’ennui et l’irritation avaient dilaté sa silhouette, alourdi son visage, cerné désormais de bajoues, le menton gras reposant sur le rabat blanc plissé de sa robe, tel un personnage boursouflé d’une gravure de Daumier, caricature de la fonction. Tout son corps semble s’être relâché, à la fois distendu et congestionné, une baudruche, comme s’il allait éclater sous la pression immense et absurde, se désintégrer sous l’effet de l’accablement. La lassitude gagne maintenant toutes ses phrases, s’adressant aux assesseurs il ne s’exprime plus que par hochements de tête et marmonnements, tassé dans son fauteuil au fil des comparutions, leur rythme forcené, sans atermoiements, sans temps mort, écrasé par l’accumulation de contentieux, la litanie des stupéfiants, des vols, des violences, des trafics, ce manège sur lequel tournent toujours les mêmes, mêmes magistrats, mêmes délits, mêmes accusés fils d’immigrés, chômeurs, toxicomanes, SDF, et même peines prononcées selon une grille qui semble déterminée d’avance. Il n’a ni le courage ni le loisir d’expliquer la condamnation, de la justifier, le temps imparti lui permet seulement de vérifier les identités, de demander aux prévenus s’ils reconnaissent les faits, de les énoncer succinctement, il se contente de détenir la police d’audience, les yeux rivés sur l’horloge ; car c’est sous la guillotine du temps que repose la tête du prévenu, et plus le magistrat est agacé, plus l’avocat commis d’office blasé, plus la lame s’abattra férocement, sa trajectoire guidée par une somme d’éléments plus ou moins aléatoires – le Code pénal, l’apparence du prévenu, le surmenage du juge.


(…) ils le savent cependant, le nombre de dossiers à traiter est déraisonnable, et le président regrette certainement d’avoir accepté de juger la totalité des affaires mises au rôle par le parquet, pris dans l’éreintante routine judiciaire, l’abattage administratif, un monstre qui ne cesse de grossir et de dévorer ses enfants, qui ne connaît pas la satiété puisqu’on réprime de plus en plus, étendant le domaine de la punition à des gestes qui longtemps n’ont pas été criminels, le deviennent au gré des faits divers et des gesticulations politiques qui en résultent (…)


On crée du flux, la comparution immédiate n’est plus une procédure d’exception mais la gestion quotidienne d’une somme de comportements et de gueules qui ne nous reviennent pas, on s’efforce d’être rapide, efficace et rentable mais on est submergé, on traite en temps réel, les commissariats appellent le parquet de permanence, espèrent une garde à vue, un défèrement au tribunal pour améliorer leur taux de réussite, en un ou deux jours un individu interpellé fera l’objet d’un jugement, et finira le plus souvent incarcéré puisqu’on est plus sévèrement jugé en comparution immédiate que dans une procédure classique, la machine gronde, turbine, crache, brûlante et fumante, et Bart lui aussi se représente ces comparus immédiats comme des marchandises déposées sur le tapis roulant d’une chaîne d’assemblage, d’une ligne de montage, de démontage en l’occurrence, ces hommes équarris en public, dépecés par la boucle de la justice, les 3 × 8 des magistrats et des avocats, la greffière qui tape sans répit derrière son écran, la sonnerie de la pointeuse qui annonce le début de la séance, la salle d’audience transformée en usine, les peines en cadence et des coupables devenus les produits manufacturés du système pénal, une rampe de lancement les menant directement, une fois jugés, de la salle d’audience à la prison ; il imagine ces hommes propulsés par air comprimé dans un réseau secret et souterrain allant du dépôt du tribunal aux cellules des centres pénitentiaires, avalés par la trappe de la justice et recrachés à l’autre bout de la chaîne répressive.


Bart, qui s’efforce de constater plutôt que de déplorer, ne saurait accabler les juges pour cela, voudrait seulement que les choses soient dites, qu’on se mette d’accord sur le fait qu’une justice rendue par des hommes – irrationnels, pulsionnels, versatiles, c’est-à-dire injustes – à propos d’autres hommes – irrationnels, pulsionnels, versatiles, c’est-à-dire obscurs – ne peut pas être objective, car comment prendre une décision quand il reste toujours de l’indécidable, qui saurait racler le fond des crânes, sonder la fosse obscure des cœurs ?


(…) la prison n’est que cela, du temps prélevé, dû ; on paye son crime avec son temps, une quantité de temps de liberté qu’il faut céder quand c’est tout ce que possèdent les insolvables, leur seule propriété, il s’agit de payer sa dette avec le seul bien dont on jouit encore, un paquet de mois et d’années, du temps de vie qui en prison devient un temps pour rien, mortifère, asphyxié, vide, une matière noire qui aspire et siphonne la consistance des jours.


Les événements ont pourtant toujours de multiples origines, lesquelles ont par exemple amené Bart à s’installer au palais de justice ou cette femme en Syrie ; mais pour établir une responsabilité mieux vaut en identifier une seule, qu’on isolera, un individu de préférence, une cause de chair et de sang, qui pourra se présenter à la barre, incarnant et personnifiant le crime, le péché, cette accusée qui a fauté et qui doit expier, que l’on tiendra pour responsable, puisque la responsabilité est moins le constat d’une logique objective et interne – c’est si emmêlé à l’intérieur de cette femme, si obscur et aléatoire – qu’un jugement porté depuis l’extérieur de cette femme, depuis une estrade, un jugement qui se veut exemplaire, car le condamné est toujours un exemple, qui parfois paye pour tous ceux qui ont échappé, un exemple fabriqué à coups de considérations morales et d’hypothèses invérifiables – la malveillance, la perfidie d’une femme partie en Syrie.
Mais, à l’avoir écoutée, et puis ce sourire mélancolique, Bart a le sentiment que cette femme est moins une cause qu’un effet, un effet de tout ce qui est arrivé, une succession d’événements délétères. Et Bart lui-même se sent un effet plutôt qu’une cause, non l’origine d’une vie mais son résultat, à peine quelqu’un en réalité, peut-être une membrane qui vibre, du papier carbone, de la pâte, une matière malléable et poreuse.


Et c’est parce qu’il ne croit plus à la responsabilité individuelle, parce que je est un leurre et que moi est incertain – il lui préfère le nous, plus honnête, plus précis –, que Bart a le sentiment que la culpabilité de cette femme dédouane tous les autres, le dédouane lui aussi, lui permet de s’extraire de la longue et complexe chaîne des causalités – une femme responsable et tous les autres irresponsables, non coupables, non punissables, la communauté blanchie ; une femme paye pour nous, la réprouver est notre soulagement et notre acquittement.


L’impasse lui semble maintenant évidente : si le procureur représente les intérêts de la société, la défend, qui attaque la société, qui dénonce sa responsabilité à l’audience ? Bart l’appelle en secret à comparaître pour ses méfaits, pour sa part dans l’enchaînement des événements qui a conduit une femme en Syrie car, si la culpabilité est individuelle, la responsabilité est collective.


 

mercredi 8 janvier 2025

[Bourdeaut, Olivier] Développement personnel

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Développement personnel

Auteur : Olivier BOURDEAUT

Parution : 2024 (Finitude)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« J’ai la chance de gagner ma vie en racontant des histoires. Du moins jusqu’à présent. Car j’ai un problème, un problème de taille : je n’ai plus d’imagination. Je ne comprends pas ­pourquoi, je ne sais pas comment cela est arrivé mais j’ai beau froncer les sourcils, serrer mes petits poings, rien ne vient. Alors j’ai décidé de parler de moi. Selon des chercheurs de Harvard, nous passerions soixante pour cent de notre temps à parler de nous. Parler de soi stimulerait les mêmes zones du cerveau que la cocaïne, le sexe ou un bon plat. Et si Harvard dit que ça fait du bien, je n’ai aucune raison d’en douter. Après tout, Mark Zuckerberg en est diplômé et il a toujours su, mieux que tout le monde, ce qui est bon pour l’humanité… »
 Avec une franchise pleine d’autodérision, Olivier Bourdeaut revient sur son enfance compliquée, sa courte et chaotique scolarité et le périlleux apprentissage du métier d’écrivain. L’auteur d’En attendant Bojangles se dévoile, et sa vulnéra­bilité nous touche.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Olivier Bourdeaut est né au bord de l’Océan Atlantique en 1980. L’Education Nationale, refusant de comprendre ce qu’il voulait apprendre, lui rendit très vite sa liberté. Dès lors, grâce à l’absence lumineuse de télévision chez lui, il put lire beaucoup et rêvasser énormément.
Durant dix ans il  travailla dans l’immobilier allant de fiascos en échecs avec un enthousiasme constant.  Puis, pendant deux ans, il devint responsable d’une agence d’experts en plomb, responsable d’une assistante plus diplômée que lui et responsable de chasseurs de termites, mais les insectes achevèrent de ronger sa responsabilité. Il fut aussi ouvreur de robinets dans un hôpital, factotum dans une maison d’édition de livres scolaires – un comble – et cueilleur de fleur de sel de Guérande au Croisic, entre autres.
Il a toujours voulu écrire, En attendant Bojangles en est la première preuve disponible.

 

Avis :

Se déclarant en panne d’imagination, l’auteur du formidable En attendant Bojangles se rabat dans son quatrième roman sur un personnage du réel qu’il connaît bien, un anti-héros qu’il juge le « plus ridicule qu’il connaisse » et dont il dresse un portrait sans concession, d’une infinie dérision : lui-même.

A le lire, Olivier Bourdeaut n’était, avant sa première et aussitôt phénoménale publication, qu’un indécrottable raté des mains duquel tout tombait. Sa scolarité écourtée de dyslexique sourd d’une oreille devait céder la place à un long chapelet de fiascos en tout genre jusqu’à ce que, désormais presque trentenaire, sans le sou et réduit à dormir dans sa voiture, il se voie offrir l’hospitalité par son frère à la condition, lui l’amoureux des mots qui rêvait de devenir écrivain, qu’il écrive au moins trois pages par jour. Si ce livre-là ne fut jamais publié, il initia néanmoins quelque chose, un quelque chose qui devait grandir vers le succès que l’on connaît.

Pastichant malicieusement les titres de chapitre d’un ouvrage de développement personnel, Olivier Bourdeaut décrit avec drôlerie une expérience aux antipodes de ces recettes pour le succès. Les épisodes s’y enchaînent au gré d’une légèreté souvent braque et calamiteuse, et, sous le charme d’une auto-dérision sans la moindre complaisance, c’est le sourire aux lèvres que l’on s’achemine vers une réussite – ô méandres imprévisibles du talent et de la chance ! – obtenue en vérité sans clé ni mode d’emploi, et, serait-on tenté de rajouter, sans garantie de savoir la renouveler.

Drôle et sympathique, un petit livre auquel l’on pardonnera volontiers sa consistance un peu légère, tant il déborde d’humour et de sincérité. Chance, talent et succès, voilà bien un ménage à trois au fragile équilibre domestique. (3,5/5)

 

Citations :

Heureusement, lorsque j’étais enfant je n’ai pas subi la malédiction de lire les nouvelles versions de la Bibliothèque Verte, où des mots aussi somptueux que grommeler et carrousel ont été rayés du texte pour enlever aux enfants le plaisir d’ouvrir de nouvelles portes, de découvrir de petits bijoux.
Ils ont commencé par enlever les mots qu’on comprenait mal et désormais ils effacent les mots qui font mal. Bientôt, ils feront disparaître les mots tout court et les remplaceront par des onomatopées qui, c’est bien connu, n’ont jamais vexé personne. Bientôt les Bibliothèque Verte deviendra la Bibliothèque Vide. Les sensitivity readers, les lecteurs de sensibilité, veulent tout simplement que nous parlions comme des orangs-outans.
Je tiens à préciser au passage que mon attaque n’est pas, du tout, dirigée contre cette communauté de mammifères arboricoles dont je respecte l’engagement de toujours pour la sauvegarde de la planète, le combat pour l’égalité salariale, le polyamour, le compost, enfin bref cette communauté qui lutte chaque jour pour un monde plus inclusif. Non, non, je vise les singes savants qui se prennent pour des humains.
L’escroquerie commence d’ailleurs dès l’intitulé du poste : lecteur de sensibilité. Ce ne sont pas des lecteurs car, comme nous le rappelle le Larousse, un lecteur est une personne qui lit, qui collectionne les mots, pas une personne qui les chasse pour les éliminer. Toujours selon le Larousse, le lecteur est une personne qui aime lire. Quelqu’un qui dépouille les textes et les livres n’aime pas lire, il aime détruire, c’est un barbare bienveillant.


Gao Xingjian, écrivain chinois, prix Nobel de littérature, sait de quoi il parle en affirmant que « La vie est source de la littérature et la littérature doit être fidèle à la vie ». Lui qui a dû, sous la première Révolution culturelle, passer six ans en camp de rééducation et brûler une valise de manuscrits, doit être étonné qu’aujourd’hui on brûle des mots, au sens propre. Au Canada, le pays de la nouvelle révolution culturelle, des écoles ont brûlé 5 000 livres en 2021, des millions de mots partis en fumée. Les flammes ont-elles fait disparaître les maux que ces livres incarnaient ? Il n’est même pas digne de répondre à cette question. Au moins ces criminels ont-ils fait à grande échelle le travail de fourmis que font les fouineurs de sensiblerie. Cramer la littérature et finalement cramer la vie.
On le sait, de plus en plus d’études le prouvent, moins un individu dispose de mots pour exprimer ses sentiments, plus il sera violent, et plus il fera parler ses mains plutôt que son intelligence, on appelle cela l’insécurité linguistique. En rendant les textes moins riches, ils rendent leurs lecteurs plus pauvres. En voulant rendre les textes moins dérangeants, ils rendent leurs lecteurs plus violents.
Protéger les enfants consisterait donc à leur transmettre autant de vocabulaire qu’à des orangs-outans. Si ces idioties avaient existé dans mon enfance, je n’aurais rien eu à mettre dans mon carnet à spirale et ma vie aurait disparu dans un vide intersidéral.


Si mon livre se vendait à 500 exemplaires comme la majorité des premiers romans, et que je touchais sur chaque exemplaire un pourcentage de 8 % comme il est d’usage pour la plupart des premiers romans, j’encaisserai au final 640 euros pour deux ans de travail, soit 320 euros par an, soit 26,66 euros par mois, soit 0,89 euro par jour.
Soit cinq fois moins qu’un travailleur du Bangladesh.

 

 

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