mardi 16 septembre 2025

[Dunant, Ghislaine] Un amour infini

 


 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Un amour infini

Auteur : Ghislaine DUNANT

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Elle est descendue en retard, elle voulait encore fumer une cigarette, fumer seule, une fois de plus. Pour sentir le temps qui passe, ne plus savoir qui elle est, ni ce qu’on peut vouloir d’elle.
Ce roman installe le lecteur au cœur d’une rencontre de trois jours sur l’île de Ténérife, en juin 1964, prévue mais bouleversée par un événement tragique, entre un astrophysicien d’origine hongroise qui a dû fuir l’Europe et s’exiler aux États-Unis et une mère de famille française.
Alors que rien ne devrait les rapprocher, leurs conversations sur leurs passés distincts et l’exploration de l’île vont les ouvrir profondément l’un à l’autre. Le ciel, l’univers, l’histoire de la Terre… Les sujets de l’astrophysicien rejoignent la sensibilité de celle qui a observé le mystère de la toute petite enfance et a toujours eu une approche sensitive des êtres. Leur désir réciproque va s’accompagner de la puissance des éléments qui les entourent.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ghislaine Dunant est née à Paris en 1950. Elle a déjà publié trois romans chez Gallimard, un récit, et un essai chez Grasset : Charlotte Delbo, la vie retrouvée, qui a été couronné du prix Femina de l’essai. Elle a consacré sa vie à l’écriture depuis 1987, tout en en élevant ses deux enfants avec son compagnon, artiste peintre.

 

 

Avis :

Il est des romans qui ne racontent pas, mais qui exhalent leur histoire. Un amour infini est de ces rares-là. Ghislaine Dunant y compose une partition délicate, presque suspendue, autour d’une rencontre imprévue entre Louise, femme française en voyage, et Nathan, astrophysicien hongrois en exil. Trois jours sur l’île de Ténérife suffisent à faire vaciller les certitudes, à ouvrir une brèche dans le tissu serré du quotidien.  

Cela aurait pu n’être qu’une histoire d’adultère, une aventure au sens romanesque. C’est une parenthèse cosmique, un glissement subtil dans l’ordre des choses. Tels deux astres qui s’attirent sans se heurter, Louise et Nathan se découvrent dans le silence des volcans et dans les ruelles de La Laguna comme dans autant d’interstices du temps. L’amour n’est pas un événement. Sans jamais chercher à le capturer, le roman en souligne l’inéluctabilité, comme une force gravitationnelle inscrite dans la matière même du monde, une force ancienne et patiente qui affleure enfin à la surface.  

Nathan, homme de science et d’exil, porte en lui les cicatrices d’un passé traversé par la guerre, la fuite et la perte. Affleurant sans jamais s’imposer, son drame personnel est là, dans les silences, les phrases retenues ou les regards qui s’attardent sur l’horizon. La pudeur douloureuse dans lequel il se dissout donne à la rencontre une densité particulière, comme si l’amour, ici, n’était pas une échappée mais une reconnaissance mutuelle de ce qui a été traversé.

Jouant un rôle presque chamanique, la nature n’est pas décor, mais, élément actif du récit et miroir des états intérieurs, se fait révélatrice des failles et des élans. Entre volcans endormis, forêts primaires et ciel immense, les paysages de Ténérife enveloppent les personnages comme pour mieux les déposséder de leurs repères et les rendre disponibles à une forme d’écoute nouvelle. Au contraire d’un enfermement, l’isolement insulaire se révèle une chambre d’écho où les voix intimes peuvent enfin se faire entendre, alors que, semblant peindre chaque scène à la lumière lente du couchant, la prose sensuellement contemplative de Ghislaine Dunant capte les vibrations du monde avec une précision presque tactile.

Pour la première fois, Louise n’est ni épouse ni mère, mais simplement elle-même face à un homme qui ne demande rien, n’attend rien, mais reconnaît. Muette et profonde, cette reconnaissance agit comme une lumière douce sur les zones d’ombre de sa vie.

Et lorsque le roman s’achève, il ne tranche ni ne conclut, mais choisit la douceur dans l’impasse, une forme de paix discrète, presque murmurée. D’une délicatesse rare, ce dénouement ne résout rien mais apaise, comme si l’amour, même fugace, pouvait réconcilier sans réparer.

Un amour infini est un roman de l’éphémère autant que de l’éternel. Il ouvre, éclaire et modifie imperceptiblement la trajectoire intérieure de ses personnages en même temps que celle du lecteur. Comme une étoile filante qui ne laisse pas de trace visible, mais dont le passage transforme le ciel. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

La lumière dissout tant de choses sur ce plateau où rien ne fait ombre. Elle dissout les mesures de la vie ordinaire, elle dissout la vie ordinaire. 

dimanche 14 septembre 2025

[Gasnier, Paul] La collision

 

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : La collision

Auteur : Paul GASNIER

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

En 2012, en plein centre-ville de Lyon, une femme décède brutalement, percutée par un jeune garçon en moto cross qui fait du rodéo urbain à 80 km/h.
Dix ans plus tard, son fils, qui n’a cessé d’être hanté par le drame, est devenu journaliste. Il observe la façon dont ce genre de catastrophe est utilisé quotidiennement pour fracturer la société et dresser une partie de l’opinion contre l’autre. Il décide de se replonger dans la complexité de cet accident, et de se lancer sur les traces du motard pour comprendre d’où il vient, quel a été son parcours et comment un tel événement a été rendu possible.
En décortiquant ce drame familial, Paul Gasnier révèle deux destins qui s’écrivent en parallèle, dans la même ville, et qui s’ignorent jusqu’au jour où ils entrent violemment en collision. C’est aussi l’histoire de deux familles qui racontent chacune l’évolution du pays. Un récit en forme d’enquête littéraire qui explore la force de nos convictions quand le réel les met à mal, et les manquements collectifs qui créent l’irrémédiable.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1990, Paul Gasnier est journaliste. La collision est son premier récit.

 

 

Avis :

Avec La Collision, Paul Gasnier signe un premier livre à la fois intime et politique, un récit percutant qui interroge les fractures de notre société à partir d’un drame personnel : la mort de sa mère, fauchée en 2012 par un jeune motard lors d’un rodéo urbain à Lyon. Ce fils devenu journaliste y mène une enquête sensible qui cherche à comprendre, à relier, à nommer ce qui dépasse l’accident.

Le titre ne désigne pas seulement le choc physique entre deux corps, mais surtout la collision symbolique entre deux mondes : celui d’une femme ancrée dans une vie stable et celui d’un jeune homme pris dans un engrenage de précarité, d’errance et de déterminismes sociaux. Plus ce face-à-face brutal révèle dans son récit les lignes de fracture d’une société où certaines trajectoires ne se croisent que dans la violence, moins l’auteur cherche à opposer, mais à mettre en tension, à explorer ce que cette rencontre dit de nous et de nos institutions.

L’une des grandes qualités du livre réside dans la justesse des réflexions, patiemment élaborées au fil de rencontres avec la sœur du conducteur, les avocats, le juge, un policier, des éducateurs sociaux, autant de voix qui, venant nuancer, éclairer, parfois bousculer les certitudes de l’auteur, nourrissent une pensée en mouvement, magnifiquement exprimée, toujours en quête de sens plutôt que de verdict.

Sobre et pudique, l’écriture évite le pathos tout en exhalant une émotion palpable. La narration avance avec précaution, comme dans la crainte de trahir la mémoire maternelle ou de céder à une colère trop facile. Cette retenue participe à la dignité d’un texte dont chaque mot semble pesé, chaque question posée avec humilité, le transformant au final en espace de réflexion sur la responsabilité, la justice et la mémoire, mais aussi sur le rôle du langage face à la violence et à l’irréparable.

Refusant toute instrumentalisation politique du drame, l’auteur s’inscrit vigoureusement en faux contre la récupération idéologique qui transforme les faits divers en carburant pour discours sécuritaires. Dans son questionnement des trajectoires sociales, des mécanismes judiciaires et des récits médiatiques, il prend garde à ne jamais céder à la simplification et, loin de chercher à imposer une vérité, s’attache à ouvrir des pistes, à faire entendre des voix peu entendues du grand public et à rendre visibles des réalités reléguées hors champ.

Bien plus qu’un témoignage, ce livre qui transforme la douleur en parole s’affirme comme un texte fort, porté par de vraies qualités d’écriture, une réflexion ample et nuancée, ainsi qu’une posture éthique irréprochable. En somme, une bien belle et prometteuse entrée en littérature. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il est coutume d’entendre que ce genre de drame endurcit, rend plus fort face à l’adversité. En réalité, c’est presque l’inverse qui se produit : si l’épreuve crée une armure, c’est une armure qui engourdit les mouvements davantage qu’elle ne les renforce. On est pris dans un formol qui entrave la marche de l’existence et qui ramène toujours au même endroit, à cette petite rue où tout a pris fin, et l’on se retrouve à se poser les mêmes questions pendant dix ans, à imaginer les mêmes scénarios de « si seulement », l’esprit sclérosé par un ressentiment qui se manifeste en rechutes, exactement comme une crise de paludisme peut survenir des années après que l’on a été piqué par le mauvais moustique.


Une citation me revient souvent, que j’ai toujours attribuée à Michel Foucault sans jamais en retrouver la source : « Le fait divers est une sécrétion du temps. »


Contrairement à une image répandue, la colère n’est pas un feu qui consume ; c’est un liquide, qui s’infiltre insidieusement dans nos interstices psychiques, pour emplir notre cave, y moisir les fondations, et corrompre notre édifice entier, en chamboulant tout ce qu’on y avait soigneusement déposé : nos repères, nos bornes idéologiques, les quelques idées directrices que l’on se fait sur la vie.


L’année suivante, en juillet 2023, le gouvernement suivait ses recommandations et proposait la création d’un délit d’« homicide routier » pour remplacer celui d’« homicide involontaire avec circonstance aggravante ». C’est une modification sémantique qui ne change rien aux sanctions pénales, et qui vise surtout à rendre plus supportable aux familles la qualification de l’accident. Je manque d’impartialité pour juger s’il s’agit d’un progrès ou non ; c’est en tout cas une évolution de la perception de la responsabilité que l’on peut élargir à tout acte involontaire. Est-il suffisant de ne pas avoir souhaité une conséquence pour la qualifier d’involontaire ? Quel poids pèse l’intention initiale lorsque l’on prend la décision de réunir toutes les conditions qui risquent de tuer ? Suffit-il de ne pas avoir voulu tuer pour atténuer sa responsabilité ?


Le parcours de Hamza, vingt-six ans au moment du procès, était similaire à celui qu’allait suivre Saïd, emblématique des vies brisées des gamins de la Croix-Rousse, où souvent l’échec scolaire, les mauvaises fréquentations et l’addiction au cannabis déterminent le reste.


Il y avait quelque chose d’exaspérant et de pathétique à voir la fausse nonchalance de ces hommes dont les visages mimaient l’ahurissement leurs mains levées en l’air. À les entendre au tribunal et à les observer dans leur environnement au bas des Pentes, il semblait en aller pour eux de la moto comme de la barre de shit : il fallait impérativement échapper au réel et à son gris. Pour ça n’importe quel opium faisait l’affaire, parce qu’on savait bien qu’on n’aurait jamais la vie dont on rêvait ; et quand cette lucidité fulgure, elle est tellement odieuse qu’il faut absolument la fuir par le moindre sédatif ou comportement ordalique qui nous passe sous la main. La déclinaison la plus inoffensive est la vitrine que permettent les réseaux sociaux, où l’on peut se rêver à la tête d’une fortune, en prenant la pose devant une Audi RS5 dont on s’imagine propriétaire, où l’on fait des têtes de durs, en sachant pertinemment que tout ça ne dupe personne. Et l’on retombe souvent dans une salle de correctionnelle, à jurer que c’est la dernière fois, et que désormais on fera attention.


« C’est royal ! mime Mounir, les bras en croix. Imagine : t’es en bas de chez toi, les gens viennent à toi, prennent leur machin, t’as rien sur toi quand tu te fais contrôler, ça va d’une cave à l’autre, et quand on te chope avec quatre kilos de shit, tu fais que trois mois de prison. Pourquoi s’emmerder à rentrer dans les clous ? Y a pas photo… »
 
 
Mounir voit pourtant le garçon espiègle, choyé par sa famille et apprécié des éducateurs montrer les premiers signaux inquiétants : les après-midi passées à descendre des cannettes de bière et à fumer des joints sur les murets du parc de la place Colbert, et l’indolence qui transforme l’enfant en jeune de plus en plus insaisissable. Saïd va moins souvent en cours, il se met à traîner devant des halls d’immeuble, puis ne se cache plus d’être l’un des nombreux revendeurs de shit des pentes de la Croix-Rousse.            
« Il y a tellement de fric… Tellement de fric… C’est pour ça que c’est difficile de les aider. »


Mais l’analyse du parcours de Saïd raconte aussi les manquements de services publics qui se sont retrouvés désarmés face à la délinquance du quotidien aggravée par le trafic. L’accident n’est pas qu’une imprudence individuelle, il est le résultat d’un lent ravinement collectif qui s’est accompli par étapes, par érosions budgétaires successives, et a permis la dérive toujours plus lointaine d’hommes privés peu à peu de perches solides à saisir.


Alain parle aussi d’une génération qui aurait plus d’aplomb que la précédente, qui choisirait la violence plus facilement que ses aînés, sans qu’il soit capable de l’expliquer, encore moins de le chiffrer. « Les rapports avec les gens sont plus difficiles, plus tendus qu’avant. Il y a vingt ans, on pouvait arriver dans un appartement à deux pour interpeller quelqu’un. On se faisait insulter par les grands frères, mais on n’était pas agressés. Alors que là… »
Il avale son café d’une traite, et termine par une révélation soudaine, qui semble le surprendre au moment même où il la formule : « Pour être complètement honnête, les comportements des flics ont changé aussi. Aujourd’hui, on a des golgoths rasés et harnachés comme des porte-avions… En fait, tout le monde est devenu plus violent. »


Je suis là face à un garçon traversé par un faisceau de causes qui l’ont fait obéir à des nécessités contraintes, plutôt qu’à sa raison. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas responsable de son acte, mais qu’à chaque étape de sa vie sa liberté d’agir a été orientée, doucement, subrepticement, dans un sens plutôt que dans un autre, sans qu’il s’en rende vraiment compte.


Ce jour-là, une dizaine d’affaires seront jugées à la chaîne. Une journée qui évoque l’image d’une carotte glaciaire qu’on aurait retirée de la banquise humaine pour offrir aux chercheurs du futur un concentré de la violence ordinaire qui se déchaîne derrière nos portes closes. (…)
Des histoires de coups de sang, d’hommes humiliés par des métiers subalternes, des CDD de commis plongeurs payés six cent cinquante euros par mois, des sursauts de virilité et de fierté qu’on trouve là où il ne faut pas, et qui amènent ces hommes à jurer qu’ils ne recommenceront pas. Ces saynètes mises bout à bout révèlent les ratés collectifs et individuels, les lacunes politiques et les trajectoires déviées par les fatalités et les circonstances.


Sa vie continue donc sa scansion judiciaire, comme s’il n’avait jamais quitté ce palais de Justice, un parcours qui décidément relève d’une lente mise en bière, sous forme de sursis distribués par salves depuis plus de dix ans. Tous les questionnements sur le pardon, sur la difficulté et la pertinence de l’accorder, trouvent là leur dénouement, leur examen de passage dans les conditions du réel, sur cet inconfortable banc en bois. 


À la fin de ce premier quart de siècle, la pensée se trouve de plus en plus empêchée par la saturation de « faits divers », et végète sous la tyrannie de l’émotion immédiate que ces derniers exigent. Ces événements, quand on les prend un à un et qu’on les décortique, peuvent raconter leur époque et l’absurdité tragique qui pend au nez de chacun, mais leur prolifération, accompagnée à chaque fois de conclusions et de solutions clé en main, est devenue si abondante qu’elle a presque l’effet inverse, celui d’annihiler leur possible signification. Les esprits qui croient que l’anagramme d’un mot lui donne son sens caché ne verront aucun hasard à ce que l’anagramme de « fait divers » soit le mot « dérivatifs » : ce qui permet de détourner l’esprit de ses préoccupations. De la même manière que la roue-arrière sert d’échappatoire à la monotonie du réel, le temps d’une envolée à 80 km/h, la passion du fait divers permet à l’opinion de trouver dans l’indignation sporadique une forme de divertissement infini, et une inépuisable source d’ostentatoire vertu.
 
 
C’est aussi une des dernières questions que m’avait posées Hafsia, lorsque nous nous étions quittés place Bellecour. Elle s’était presque excusée de la poser, mais elle y tenait absolument : « Est-ce que… après tout ça… vous n’avez pas un dégoût de la communauté maghrébine ? » Je lui avais répondu que l’écriture permettait précisément de réinjecter de l’humain dans des histoires manichéennes, non pas pour diluer les responsabilités mais pour apaiser la colère et sortir du piège des sommations qu’exigeait l’époque. Et qu’il y avait urgence à faire cela au moment où des présentateurs tirés à quatre épingles se repaissaient du moindre fait divers dans lequel de jeunes descendants d’immigrés étaient impliqués. Ce n’est sans doute pas un hasard si je travaille souvent sur l’extrême droite. Non que cette expérience m’ait donné une légitimité particulière, mais peut-être parle-t-on du rejet de l’autre avec un regard plus sensible quand on l’a soi-même touché du doigt, en refusant de s’y laisser glisser.


Philippe Moreau ne croit pas au libre arbitre. Ce serait trop simple de juger un homme en pensant qu’il a l’entier contrôle de ses choix. Ce qu’il juge, c’est plutôt la capacité à s’extraire des déterminismes, cette extraction qui donne une plus-value à nos existences. C’est toute l’impossibilité de sa fonction : administrer la brutalité d’une règle, tout en adoucissant la dose afin de limiter les dégâts.


Cette fatalité, le magistrat l’impute à tous : aux propres manquements individuels de Saïd, bien sûr, à son inconséquence, mais aussi à l’école, à la famille, aux facteurs sociaux, au mimétisme maladroit des choses vues ; faisant de cet accident une faillite collective. La question n’est pas de savoir si Saïd a agi selon ses désirs, mais s’il avait choisi les désirs qui le déterminaient, s’il était capable d’un tel choix. Comme si Saïd nuisait malgré lui. Philippe Moreau le dit ainsi : « Le décor des pentes de la Croix-Rousse renseigne plus sur la collision que la roue-arrière en elle-même. »


Certains risquent d’entendre dans cette lecture de la Justice une approche de juge rouge, le summum du relativisme et de la culture de l’excuse dont la déploration est devenue rengaine. Si Philippe Moreau n’est pas sourd au vacarme de l’époque, son expérience l’a rendu hermétique à ces accusations et aux appels à la fermeté, qu’il balaie d’un rire sardonique et philosophe : « La Justice n’a jamais fait peur », et il insiste sur le « jamais ».


La malédiction de la Justice est de ne faire que des mécontents. Son rôle est simplement de dire « Non », non aux pentes naturelles des hommes. Et l’absorption de soi dans la vitesse en est une, au même titre que les pulsions de lynchage et la gourmandise de mettre tout le monde en taule. « Si notre office est de dire non, ça implique de servir de punching-ball. C’est le cas et on l’assume, sans en tirer fierté. » À l’entendre parler de fatalité, je me dis que ce n’est pas une mince affaire d’essayer de faire son métier humainement et de tenir cette ligne de crête en entendant des politiques et des éditorialistes vous dénigrer à longueur de matinales. À ceux qui réclament à chaque lendemain de fait divers une simplification de la procédure pénale, Philippe Moreau oppose le ricanement de celui qui entend ça depuis quarante ans. « Simplifier la procédure pénale ? J’adorerais. Mais il n’y a rien qu’on pourrait en retirer sans que ce soit intolérable. Vous savez, j’ai été rédacteur du texte qui a introduit l’avocat dans la garde à vue, au début des années 1990. À l’époque, ça faisait scandale et on criait déjà à la culture de l’excuse. Aujourd’hui, qui en parle encore ? » En homme de scène, Philippe Moreau a le don de ramasser sa pensée en formule : « Mon professeur disait : “La procédure pénale, c’est les mains que la société s’attache dans le dos pour ne pas écraser l’individu.” Quand je juge, je n’oublie jamais cette phrase. » Une phrase qu’il a toujours en tête quand il se retrouve face à des gens écrabouillés par la vie et les mauvais choix, ceux qui font le coq et qui narguent son institution comme ceux qui, les mains tremblantes, sont terrifiés de se retrouver face à lui. D’où la nécessité de juger « à hauteur d’homme », c’est-à-dire de ne pas seulement juger un acte, mais son auteur.


Davantage qu’une sentinelle, c’est peut-être cette image qu’il faut conserver de Philippe Moreau, celle d’un homme qui depuis son bureau prend la loi comme un patron, dont il ajuste en permanence les finitions et les coutures pour ne pas étouffer l’homme qu’il s’apprête à condamner. 

 


 

vendredi 12 septembre 2025

[Malvadi, Marco] Obscure et céleste

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Obscure et céleste (Oscura e celeste)

Auteur : Marco MALVADI

Traduction : Nathalie BAUER

Parution : en italien en 2023,
                  en français (Seuil) en 2025

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

1631. Alors que l’Europe est déchirée par la guerre, la peste fait rage à Florence en dépit des prières et des processions. Croyant pouvoir apaiser le courroux de Dieu, le grand-duc de Toscane charge le chanoine Cini de s’assurer que le couvent de San Matteo d’Arcetri n’abrite pas, comme on le murmure, des rencontres galantes.
L'homme y retrouve Galilée, son ancien maître, installé depuis peu dans les environs pour se rapprocher de ses deux filles, cloîtrées dans ce monastère. L’aînée met au propre le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, dont la parution prochaine suscite une grande nervosité dans les milieux ecclésiastiques.
C'est alors qu’on découvre le corps sans vie d’une jeune moniale au pied du beffroi renfermant la lunette astronomique que Galilée a offerte au couvent. Suicide ou meurtre ? Dans une atmosphère de tension extrême, le maître et son ancien élève s’emploient à résoudre ce mystère.
Une 
intrigue criminelle menée tambour battant, qui met en scène un Galilée fort malicieux dans un XVII ͤ siècle marqué par les enjeux de pouvoir, les rivalités entre les différents ordres religieux et une Inquisition toujours menaçante.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Marco Malvaldi est né à Pise en 1974. Il est l’auteur d’une série policière, de romans policiers historiques et de livres de vulgarisation scientifique. Au Seuil, il a publié Le Cheval des Sforza, qui fait revivre Léonard de Vinci dans la Florence des Médicis.

 

 

Avis :

Jouant avec malice des codes du polar pour nous instruire en toute légèreté, Marco Malvadi a choisi cette fois Galilée et ses démêlés avec l’Église catholique pour une réflexion aussi érudite que divertissante sur la science face à l’obscurantisme.

Nous voici dans la Florence du XVIIᵉ siècle ravagée par la peste, où science et foi s’affrontent en silence. Le récit s’ouvre sur la mort suspecte d’une nonne dans un couvent austère, situé à quelques pas de la maison de Galilée, affaibli mais toujours animé par sa soif de vérité. Ce point de départ, digne d’un polar, devient le prétexte d’une enquête menée par le savant et son ancien élève, le chanoine Cini — duo inattendu mais efficace, oscillant entre rigueur intellectuelle et intuition humaine.

Vieillissant mais n’ayant rien perdu de sa lucidité, parfois ironique, toujours habité par le doute, Galilée est ici présenté, loin du héros ou du martyr, sous l’angle très humain et intime d’un auteur fortement préoccupé des autorisations nécessaires, censure oblige, à la publication de son dernier livre, et d’un père très attaché à l’une de ses filles, Maria Celeste, recluse dans le couvent en question. Présence affective, cette dernière est aussi un appui intellectuel, une voix douce dans un monde dur, en fait ni plus ni moins que ce qui rattache la pensée du savant à ses émotions. Surtout, elle est celle qui comprend les enjeux et les risques du livre de son père, et qui, par sa manière de faire exister la pensée dans un monde cloîtré, s’engage à ses côtés en un acte de résistance douce.

L’enquête elle-même progresse lentement, à l’image du rythme du couvent, entre soupçons, silences et secrets. Mais ce n’est pas tant la résolution du crime qui importe que ce qu’elle révèle : les tensions entre savoir et dogme, les violences invisibles faites aux femmes, la solitude des esprits libres dans un monde clos, avec toujours pour fil rouge le traité de Galilée, son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, dont la publication retardée, en incarnant à la fois l’espoir d’une vérité scientifique partagée et la menace d’un affrontement avec l’Église, se fait le véritable enjeu dramatique du récit, le miroir du conflit entre savoir et obscurantisme, la métaphore de la vérité suspendue qui cherche à se faire entendre, le tout subtilement veiné, pour la complicité souriante du lecteur, d’une malice nourrie d’anachronismes savoureux et de digressions piquantes qui achèvent de tourner en dérision les absurdes aveuglements du dogme religieux.

D’une manière qui interroge autant qu’elle divertit, Marco Malvadi réussit à faire dialoguer les étoiles et la boue, la logique et la foi, le père et le penseur. Sa plume, sobre mais précise et volontiers moqueuse, donne à voir une époque sans la figer et rend hommage à une figure historique sans l’idéaliser. Il livre au final une intéressante méditation sur les rapports entre science et dogme, lumière et obscurité, raison et pouvoir. (4/5)

 

 

Citations :

Pour être certains en toute chose, dit Ignace de Loyola dans ses Exercices spirituels, nous devons toujours nous en tenir à ce critère : ce que je vois blanc je le crois noir si l’Église hiérarchique le décide ainsi. (Pour les incrédules : Exercices spirituels, « De la soumission à l’Église », Treizième règle). De cette vision particulière du monde, pour ainsi dire, vient la trinité des jésuites, qui n’est pas constituée d’un père, d’un fils et d’un fantôme, mais de trois concepts : ordre, hiérarchie et vérité.  
La vérité, qui doit être une seule, à savoir ce que l’Église affirme.  
La hiérarchie : il faut obéir à cette même Église, faute de quoi la liberté se transformera en libre arbitre, l’homme se changera en animal et le monde privé de direction plongera dans le chaos ; et il n’existe qu’une seule direction, la vraie (en d’autres termes, l’Église, comme on l’a peut-être déjà dit). 
Enfin, le troisième concept, fondamental pour notre affaire : l’ordre. Non dans le sens monastique du terme, ni même dans celui d’une tâche à accomplir, mais plutôt tel que nos mères l’entendaient : toute chose à sa place, et sa place est nécessairement toujours la même. Et si nos mamans, qui nous aimaient pourtant beaucoup, enrageaient autant que des sangliers en janvier quand elles trouvaient une paire de chaussettes au salon, imaginez comment réagissait un général des jésuites quand on ôtait la Terre du centre de l’univers.  
Exactement ce à quoi s’employait Galilée dans son nouveau livre.


L’ignorance, ma fille, consiste à ne pas se satisfaire de la vérité : à ne pas reconnaître l’erreur qui réside dans nos hypothèses et suppositions, quand celles-ci ne parviennent pas à correspondre à la réalité, à ce qui se produit vraiment ; et à continuer de les soutenir en dépit de l’évidence. Et les choses que nous ignorons sont si nombreuses, par rapport à celles que nous savons vraiment, que considérer la vastitude de notre insuffisance in toto nous écraserait comme une grappe de raisin. Il est dangereux de croire que l’on sait une chose lorsqu’on l’ignore, comme le disait le sage Socrate ; mais, si je ne la sais pas, comment faire pour m’en rendre compte et pour la reconnaître ?


Alors, c’est peut-être ici qu’on comprend la perfection de Dieu : dans l’infinie distance qui nous sépare de Lui, une distance qui ne pourra jamais être comblée par la somme de nos actions. Chaque découverte augmente nos connaissances, comme une échelle qui se dresse dans les cieux, de plus en plus haut, et qui nous permet de regarder de plus en plus près la voûte céleste ; et de même que, en regardant du haut d’une tour, on distingue la construction d’une ville, de même, du haut de cette échelle, on voit plus distinctement ce qui se passe au sol.  Mais, si Dieu est infini, cette échelle aura beau croître, elle ne pourra jamais l’atteindre. Il y aura toujours quelque chose au-delà de nos connaissances ; la cause qui meut le Soleil et les étoiles nous sera toujours inaccessible, obscure et céleste comme toute volonté de Dieu.


 

mercredi 10 septembre 2025

[Fortier, Dominique] La part de l'océan

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La part de l'océan

Auteur : Dominique FORTIER

Parution : 2024 (Alto)

Pages : 328

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Alors qu’il est plongé dans la rédaction de Moby Dick, Herman Melville fait la connaissance de Nathaniel Hawthorne, une rencontre qui bouleversera le cours de sa vie et celui de son roman. De cette histoire vraie subsistent aujourd’hui une poignée de lettres qui ont servi de point d’ancrage à La part de l’océan, un livre comme une traversée sans carte et sans boussole.

Au fil des pages, un deuxième échange se tisse entre celle qui retrace la création du grand roman américain et un compagnon mi-réel et mi-inventé, un homme qui est d’abord un poème. Car, en vérité, les écrivains sont faits de trois moitiés. La troisième part, têtue et fragile, est celle du rêve. C’est à elle que l’on doit ce récit éblouissant, traversé de fulgurances, qui raconte le plus beau des naufrages.

La part de l'océan a été publié conjointement avec son livre compagnon aux Éditions du passage - le recueil de poésie Notre-Dame de tous les peut-être.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Dominique Fortier entrelace le roman et l’essai pour construire depuis une quinzaine d’années une œuvre au confluent de l’Histoire, de l’imaginaire et de l’intime. Son premier roman, Du bon usage des étoiles, a reçu le prix Gens de mer du festival Étonnants Voyageurs en 2009, alors que Au péril de la mer a été couronné par le Prix littéraire du Gouverneur général en 2016. Les villes de papier, une plongée dans l’univers de la poète Emily Dickinson, lui a valu le prix Renaudot essai en 2020 et a été traduit dans une quinzaine de langues. La part de l’océan est son dixième livre.

 

Avis :

Après les poèmes d’Emily Dickinson, pointillés de papier au travers desquels elle s’est plu à faire revivre la très secrète personnalité de la poétesse, c’est une moitié de correspondance, les lettres enflammées d’Herman Melville à Nathaniel Hawthorne dont on a perdu les réponses, qui permet à Dominique Fortier de broder autour de la part manquante, part des anges évaporée avec le temps, mais aussi, un peu comme la part du feu sacrifiée pour préserver le plus précieux, la part de passion réprimée que l’auteur imagine sublimée par Melville dans son chef d’oeuvre Moby Dick.

Elles ne sont qu’une poignée à subsister, toutes de Melville à Hawthorne, ces lettres qui laissent à imaginer la relation entre les deux hommes. De leur rencontre en 1850 alors que La lettre écarlate venait de consacrer Hawthorne l’un des plus grands auteurs américains, l’on sait qu’elle fut le début d’une amitié littéraire aux accents passionnels, qu’elle poussa même Melville à s’endetter au-delà de toute raison pour acquérir une vieille ferme proche de la demeure de son ami, et, suppose l’auteur, qu’elle eut un impact décisif sur la rédaction qu’il avait déjà entreprise de Moby Dick, le livre qui devait devenir son propre chef d’oeuvre et qu’il lui dédicaça.

Entrelaçant à son récit les jeux de miroir d’une seconde trame narrative qui brouille à plaisir la frontière entre réalité et fiction autour de sa propre relation, mi-littéraire, mi-amoureuse, avec un certain Simon dont on ne sait plus si c’est la littérature devenue homme, ou un homme devenu poème, Dominique Fortier investit peu à peu Melville et Hawthorne comme de vrais personnages, leur redonnant chair et vie à partir de leurs ossements de papier et leur prêtant, entre la fougue de l’un et la réserve énigmatique de l’autre, une passion ambivalente qui n’a jamais trouvé d’exutoire que les mots et dont elle conserve intact le mystère. Car, si les lettres du premier l’autorisent à imaginer ce que le second a bien pu être pour lui, jamais elle ne s’aventure à compléter les blancs laissés par cette correspondance qui ne nous est parvenue qu’à sens unique.

Le plus intéressant n’est d’ailleurs pas là, mais bien dans la manière dont ces deux écrivains, dans leur va-et vient constant entre réalité et fiction, ont pu nourrir l’une par l’autre, et l’autre par l’une, dans un travail de sublimation littéraire qui donne à méditer sur le processus de création et sur la relation entre auteur et lecteur. « Le cliché veut que tout écrivain soit fait de deux moitiés : une moitié qui vit et une moitié qui écrit. Ce n’est pas faux. Mais en s’en tenant à cela, on oublie la troisième part : celle qui lit. L’écrivain est le témoin de lui-même – à moins qu’il trouve en dehors de lui ce lecteur idéal qui saura combler les brèches laissées dans son livre. Les écrivains sont faits de trois moitiés, dont une qui leur manque. » Peut-être Melville l’a-t-il trouvée, cette moitié supplémentaire, mais interdite, est-ce elle qui réapparaît sous les traits de son grand cachalot blanc, créature à jamais insaisissable entre réalité et fantasme ?

Toujours aussi enchanteresse dans cette exploration des confins du réel et de l’imaginaire, là où écrivains et lecteurs se donnent rendez-vous dans leur quête infinie d’eux-mêmes, la plume subtile et poétique de Dominique Fortier est à lire absolument. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Dès ces premières phrases, il invente le décor et lui-même. Il se rêve différent, écrivant, car il ne connaît pas d’autre moyen de répondre à la fiction que par la fiction. Mentir est son seul moyen de dire vrai.


Pourquoi, peut-on se demander, n’écrit-il pas plutôt directement à son aîné afin de lui exprimer son admiration ? Pourquoi ressent-il le besoin de composer cet article ? Peut-être simplement parce qu’il est écrivain et que, à ce titre, il ne peut s’empêcher d’écrire pour plusieurs même quand il écrit à un seul. Inversement, au cours des mois qui suivront, en prétendant composer un roman destiné aux multitudes, il n’écrira en réalité qu’à un seul homme.


À l’été 1850, l’oncle d’Herman vient de se départir de Melvill House, la vieille demeure familiale des monts Berkshires où l’écrivain a passé les étés de son enfance, qui a aussi servi de refuge à la famille lors de l’épidémie de choléra de 1832, et où il continue de venir écrire quand il en a assez de l’agitation de la ville. Il aurait été facile pour le neveu de s’en porter acquéreur, mais il n’en a rien fait. Or la vente n’est pas sitôt conclue que Melville rachète à Pittsfield une nouvelle maison, guère plus qu’une bicoque. Il paie pour celle-ci sensiblement le même prix que les nouveaux acheteurs pour la maison de son oncle, laquelle trône sur un domaine de cent hectares, alors que ce qui deviendra Arrowhead n’en comporte qu’une soixantaine. À la ville comme à la campagne, famille, amis, le milieu littéraire tout entier s’étonnent : quelle mouche a donc piqué Herman Melville ? Comment leur expliquer que ce n’est pas une mouche, mais une épine de rose sauvage. [Hawthorne]


Né Hathorne, le jeune Nathaniel aussi ajoute une lettre à son nom pour se dissocier de son grand-oncle, de triste mémoire, juge des sanguinaires procès des sorcières de Salem à la fin du dix-septième siècle, au terme desquels dix-neuf femmes avaient été non pas noyées ou brûlées vives, comme le voulait la coutume, mais pendues haut et court. Puisqu’elles étaient mortes, elles devaient forcément être coupables – et les juges, eux, pouvaient avoir la conscience tranquille. Le fardeau de la preuve a mis quelques siècles à se renverser, il ne l’est pas encore tout à fait à l’époque où le jeune Hathorne scie son nom en deux à l’aide d’un w, mais cette lettre de distance entre lui et son aïeul lui est un soulagement, un dédouanement. Non, il n’a rien à se reprocher.
Melvill(e), Ha(w)thorne, ces deux hommes qui deviendront auteurs de romans ont besoin, avant d’écrire quelque livre que ce soit, de commencer par se réécrire eux-mêmes. Il leur fallait effacer l’histoire de leur famille avant de pouvoir raconter la leur. Chacun sera le fils de lui-même.


Il le sait : les livres ne s’ouvrent devant nous que lorsque nous sommes nous-mêmes ouverts, béants comme des cavernes, des mains aux doigts écartés, les lèvres d’une plaie. Le reste du temps, tout cela reste fermé, chacun de son côté, et la lumière attend. Elle a toute la vie devant elle, et la patience de ce qui sait que derrière la vie reste encore la blanche immensité de la mort.


Je suis retournée à la mer et, après quelques semaines, j’ai commencé à m’habituer à son chuintement incessant, un bruit blanc dont je cesserai bientôt d’avoir conscience. Mais chaque fois que je m’en éloignerai, ne serait-ce que pour entrer « dans les terres » faire les courses, en cessant de l’entendre je me rendrai compte qu’il me manque quelque chose. Quand je lui écris que c’est parfois la plus sûre manière de tracer les contours d’une chose ou d’un être, ce creux, cette empreinte qu’il laisse quand il n’est plus là, ce n’est pas de l’océan que je veux parler, mais de lui, lui en négatif, son absence.
 
 
Quelle est-elle, la promesse du roman, si ce n’est de mentir le mieux possible ? Ces jours-ci, je ne peux m’empêcher de me demander où résiderait l’ultime tromperie. Serait-ce d’écrire une histoire vraie en la faisant passer pour de la fiction, ou au contraire d’écrire une histoire inventée en la présentant comme vraie ? Comment sait-on si l’on a réussi, est-ce lorsque soi-même on ne sait plus distinguer l’une de l’autre ? Lorsque vérité et mensonge sont si bien cousus ensemble de fil blanc qu’on ne peut plus les séparer. Lorsque le vrai et le faux se partagent une même déchirure.


Seul parmi les livres de Nathaniel Hawthorne, Herman Melville a le sentiment de s’approcher au plus près de lui, convaincu que l’on passe autant de temps, sinon plus, avec les auteurs dont on choisit de s’entourer dans sa bibliothèque qu’avec ses « vrais » amis. Ce sont eux, les véritables compagnons de nos jours, qui en révèlent davantage sur notre compte que les fréquentations que le hasard ou les circonstances ont mis sur notre chemin.


Le cliché veut que tout écrivain soit fait de deux moitiés : une moitié qui vit et une moitié qui écrit. Ce n’est pas faux. Mais en s’en tenant à cela, on oublie la troisième part : celle qui lit. L’écrivain est le témoin de lui-même – à moins qu’il trouve en dehors de lui ce lecteur idéal qui saura combler les brèches laissées dans son livre. Les écrivains sont faits de trois moitiés, dont une qui leur manque. Ce n’est pas plus ridicule que de dire que les moutons ont quatre estomacs, les araignées huit yeux et les pieuvres trois cœurs.


Ce matin, le ciel et la mer se confondent, un seul drap bleu qui tire sur le gris clair, recouvrant l’horizon. Très loin au large, un bateau est posé là-dessus, entre l’eau et l’air. Je sais bien qu’il flotte sur l’océan, mais je ne le vois pas. Ce que je vois, c’est qu’il est suspendu à mi-ciel. Ce matin, tout cet été, je suis ce navire qui a perdu la ligne d’horizon et s’imagine qu’il peut voler.


Comment appelle-t-on quelqu’un qui est à la fois autre et presque un deuxième soi-même ? À cette question, la plupart des gens répondraient sans doute : frère, amoureux, âme sœur. Mais Melville a une autre réponse : lecteur.


On excuse plus facilement le mal qui nous est fait que celui qu’on inflige. Comment se remettre d’avoir été transformé en bourreau ? 


Pendant des années, c’est ainsi qu’il s’est imaginé les livres qu’il aimait : des lanternes dont la flamme éclaire l’étroit chemin du marcheur. Alors que le monde regorgeait de titres oiseux, on reconnaissait les livres utiles, très simplement, à leur lumière, même sombre, même obscure.


J’ai mis un temps fou à lire Moby Dick, incapable d’en parcourir plus de quelques chapitres à la fois, aussi longtemps qu’Herman Melville a mis à le construire : un an et demi, au cours duquel j’ai écrit ces pages. Autant de temps qu’il en faut au Pequod pour effectuer son funeste tour du monde. D’une certaine façon, ces trois traversées (lecture, écriture, quête) se superposent. Et une quatrième : ces mois où Simon a transpercé ma vie comme une comète lente suivie d’une traînée de feu. 


On ne donne jamais que ce qui nous manque. 


Si Nathaniel Hawthorne n’était pas là, tout proche, Melville aurait cessé d’écrire depuis longtemps. Il se serait contenté d’un assez bon roman d’aventures, une chasse à la baleine, le récit d’un voyage et d’une exploration comme il sait en faire, le genre de livres qui lui ont valu son succès. Mais son roman lui a échappé, quelque chose le lui dicte qui habite hors de lui, son livre est devenu une créature vivante, avec des envies, des soifs, des terreurs et des secrets. Son roman a commencé à rêver à sa place.


Seul, Herman Melville aurait été incapable d’écrire Moby Dick. La preuve, c’est qu’il ne l’a jamais fait avant et ne le fera jamais plus après. Ce roman est écrit non pas par un, mais par deux très grands écrivains. Le livre est né de la combinaison de leurs deux génies : celui que Melville possède en propre, et celui qu’il va puiser chez son ami qui le hante. Dans ses plus belles pages, c’est l’harmonique créée par ces deux voix que l’on entend, un chœur secret.


Peut-être l’insatiable besoin d’expliquer, d’analyser, de disséquer propre à l’espèce humaine vient-il de cette faiblesse constitutive : pas suffisamment d’yeux, trop de cervelle. Trop de ténèbres, pas assez de soleils.


Il écrit à Hawthorne une histoire de cachalot parce qu’il n’existe rien de plus grand qui vive sur terre ou dans l’eau. S’il le pouvait, il choisirait l’océan pour personnage (il l’a presque fait), la tempête qui le ravage, la nuit qui s’abat sur lui, le merveilleux bestiaire des constellations peuplant le ciel. (Il l’a presque fait.)
Écrire, c’est un autre mot pour aimer.


Partout dans Moby Dick s’ouvrent ainsi des fenêtres qui n’ont d’autres raisons d’être que de ménager des passages par où Melville rejoint – invente – Hawthorne. L’encyclopédie : une façon d’arrêter le récit et, par conséquent, le temps. La blancheur, elle-même le contraire du temps : sorte d’éternité humble, une mort vive, le lieu d’où l’écrivain sort de son roman pour entrer dans un poème. Tous ces passages où il est question de frères, de jumeaux, de conjoints, ce ne sont que des suppliques par lesquelles Melville implore Hawthorne de venir le rejoindre, si ce n’est dans le réel, à tout le moins entre les pages de son livre, blanches comme des draps.


À quoi reconnaît-on qu’un livre nous est destiné ? Ce n’est pas toujours en découvrant, comme Nathaniel Hawthorne, une dédicace qui nous est personnellement adressée avant l’incipit. Il faut parfois des chapitres entiers avant que cela se dessine. Il faut quelquefois attendre de tourner la toute dernière page, réaliser que l’on n’est plus la même personne que le jour où l’on a soulevé la couverture, et que c’est le livre qui nous a changé.
On sait qu’un livre a été écrit pour nous quand il pose des questions qui flottaient quelque part juste sous la surface de notre conscience, comme ces formes lumineuses qui dansent en périphérie de notre champ de vision mais qui s’évanouissent quand on s’avise de braquer le regard sur elles. On sait qu’un livre est pour nous quand on se lève la nuit pour savoir ce qu’il a à dire quand il rêve. Un livre nous appartient quand il nous permet d’entendre une voix que l’on ne connaissait pas et qui est la nôtre – fantôme, souvenir, désir. Quand il nous semble depuis toujours faire partie de notre être, et qu’il est pourtant, à chaque page, à chaque phrase, un étonnement, une découverte, un secret qui se révèle et un nouveau mystère qui nous est donné. Quand il élargit notre monde comme une seule fenêtre peut donner à voir l’océan immense – et lorsqu’il fait aussi entrer cet océan en nous, avec ses baleines blanches, ses hollandais volants et ses marées astronomiques.
Un livre nous appartient quand on a la certitude, en le lisant, d’écrire la moitié qui manque ou, plus justement, quand il vient non pas combler mais construire cette part en nous qui toujours reste manquante – rêve, ombre, désir. Un livre nous est destiné quand il nous apprend à écrire notre nom.


Simon me rappelle ces mots de Kafka à son ami Oskar Pollak : « Nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. »


« Je crois qu’au fond on écrit pour deux personnes : soi-même, pour rendre le texte absolument parfait ; sinon, merveilleux ; et puis on écrit pour la personne qu’on aime, qu’elle sache ou non lire et écrire, qu’elle soit vive ou morte. » (Hemingway)


Que celui qui ne s’est jamais laissé happer par un livre, jusqu’à en perdre le sommeil et le goût de manger, que celui qui n’a pas souhaité que ce livre se mette à vivre, que son auteur émerge des pages et se mette à lui parler à l’oreille, jusqu’à ne faire de ces deux choses qu’une même créature fabuleuse, un être mi-réel et mi-rêvé, que celui-là jette la première pierre à Herman Melville.


Comment a-t-il pu croire que ce roman suffirait ? Quelle bêtise. On a beau mettre tous les océans, toutes les encyclopédies et la plus grande des créatures de la mer entre plusieurs centaines de pages, elles n’auront jamais la lumière d’une seule luciole, la douceur d’une seule caresse. Mais voilà, dût-il s’échiner pendant encore cent ans dans son bureau, jamais Melville ne parviendrait à fabriquer une mouche à feu ; et mille ans pourraient s’écouler qu’il n’arriverait pas à rassembler le courage qu’il faut pour poser à nouveau la main sur le visage de celui qu’il aime.
Alors il fait comme tous ceux qui ne savent comment vivre : il écrit.


Moby Dick, c’est l’histoire d’un amour qui n’a pas su commencer, et d’un livre qui refusait de finir.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

lundi 8 septembre 2025

[Forest, Philippe] Et personne ne sait

 



 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Et personne ne sait

Auteur : Philippe FOREST

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Au milieu du siècle dernier, à New York, un jeune peintre désespère de sa vie et de son talent. Un soir de Noël, tandis que la neige tombe sur la ville, il fait la mystérieuse rencontre d’une enfant, étrangement seule au milieu du parc qui occupe le centre de la cité. Elle lui chante une chanson dont les paroles disent :
D’où je viens
Personne ne le sait.
Où je vais
Tout s’en va.
Le vent se lève,
La vague déferle,
Et personne ne sait.

De cette enfant, de cette femme, de cette enfant devenue femme, le peintre va faire le portrait. S’agit-il d’un fantôme ou bien d’un fantasme ? Sort-elle d’un songe ou alors d’un souvenir ? Où passe la frontière qui sépare le rêve de la réalité et la vérité de la fiction ? À quelle histoire appartiennent les personnages que peint l’artiste ?
D’un livre d’autrefois et du film qui en fut adapté, Philippe Forest tire la matière de son nouveau roman. De tableau en tableau, celui-ci prend l’allure singulière et enchantée d’une sorte de conte d’hiver et puis d’été avec lequel l’auteur prolonge et poursuit son œuvre. Personne sans doute, pas même lui, ne sait ce que signifie la mélancolique et féerique idylle qu’elle raconte mais chaque lecteur, depuis presque trente ans, y retrouve un peu du récit de sa vie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Philippe Forest est romancier et essayiste. Son œuvre commence avec L’enfant éternel (1997). Plusieurs fois primée en France et à l’étranger, elle est traduite dans une quinzaine de pays.
 

 

Avis :

« Je l’ai déjà racontée. J’ai toujours raconté la même histoire. Comme tout le monde, je n’en connais qu’une. Je dis que je raconte ma propre histoire et c’est toujours celle d’un autre. Et quand je dis que je raconte l’histoire d’un autre, c’est encore la mienne. » 
 
En un vertigineux jeu de miroirs où personne, ni auteur ni lecteur, ne sait plus ce qui relève du rêve ou du réel, d’un souvenir ou de l’imagination – « On croit créer tandis que l’on copie ou que l’on cite » –, Philippe Forest nous prend au charme étrange et pénétrant de ce qui, conte plutôt que roman, ressemble fort à ce qu’il dit chercher « depuis longtemps, depuis toujours, (…) l’histoire la plus simple, (...) l’histoire parfaite » et qui n’est pas sans évoquer sa définition du chef d’oeuvre en peinture : « une image qui quoique unique semble contenir toutes les autres à la fois ».
 
Cette histoire tourne autour d’un livre et du film qui en a été tiré, en tous les cas de la trace quasi subliminale qu’ils ont laissée chez l’auteur au filtre de sa mémoire et de sa sensibilité, quelque chose de diffus, presque un rêve que le lecteur pourrait croire inventé s’il n’avait la curiosité d’aller en retrouver la trace bien réelle sous le titre Le portrait de Jennie, écrit en 1940 et tourné en noir et blanc neuf ans plus tard. Cette histoire dans l’histoire parle d’une autre œuvre encore, la merveille qu’un jeune peintre new-yorkais sans succès finit par produire du fond de sa misère, quand, par une nuit d’hiver, il rencontre une singulière petite fille, fantôme ou fantasme peut-être, qui le poursuivant de son image fuyante, d’ailleurs bientôt évanouie, de créature étrangement enfant, adolescente et femme à la fois, ne cessera plus de hanter sa peinture de sa curieuse présence-absence.

Une présence-absence qui, bien sûr, entre en résonance avec celle qui habite les textes de l’auteur, irrémédiablement polarisés autour du thème de la disparition d’un enfant depuis qu’il y a près de trois décennies un cancer emportait sa fillette de quatre ans, et qui, dans ses vagues contours, ne manque pas d’attiser sa tristesse et sa sympathie pour son alter ego. Comme pour le peintre cherchant à l’infini l’image évanescente de cette enfant aux multiples âges et visages, le temps ne cesse de bégayer et de piétiner sa vie d’un ressac où le vide du chagrin et de la perte s’emplit fugitivement d’une présence rêvée, d’un être de pigments ou de papier qui, à défaut de pouvoir grandir et vieillir, laisse l’imagination à ses projections.
 
Entre réalité d’un passé disparu et rêve d’un temps recréé, entre fiction née du réel et réinvention du réel par la fiction, le texte joue en virtuose des reflets et des contraires, entretient le flou du mirage entre l’art et la vie et, multipliant les incertitudes chez le lecteur, le place face au mystère fondamental de la vie et de la perte, posant avec poésie la question, sans réponse non plus, du sens ultime de l’art, chez lui manière de matérialiser l’absence. 
 
Les échos entre sa propre histoire et la peinture dépassent d’ailleurs largement le seul tableau, imaginaire, du livre et du film. Bien d’autres, réels ceux-là, jalonnent son récit et sa réflexion de nouvelles émotions, alors que, visitant l’aile américaine du Metropolitan Museum of Art de New York, là où la fiction situait Le portrait de Jennie, il y retrouve, entre autres œuvres des « primitifs » américains, le portrait que Samuel F. B. Morse, celui de l’alphabet du même nom, fit de sa fille avant qu’elle ne disparaisse en mer en tombant d’un paquebot bien des années plus tard, ou des portraits posthumes d’enfants, comme celui par Ambrose Andrews des « Enfants de Nathan Starr »  
 
Ecrivain à jamais endeuillé, Philippe Forest donne l’impression de vivre suspendu dans un espace qui a perdu de sa réalité, comme si, filtré par le rêve, le réel s’était évaporé en une demi-fiction où le chagrin s’évertuerait à recréer à l’infini le temps enfui et les êtres disparus. Jouant de la confusion et de l’incertitude dans un jeu subtil où l’on ne sait plus où s’arrête la réalité et où commence la fiction, son texte éblouit de la virtuosité, de la poésie et de la beauté de ses images, de ses mots et de ses réflexions, en même temps qu’il bouleverse par ce que l’on pressent de sa conscience de leur fragilité et de leur impuissance. Un grand coup coeur que ce livre sans pareil, magnifique et touchant, lui aussi une œuvre d’art assurément. (5/5)

 

 

Citations :

Le passé ne prend toujours qu’après coup le sens que l’on finit par lui donner. Et c’est pourquoi le présent lui confère alors, pour qui se le rappelle encore, une allure de présage.


Il y eut un temps d’avant le temps et que répète le temps. Peut-être s’agit-il là d’une illusion. Peut-être ce temps d’avant le temps et que le temps répète n’a-t-il jamais existé ailleurs ou autrement que dans l’esprit de celui qui s’en souvient et qui l’a oublié, qui se souvient juste qu’il l’a oublié. Le présent invente le passé, il l’invente afin qu’il advienne, afin qu’il advienne dans le présent où seul ce passé possède sa place.


Je lui prête ma propre histoire, certainement. Mais comment faire autrement ? Il en va toujours ainsi quand on raconte la vie de quelqu’un. Et même, et surtout si ce quelqu’un est un personnage, un personnage de fiction, un individu dépourvu de toute réalité sinon celle qui lui vient d’un rêve dont, très vite, on en arrive à ne plus trop savoir qui l’a rêvé. D’ailleurs, il n’est pas d’existence qui ne soit identique à une autre. À la sienne. Dès lors qu’on la raconte. Mais c’est toujours le cas. Une vie, la sienne ou bien celle de n’importe qui, comme le rêve que l’on se rappelle au matin, elle n’acquiert jamais d’autre réalité que sous la forme du récit que, réveillé, on en fait et dont, faute de mieux et puisqu’on n’en connaît pas d’autre, on se dit qu’il nous appartient. 


Nul ne peint jamais ce qui est. Cela n’aurait aucun intérêt. Sur la toile, le peintre dispose des formes qui ressemblent à la réalité. Mais il le fait afin que se manifeste cette autre réalité qui manque au monde. Le cadre n’est pas une fenêtre par laquelle contempler l’univers. Pas davantage un miroir qui le réfléchit. Ou alors : c’est un miroir enchanté et dans la profondeur duquel l’on convoque quelques fantômes afin de les obliger à sortir du rien dont, autrement, ils resteraient captifs. Le roman, c’est pareil. Personne ne raconte jamais quoi que ce soit qui ait vraiment été. À quoi bon ? Une histoire, on l’imagine toujours afin qu’elle ait lieu enfin. On ne montre ni le présent ni le passé, on en appelle au futur. On le fait dans l’espoir qu’il arrive.


Depuis le début, avec chacune des histoires que je raconte, je peins le même portrait, je le fais avec l’idée que si un jour j’y parviens vraiment, il rendra la vie à ce que j’ai perdu. D’une certaine façon, en tout cas. Bien sûr, je n’y crois pas. Je dis que je n’y crois pas. Je ne veux pas y croire. Car nul ne réussit jamais le portrait de personne. Au mieux, on peint le portrait de son absence. Tout comme c’est l’histoire de cette même absence que raconte chaque roman. Au mieux. Mais si je recommence, sans doute est-ce parce que j’y crois quand même un peu.


En un sens, pourtant, Adams invente bel et bien Jennie. Puisqu’il la peint. Il profite des rares passages de la jeune fille pour la faire poser brièvement devant lui. C’est lui qui fixe sur son papier, sur sa toile les visages successifs qu’elle lui présente, chacun de ces visages nouveaux l’obligeant à reprendre, à corriger le précédent. Le portrait, le portrait de Jennie s’adapte aux transformations de la jeune fille. À moins que ce ne soit l’inverse. La jeune fille acquiert l’apparence qu’à mesure le peintre lui confère. Elle se modèle selon son souhait, se transforme d’après son désir. Elle grandit à sa convenance. Elle prend les traits qui lui plaisent, qui lui plaisent puisque c’est lui qui les lui donne. Et, finalement, elle n’existe plus que selon l’idée qu’il s’en fait. Le rapport se renverse. On croit que les images imitent la réalité qu’elles reproduisent. Alors que c’est l’inverse. La réalité imite l’image que l’on en tire.


L’artiste, dans l’espace de sa toile, arrête le temps qui passe. Il choisit un moment mais qui raconte toute l’histoire, pendant, avant, après et même ce qui aurait pu avoir lieu mais qui ne fut ni ne sera jamais. Une seule image mais qui vaut pour toutes les autres. Un portrait, il représente qui l’on aime et que l’on identifie au premier coup d’œil. Mais le regard lui donne un visage toujours différent sous la lumière blonde dans laquelle il baigne et qui l’affole de reflets. On ne sait plus lequel de ces visages est le vrai et s’ils appartiennent tous à la même personne, qui n’est elle-même qu’une multitude de personnes qu’éparpille le temps, que disperse le vent et dans lesquelles c’est toujours une autre, un autre, pourtant le même, que chacun à son tour reconnaît.
 
 
Les paysages, les portraits, il n’y aurait pas de sens à les opposer les uns aux autres. Un portrait est un paysage. Un paysage est un portrait. Un portrait n’a de valeur que si, au visage, il donne l’ampleur d’un paysage. Un paysage n’a de force que si, à la nature, il accorde une âme et l’exprime. Toute proposition se renverse.


À part la peau, la chose est bien connue, rien n’est plus difficile à peindre ou à dire que l’eau. Pas seulement à cause de la couleur. On ne peut en représenter que la surface. Mais on ne peut la représenter qu’à la condition de montrer aussi ce qu’elle cache, ce qu’elle laisse voir seulement en transparence et d’où lui vient sa vibration. La chair sous la semblance de la peau et la profondeur sous l’apparence du flot. L’épaisseur qui ne manque pas de bouger, de se modifier et sans que l’on puisse jamais s’en faire une idée exacte. Le monde respire comme chacune des créatures qui y vivent. Il inspire et il expire. Par un réflexe indispensable à la vie. Semblable à celui qui fait battre le cœur, dont le cerveau ne sait rien et sur lequel il n’a pas de prise. Le flux et le reflux du sang dans les veines. Pareil au mouvement de la marée et aussi mystérieux que lui.


Adams peint le pays où il a dit adieu à Jennie. Il ne désespère pas que le charme opère pour la seconde fois. Et que dans le décor où il l’a vue pour la dernière fois, elle apparaisse encore. Autrefois, elle est sortie des images vides qu’il faisait de la ville. Maintenant, elle pourrait aussi bien surgir de celles, à peine plus pleines, pleines cependant du vide qu’a laissé son absence, qu’il fait de l’océan. Le pays qu’il peint, il le peint comme un piège qu’il prépare et auquel il voudrait la prendre à nouveau. Afin de la forcer à lui revenir.


Les signes que le peintre ou que l’écrivain prend au monde, il les lui rend et il s’en sert pour inventer un autre monde, imaginaire, afin que le monde, le monde réel, se conforme à l’apparence qu’il lui donne et qu’il se soumette au désir que, secrètement, il exprime. On représente la réalité telle qu’elle est afin, seulement, de la recréer à sa convenance. Pour que l’histoire ne soit pas finie et que reviennent à la vie ceux dont elle parle. Et tous les autres aussi qui, avec eux, viendront y reprendre leur place.


Tant qu’il se trouvera quelqu’un pour rêver et ainsi pour faire en sorte que, même le dernier mot posé au bout du roman, même le dernier plan montré à la fin du film, même la dernière touche appliquée sur la toile, même signée du nom de son auteur et rangée parmi toutes les autres, l’histoire, loin d’être terminée, recommencera pour chacun de ceux auxquels elle fut racontée par quelqu’un, pour chacun de ceux qui à sa suite la raconteront à quelqu’un d’autre.


L’art – et particulièrement quand il se sert d’images comme le font la peinture ou le cinéma – ressemble assez à la magie. L’un n’est jamais que le nom que l’on donne à l’autre. De la réalité, on fait une image mais c’est afin que cette image se fasse réalité. Et qu’avec elle nous revienne ce que nous avions perdu. En tout cas : nous revienne l’illusion que nous revienne ce que nous avions perdu – fût-ce seulement sous la forme d’une image. On veut croire au miracle dont on sait pourtant bien qu’il s’agit d’un mirage. Et lorsque l’écran s’illumine sous l’effet de la couleur qui, inattendue, l’envahit, on croit reconnaître avec sa face de faune ou de fée, grotesque ou bien sublime, le visage vrai de la vie.


Une énigme, disait ce livre, contrairement à ce que l’on s’imagine, est toujours supérieure à sa solution. Car l’énigme relève de la magie quand la solution participe seulement de la prestidigitation. La première confine au surnaturel, la seconde n’est qu’affaire de dextérité. Résoudre une énigme revient ainsi à laisser s’évanouir le mystère dont cette énigme formulait la promesse, la promesse qu’elle aurait dû tenir, à laquelle elle a fatalement manqué et qui en faisait tout le prix.


Un tableau est toujours bon quand avec lui se réalise le rêve de celui qui le fait et qu’ainsi il s’assortit à son songe.
 


 

samedi 6 septembre 2025

[Saviano, Roberto] Giovanni Falcone

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Giovanni Falcone (Solo è il coraggio)

Auteur : Roberto SAVIANO

Traduction : Laura BRIGNON

Parution : en italien en 2022,
                  en français (Gallimard) en 2025

Pages : 608

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le 23 mai 1992, aux abords de Palerme, plusieurs centaines de kilos d’explosifs faisaient sauter la voiture du célèbre juge Falcone, l’ennemi numéro 1 de la mafia sicilienne. Le nouveau roman-enquête de Roberto Saviano reconstitue les étapes qui ont mené à cet assassinat.
Tout commence vingt ans plus tôt, lorsqu’un magistrat inconnu rouvre le dossier antimafia. Sous la surveillance d’une escorte grandissante, Giovanni Falcone accumule une infinité de preuves, pleure la mort de collègues tombés avant lui et connaît quelques brèches de bonheur en tant que mari, frère et ami. À chaque instant, il sait ses jours comptés.
En plusieurs chapitres haletants qui composent une mosaïque contrastée, Roberto Saviano décrit les multiples tentacules de la pieuvre mafieuse. Il rend aussi un hommage bouleversant à son antidote le plus pur : le courage d’avancer, malgré la peur, jusqu’à obtenir justice.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Roberto Saviano, né à Naples en 1979, est notamment l’auteur du best-seller international Gomorra (2007), d’Extra pure : Voyage dans l’économie de la cocaïne (2014), de Crie-le ! (2023) et des romans Piranhas (2018) et Baiser féroce (2019), tous parus aux Éditions Gallimard. Depuis 2006, il vit sous protection policière en raison des menaces que lui valent ses enquêtes.

 

 

Avis :

Le 23 mai 1992, les sismographes de la région de Palerme enregistraient une secousse évocatrice d’un tremblement de terre. Il s’agissait en fait de l’explosion de plusieurs centaines de kilogrammes de TNT placés dans un tunnel d’évacuation des eaux sous l’autoroute proche de la ville. Cosa Nostra venait d’éliminer le juge Falcone, tuant en même temps son épouse et trois gardes du corps, parmi les rares à encore oser demeurer aux côtés du magistrat qui, ayant vu tomber un à un ses compagnons de lutte contre la mafia, magistrats, procureurs et enquêteurs, se savait depuis longtemps « cadavre ambulant », « étoile morte », sa vie sous protection réduite à l’absence, « absence à lui-même » et « absence à la joie », et le condamnant à « souffrir par contumace, souffrir à moitié. Souffrir pour toujours. » 

Cette existence en dehors de l’existence, l’écrivain et journaliste italien Roberto Saviano la connaît bien depuis que ses publications dénonçant les milieux mafieux lui valent de vivre lui aussi sous protection policière permanente. Réflexion sur le courage comme l’indique plus expressément le titre en italien, hommage appuyé à un devancier aux allures de frère d’armes et méditation sur l’engagement tragique de ceux qui s’investissent, par devoir et jusqu’au bout, dans cette « longue course de relais où, au moment de passer le témoin, chaque participant s’écroule par terre » mais qui constitue le seul rempart contre des organisations criminelles sapant les fondements-mêmes de la société, ce vaste ouvrage minutieusement documenté dont il est précisé en introduction que tous les faits et personnages ont véritablement existé est avant tout un document monumental rédigé par un vrai spécialiste du crime organisé en Italie, l’oeuvre colossale d’un journaliste qui, fort d’avoir méticuleusement reconstitué l’ossature de la vie et de l’environnement de Falcone telle qu’elle ressort des diverses sources historiques, s’est attaché avec toujours autant de réalisme et de rigueur à l’habiller de chair au moyen d’une mince couche romanesque comblant les trous et reconstituant les dialogues.

Avec la foule d’événements et de figures judiciaires, politiques et mafieuses qui s’égrènent au long de ses six cents pages couvrant une décennie de lutte contre la mafia, ses incessants allers-retours temporels remontant jusqu’en 1943 pour contextualiser le récit, enfin ses multiples chapitres brefs et hachés exigeant dans leur précision analytique une attention de tous les instants, ce pavé dense et ardu réserve au lecteur curieux, patient et concentré, le développement d’une narration en forme de tragédie grecque convergeant de signes en présages vers le destin funeste d’un héros véritable, quasiment auréolé d’un halo mythologique ou religieux dans son abnégation, sa détermination solitaire face au mal et sa situation de presque martyr lâché par tous quand la terreur l’encercle.

Très contenue, l’émotion n‘irrigue que très discrètement ce texte résolument rigoureux qui, au-delà de l’impressionnante et glaçante page d’histoire, se retrouve l’occasion d’une réflexion sur le courage, la solitude et la justice. Résolus à se battre jusqu’à la mort pour le droit et la défense de la société, Falcone et ses semblables furent une poignée de desperados de la justice à inventer une lutte collective où chacun savait qu’il ne ferait qu’un bout du chemin et devait se tenir prêt à passer ses dossiers au suivant quand il tomberait à son tour. Le combat n’est d’ailleurs pas terminé puisque l’auteur y joue lui aussi sa vie aujourd’hui.

Documentaire engagé d’une grande rigueur et précision analytique, cet ouvrage est un rare livre-monument, une stèle devant laquelle s’incliner dans un mélange d’effroi et de respect, mais aussi, par sa dénonciation des silences et complicités politiques et institutionnelles face au crime organisé, un puissant appel à la conscience collective. (4/5)

 

 

Citations :

Au moment d’accepter un poste, certains comptent les kilomètres entre leur domicile et leur bureau, d’autres les morts qui les ont précédés. Pour pouvoir s’asseoir dans certains fauteuils, il faut d’abord pousser les corps de tous ceux qui, avant soi, ont payé cette place de leur vie.


« Sa mort était la seule chose qu’on pouvait acheter », a écrit un de ses substituts à son sujet. Tout le monde savait qu’il était incorruptible, mais c’est pour une autre raison que beaucoup de gens affirment qu’il l’a cherché : estimant qu’être entouré d’un groupe d’hommes armés pouvait mettre en danger les personnes à proximité, Costa refusait l’escorte à laquelle il avait droit. Il a été abattu après avoir signé une poignée de mandats d’arrêt contre Rosario Spatola et ses acolytes, tels que Gambino et Inzerillo. Des mandats d’arrêt que, sous divers prétextes, ses substituts avaient quant à eux refusé de signer.


Le rapport « Greco Michele + 161 » est une encyclopédie de la mafia sicilienne, et pas seulement. Dedans, il y a tout : l’organigramme des familles palermitaines, l’ascension des Corléonais pendant la guerre mafieuse commencée il y a deux ans, les meurtres, les alliances. Dans le dossier – dont les mafieux connaissent déjà l’existence à cause de fuites provenant du tribunal –, la figure de Michele Greco, le Pape, apparaît pour la première fois comme élément pivot autour duquel tournent les clans. Il y a les noms de Liggio, Riina et Provenzano. Surtout, le rapport de Cassarà et Zucchetto, sur lequel travaillait Rocco Chinnici avant d’être assassiné, met en lumière un cadre mafieux complètement inédit, qui est la preuve ultime de ce que Chinnici soutenait fermement : la mafia n’est pas un ramassis de cellules sans liens entre elles. Sa composition n’est pas fragmentaire. Les faits et les dynamiques qui conditionnent son évolution ne sont pas aléatoires. Il existe un schéma, il y a une régie. Et il existe des objectifs bien précis.


« Giovà, on est dans une course de relais. Chacun fait un bout du parcours, il passe les dossiers au suivant, puis il va rejoindre le Créateur. C’est complètement dingue, non ? »


(…) Giordano, le président de la cour, et Pietro Grasso, l’assesseur, sont attendus pour la lecture de la sentence en première instance de ce procès, qui est officiellement le procès contre la mafia le plus important de l’histoire. Plus de vingt et un mois de débats, 349 audiences pour un total de 1 829 heures, 475 accusés, dont 208 à la barre, 102 personnes sous contrôle judiciaire, 44 assignés à domicile et 121 accusés en fuite, plus de 900 témoins et parties civiles auditionnés. 1 314 interrogatoires, 635 plaidoiries de la défense, 1 265 tomes de procédure. Le réquisitoire des avocats généraux Giuseppe Ayala et Domenico Signorino pour demander la condamnation de tous les dirigeants de Cosa nostra, désignée comme responsable directe des crimes les plus atroces commis entre 1977 et 1984, a duré douze jours. La cour va rendre sa sentence après s’être retirée plus d’un mois dans la salle des délibérés. Et aujourd’hui, le 16 décembre 1987, elle sera lue au tribunal. Où plane un silence de mort.


Au total, le Maxi débouche sur 2 665 années de prison, 114 acquittements et 19 condamnations à perpétuité. 346 accusés sont reconnus coupables.


Ça fait presque une heure que Giovanni se répète cette phrase comme un mantra. Penché sur ses papiers, accompagné de son cendrier éternellement débordant et de sa collection de canards, témoins muets de son abattement, il se répète ce que son père lui disait jusqu’à la nausée : qu’il faut être assez bon dans son travail pour pouvoir le faire même dans les pires conditions. Que dans le travail comme dans la vie, il ne faut jamais perdre le cap : être doué, expert, toujours faire ce que l’on attend de soi, même sur une barque en train de couler dans une tempête. Ou, au moins, faire de son mieux. Alors, Giovanni essaie de travailler, même si sous ses pieds le sol s’éboule, même si au-dessus de sa tête le toit part en morceaux, exactement comme les enquêtes dont il s’est occupé ces dernières années. Francesca avait raison, ils ont été de vrais visionnaires – pour ne pas dire de gros crétins – avec Peppino, quand ils ont cru que ça pouvait marcher. 


Sisyphe n’arrivera jamais au sommet de la montagne. Il le sait pertinemment. Et malgré cela, il marche, il marche, il se lance dans l’ascension, le dos ployé, écrasé par le poids de ce rocher.  Cela ne fait pas de lui un dieu, oh non. Cela fait de lui un grand homme.
 
 
Paolo boit son whisky. Il voudrait dire à Giovanni qu’ils trouveront un moyen de le torpiller où qu’il soit, que, comme dit le proverbe, le poisson pourrit toujours par la tête, qu’il ne se serait jamais passé ce qui s’est passé à Palerme si les éléments vérolés n’étaient pas dans les hautes sphères, si quelqu’un d’important ne l’avait pas à tout le moins permis. Il voudrait lui dire que dans son cas, il y a deux gros problèmes : sa médiatisation et son indépendance, que ces deux problèmes font de lui quelqu’un d’indésirable pour les institutions, quelqu’un qui dérange. On ne peut ni le maîtriser ni le museler. C’est le parfait guerrier. Comme lui-même, d’ailleurs. Mais quelle peut être la destinée d’un soldat, si pendant qu’il se lance à l’assaut fusil en joue, ses généraux signent des armistices et partagent leurs royaumes entre les deux camps ?


Il ne s’agit plus d’aller au combat dans l’indifférence de leurs généraux ou sous les railleries des autres soldats. Maintenant, il s’agit pour eux de descendre dans la tranchée avec leurs propres supérieurs qui leur tirent dessus. Évidemment, le feu ami n’est pas toujours intentionnel. Mais ses dégâts sont les mêmes.


De fait, il semblerait qu’aux pieds de la Madonnina se soit développé ce mélange bien connu en Sicile entre criminalité organisée, entrepreneuriat et politique. Ça fait longtemps que les clans mafieux ont mis sur pied un trafic d’héroïne et de cocaïne à Milan, et ils ont besoin de blanchir l’argent dans des entreprises légales, c’est pourquoi ils s’appuient sur quelques entrepreneurs locaux très actifs dans le secteur du bâtiment, qui, à leur tour, se servent de leurs relations dans les hautes sphères politiques locales. C’est un modèle efficace, reproductible n’importe où.


Oui, certes, il y a encore la cassation, à l’avenir. Cependant, Falcone est en train d’apprendre à ne pas placer trop d’espoirs dans l’avenir. Des espoirs tenaces, mais de plus en plus rares. Et c’est un problème. Parce qu’un homme doit pouvoir vivre dans au moins une des trois dimensions temporelles. Le présent, c’est une guerre perdue. Le futur, il n’y voit que des murs et des portes verrouillées. Le passé est en train de s’écrouler avec tout le reste. Alors, dans quel tiroir ranger ses espoirs ? En existe-t-il encore un qui n’ait pas été occupé, détruit ou vendu au rabais ?