lundi 17 février 2025

[Incardona, Joseph] Stella et l'Amérique

 





J'ai aimé

 

Titre : Stella et l'Amérique

Auteur : Joseph INCARDONA

Parution :  2024 (Finitude)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Stella fait des miracles. Au sens propre. Elle guérit malades et paralytiques, comme dans la Bible. Le Vatican est aux anges, pensez donc, une sainte, une vraie, en plein vingt et unième siècle ! Le seul hic, c’est le modus operandi : Stella guérit ceux avec qui elle couche. Et Stella couche beaucoup, c’est même son métier…
Pour Luis Molina, du Savannah News, c’est sûr, cette histoire sent le Pulitzer. Pour le Vatican, ça sentirait plutôt les emmerdements. Une sainte-putain, ça n’est pas très présentable. En revanche, une sainte-martyre dont on pourrait réécrire le passé…
Voilà un travail sur mesure pour les affreux jumeaux Bronski, les meilleurs pour faire de bons martyrs. À condition, bien sûr, de réussir à mettre la main sur l’innocente Stella. C’est grand, l’Amérique.

Avec sa galerie de personnages excentriques tout droit sortis d’un pulp à la Tarantino et ses dialogues jubilatoires dignes des frères Coen, Joseph Incardona fait son cinéma.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Joseph Incardona (né en 1969) est Suisse d’origine italienne. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans ou de recueils de nouvelles. Il est aussi scénariste pour la BD, le cinéma ou la télévision, dramaturge et réalisateur (un long métrage en 2013 et plusieurs courts métrages).

 

 

Avis :

Après les dessous des banques suisses dans La soustraction des possibles et les dérives des jeux de téléréalité dans Les corps solides, l’écrivain franco-suisse redouble d’inventivité et de loufoquerie pour un road trip déjanté dans une Amérique de tous les clichés où le pire est toujours possible.

A dix-neuf ans, Stella l’Américaine dispense tellement d’amour que l’incroyable se produit : à son contact, les guérisons miraculeuses se multiplient et la foule se presse déjà à la porte de son camping-car, elle qui vit modestement dans le sillage d’un cirque ambulant. Ravie de l’aubaine, l’Église se voit aussitôt prête à prononcer les mots « santa subito », quand apparaît un obstacle de taille. Les amours de Stella sont tarifées, elle est « une sorte de Vierge à l’envers » qui, la sensualité incarnée, n’a trouvé, face au regard des hommes, qu’une « seule façon […] de n’appartenir à personne […] : se donner à tout le monde. » Dès lors la femme à abattre pour le Vatican – quoi de mieux qu’une martyre pour faire une sainte ? –, la voilà pourchassée par deux terribles tueurs à gage, les frères Bronski tout droit sortis d’un film à la Tarantino. Heureusement, aux côtés de la Bête face aux Truands, deux Bons vont tâcher de la défendre : le Père Brown – ex-Navy Seal – et Luis Molina, un journaliste à qui cette affaire inespérée pourrait bien valoir le Pulitzer.

N’hésitant pas à commenter ironiquement l’écriture de cette fantaisie où le dingue le dispute au burlesque, l’auteur joue avec jubilation de son idée folle, complètement à rebours du dogme de l’Église, pour en même temps rire, constamment au bord du pastiche, de la manie américaine du héros et des archétypes dans la construction de la mythologie nationale. Et tandis qu’il multiplie les clins d’oeil aussi bien à la littérature pulp et hard-boiled qu’au cinéma des frères Coen ou de Tarantino, il emplit son roman de freaks passés irrémédiablement à la trappe du rêve américain.

Plus loufoquerie que véritable satire, cette comédie à l’américaine à l’humour résolument déjanté ne restera peut-être pas l’ouvrage le plus mémorable de l’auteur. Elle n’en offre pas moins une lecture plutôt drôle et récréative, que l’on imagine aisément portée à l’écran. (3/5)

 

 

Citations :

Frankie rencontra peu de monde sur son chemin, croisant surtout des pick-up délabrés pilotés par des jeunes gens avinés ainsi que les habituels sans-abri étendus sur leurs cartons au bord des trottoirs. A chicken in every pot, a car in every garage, martelait autrefois Herbert Hoover. De tous les slogans présidentiels, peut-être le plus naïf. Tout ça datait presque d’un siècle, maintenant. Une évolution sociale qui revenait, lente et irréversible, à son point de départ, l’ellipse vers la pauvreté. Et dans le flux de l’Histoire, Frankie Malone s’efforçait de se maintenir sur la ligne de flottaison, celle d’une dignité dans la défaite.


Il aurait dû réfléchir : une prostituée ne pourrait jamais être une sainte. La compassion n’irait pas jusque-là. Le Saint-Siège avait mis près de deux mille ans à asseoir son mythe. La religion catholique romaine était devenue un État, elle avait ses employés, sa police secrète, ses intellectuels et ses gardes suisses. Elle avait ses banques, ses hommes d’affaires, ses investisseurs, sa presse, ses éditions et ses entreprises. Une multinationale gérant plus d’un milliard trois cents millions d’individus. Pas mal pour un jeune chevelu mort à 33 ans, vêtu d’une simple tunique et de sandales en cuir avec, pour seul outil, le verbe.


Une main dans la vôtre, fermez les yeux, voilà ; le toucher, réfléchissez-y bien, une main dans la vôtre quand cette main vous dit quelque chose, quand elle palpite, peu importe qu’elle soit douce ou rêche ou froide ou tiède, peu importe, quand cette main serre la vôtre, qu’elle demande, comme une quête, un peu de compassion. Une main, songez-y : c’est immense.


Le monde était vaste, si vaste que le bien et le mal réussissaient à y cohabiter dans toutes leurs nuances. Mais aussi vaste qu’il fût, l’un ne pouvait échapper à l’autre. L’un ne pouvait exister sans l’autre. Les récentes recherches démographiques estiment à plus de 108 milliards le nombre total d’êtres humains ayant vécu sur Terre. En dehors des quelque 547 individus ayant voyagé dans l’espace, personne n’a jamais échappé à l’attraction terrestre. Nos vies, nos corps, ce qu’il reste de notre poussière et de nos atomes. Tout est là depuis le début. Et avec, l’illusion un peu folle que tout ceci a un sens. Rien n’échappe à la force de gravité, ni les sentiments, pas plus que les idées. Corps et âmes retenus sur terre. Rien ne s’échappe au-delà de quelques dizaines de kilomètres autour du monde, l’atmosphère comme un voile posé autour de la Terre, cette prison depuis laquelle on peut distinguer les étoiles. Et en rêver la nuit, les yeux ouverts, la nuque douloureuse à force de lever la tête là où d’autres réalités se superposent et se confondent, ces distances que nous ne parcourrons jamais, ces milliards de milliards de kilomètres à traverser sans fin, l’espace en expansion. Il aurait pu lui dire, aussi, le Père Brown, que notre corps contient l’essentiel de toute la matière recensée à ce jour dans l’univers. Que rien n’existe en dehors de nous. Que tout existe en dehors de nous. Que cela devrait suffire pour nous rassurer. Le problème, pensait le Père Brown, c’est que cette fille focalisait l’attention sur elle, mais que, l’air de rien, elle balayait les certitudes fragiles que lui-même s’était forgées pour tenir jusqu’à la fin, jusqu’à la libération de l’âme, de l’âme prisonnière sous le ciel étoilé.


Alors, le saxophoniste revient ce soir dans son club où il n’était plus considéré que comme un souvenir ; lorsque le corps vieux et malmené empêche l’action et qu’on se met à raconter comment c’était quand on pouvait encore. Quand on ne fait plus que causer parce que la vie est ailleurs, comme quand on écrit parce que tout ce qui n’est pas dit se perd.


Trouver Stella Thibodeaux était la clé : une fois qu’il aurait bouclé son enquête, que l’article serait diffusé, il aurait les deux : la vie sauve et le Prix. Difficile d’expliquer tout ça à Maria. Difficile de lui faire comprendre que ces motivations, aussi risquées soient-elles, puissent animer un homme. Le monde, tel qu’il se présente, ne suffit pas

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 15 février 2025

[Grainville, Patrick] La nef de Géricault

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La nef de Géricault

Auteur : Patrick GRAINVILLE

Parution : 2025 (Julliard)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Géricault a vingt-six ans quand il entreprend de mettre en scène un fait divers retentissant : le naufrage de La Méduse qui a eu lieu, deux ans plus tôt, en 1816. Géricault ose ! Il joue sa vie qui sera courte sur un tableau géant. Il affronte, seul, la toile blanche qu’il vient d’acheter, cinq mètres de haut et sept de large. C’est un défi, une invraisemblable prouesse dans l’atelier parisien du Roule. Entre 1818 et 1819, il se bat avec ses démons. C’est la fin de la passion clandestine qui le lie à sa tante par alliance, Alexandrine. Le radeau est d’abord un naufrage intime avant de devenir politique. Géricault fait parler les rares témoins survivants de la catastrophe qui se succèdent, les modèles souvent célèbres dont Eugène Delacroix. La nuit tombe, Géricault vient regarder sa journée de travail, ses esquisses, ses portraits. Son corps-à-corps avec le chef-d’œuvre l’épuise. Il est dévoré par le doute. Il meurt en ignorant que le Louvre va acheter, enfin, la Nef de sa folie clairvoyante. Le Radeau de la Méduse que le monde entier vient aujourd’hui contempler.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Patrick Grainville est né en 1947 à Villers. En 1976, il a obtenu le prix Goncourt pour Les Flamboyants, aux Éditions du Seuil. Il a été élu à l’Académie française en 2018.

 

Avis :

Les peintres s’invitent régulièrement dans les romans de Patrick Grainville. Cette fois, c’est la fougue romantique et exaltée de Théodore Géricault qui, trouvant son point d’orgue dans son célèbre Radeau de la Méduse, vient nourrir les somptueuses démesures de sa prose.

A l’origine du fameux tableau, une terrible histoire vraie défraye la chronique en 1816, lorsqu’en envoyée au Sénégal au sein d’une flottille militaire pour y reprendre possession de ce territoire colonial, la frégate la Méduse confiée à un commandement inexpérimenté s’échoue sur le banc d’Arguin, au large de la Mauritanie. Cent quarante sept marins et soldats, quelques officiers et une cantinière s’entassent sur un radeau de fortune. Après treize jours d’une errance sans nom, sans eau potable ni vivres, entre mer démontée, bagarres et mutineries, enfin cannibalisme, quinze rescapés seulement finiront par être secourus.

Surnommé le « naufrage de la France », le drame provoque un scandale retentissant que la monarchie de Louis XVIII tente d’étouffer. Géricault décide pour sa part de lui consacrer une toile de très grande dimension, cinq mètres de haut et sept de large, destinée à être présentée au Salon de 1819. L’accueil de la critique et du public sera acerbe. Pourquoi mettre en lumière un tel désastre national, qui plus est doublé du tabou de l’anthropophagie ? En attendant, le peintre multiple les études et les versions de son radeau, s’intéresse au récit des survivants, stocke des restes humains pour mieux les représenter dans son atelier empuanti.

L’on assiste aux affres de sa création, nourrie de celles de sa vie privée, tumultueuse et scandaleuse aussi alors qu’une passion interdite le lie à sa tante à peine plus âgée. Passionné, l’homme est de tous les excès et chevauche la vie comme les chevaux dont il a la passion, à bride abattue et jusqu’à s’en rompre le cou à même pas trente-trois ans. La plume sans fausse pudeur de Patrick Grainville épouse l’animalité sauvage de sa peinture équine, s’enflamme de l’ardeur charnelle de sa passion amoureuse, souffre de ses désarrois de génie torturé. Au corps-à-corps du peintre avec sa toile, tout entier dans le dépassement de son art et des conventions, répondent les envolées lyriques d’une écriture bouillonnante et flamboyante, devenue prolongement du pinceau.

Un souffle épique traverse cette passionnante fresque romanesque, à la fois portrait habité d’un peintre visionnaire, aujourd’hui considéré comme le père du romantisme, et récit baroque d’une genèse artistique aussi impressionnante que l’histoire vraie qui l’inspira. Géricault-Grainville, ou la rencontre de deux inimitables démesures. (4/5)

 

Citations :

En novembre 1817, Alexandre Corréard et Jean-Baptiste Henri Savigny publient leur récit du naufrage de La Méduse. Géricault envoûté. La grande image l’envahit. Un désir impossible. Ce qui se joue est infini. Le Louvre, la vie éternelle. Certes, il y a le sourire médusant de la Joconde. Mais le tableau du XIXe siècle le plus central, le plus fameux, c’est Le Radeau de la Méduse, de Géricault. Les détails donnés par le géographe Alexandre Corréard et le chirurgien de marine Jean-Baptiste Henri Savigny sont féroces, rien n’est éludé. Géricault est aux prises avec le témoignage de la fureur de survivre. Sous le coup d’un délire de violence inouïe ! Il va ruminer les scènes, leur crescendo, le départ de La Méduse et de ses colons pour le Sénégal, Saint-Louis, l’échouage sur le banc d’Arguin. Et la fabrication du radeau, son errance monstrueuse. C’est le microcosme de l’horreur. Un miroir de l’humanité vraie. Une lutte pour la survie sans merci, au prix du crime, du cannibalisme, de spéculations et de calculs vertigineux de cynisme… La raison du plus fort triomphe, au paroxysme. Environ cent quarante-sept personnes sur un radeau de vingt mètres sur sept, treize jours de solitude sur l’océan. Quinze survivants au moment du sauvetage. Telle est la soustraction macabre. Géricault : vingt-sept ans. Quand prend-il la décision ? Quand ose-t-il ? Il s’agit bien de peindre l’impossible. Le dire, encore, passer par les mots, est pensable. Le langage garde un degré d’abstraction. Mais le montrer, exhiber le calvaire et ses supplices. Le mal. L’animalité inhumaine.


Corréard et Savigny avaient défendu leur peau contre les naufragés les plus démunis. Les privilégiés, les supérieurs, protégés par deux barriques de vin de chaque côté. Dans leur livre, Corréard et Savigny révèlent un mépris raciste pour les rebelles (dont on sait qu’ils sont espagnols, italiens, noirs, anciens esclaves). Les deux auteurs précisent leur charge contre « l’élite des bagnes », « ce ramassis impur » qu’on avait enrôlé pour la défense de la colonie du Sénégal. Surtout celui qui aurait pu attaquer le premier : « Cet homme était asiatique, et soldat dans un régiment colonial. Une taille colossale, les cheveux courts, le nez extrêmement gros, une bouche énorme et un teint basané lui donnaient un air hideux. » On a beau être géographe, quasi républicain, comme Corréard, et chirurgien de marine, comme Savigny, on n’en trimballe pas moins les lourds préjugés de l’époque qui justifient la violence de la riposte contre les matelots et les simples soldats tentant d’échapper à leur emplacement le plus précaire. Sauve qui peut ! Nulle fraternité sur le radeau. D’un côté, les chefs, leurs affidés, et les misérables, de l’autre côté. L’homme à l’état brut, tuant l’homme ou le jetant vivant à la mer pour se faire de la place. Il faut bien respirer un peu ! Une boucherie asymétrique, si l’on peut dire… Tout le reste est un pieux bavardage d’imposteurs théoriques. Béranger, avec ses chansons républicaines, peut aller se rhabiller. Sur le radeau sauvage régna la loi du plus fort. C’est cette jungle que Géricault doit peindre, en trouvant des limites. Quelle scène choisir ? La plus horrible ou la plus positive ? Quelle nuit ? Quel jour ? Comment cadrer cette torche d’humains désespérés dans un périmètre si ramassé ? Comment représenter l’indicible ? Touche-Lavilette trouvait presque supportables ses campagnes napoléoniennes au regard du carnage de cette nuit horrible.


Mon siècle préféré est celui de Louis XIV, de Racine, qui fut l’historiographe du roi, de Molière, qui joua ses pièces à la cour… Le Grand Siècle. Ce sont de bien petits siècles et de mauvais sires qui ont suivi. Mais le monde redevient vite ce qu’il est : le radeau de La Méduse, chère madame. Vous nous mettez, vous et moi, M. Géricault, Horace Vernet, Ingres et tous les gens paisibles que vous voyez évoluer avec civilité, oui, vous nous enfermez sur un radeau, dans une cave, sur une île déserte, n’importe quelle souricière, et très vite, au lieu d’avoir un accord, un compromis, vous aurez des hostilités terribles de caractère, de sexe, d’appartenance sociale. Des clans naîtront, des ennemis, une guerre à mort.
 
 
Louis XVIII, obèse, podagre et rongé par l’artériosclérose. Le roi pourrit avec courage, auréolé de puanteur. Son carrosse promène la marmelade mauve de ses orteils. Sa jambe se détache. Le roi est un amas de pestilence. C’est un éboulis sur un trône. Il meurt le 16 septembre 1824. Il rejoint Louis XIV et Louis XV qui se décomposèrent de leur vivant. Louis XVI, coupé vif, mourut propre.


 

jeudi 13 février 2025

[Assouline, Pierre] Lutetia

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Lutetia

Auteur : Pierre ASSOULINE

Parution : 2005 (Gallimard)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Tapi dans les recoins les plus secrets du Lutetia, un homme voit l'Europe s'enfoncer dans la guerre mondiale. Édouard Kiefer, Alsacien, ancien flic des RG. Détective chargé de la sécurité de l'hôtel et de ses clients. Discret et intouchable, nul ne sait ce qu'il pense.
Dans un Paris vaincu, occupé, humilié, aux heures les plus sombres de la collaboration, cet homme, pourtant, est hanté par une question : jusqu'où peut-on aller sans trahir sa conscience ?
De 1938 à 1945, l'hôtel Lutetia - l'unique palace de la rive gauche - partage le destin de la France. Entre ses murs se succèdent, en effet, exilés, écrivains et artistes, puis officiers nazis et trafiquants du marché noir, pour laisser place enfin à la cohorte des déportés de retour des camps.
En accordant précision biographique et souffle romanesque, Pierre Assouline redonne vie à la légende perdue du grand hôtel, avec un art du clair-obscur qui convient mieux que tout autre au mythique Lutetia.

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1953 à Casablanca, Pierre Assouline est écrivain, journaliste et chroniqueur de radio. Il est membre de l'Académie Goncourt.

 

Avis :

Le Lutetia, c’est tellement Paris que l’on ne descend pas au Lutetia, mais à Lutetia. Investissant ce lieu au travers de l’un de ses observateurs privilégiés, son responsable de la sécurité pendant les années 1930-1940, Pierre Assouline en fait la biographie comme d’un personnage à part entière, dans un roman qui est aussi un morceau de l’histoire de France.

Quel meilleur poste que celui d’Edouard Kiefer, ancien policier devenu détective de l’hôtel, pour observer la vie de l’établissement, aussi bien côté coulisses que clientèle ? Anonymes et célébrités y défilent, dans une effervescence de plus en plus tendue et anxieuse à mesure que les bruits de bottes imposent leur cadence de plus en plus martiale outre-Rhin. Bientôt le pire devient réalité. Le Lutetia est réquisitionné par l’Abwehr, les services de renseignement et de contre-espionnage allemands chargés de la lutte contre les différentes formes de résistance, jusqu’à ce qu’à la Libération, il se transforme cette fois en centre d’accueil pour une large partie des rescapés des camps de concentration nazis.

Cet avant, ce pendant et cet après qui, dans une unicité de lieu, divisent le roman en trois actes comme au théâtre, le récit nous les fait vivre du point de vue fictif mais central d’un personnage qui pourrait être vous et moi, citoyens ordinaires, pris dans le huis clos incrédule d’existences qu’il faut tâcher de préserver alors qu’au dehors bat une tempête historique. Doutes, peurs et culpabilités accompagnent les délicats arbitrages entre résistance, compromis et compromissions. Et si les affres amoureuses du narrateur se mêlent à ses états d’âme, c’est au final pour mieux l’humaniser dans son rôle littéraire de faire-valoir d’un panorama historique étayé par une documentation minutieuse.

Riche, le roman l’est de son extraordinaire galerie de portraits, tous croqués d’une plume vive et perspicace, saisissants souvent quand, si humaine et si piquante, la description débouche soudain sur un nom connu, émouvants surtout lorsqu’ils sortent un par un de la foule, leur redonnant chair et dignité, ces rescapés de l’innommable, en tout point véridiques dans les singularités de leurs histoires. Tous composent au global un tableau représentatif de ce qui appartient maintenant à l’Histoire et qui, en ces pages, reprend vie dans son épaisseur humaine, le Lutetia comme une miniature de Paris et de la France.

Fresque fascinante mêlant souffle romanesque, méticulosité historique et formidable maîtrise de plume, un ouvrage qui, mémoire vivante d’un lieu mythique, s’en fait aussi celle, sombre et ineffaçable, d’une capitale et d’un pays entier. (4/5)

 

Citations : 

Il m’avait laissé seul avec elle. Ma conscience. Ou ce qu’il en restait. Suffisamment en tout cas pour distinguer le bien du mal, diriger ma conduite en fonction d’une raison pratique et me juger moi-même au nom d’un certain sens moral. En quatre ans, j’aurais pu maintes fois glisser de la concession au compromis, et du compromis à la compromission. Pourquoi ? Comme les autres : l’attrait du pouvoir, l’illusion de la puissance, le goût de l’argent. Tout ce qui m’avait toujours laissé indifférent. Avec la formation que j’avais reçue, le métier qui avait été le mien et celui qui l’était encore, j’avais eu mille fois l’occasion de glisser du renseignement à l’espionnage, et du mouchardage à la délation. Pourquoi ne l’avais-je pas fait ? Parce que ça ne se fait pas.
Mieux que les grands principes énoncés en public avec emphase et piétinés en secret avec cynisme, ces mots simples me suffisaient pour tenir et me tenir. Ma manière à moi de résister.


Dans ces moments d’intense remue-ménage intérieur, la voix de mon père revenait me hanter, charriant généralement une maxime bien sentie selon laquelle on peut accomplir les plus belles actions à condition de n’en jamais réclamer le crédit. Exciper des « services » que j’avais pu rendre à la Résistance m’eût déshonoré à mes propres yeux. Le silence n’est-il pas le rempart de la sagesse ?     
Alors silence.


Un client n’arpente pas innocemment les couloirs d’un grand hôtel à l’aube. La moindre présence s’y remarque même si l’indécision du point du jour ne s’y manifeste pas comme ailleurs dans la ville. Quelle que soit sa qualité, toute personne surprise en ce lieu à cette heure aura tendance à se justifier. Ce qui est une erreur. Qui cherche à expliquer l’insolite le rend plus étrange encore, tandis que le silence l’enveloppe d’un mystère si puissant qu’il dissipe les curiosités déplacées.


Au fond, jamais je n’ai cessé de tourner autour d’une question qui m’obsède, la seule qui vaille d’être posée et méditée toute une vie, la seule pour laquelle il ne serait pas blâmable de tout risquer et de tout perdre : jusqu’où un homme peut-il aller pour conserver son intégrité ? Sans dignité on n’est plus rien. 


Il me fallait me fondre parmi les clients, me faire oublier. Non pas en bourgeois mais en civil, même si la plus civile des tenues relève encore de l’uniforme. Costume gris, cravate sombre, chemise blanche unie, pochette assortie. Toute note de fantaisie aurait été déplacée car on n’aurait pas compris que je veuille me faire remarquer. Je connaissais tout le monde, mais peu me connaissaient. Je les voyais tous mais eux ne me voyaient guère. Les nouveaux clients et les hôtes de passage ignoraient ma qualité. Pour les autres, j’étais une silhouette familière, que sa neutralité rend imprécise, une ombre insaisissable sur laquelle on peut compter en toutes circonstances. Parfois juste un nom qui arrange tout, voire un prénom, c’est selon. En tout cas, l’inaperçu fait homme. Si le personnel était une trace fugitive et légère dans le paysage intérieur de l’Hôtel, je n’étais que l’ombre portée de cette trace.
 
 
Sauf qu’au moment de lui décerner le brevet d’ambassadeur du grand goût, on imaginait soudain le temps que cet arbitre des élégances avait dû passer devant son miroir à régler chaque détail, et ce bel édifice s’écroulait tandis que s’éloignait à jamais toute idée de naturel. Rien n’est impardonnable comme de voir le travail sous le trait de génie. Il lui manquerait toujours l’art de dissimuler l’art.


Si l’adultère ne me choquait pas, les doubles vies me paraissaient méprisables. Je respectais l’accident, le coup de foudre, la circonstance. Pas le système. J’aimais la naïveté de ces couples d’un jour qui usaient de stratagèmes éprouvés pour dissimuler leur identité, ou pour éviter d’être vus ensemble en entrant ou en sortant. Quand je les croisais en fin de journée dans l’ascenseur ou le couloir au moment où ils quittaient l’Hôtel, je me retenais de leur souffler à l’oreille que l’arôme de savon diffusé par leur sillage était suspect, du moins à pareille heure. Quelque chose d’émouvant se dégageait de leur secret. Mais je détestais, chez certains d’entre eux, l’arrogance née de l’habitude. N’être qu’un n’est pas une prison, ni même une limite mais un accomplissement. Fallait-il avoir l’esprit tordu pour se complaire dans ce fameux paradoxe selon lequel tout homme est deux hommes, et le véritable est l’autre. On dit qu’il faut avoir deux visages, se dédoubler en permanence, car vient toujours le moment de tuer le pantin en soi en arrachant son masque : si on n’en portait pas, c’est l’enveloppe du visage qu’on arracherait.


(…)  il ne tenait pas en place et l’on pouvait déduire sans risque son émaciation d’une pratique permanente des cent pas. Si maigre qu’il semblait vivre en compagnie de son cadavre. Il s’en voulait ; peut-être n’y avait-il pas de quoi tant c’était ancré dans sa nature profonde. On est tous en guerre contre soi-même, mais celui-là ne négociait jamais de cessez-le-feu.


Pourtant, instruit par l’affaire Stavisky, je savais d’expérience que ces trafiquants-là, trahis d’emblée par leur dégaine approximative, une certaine maladresse en toutes choses, cette détestable habitude de s’excuser tout le temps, pour ne rien dire de leurs inflexions – un émigré est quelqu’un qui a tout perdu sauf l’accent –, n’étaient au fond pas les plus dangereux. Ils l’étaient moins que les gentlemen emparticulés, aux ongles entretenus par une manucure, qui obtenaient la confiance des banquiers sur leur apparence, leur nom et la réputation qui en découlait ; sur leur surface, en somme. Pourtant combien de fondsecrétiers dans ce milieu ! À la messe, ils devaient recevoir l’hostie comme un jeton de présence. Eux non plus ne dédaignaient pas les enveloppes mais ils les acceptaient avec une certaine classe. Car avec le standard de vie qui est le leur, on ne touche pas, on émarge.


On a chaque jour une poignée d’heures de coïncidence avec les autres, guère plus. Parfois, quelques secondes suffisent. Le reste du temps, on est tout seul.


Ils étaient divorcés, mais ne le savaient pas. Tant de gens croient faire l’amour quand ils ne font que de la présence. 


Grand et corpulent, Roger réunissait les qualités des meilleurs, lesquelles se résument à des aptitudes que l’on croirait innées, pour la diplomatie, la débrouillardise, la confiance, le sang-froid et surtout la discrétion. La distance de la discrétion au secret sépare un chef concierge d’un détective. La tenue aussi, car un concierge porte redingote – Roger Harrault a toujours dit qu’il se ferait enterrer avec la sienne. Très important, la tenue, ne serait-ce que pour rappeler que la fonction est plus ancienne que l’hôtellerie même. Celle-ci ne remonte qu’à 1830 alors qu’on trouvait bien avant des concierges dans les maisons bourgeoises, lesquelles recevaient des voyageurs moyennant rétribution. Ils étaient chargés de l’accueil (d’où la nécessité de porter en permanence ce petit manteau pour affronter les intempéries dans la rue) et de l’éclairage (d’où leur nom originel de « compte-cierges », comme disaient les plus anciens avec toutefois un soupçon d’hésitation dans la voix).


Jamais les étrangers n’avaient paru aussi suspects aux autorités françaises qu’en cette curieuse année 1939. Tous sous surveillance. Tous considérés a priori comme sujets ennemis. Le droit d’asile avait vécu. Le mythe de la cinquième colonne triomphait. L’avenir de ces gens souvent brillants, diplômés, célébrés tenait à deux misérables bouts de papier : un visa et un affidavit. Quand on ne les internait pas dans des camps en Lozère, en Ariège et ailleurs, on les refoulait ou on les expulsait. Des Espagnols, des Allemands, des Autrichiens, des Tchèques. C’était légal, les décrets servaient à ça. À Paris et dans la région parisienne, la Sûreté générale les parquait dans des stades. Des habitués de Lutetia tel Willi Münzenberg, à qui l’on devait le fameux Livre brun sur la terreur dans l’Allemagne hitlérienne, ou Lion Feuchtwanger, Hermann Rauschning et même Hermann Kesten, le propre traducteur de… Giraudoux ! furent internés au stade Yves-du-Manoir à Colombes, et le journaliste Arthur Koestler à Roland-Garros. Quand on leur permettait de rester en France, ceux qui y bénéficiaient de l’asile politique étaient désormais astreints aux obligations militaires. Encore un décret. Le choix qui s’offrait à eux ? Le camp ou la Légion étrangère. Leurs réunions à Lutetia s’espacèrent. On les vit de moins en moins. Jusqu’au jour où on ne les vit plus du tout.


À Paris, ça sentait la censure et la réquisition. L’hôtel Continental en fit les frais le premier : il abrita le commissariat général à l’information, que le gouvernement avait eu la drôle d’idée de confier à Jean Giraudoux. La propagande à un exquis écrivain du Quai d’Orsay alors qu’en face ils avaient Goebbels… Une flûte face à un trombone ! résumait un chroniqueur. Après le Continental, ce fut au tour du Majestic d’accueillir des fonctionnaires sans asile, en l’occurrence ceux du ministère de l’Armement. Quand on installe des bureaux officiels dans de grands hôtels, c’est signe que l’on s’apprête à vivre des événements vraiment exceptionnels.


Curieux comme on ne se souvient pas toujours des dates, mais plus souvent des heures. Les dates sont bonnes pour les historiens, elles s’adressent à la mémoire et à l’intelligence, quand les heures font appel à notre sensibilité et à notre émotion. Seuls les instants demeurent inoubliables.


Les policiers étaient en majorité d’anciens soldats ou militaires. À leurs yeux, le sens de la discipline, le respect de l’ordre, l’application des consignes n’étaient pas des notions vaines. La consigne, surtout : ça n’a l’air de rien mais ça peut faire des ravages. À force de se fixer l’obéissance comme horizon moral, on en vient à abdiquer toute responsabilité. Reste à rencontrer la personne, à buter sur l’événement ou à glisser sur le grain de sable qui vous font envisager la désobéissance comme un devoir. Agir en conscience ? Soit, en admettant que le sens moral et une certaine notion du bien et du mal demeurent des points cardinaux. Encore fallait-il se dépêcher de réagir avant que la guerre ne soit finie.
 
 
Une feuille plus confidentielle traînait souvent sur les tables : le Bulletin du Service central des déportés Israélites. Ce que je découvris dans sa livraison du 15 juillet 1945 me laissa pantois. D’abord ce chiffre de cinq millions de juifs exterminés, que je n’avais pas lu ou remarqué ailleurs. Ensuite le nombre de cent vingt mille juifs toujours retenus dans des camps (Dachau, Bergen-Belsen, Buchenwald, Diepholz, Kaunitz…), tous situés dans des zones américaine et britannique d’Allemagne. Des femmes et des enfants parmi eux. Enfin le refus du ministère français de l’intérieur de délivrer désormais des papiers aux déportés étrangers arrivés en France sans autorisation. Les contrevenants seraient recherchés, internés dans des camps spéciaux dits de rassemblement, dans la Nièvre et la Dordogne, avant d’être rapatriés dans leur pays d’origine, quoi qu’aient pu dire les juifs polonais des persécutions dont ils étaient toujours l’objet dans leur pays. L’article ne s’intitulait pas « D’un camp l’autre », mais « De Charybde en Scylla ».

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 11 février 2025

[Zamora, Javier] Solito

 




Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Solito

Auteur : Javier ZAMORA

Traduction : Carole d'YVOIRE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2022,
                   en français en 2024 (Gallimard)

Pages : 496

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Du haut de ses neuf ans, Javier quitte ses grands-parents, ses copains d’école et son pays d’origine, El Salvador, pour retrouver ses parents déjà installés clandestinement aux États-Unis. Seul, il part pour un périple de 3 000 kilomètres à travers le Guatemala, le Mexique, la mer et le désert, au bout duquel l’attendent le rêve américain et sa vie de famille tant désirée.
Vécue et observée à hauteur d’enfant, cette épopée hors norme semée de nombreux dangers et épreuves est avant tout teintée d’émerveillement et d’espoir. Car Javier poursuit vaillamment son long chemin, suivant les passeurs et les autres migrants, découvrant de magnifiques couchers de soleil ou de somptueuses étendues de cactus, mais aussi le meilleur et le pire dont l’humain est capable.
Devenu un phénomène mondial, Solito est un témoignage rare, poignant et universel sur le sort des migrants. L’écriture sensible de Javier Zamora, associée à son jeu avec la langue hispanique, offre une expérience de lecture singulière et particulièrement vivante.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Javier Zamora est d’origine salvadorienne et vit aux États-Unis depuis qu’il a traversé la frontière clandestinement, seul, à l’âge de neuf ans. Après des études à Stanford et Harvard, il est devenu poète et a publié un recueil de poésie remarqué, Unaccompanied. Solito, best-seller du New York Times depuis sa parution en 2022, a conquis des centaines de milliers de lecteurs et a fait de Zamora une figure qui porte la voix des migrants.

 

Avis :

En 1999 alors qu’il avait neuf ans, Javier Zamora quittait le Salvador, seul et clandestin, pour rejoindre ses parents en Californie. Fuyant la guerre civile, son père avait été le premier de la famille, huit ans plus tôt, à immigrer illégalement aux Etats-Unis. Sa mère n’avait pas tardé à le rejoindre, laissant l’enfant à la garde de ses grands-parents. Faute de visa pour leur fils, ils avaient engagé un « coyote », autrement dit un passeur, pour le cornaquer au long des 3000 kilomètres de son périple à travers le Guatemala, le Mexique et le désert du Sonora, là où il devrait franchir illégalement la frontière vers « las Unitades ».

Prévu pour durer deux semaines, le voyage truffé d’embûches et d’épreuves devait en réalité en prendre huit. Miraculeusement sauf mais durablement traumatisé, il lui faudrait un peu plus de vingt ans pour que, désormais diplômé de Stanford et légalisé résident permanent aux Etats-Unis, devenu activiste en faveur de la cause des migrants, il trouve la force d’affronter ses souvenirs, d’abord dans un recueil de poésie, Unaccompanied, publié en 2017 et salué par la critique, ensuite dans ce premier roman, best-seller du New York Times en 2022, point d’orgue d’une longue thérapie en même temps qu’impressionnante réussite littéraire.

Narré à hauteur d’enfant, sans jamais de commentaire ni de point de vue extérieurs, le récit immerge le lecteur au plus près du vécu, dans une spontanéité sincère et candide qui, quoi qu’il arrive toujours prête à s’émerveiller, fût-ce à propos des poissons volants du Pacifique ou de la variété des cactus dans le désert, considère avec le même naturel aussi bien les mille détails matériels des éprouvantes conditions du voyage que les plus terribles dangers qui le jalonnent. C’est donc bien plus horrifié que lui, l’enfant qui ne comprendra sans doute pleinement que bien plus tard tout ce par quoi il est passé, que l’on voit son premier coyote disparaître dans la nature, les suivants l’abandonner avec d’autres migrants au beau milieu du désert du Sonora, la Migra le refouler deux fois à la frontière des Etats-Unis et plusieurs armes le braquer comme un redoutable criminel.

Aucune analyse ni leçon de morale, aucun pathos ni sensationnalisme donc, mais la seule candeur d’un enfant pour donner chair à la peur, la solitude, le froid, la soif, les jours d'attente sans fin, le manque d’argent et la dépendance à des passeurs douteux auxquels il faut bien se fier, la traque policière et l’inhumanité administrative, l’humiliation et la promiscuité avec les autres migrants, certains prêts à toutes les trahisons pour se sauver, d’autres merveilleux d’entraide et de solidarité, comme Patricia, sa fille Carla et le jeune homme Chino à qui Javier Zamora dédie son livre. Ce sont eux qui, le prenant sous leur aile et se faisant passer pour une famille, lui sauvent probablement la vie et lui permettent de parvenir à destination.

Ce récit dont jusqu’à la langue, mêlée de références à des marques locales, de paroles de chansons, enfin de termes et d’expressions hispaniques, salvadoriens et mexicains comparés, traduit l’arrachement identitaire et culturel de ce voyage vers une autre vie, n’est pas seulement un témoignage individuel éminemment touchant et saisissant. Il est aussi l’arbre qui permet de voir la forêt avec une acuité nouvelle, l’expression particulière d’une souffrance collective et la voix de tous ces migrants dont l’actualité politique américaine va désormais compliquer plus encore le sort.

Ecrit pour guérir, remercier et porter la voix des migrants, un livre qui, du haut de l’indiscutable sincérité d’un enfant, ne peut qu’emporter le lecteur dans un souffle d’effroi et de tendresse pour ses personnages et sensibiliser de manière magistrale à sa cause. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Pendant sept semaines (du 20 avril 1999 au 10 juin 1999), personne n’a su où j’étais. À Tecún Umán, Papy m’avait confié à Don Dago, et ce dernier n’avait jamais donné de nouvelles à ma famille au Salvador. Aucun des coyotes auxquels j’ai eu affaire n’a jamais téléphoné à mes parents en Californie. La première fois qu’ils ont su que j’étais vivant, c’est grâce à Marcelo qui a réussi à joindre mes parents le 1er juin 1999. Je ne sais pas comment il a pu arriver à Los Ángeles, mais il leur a dit que j’étais « entre de bonnes mains », que j’étais « tellement optimiste et certain de les revoir ». Avant de raccrocher, il avait ajouté : « Ne vous inquiétez pas, vous avez un petit garçon spécial. »
Mes parents en ont perdu le sommeil. La nuit, leur téléphone était posé à côté de leur lit et ils attendaient qu’il sonne. Ils ne pouvaient pas partir me chercher en voiture près de la frontière, car ils craignaient que la patrouille frontalière ne les arrête et ne les expulse. Tout ce qu’il leur restait à faire, c’était attendre en espérant que je parvienne à réussir la traversée, sain et sauf. Ils sont allés au travail comme d’habitude, appelant El Salvador deux fois par jour, ont emprunté de l’argent au cas où un pollero les contacterait, et ont poursuivi leurs cours d’anglais pour adultes étrangers au College of Marin.
 

Comme mes parents, j’ai refusé de ressasser tout ce qui m’était arrivé pendant ces sept semaines entre El Salvador et la Californie. Je n’ai jamais oublié Chino, Patricia, Carla, Chele, Marcelo, ni aucun de ceux que j’ai croisés sur ma route, mais me souvenir d’eux était trop douloureux. C’est uniquement grâce aux poèmes que j’écrivais, et plus tard à ce livre (qui aurait été impossible sans l’indéfectible soutien de mon psychothérapeute), que j’ai trouvé le courage nécessaire, une fois que je me suis senti assez guéri, pour revisiter les lieux, les personnes et les événements qui m’ont façonné. J’espère que ce texte me permettra de retrouver Chino, Patricia et Carla, que je découvrirai ce qui leur est arrivé après notre séparation et que j’apprendrai ce qu’a été leur vie dans ce pays. Je ne crois pas les avoir remerciés. Et je veux le faire aujourd’hui, en tant qu’adulte, d’avoir risqué leur peau pour cet enfant de neuf ans qu’ils ne connaissaient pas.


 

dimanche 9 février 2025

[Quignard, Pascal] Trésor caché

 




J'ai aimé

 

Titre : Trésor caché

Auteur : Pascal QUIGNARD

Parution : 2025 (Albin Michel)                  

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Une femme perd son chat. En l’enterrant dans son jardin, elle met au jour un trésor. Elle voyage. Elle rencontre un homme en Italie. En l’espace d’un an, sa vie est entièrement transformée. 
« J'avais sept ans. J'ai toujours pressenti qu’une douleur lumineuse me toucherait un jour. Je savais que cette douleur inexplicable proviendrait de cette heure où tout, quand j'étais petite, s’était perdu. Il y avait une sorte de neige à la fin de mon enfance qui tombait en silence. Tout devait sortir du fond du monde comme le soleil sort de la nuit. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Pascal Quignard est né en 1948 à Verneuil-sur-Avre (France). Il vit à Paris. Il est romancier (Carus, Le Salon du Wurtemberg, Tous les matins du monde, Terrasse à Rome, Villa Amalia, Les Solidarités mystérieuses, Les Larmes, Dans ce jardin qu'on aimait, L’Amour la mer). Il a composé deux ensembles où la fiction est mêlée à la réflexion (Petits traités, 1981-1990, tomes I à VIII ; Dernier royaume, 2002-2023, tomes I à XII).

 

 

Avis :

Cela commence comme un conte, se poursuit en une balade méditative et s’achève en une réflexion philosophique sur ce qui fait le prix de nos vies éphémères, entre brefs éclats de beauté et fugitives bribes de bonheur.

Alors qu’elle enterre son chat dans son jardin au bord de l’eau, une femme met au jour un trésor, pièces d’or et bijoux, qui, peu à peu monnayé, lui ouvre l’accès au vaste monde. Quittant comme Ulysse ses pénates, elle voyage, vit un dernier amour à Naples, et déjà se referment les quelques semaines de parenthèse éblouie, entre beautés volcaniques des îles tyrrhéniennes et sauvagerie de l’océan atlantique. En l’espace d’une saison, après le chat c’est le tour de l’amant, du père et de l’ex-mari dont il lui reste une fille : une série de deuils qui, au seuil de la vieillesse et du repli sur soi, dans un espace de plus en plus restreint à la maison et au jardin, font écho à l’abandon premier, celui de la mère, inexpliqué, à ses sept ans.

Tantôt « je », tantôt « elle », parfois « nous », diversité des pronoms et unicité des prénoms, Louise pour elle, Luigi, Ludwig ou Louis pour lui, sont autant de balises signalant l’universalité des personnages et du récit, en vérité ni plus ni moins que le reflet fabuleux et cyclique de la vie, symbolisée par l’omniprésence de l’eau sous toutes ses formes. Malgré le temps qui passe et la vie qui s’efface, ce ne sont ici ni tristesse, ni mélancolie qui l’emportent, mais l’émerveillement d’un chant célébrant la beauté et la fragilité du monde jusque dans ses moindres détails. Poétique et contemplative, la narration s’attache aux plus frêles instants de beauté et de plénitude pour enrichir un vécu où jusqu’à la douleur s’illumine comme un trésor de guerre.

Mieux vaut pour apprécier cette lecture aimer musarder autour de l’instant présent en se laissant porter par le patient plaisir de la contemplation. A défaut, c’est l’ennui qui, d’un tableau à l’autre de notre dame nature, en vient à poindre le nez malgré les ciselures d’une l’écriture somptueuse et les subtilités d’un texte tout en nuances, un rien énigmatique. Un ouvrage de qualité, à découvrir sans hâte, dans un savant clair-obscur entre jouissance de la vie et mélancolie de la perte. (3,5/5)

 

 

Citations :

Il n’y a pas que les fleuves qui passent. Tout devient fleuve dès l’instant où on en a de nouveau touché la poussée sans objet et sans but. Trempé sa main dans la poussée sans fin. Les hommes, les chats, les oiseaux, les volières, les musées, les bibliothèques, dès l’instant où on les ressent comme des rivières le long des rives, dès l’instant où on prend conscience d’une étrange détresse des saisons et des âges, ce sont toutes et tous des épaves qui s’en vont. Des bois flottés, des feuilles. De temps à autre des ballons, des bouteilles, des canards qui défilent sous les yeux. J’en ai écouté le murmure, plutôt que la signification. J’en ai vu le départ, la beauté particulière, le mouvement, l’adieu. Il y a toujours tellement plus d’adieux que de desseins ou d’intérêts dans les événements qu’on vit ou dans les situations où l’on se trouve. Quand je réside quelque part, c’est à la fin de la matinée que j’emprunte les ruelles en direction des quais, des berges, des auberges. À Metz comme à Bruges il n’y a que cela : des quais, des canaux, des ponts de pierre, des ponts levants, des bassins. Des bassins dans les parcs. Des cascades. Des fontaines jaillissantes. Des flaques qui se sont faites au milieu des chemins de gravier, des petites fondrières qui se sont creusées ou retenues dans les sentiers de sable. Tout ce qui est rive m’enchante. Tout ce qui est reflet me trouble.
 

Il y a parfois des amours bloqués dans le silence comme des voyageurs peuvent être bloqués par la neige. Ils n’atteignent pas dimanche. Parfois il faut abandonner la voiture à même la congère. Parfois il faut rebrousser chemin sur la route en lacets, sur la route de montagne qui se révèle trop raide, trop vertigineuse, trop pénible. Parfois il faut rechercher la station d’avant, il faut savoir aller à reculons, où on était heureux.
 

Même une enfance horrible est un paradis perdu.
 

Le chagrin illumine étrangement le monde. Le deuil y porte son ombre mais cette ombre, souvent, en souligne, en accuse, en augmente la beauté en même temps que la détresse. L’une et l’autre appartiennent au plus insaisissable de l’âme. C’est ainsi que la mélancolie embellit le présent.
 

À la vérité la mémoire est loin d’être douce. Plus elle semble suave, moins elle a de tendresse. Elle tient à la disposition des vivants de si choquantes et curieuses archives. Chacun le plus souvent les tait. Elles sont si précises, si indicibles et si inopinées. Elles se tassent dans l’ombre. Celui qui a disparu se mêle à la vie de celle qui les ranime. On s’efforce de les tasser dans l’oubli.
 

Il évoquait si peu son passé mais il se murmurait à lui-même quand il marchait, quand il pouvait marcher, quand il aimait marcher : Comme l’âme peine à effacer ce qu’elle n’a pas aimé ! Et comme elle aime le pire puisqu’elle ne trouve jamais rien au fond d’elle-même qui le désagrège ! Comme elle l’entoure de soins, cette horreur. Plus le passé est humiliant, plus elle le choie.
 
 
Plus la mémoire de son père s’effondre, plus elle cherche à se souvenir de tout. Elle met un point d’honneur à retenir les moindres détails, les noms de ceux qui passent, les anecdotes les plus saugrenues dont on lui fait part. Elle ne tient pas de journal mais elle fait des listes. Des listes de courses. Des listes de ce qu’elle aime. Des listes des voyages qu’elle projetterait volontiers de faire. Des listes des fleurs qu’elle voudrait acheter afin de les planter dans le jardin de Sens. Des listes des choses inoubliables.


À l’intérieur des bâtisses – que ce fût la maison, que ce fût le hangar – l’océan faisait un extraordinaire vacarme. Les vagues hautes, impérieuses, s’acharnaient sur les roches qui servaient de fondations, éclataient sur les vitres, résonnaient contre les murs nouvellement enduits et restés nus. Une brume grise d’hiver, dégouttante, montait le long des poteaux dans le champ qui précédait les bâtiments. Toute la clôture fumait curieusement. Chaque piquet tout droit, dans l’air, lançait sa petite haleine particulière. Le champ de devant et le champ voisin étaient entourés de ces étroites poussées de fumées silencieuses de novembre, de décembre. C’était comme des cierges qu’on allume dans les églises pour faire des vœux. Un dieu inconnu, encoléré, irascible, violent, était attendu, était supplié, était fêté par les poteaux du champ et la bouche des beaux chevaux du centre d’équitation qui soufflaient dans le vent froid, dans la prairie située à l’ouest.


La douleur ne se plaît pas à assaillir aux moments où on pourrait l’affronter, où on pourrait lutter à armes égales, où on pourrait s’adresser à elle, la surmonter peut-être. La douleur est plutôt une bête féroce et parfaitement calme qui revient quand la proie ou l’enfant ou la victime n’est plus prête à se défendre d’elle, quand elle peut sauter sur elle, quand elle peut la saisir à la gorge, enfoncer jusqu’au fond de la gorge ses crocs, renverser d’un coup tout le corps, la faire tomber, la laisser pour morte.


Une sensation plus intense vient sourdre de n’importe quelle souffrance dès lors qu’elle a été extrême. Sentir, même dans cette souffrance, est le trésor. Sentir plus fort, de plus en plus fort, à cause de cette souffrance, est le trésor. Cette compagnie que la douleur fait à la sensation nourrit même une joie qui se fait fabuleuse. Il y a un seau plein de merveilles qui se hisse du fond de l’ombre du monde. Quelque chose de tellement énigmatique flotte dans l’espace. Chaque aube, au terme de chaque sommeil renouvelée, autour de chaque obscurité renouvelée, se fait toujours plus pure. Toujours plus insondable. 


Il est nécessaire de temps à autre – au moins une fois dans sa vie – d’entrer dans sa maison à la façon dont on ouvre un réfrigérateur au retour d’un week-end prolongé ou à la suite de courtes vacances. On ne sait plus ce qu’on y a laissé. Il s’agit de rentrer chez soi comme si on n’y était jamais venu. Pénétrer dans le lieu qu’on a bâti, qu’on a cloisonné, qu’on a peint, qu’on a aménagé, qu’on a meublé, comme un voleur qui le découvrirait dans la nuit, à la lueur de sa lampe torche, dans le plus complet silence, n’était le susurrement de ses pas.
Alors, dans la stupeur, ou bien dans la consternation – alors qu’on voit ce que l’on voit et qu’on renifle ce que l’on sent dans la fraîcheur pourrie du réfrigérateur grand ouvert –, il est possible qu’on s’assoie sur le carrelage avec découragement. On ramasse tout. On jette tout. On nettoie avec un peu d’eau et de vinaigre. On reprend souffle, on aère. On reprend force. On reprend courage. On a tourné une vieille clé qui a paru étrangement inhabituelle dans la serrure. Aussitôt il faut tout allumer, partout, autant que faire se peut. On encrante ses lunettes sur l’arête de son nez. On visite sa vie pièce par pièce. Il faut suréclairer toutes les chambres, même les cabinets de toilette, même le dressing, la buanderie, l’office, les salles de bain, tout. Ensuite juger froidement chaque détail, chaque meuble, chaque fauteuil, chaque secrétaire, les tapis, les gravures, les toiles. Il faut examiner chaque instrument de musique comme une côtelette de veau froide. Il faut examiner chaque commode comme un pot de yaourt périmé. Il faut examiner les châles, les couvertures, les dessus-de-lit, les tentures comme des tranches de jambon sous vide devenues aussi grises que peut l’être la petite fourrure d’une souris qui fuse sur le plancher poussiéreux du grenier – ou bien qui détale et qui file dans l’herbe du jardin – ou bien qui se dérobe dans le recoin du cellier pourchassée par Petit Ruisseau, Petit Bach, Petit Bec, Brooklett, Rillette, Petit Bekkr… On dépose précieusement au fond du sac-poubelle les boîtes périmées, les pots de confiture recouverts d’étranges lèpres, boursouflures, croûtes, décorations. Alors on peut donner – donner à ceux qui passent, donner à ceux qui visitent, donner morceau par morceau, pendule par vase, cruche par secrétaire, lampadaire par lustre, vaisselle, vitrine, ma collection de minéraux, ma collection de serrures anciennes. Flacons, bouteilles renflées et clissées, carafes, lunettes de soleil, jumelles de théâtre, éventail. Quoi de plus beau qu’une éponge et un seau, un peu de lessive, l’odeur prononcée et pour ainsi dire déjà propre de l’eau de Javel, pour nettoyer les parois des murs, les planches des bibliothèques, humides, brillantes tout à coup ? Quelle merveille qu’une bibliothèque vide. Les souvenirs ne sont que des détresses. Tellement de trahisons sont venues les mordre ou les pourrir. Ce ne sont plus les amants qui se perdaient dans leurs reflets au fond de l’eau de la fontaine comme au début de leur amour. Désormais c’est le roi qu’ils redoutent, qui les surplombe, qui occupe tout l’espace dans la ramure de l’arbre où il était à les guetter, à surveiller, à condamner, à punir. Le roi n’observe que l’épée entre eux, point les yeux qui se ferment, point l’âme de chacun plongée dans le regard de l’autre. Car les objets ne portent pas bonheur : ce sont d’affreux fétiches aux halos dangereux, aux influences toxiques, aux puissances douloureuses et jalouses. Tous les cadeaux qui ont perverti d’une manière ou d’une autre les affections, toutes les aumônes qui ont détourné l’adresse des tendresses sont faits pour être recueillis par les antiquaires, ramassés par les brocanteurs, amoncelés par les archéologues de la même façon que tous les détritus des fêtes et des banquets sont destinés à être renversés et broyés à l’arrière des camions des boueux qui sillonnent les rues dans un grand vacarme dénonciateur et vengeur avant même que la nuit s’efface.


 

vendredi 7 février 2025

[Barba, Andrés] Le dernier jour de la vie antérieure

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le dernier jour de la vie antérieure
            (El último día de la vida anterior)

Auteur : Andrés BARBA

Traduction : François GAUDRY

Parution : en espagnol en 2023
                  en français (Christian Bourgois)
                  en 2024

Pages : 160

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans une maison vide promise à la vente, une agente immobilière découvre un enfant assis sur une chaise. Il la regarde sans ciller, dans un accoutrement désuet qui ajoute à son étrangeté. Leur rencontre bouleverse le quotidien de cette employée sans histoire : elle retourne jour après jour sur les lieux, à l’insu de ses proches, obnubilée par cet être et ce foyer désert qui partagent un lien invisible. Bientôt, un dialogue se noue entre la femme et l’enfant, un jeu se met en place, et la maison se peuple. Car l’irruption d’un enfant dans la routine des adultes ne manque jamais de troubler l’ordre établi.
Le dernier jour de la vie antérieure ressemble à une parfaite histoire de fantôme : une maison hantée, un « autre » mystérieux, des voix qui se font écho… Pourtant tout est plus réel qu’il n’y paraît. Frayant avec le fantastique, Andrés Barba dépeint l’enfance sans angélisme et nous plonge au cœur de la fragilité humaine, quand la culpabilité perturbe notre quiétude.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Andrés Barba est né à Madrid en 1975. Il est diplômé en lettres espagnoles. Il a publié son premier livre en 1997, El hueso que más duele. Il a représenté l’Espagne dans divers congrès de jeunes auteurs de fiction et de théâtre. Il a enseigné au Bowdoin College (Etats-Unis) et est actuellement professeur à l’Université de Madrid. Ses trois premiers romans traduits en français ont été salués par la presse à leur publication.

 

 

Avis :

Alice aux pays des merveilles est une métaphore du passage à l’âge adulte, quand l’enfance empreinte de merveilleux cède la place à la normalité. Dans une traversée du miroir à rebours écrite dans un moment de crise personnelle, Andrés Barba imagine une échappée extralucide hors d’un quotidien étriqué, pour un très poétique retour à soi-même et à l’enfant perdu en soi.

L’héroïne du livre est une agente immobilière. Tout à sa performance professionnelle, elle semble n’avoir jamais réellement pris conscience de la relative aridité de sa vie, entre un compagnon plus âgé qui ne lui a jamais donné d’enfant et un patron ne montrant de personnel que son souci pour son chien vieillissant. Mais voilà qu’un raté survient dans cette mécanique depuis longtemps en pilotage automatique. Comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, ce qu’elle repousse d’abord comme irrationnel n’en finit plus de s’imposer dans son esprit, l’obligeant bientôt à déroger à ses certitudes et à ses habitudes.

Tout commence lors de sa première visite d’une vieille villa désertée, l’une des ces demeures dont on se dit qu’elles ont une âme tant y vibre encore l’écho des vies passées qu’elles ont abritées. C’est en ces murs réduits au silence que le réel se craquelle en laissant se matérialiser un garçonnet aux vêtements désuets et à l’étrange regard fixe. L’ayant chassé par réflexe, la jeune femme ne parvient pourtant pas à l’oublier et n’a dès lors de cesse que de revenir le retrouver. 
 
Une relation amicale se noue entre l’adulte et l’enfant, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent ensemble, comme dans un bégaiement du temps, dans la répétition sans fin d’une même scène du passé. Alors, venant conjurer le sort qui jadis mura le garçon dans le chagrin et la culpabilité après avoir brisé sa famille, les mots et la bienveillance de la femme se feront les clés de la délivrance. Le présent ayant cessé de répéter le passé, le futur pourra advenir, tant pour lui dont on entendra pour la première fois le prénom, que pour elle, encore incrédule : « Est-ce là que ça arrive ? Ça doit être là. Un enfant l’a sortie de la vie. Un enfant l’a rendue à elle-même. »

Tout concourt dans ce texte à faire perdre pied dans un subtil mélange de réel et d’irrationalité, une distorsion troublante du temps et de la réalité née du décalage qui, insensiblement et sans même que l'héroïne en ait conscience, a fini par s’immiscer entre ses aspirations profondes et les matérialités de son existence. De l’enfant ou de la femme, impossible de démêler qui projette l’autre, mais peu importe, les deux ont besoin l’un de l’autre et s’entraident à sortir chacun de leur impasse respective. Un roman pas si facile d’accès tant il désarçonne, mais une réussite indéniablement originale et poétique, pour illustrer le poids de nos boulets psychologiques et les curieux détours de l’inconscient pour espérer enfin se libérer. (4/5)

 

 

Citations :

N’est-ce pas cela l’amour : un dialogue infini et anodin, sans objet, simple confirmation de la présence ?

Est-ce là que ça arrive ? Ça doit être là. Un enfant l’a sortie de la vie. Un enfant l’a rendue à elle-même.


 

mercredi 5 février 2025

[Echenoz, Jean] Bristol

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Bristol

Auteur : Jean ECHENOZ

Parution : 2025 (Minuit)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

- Alors qu'est-ce que vous faites dans la région, dites-moi un peu, s'inquiète le commandant Parker.
- Disons que c'est pour un film que je suis en train de tourner, indique Robert. Comme vous voyez.
- On ne m'en avait pas averti, regrette le commandant, mais voilà qui m'intéresse beaucoup. Et quel genre de film, au juste ?
- Toujours pareil, expose Robert, l'amour et l'aventure. Avec l'Afrique et ses mystères, vous voyez le genre.
- Ah oui, soupire le commandant Parker, je vois en effet très bien le genre. Et pour votre histoire d'amour, vous avez pris quelle actrice ?
- Céleste, dit Robert. Céleste Oppen.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean Echenoz est né à Orange (Vaucluse) en 1947. Prix Médicis 1983 pour Cherokee. Prix Goncourt 1999 pour Je m'en vais.

 

Avis :

Il y avait eu Gérard Fulmar, il y a maintenant Robert Bristol, le tout dernier anti-héros dont Jean Echenoz s’amuse à mettre en scène la banale médiocrité avec tous les codes du roman d’action. Voici donc Bristol, cinéaste de bas étage pris par mégarde dans une presque affaire policière, ou quand le prosaïsme se déguise en film et en roman.

Il faut bien du talent pour faire un tout à partir de rien, ou disons de peu. Echenoz est passé maître à ce jeu, mais pas son personnage, cinéaste à petits budgets et acteurs obscurs, qui avec « le moins doit faire imaginer le plus ». Tout à sa frugale préparation du tournage d’un navet en Afrique australe, le voilà qui ne prête guère attention à ce qui se passe dans son voisinage, à commencer par la défenestration d’un homme nu, à l’identité mystérieuse, depuis l’étage supérieur de son immeuble parisien. A vrai dire, ce triste fait divers n’aurait aucune raison de le concerner, si l’ennui ranci d’une voisine et la complaisance négligente d’un officier de police judiciaire ne venaient faire de lui, si terne et insignifiant soit-il, le possible méchant d’une histoire peut-être louche. Quand on disait qu’un rien peut devenir quelque chose…

Ayant d’ores et déjà réussi la mise en abyme de deux non-histoires, celle d’un mauvais film dans un décor en toc et, pendant les pauses du tournage, les piètres tribulations d’un faux malfaiteur, l’auteur n’en a pas pourtant pas fini avec les jeux de mise en scène de son pas grand-chose de départ. Laissant régulièrement la narration au second plan, il multiplie les décalages, interpelle le lecteur, le prend à partie sur sa manière de raconter certaines scènes, commente ses choix et ses hésitations, ajoutant encore une couche à son mille-feuilles, celle qui nous en rend, lui et nous, partie prenante. Et puis, les détails comptant autant que la structure, il parfait jubilatoirement le tout en y glissant des allusions discrètes à d’autres œuvres, démentant aussitôt se prendre au sérieux en faisant en même temps assaut d’une érudition ostensiblement saugrenue. Un rien habille le creux, surtout les mots savants…

De fausses histoires aux velléités d’intrigue, des losers mal déguisés en personnages, enfin des cinéastes et des écrivains jouant aux maquignons avec leurs œuvres : c’est avec la plus totale dérision, dans une connivence complice et amusée, que Jean Echenoz se joue des pires trivialités pour démontrer par l’absurde, en vrai virtuose de la langue et des mots, que l’on peut bien, en effet, faire du rien une œuvre d’art. (4/5)

 

Citations :

Si Bristol se prête volontiers aux propos tourbillonnaires de Severinsen, sans doute est-ce qu’il la trouve distrayante, pourquoi pas séduisante malgré son âge qui n’est pas loin du sien – son prénom dit assez qu’il n’est pas un jeune homme, on n’appelle plus personne Robert depuis longtemps. Peut-être désirable, bavarde assurément : ce sont maintenant l’usure du tapis d’escalier, les nouvelles boîtes aux lettres à prévoir et le caractère abrupt de la gardienne qu’évoque Michèle Severinsen à jet continu. Sous cette averse, Bristol émet des avis brefs autant qu’inefficaces comme on essaie d’ouvrir un parapluie rétif, avant de mettre un terme à ce monologue comme on arrache un sparadrap : d’un seul coup vif, c’est mieux. Il a descendu trois étages et traversé le hall, puis il fait un peu froid dans la rue des Eaux.


Tout dépend de l’angle et du cadrage et plus tard, à la post-production, un peu de musique derrière et trois effets spéciaux feront l’affaire. Car ainsi va le cinématographe où le moins doit faire imaginer le plus. C’est le règne de la partie pour le tout, l’empire de la synecdoque où rien n’arrive à l’extérieur du cadre : hors de son rectangle où se déroule une guerre sans merci, riche en clameurs sauvages, corps démantelés et sang giclant un peu partout, il n’y a que deux types dont l’un tient une perche et l’autre un réflecteur, l’un regarde sa montre et l’autre s’éponge le front.

 

 

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