Parution : en espagnol en 2021 en français en 2025 (Seuil)
Pages : 160
Présentation de l'éditeur :
« Une maison peuplée d’ombres et de femmes, édifiée sur la vengeance et la poésie. Un roman tendu, bouleversant, traitant de spectres, de rapports de classe, de violence et de solitude avec naturel, comme si les sorcières avaient dicté à Layla Martínez ce cauchemar lucide et terrifiant. » Mariana Enriquez
Carcoma : 1. Vrillette, ver à bois. 2. Préoccupation constante et grave qui vous consume, vous ronge peu à peu. Aux abords d’un village de Castille, une maison frémissante semble
réagir aux moindres faits et gestes de ses habitantes : portes qui
claquent, bruits de meuble qu’on traîne, âmes défuntes qui s’accrochent
aux mollets – et que l’on écrase pour les tenir en respect. Quatre
générations se succèdent entre ses murs. Dans cette famille, ce ne sont
pas les bijoux ou la tendresse que l’on se transmet de mère en fille,
mais les rancœurs, la jalousie, la douleur – la carcoma, qui ronge qui
ronge qui ronge. Derrière les croyances, les apparitions et les sorts jetés, en sourdine,
se cache une histoire bien réelle et d’une violence inouïe. Avec mille
nuances, Layla Martínez en explore chaque facette et plonge le lecteur
dans un récit aussi glaçant que puissant.
Un mot sur l'auteur :
Née à Madrid en 1987, Layla Martinez est auteur et chroniqueuse. Avant son roman d'horreur Carcoma, elle a publié un essai : Utopía no es una isla.
Avis :
S’inspirant de sa propre histoire familiale, Layla Martinez signe un premier roman traversé par la rage, celle qui, attisée par le pacte d’oubli post-franquiste et nourrie par des décennies de violences sexistes et d’injustices sociales, ronge les femmes comme le ver de bois du titre en espagnol, génération après génération, dans une maison saturée de rancoeurs et de fantômes.
Dans cette demeure isolée au coeur de la Castille, les murs gémissent, les portes claquent, les traumas se glissent sous les lits pour mieux vous agripper et les cadavres ressurgissent sans cesse des placards. Entre les disparus de la guerre civile, jamais revenus de leur « promenade », la banalisation patriarcale des violences domestiques et la pauvreté qui condamne les femmes à servir les notables du coin, tout semble conspirer pour les enfermer dans une prison d’humiliation et de douleur, le coeur miné par la haine et l’âme rongée par le désir de vengeance.
Les narratrices – une grand-mère et sa petite-fille – n’échappent pas à cette malédiction. Prisonnières de ce lieu devenu entité vivante, bombardées de ses vibrations empoisonnées, elles portent leur héritage traumatique comme une fatalité injuste. Leur seule échappatoire : une vengeance cruelle, assumée dans son immoralité. Maison hantée, sorcières misandres, représailles implacables dans une atmosphère suffocante : tout le récit devient métonymie de la colère de ces femmes, éternelles perdantes dans une société qui les méprise, les maltraite et les relègue aux étages inférieurs.
Ce roman s’inscrit dans une lignée de littérature féminine et féministe où la maison devient le théâtre d’une mémoire hantée, à la manière des récits de Mariana Enriquez ou de Carmen Maria Machado. Comme chez elles, l’horreur est le langage d’une douleur historique, sociale et intime. Layla Martinez se sert de cette histoire familiale pour exhumer les silences d’un pays qui n’a jamais fait le deuil de ses violences. Le pacte d’oubli est ici un pacte avec les ténèbres, et la maison, un tombeau de la mémoire collective.
La langue, dense et incantatoire, s’accorde aux soubresauts du récit, mêlant réalisme cru et visions hallucinées dans une prose qui semble elle-même contaminée par les fantômes qu’elle convoque. Ici, nulle rédemption ni résilience, mais une radicalité misandre, une revanche sans morale, comme seule réponse possible à une oppression systémique.
D’emblée saisi par le ton mordant de cette narration vénéneuse et subversive qui, entre horreur, malaise et stylisation métaphorique, déroute autant qu’elle fascine, l’on reste subjugué par la maîtrise de ce premier roman et par l’originalité formelle avec laquelle il explore une Espagne que les fantômes impunis et le venin du franquisme continuent de corrompre jusque dans ses fondements collectifs. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Je suis descendue chercher mon sac avant de remonter. L’étage ne comporte que l’escalier qui mène au grenier et une chambre que je partage avec la vieille. J’ai laissé le sac sur mon lit, le plus petit. Avant c’était celui de ma mère et avant ça celui de ma grand-mère. Dans cette maison on n’hérite pas de bagues en or ni de draps brodés à ses initiales, non, ici les morts nous laissent des lits et du ressentiment. La rage et un endroit où t’étendre la nuit, voilà tout ce que peut te léguer cette maison.
C’était l’archange Gabriel en armure dorée, les ailes déployées. Dans une main il tenait une épée, dans l’autre une balance, ça me plaisait, ça revenait à dire qu’il n’y a pas de justice sans mort ni de mort sans pénitence.
Dans la cuisine la vieille avait dressé la table et disposé trois assiettes, trois verres et trois morceaux de pain. J’ai mis le couvert pour ta mère parce qu’elle n’est pas tranquille, m’a-t-elle expliqué. Moi ma mère je ne m’en souviens pas. Ma grand-mère m’a montré des centaines de fois des photos d’elle qu’elle sort de la boîte à gâteaux où elles sont rangées, dès que l’assaillent le chagrin ou la rancœur, qui ne sont guère différents ici. Elle me les montre mais je n’éprouve ni tendresse ni plaisir ni rien, parce qu’étant presque deux fois plus âgée que cette adolescente, je n’ai pas l’impression qu’elle pourrait être ma mère. En revanche je ressens une pointe d’amertume, un héritage de ma grand-mère, et de la colère à l’idée qu’on puisse emmener une ado contre son gré, sans vêtements ni argent. Tout ce qu’on sait c’est qu’elle est montée dans une voiture et que plus personne ne l’a jamais revue.
Mais tout a un prix qu’il faut toujours payer. C’est là une autre des multiples choses que nous savons parfaitement dans notre famille. Tout se paye tôt ou tard.
Ici nous n’avons pas subi les paseos, ces sinistres « promenades » franquistes, ni les coups frappés à la porte au petit matin, et cependant cette maison est un piège et non un refuge. Nul n’en sort et ceux qui partent finissent par revenir. Cette maison est une malédiction. Mon père nous a maudites en la faisant construire et il nous a condamnées à vivre entre ses murs. Depuis nous sommes là et nous y resterons jusqu’à ce que nous pourrissions et bien après encore.
Il détestait les riches, mais d’une autre manière. Non parce qu’ils lui rappelaient ce qu’il était, mais parce qu’ils lui montraient ce qu’il ne serait jamais.
Dans une étable pleine de moutons, il prit une décision et envisagea de faire ce que font les hommes qui n’aiment pas ce qu’ils sont : se servir des plus faibles qu’eux. Lui qui toute son existence avait cru ne rien posséder s’aperçut qu’il s’était trompé. Il avait du pouvoir, un petit pouvoir fuyant, certes, une sorte de limace qui lui glissait entre les doigts à la moindre inadvertance et laissait une traînée de bave épaisse et salissante, mais qui lui suffirait pour arriver à ses fins. Il y eut d’abord Adela. Elle ne lui coûta pas grand-chose, une robe bon marché et un flacon d’eau de Cologne rapportés de Cuenca. Mon père n’était pas joli garçon, mais d’une étable à l’autre il avait appris certaines choses. Les mots à employer, la conduite à adopter. Il faut dire que c’était un jeu d’enfant. Adela n’était qu’une petite sotte qui n’avait jamais rien eu de beau. Moi aussi j’étais sotte, mais j’ai eu la chance de ne pas croiser sur ma route un homme tel que mon père.
Ma petite-fille refusait de le croire. Elle pensait pouvoir prendre le large dès sa majorité, faire des études à Madrid et ne plus revenir. Mais pour finir elle est restée. Où aurait-elle pu aller ? Qui aurait financé ses études dans la capitale ? Il faut être un bourgeois pour ça. Elle s’est renseignée sur les bourses mais on l’a vite détrompée. Ici on ne donne qu’à ceux qui possèdent déjà, on les soutient. Si tu n’as rien, on te donne l’équivalent, c’est-à-dire rien. On ne veut pas de femmes comme nous dans la capitale, ou bien pour faire les bonniches, pas des études. Et des bonnes, ils en ont déjà des tas. Ce n’est plus comme à ton époque, disait ma petite-fille, qui n’en a pas démordu jusqu’à ce qu’elle prenne elle-même conscience qu’elle avait tort. Nous on passe nos journées à chercher de quoi remplir notre gamelle, eux à prendre des poses, et il en a toujours été ainsi. Au bout du compte elle est restée, parce qu’ici au moins elle avait un toit et à manger. C’est ça, la famille, un endroit où on te fournit le gîte et le couvert, en échange de quoi tu es piégée avec une petite troupe de vivants et une autre de morts. Toutes les familles ont leurs morts sous les lits, la seule différence c’est que nous, on voit les nôtres, disait ma mère.
Carmen avait été élevée dans la privation mais entourée de tendresse, cela se ressentait dans son caractère. Aucun ver ne la rongeait, contrairement à ma mère et à moi, attisées par cette anxiété d’indésirables qui ne laisse de répit ni à soi-même ni à autrui.
Ma mère n’avait jamais été autre chose qu’une adolescente sur une vieille photo ou une affirmation de la part de ma grand-mère, pas même un vide car pour cela il faut de l’espace où creuser un trou, pourtant elle était revenue comme si elle n’avait jamais disparu ou comme si elle disparaissait tous les jours et que chaque jour nous devions ressentir cette déchirure en nous. C’est alors que j’ai commencé à sentir le trou le trou le trou.
L’air était toujours dense et lourd comme celui d’une cave ou d’une pièce restée longtemps fermée qu’on ouvre tout à coup pour constater que les objets sont toujours au même endroit, sauf qu’ils ne sont plus que les ombres de ce qu’ils ont été.
Elle avait du mal à trouver un angle sous lequel nous attaquer maintenant que nous ne travaillions plus pour eux, mais sa vilaine langue se chargea de répandre son venin partout où elle pouvait. Dans ce village servile, bien des gens cessèrent de nous parler, pensant peut-être que plus un chien reçoit de caresses de son maître, moins il est chien.
Mais Pedro était trop timoré ou trop honnête, deux des pires défauts que peut avoir un pauvre.
Dans cette maison, les morts vivent trop longtemps et les vivants trop peu. Notre existence à nous, qui sommes entre les uns et les autres, est en demi-teinte. La maison refuse de nous laisser mourir comme de nous laisser partir.
Telle est la cause du décès de tous les occupants de cette maison, leur haine ou celle des autres, la haine, toujours la haine.
« Est-ce que tu me vois, maman ? J’ai deux crédits à la banque, deux
enfants que j’étouffe, quatre chats dont deux débiles et une estropiée,
des rides en pattes d’araignée autour des yeux et des oignons aux pieds,
le même amoureux qui me supporte et tient bon depuis vingt ans, quelle
dinguerie, je ne suis ni parfaitement féministe, ni tout à fait
écologiste, ni vraiment révoltée, pas encore alcoolique, plus du tout
droguée, j’ai un abonnement à la gym, une carte de métro et une autre du
Carrefour Market, je ne me fais pas les ongles, je ne me coiffe ni ne
me teins les cheveux, je mets du rouge à lèvres une fois par an et
surtout sur les dents, je suis toujours aussi raisonnable, aussi peu
fantaisiste : je mets beaucoup d’énergie à essayer de ne pas te
ressembler, maman. Je n’ai pas pu être une enfant et je ne sais pas être
une adulte. » Une drôle de peine est à la fois une adresse et une enquête. C’est aussi une magnifique déclaration d’amour.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Justine Lévy est l’auteure, entre autres, de Le Rendez-vous (Plon, 1995), Rien de grave (2004), de Mauvaise fille (2009) et Son fils (2021) chez Stock, et de Histoires de famille (Flammarion, 2019).
Avis :
C’est autour de la perte de sa mère, la mannequin Isabelle Doutreluigne, que s'articule ce récit intime où Justine Lévy, fille du philosophe Bernard-Henri Lévy, cherche à saisir la persistance de l’absence. Dans Mauvaise fille, elle disait encore la douleur immédiate, la violence de la maladie et la fragilité maternelles. Ici, vingt ans plus tard, l’écriture se fait plus introspective, attentive à la manière dont la mémoire continue de travailler et transforme l’absence en une fidélité singulière.
Ce glissement de l’urgence de dire la souffrance vers la lenteur de la mémoire confère au livre une tonalité spécifique, loin des récits de deuil convenus. Refusant les codes de la lamentation, Justine Lévy s’attache à ce qui survit encore dans les gestes, les images et les sensations, évoquant une mère non pas figée dans le marbre du souvenir, mais toujours vibrante dans l’éclat de fragments qui bouleversent.
À la fois pudique et incandescente, l’écriture fait de ces éclats la matière d’une présence continue qui irrigue le présent : la mère existe encore dans la mémoire de la fille, dans les habitudes répétées, les mots transmis, mais aussi dans les questionnements restés sans réponse. Car, fantasque, excessive et tourmentée, ce ne fut pas une mère parfaite, mais une âme dont la fille s’attache à porter et à comprendre les contradictions béantes. Justine Lévy les interroge, palpe la souffrance derrière les silences et les non-dits, et, avec une délicatesse qui n’a d’égale que la violence qu’elle suggère à mots couverts, fait surgir les fantômes invisibles qui ont poursuivi sa mère toute sa vie.
En filigrane du récit se profilent alors l’ombre spectrale de grands-parents toxiques et les traces indélébiles de leurs violences destructrices, évoquées dans une formule glaçante : « Il y avait, dans notre famille, un côté Dupont de Ligonnès. Mais double Dupont. Côté père et côté mère. Qui, de Jacqueline ou de Jean, a le plus rêvé de droguer et assassiner ses enfants ? Ça aussi, je dois l’élucider. » En affrontant ces ombres, la mémoire devient acte de compassion, de solidarité et de réhabilitation : ne subsiste plus qu’un immense amour filial, capable de transformer la douleur héritée en fidélité lucide.
Sincère et bouleversant dans sa ferveur, alliant délicatesse et finesse psychologique, ce roman à l'écriture vive et à l’intensité captivante s’inscrit dans une vague contemporaine de récits qui réhabilitent les figures féminines absentes. D'Amélie Nothomb à Reine Bellivier, de Laurent Mauvignier à Ramsès Kéfi ou Catherine Millet, cette simultanéité souligne l’ampleur actuelle d’un motif ancien : le deuil maternel, toujours présent dans la littérature, mais devenu aujourd’hui un sujet central et collectif. Chez Justine Lévy, le thème confine au ressassement de livre en livre, mais cette insistance, partagée sous des formes diverses par ses pairs, ouvre un questionnement plus large : traduit-elle une obsession de notre époque pour le passé, nos racines et la mort ? Comme si, dans une société qui peine à se projeter vers l’avenir et où la natalité s’effondre, nous choisissions de demeurer éternellement les enfants de nos parents, au travers d'une absence devenue mémoire et d'une perte transformée en fidélité. En tous les cas, un livre lumineux, plein d’amour, qui doit beaucoup à la vivacité de plume de Justine Lévy. (4/5)
Citations :
Maman, de temps en temps, docilement, bonne fille et bonne sœur, revenait à Mordelles, contre l’avis de papa, se faire manger un bout du cœur et rentrait à Paris avec des cernes mauves. Car Jacqueline adorait entretenir la toxicomanie de maman. Elle lui offrait toutes sortes de médicaments et, pour les ranger, des boîtes en plexiglas, ou en laiton, ou en métal, parfois ornées d’un caducée ou d’une Vierge Marie, cadeau ma Zazou. Elle était contente de voir maman, de décréter qu’elle avait mauvaise mine, tire la langue ma chérie, voilà voili voilo le bon sirop, et ça aussi, ouvre encore, plus grand, c’est comme une petite hostie, voilàààà, bonne sieste, ma fifille chérie, maman est là qui veille sur toi, je suis ta sorcière maman bien-aimée, là pour toi, toujours là. Et maman, la mienne, se laissait faire, se laissait renfermer, recapturer, un gémissement, une protestation, un miaulement et pof, elle s’abandonnait. Parfois elle vomissait. Ma grand-mère que je n’aimais pas, très mécontente, la grondait : Isabelle tu as vomi ton cadeau, qu’est-ce que c’est que ce caprice, qui est-ce qui commande ici ? c’est vous, maman, c’est vous, c’est toujours vous. Parfois c’est à moi qu’elle offrait une ou deux hosties, pour que je dorme et communie en même temps que maman, pour qu’on soit une belle famille bien réunie dans la bonne santé, la foi et le sommeil. Il y avait, dans notre famille, un côté Dupont de Ligonnès. Mais double Dupont. Côté père et côté mère. Qui, de Jacqueline ou de Jean, a le plus rêvé de droguer et assassiner ses enfants ? Ça aussi, je dois l’élucider.
C’est ton fils ? il me demande avec un grand et faux sourire. J’ai pas envie de lui dire oui. J’ai pas envie qu’il le voie et qu’il fasse semblant de se pâmer. Paul joue, se retourne et me fait un clin d’œil. Surtout, qu’il ne vienne pas. Surtout, qu’il ne me demande pas qui est ce type à grosse tête. C’est rien mon chéri, je lui dirai, c’est le garçon qui m’a quittée pour la femme de son père à lui, aucun intérêt, c’est cracra, et pourtant je croyais que je l’aimais, quelle idiote, parfois, tu sais, il y a une mort avant la vie, mais c’est pas grave, rien de grave.
Elle n’a jamais été aussi occupée. Jamais aussi impliquée. Jamais elle n’a eu autant besoin de moi, de papa, des amis, de se changer les idées, d’aller au théâtre voir Pablo jouer, d’arrêter de fumer, de recommencer, de courir d’un magasin bio à l’autre pour trouver la bonne soupe miso. Elle n’aurait jamais dû acheter cette crème repulpante qui colle, peluche et ne marche pas. Et puis, soudain, c’est l’heure du kiné. Pas moyen d’avoir la paix cinq minutes. Quelle vie ! Aurait-elle pu imaginer que, parfois, c’est ce qui vous tue qui vous fait vivre ?
Maman a désappris d’être belle et peut-être même que ça la soulage. Fini, la course. Fini, la pression et la peur de vieillir. Fini de se voir dans le regard des hommes, des femmes, de toutes celles et ceux qu’elle a passé sa vie à séduire, sans le vouloir vraiment. Elle s’est faite à sa nouvelle apparence, à sa silhouette à la fois épaissie et exsangue, à ce bras plus dodu que l’autre, à ses petits cheveux gris qui dépassent du foulard, au bourrelet que fait son non-sein. Maman a toujours été impudique. Le sein en moins n’y change rien. Elle choie sa nudité. Elle la masse. Elle la crème. Elle lui parle. Alors, petits pieds tout assoiffés, qu’est-ce que vous dites de cette crème au pétrole ? Allez, vilains poils aux pattes, dites adieu à ce monde cruel. Tu veux voir ma cicatrice, ma chérie (non, je ne veux pas) ? Oui, bien sûr, maman. Et maman me montre avec tendresse cette boursouflure à la place du cœur, cette plaie, cette blessure du malheur, et aussi, tant pis si c’est un peu grandiloquent, de rédemption, de réconciliation avec le désir de vivre. Elle a enfin autre chose à faire que se suicider, se faire du mal, se droguer. Le cancer, pendant deux ans, lui a sauvé la vie.
Je me souviens de la blouse qui se boutonnait dans le dos, des chocolats qu’elle ne mangera jamais et qui finiront par partir, le dernier jour, avec la table de nuit à roulettes. Je me souviens de ses cheveux, toujours en retard d’une information, qui reprenaient vie quand le reste commençait à prendre mort et qui poussaient fins comme un duvet de poussin. Je me souviens des fleurs triomphantes et qui, même fanées, finiront par lui survivre, des médecins qui passent pour vérifier que tout continue de ne pas aller bien, de mon préféré, le tout juste diplômé qui fait des blagues juives auxquelles personne ne rit sauf maman, et qui porte son stéthoscope autour du cou comme une Miss France son écharpe. Il sait tout. Il n’a même pas besoin de réviser en douce le dossier de sa patiente. Il sait quoi, depuis quand, pourquoi, ce qui a raté et ce qu’on pourrait peut-être encore envisager. Et puis le chouchou de maman, le plus beau, elle lui fait les yeux doux, mais sans cils, trop enfoncés dans leurs orbites : elle pose des questions pudiques et impudiques, écoute sagement, émet une objection, fait sa gracieuse, sa coquette, elle n’est pas une patiente difficile.
La petite tête des enfants par la porte entrebâillée. Maman ça va ? tu es malade ? Oui, oui, je suis malade, donc ça va. Ça les rassure, c’est juste une maladie. Si maman ne se lève pas, c’est pas parce qu’elle est triste, c’est parce qu’elle a un rhume, ou autre chose, on va appeler un docteur, c’est pas grave. Voilà. Un rhume. Au pire une grippe. Rien à voir avec mon enquête sur maman. Peut-être maman, elle aussi, est devenue très malade pour arrêter d’être très triste ?
À la fin des années 1950, dans un bourg des Deux-Sèvres, Marguerite,
mariée et mère de trois enfants, quitte le domicile familial et
disparaît sans un mot. Des années plus tard, sa fille enquête pour
comprendre les raisons et les circonstances de cet événement qui a
marqué sa vie. De la vérité, elle n’a que les bribes qu’on a bien voulu
lui confier. Certes, il y aurait eu un autre homme, plus aisé que son
père, que sa mère aurait rejoint sur la côte. Mais est-ce bien seulement
cela, son histoire ? Et comment vivre libre après avoir tout abandonné ? À partir d’indices littéraires – de Virginia Woolf à Emil Ferris –, de
journaux intimes et de ses propres souvenirs, la narratrice se plonge
dans la condition féminine de l’après-guerre pour retracer l’histoire de
Marguerite. Au fur et à mesure, émerge une figure de femme et de mère à
l’identité complexe, tour à tour sombre et lumineuse. Une femme dont
les rêves, plus vastes que l’horizon étroit de son foyer et de son
milieu social, ouvriront à sa fille de nouvelles voies.
Reine
Bellivier livre un premier roman poignant sous la forme d’une enquête,
qui révèle combien le désir impétueux de liberté peut bouleverser des
vies en apparence minuscules.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Reine Bellivier est née en 1982 et vit à Nantes. Son enfance a été
marquée par le bocage des Pays de la Loire et plusieurs longs séjours à
l’étranger. Après des études de lettres, elle coordonne des projets
éditoriaux en indépendante. La Hideuse est son premier roman.
Avis :
Ce premier roman d’inspiration autobiographique retrace la disparition de Marguerite, mère de famille des années 1950, qui quitte un jour son foyer sans un mot. Ce départ ouvre une brèche dans la mémoire familiale que la narratrice – sa fille – explore avec une délicatesse poignante. Reine Bellivier transforme un épisode intime en une fiction sensible, mêlant souvenirs, journaux intimes et élans imaginaires, dans un geste de réparation et de réconciliation avec l’absence.
Le récit s’organise comme une quête intérieure, guidée par les traces ténues d’une femme qui s’est effacée et que la narratrice s’emploie à recomposer par l’empathie, l’intuition et les résonances littéraires. Se glissant dans les pas de sa mère pour mieux saisir ce qu’elle a pu ressentir – étouffement dans un quotidien contraint, vertige du départ, culpabilité subséquente –, elle cherche à en comprendre les ressorts intimes. Portée par une volonté de relier plutôt que de juger, elle éclaire en creux la condition féminine de l’époque, réduite aux devoirs domestiques et contrainte d’étouffer ses désirs d’émancipation. Ce travail de réinvention s’appuie avec le plus grand naturel sur des figures tutélaires comme Virginia Woolf, dont la pensée sur l’indépendance intérieure résonne avec le destin de Marguerite, ou Emil Ferris, dont l’univers graphique et hybride inspire une narration libre et intuitive.
La langue, sobre et poétique, avance avec retenue entre les ombres, effaçant les jugements communément hâtifs pour laisser place à une écoute patiente, une attention aux failles, aux silences et aux élans contenus. Choisi pour sa résonance affective, chaque mot s’imprègne d’une pudeur bouleversante, dans une élégance qui laisse affleurer l’émotion sans jamais l’exhiber.
La Hideuse trace un chemin de réconciliation, mais aussi de réhabilitation – celle d’une mère « indigne » dont, avec un discernement remarquable, la narratrice restitue la complexité, la dignité et, en définitive, le malheur. Un texte profondément sensible, juste et lucide, qui émeut par ce qu’il donne à ressentir de la souffrance transmise de mère en fille. (4/5)
Citations :
Tu t’étais mise à peindre. Qu’est-ce qui parlera pour moi quand ma fille fera le tri dans ma maison vide ? Les lettres gardées, un billet glissé entre des pages, un article découpé. Qu’est-ce qui trahira les tremblements de la conscience, les regrets muets, les petits et les grands renoncements, les jardins d’orgueil et de menues fiertés, les pensées qui étayent la journée et celles qui soutiennent une vie ? Est-ce que des objets peuvent révéler les croix qui nous ont pesé et celles qui nous ont servi de colonne vertébrale, comme aux épouvantails ? (...) « Les tubercules sont les organes de conservation qui permettent de classer la pomme de terre parmi les plantes vivaces à multiplication végétative : la plante, au lieu de se reproduire par voie sexuée grâce à la formation de fleurs et de graines, ne fait que multiplier indéfiniment ses organes végétatifs (racines, tiges et feuilles) grâce à des fragments de tiges portant les réserves nécessaires à leur reprise » (Cercle royal horticole d’Antoing, « Les loisirs de l’ouvrier »). Dans l’entrain que certaines femmes mettent à apprendre, même tardivement, toutes sortes de pratiques créatives, je ne peux pas m’empêcher de voir plus qu’une tocade pour tromper l’ennui, mais bien une nécessité de ménager un espace à soi, comme en offrent tous les actes de création, et qui permet de faire de sa condition bien autre chose que la multiplication indéfinie de l’espèce à travers soi-même, comme c’est le cas du pied de pomme de terre.
Note de Maman : « Aujourd’hui plus dur que d’habitude, pas dormi, mal partout, ne tiens pas debout, tout est sombre. Et je croyais l’avoir oubliée, mais elle était dans l’escalier, quand j’ai descendu. Pourquoi me poursuit-elle et me tourmente-t-elle ? Hier je l’ai aperçue derrière un arbre (hideuse) elle m’a fait très peur pour le reste de la journée. »
Titre : L'empire de l'ombre Guerre et terre au temps de l'IA
Auteur : Giuliano DA EMPOLI
Parution : 2025 (Gallimard)
Pages : 266
Présentation de l'éditeur :
Sur la scène : Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping. Une fébrilité
planétaire – le risque d’une déflagration mondiale. Le spectacle est
impressionnant, mais que se passe-t-il vraiment dans l’ombre ? Une
transformation profonde est en cours. Il est devenu urgent de la
comprendre. Des idéologues du Kremlin aux techno-césaristes de la
Silicon Valley, de nouvelles élites cherchent à forger des empires. La
puissance de feu, matérielle et intellectuelle, du projet qui s’impose
depuis la Maison-Blanche est incontestable. Comme toujours en pareil
cas, ses partisans ont tendance à le présenter comme inéluctable. Mais
l’acharnement avec lequel ils s’en prennent à l’Europe nous dit qu’ils
la considèrent tout de même comme un obstacle à la mise en œuvre de
leurs plans. S’en rendre compte, c’est prendre conscience que nous avons
davantage de pouvoir que nous l’imaginons et construire un avenir
alternatif. Le point de départ doit être le refus de la soumission.
Puisque le défi est philosophique et culturel, toute résistance commence
par la connaissance. C’est ce qui fait de ce quatrième volume de la
revue un vademecum nécessaire à tout citoyen convaincu que la
vassalisation heureuse ne peut pas être sa destinée. (Giuliano da Empoli)
Avec
les contributions de Daron Acemoglu, Sam Altman, Marc Andreessen,
Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Benjamín
Labatut, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Svetlana
Tikhanovskaïa, Jianwei Xun, Curtis Yarvin.
Le Grand Continent,
revue née en ligne et portée par une nouvelle génération, s’est imposé
comme la plateforme de référence pour le débat stratégique, politique et
intellectuel à l’échelle continentale.
Un mot sur l'auteur :
Giuliano da Empoli, né en à Neuilly-sur-Seine, est un
écrivain et conseiller politique italien et suisse. Il est le président
de Volta, un think tank basé à Milan, et enseigne à Sciences-Po Paris.
Avis :
La revue Le Grand Continent, fondée à Paris, est un espace de réflexion transdisciplinaire qui réunit intellectuels et écrivains autour des grandes mutations contemporaines. Elle paraît en format papier aux éditions Gallimard sous la forme d’un numéro annuel, dirigé par l’écrivain et conseiller politique italo-suisse Giuliano da Empoli. Cette quatrième parution, qui rassemble différents textes de figures comme Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Mario Draghi ou encore Adam Curtis, est consacrée aux bouleversements géopolitiques et culturels liés à l’intelligence artificielle, aux conflits contemporains et aux nouvelles formes de pouvoir.
Le volume met en scène les grandes puissances actuelles – Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping – mais insiste surtout sur ce qui se joue « dans l’ombre » : la montée de nouvelles élites, des idéologues du Kremlin aux techno-césaristes de la Silicon Valley, qui cherchent à forger des empires à travers l’IA et les technologies numériques. L’ambition est de montrer que derrière le spectacle visible des tensions mondiales, une mutation souterraine est en cours, qui redessine en profondeur les équilibres mondiaux.
Dans ce contexte, les formes traditionnelles de domination se déplacent et se recomposent. La guerre devient hybride, menée à la fois dans le cyberespace et sur les terrains physiques, brouillant les frontières entre affrontement visible et invisible. La terre ne se réduit plus aux territoires matériels : elle inclut désormais les infrastructures numériques, les réseaux énergétiques et les espaces de données, devenus des enjeux de souveraineté. Quant aux rapports de force, ils se réorganisent sous l’effet de l’IA, qui fait émerger de nouvelles puissances – entreprises technologiques, idéologues, acteurs transnationaux – capables d’imposer souterrainement leur influence.
La démonstration proposée par ce numéro s’appuie sur un matériau singulier : non seulement les analyses des observateurs, mais aussi les textes, discours et manifestes produits par ces nouvelles élites elles-mêmes. En donnant à lire leurs propres paroles, la revue dévoile la logique interne de ces acteurs, leur rhétorique guerrière et leurs stratégies de conquête. On y perçoit la manière dont ils façonnent des récits de domination, manipulent les imaginaires collectifs par les réseaux sociaux, instaurent une forme d’« hypnose » de masse et redéfinissent le rapport au réel. Ces prises de position, souvent marquées par une défiance envers les institutions démocratiques, révèlent une volonté de substituer au débat public une vision autoritaire et technologique du pouvoir. L’ensemble met ainsi en lumière la cohérence d’un projet souterrain : celui d’élites qui, par la guerre des récits et la maîtrise des technologies, cherchent à imposer un nouvel ordre mondial à leur avantage.
« Être un modéré n’est pas une idéologie [...] c’est l’absence de pensée. » – Curtis Yarvin « Il n’y a plus de beauté que dans la lutte [...] La technologie doit être un assaut violent. » – Marc Andreessen « Les machines prennent les décisions à notre place [...] mais c’est largement compensé par la liberté née de l’abondance matérielle. » – Marc Andreessen « Notre ennemi est le principe de précaution [...] Il est profondément immoral et nous devons nous en débarrasser. » – Marc Andreessen « Je ne crois plus désormais que la liberté et la démocratie sont compatibles. » – Peter Thiel « L’augmentation considérable des bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes [...] ont rendu la démocratie capitaliste oxymorique [...] Seules les technologies pourraient créer de nouveaux espaces pour la liberté. » – Peter Thiel
Autant de déclarations que le lecteur reçoit comme des déflagrations, venant confirmer avec une force implacable les analyses sombrement lucides des spécialistes contributeurs de l’ouvrage. Pourtant, loin de se réduire à un constat désabusé, le livre s’attache tant bien que mal à l’espoir : en dévoilant la radicalité des imaginaires qui structurent ces nouvelles élites, il alerte sur l’ampleur des luttes en cours et invite chacun à mesurer les conséquences politiques et culturelles de ces visions. Cette mise en lumière, en rendant visibles les logiques souterraines, ouvre la possibilité d’une réaction collective, en particulier à l’échelle européenne, où se joue peut-être la capacité de bâtir un contre-modèle. Car c’est là que peut émerger une réponse fondée sur la démocratie, la culture et la coopération, capable de rivaliser avec les récits conquérants et de proposer une autre idée du progrès : un progrès partagé, inclusif et durable.
Une collection de textes saisissants qui, au-delà du constat, tracent les lignes de force d’un monde en recomposition. Ce numéro n'éclaire pas seulement les bouleversements : il en fait sentir l’urgence, en donnant au lecteur les clés pour comprendre – préalables indispensables à toute réaction. Comme toujours sous la direction de Giuliano da Empoli, l’ouvrage conjugue clarté et intensité, offrant une lecture accessible et percutante, qui secoue et arme l’esprit. Essentiel, parce qu’il ne s’agit plus seulement de lire le présent, mais de se préparer à le transformer collectivement. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Réduit à l’essentiel, le projet politique techno-césariste peut être décomposé en deux phases. D’abord, la machine à chaos des réseaux sociaux et autres outils numériques sape de l’intérieur les fondements mêmes des démocraties libérales. Le débat public sort des espaces réglementés dans lesquels il se déroulait pour rejoindre une sorte de Somalie numérique où les seules règles sont celles imposées par les seigneurs de la guerre, les propriétaires des grandes plateformes, qui remplacent l’opinion publique par un assemblage de tribus ennemies et multiplient leur fortune au passage. Cette phase implique l’élimination des anciennes élites modérées, sociales-démocrates et libérales qui ont gouverné nos sociétés jusqu’à présent, et leur substitution par des leaders extrémistes qui amplifieraient encore plus la déconstruction des institutions démocratiques et de tout ce qui pourrait freiner l’accélération en cours. Passé cette première phase, la théorie du bonheur du techno-césarisme se révèle dans toute sa splendeur. Elle implique l’adhésion des masses à un nouveau Léviathan, la machine algorithmique gouvernée par l’intelligence artificielle qui résoudra tous les problèmes de l’humanité, laissant présager un avenir d’abondance illimitée. Si Hobbes concevait déjà son Léviathan non pas comme une créature abstraite mais comme un corps physique, un « homme artificiel » ou, mieux, un « Dieu mortel », les techno-césaristes vont plus loin, en imaginant un Léviathan dont la domination s’étendrait au-delà des frontières de la Terre, en colonisant l’univers, et au-delà des frontières de la vie humaine, en vainquant la mort. En attendant que cet avenir radieux se réalise, le projet prévoit que les masses se soumettent à un régime de contrôle absolu, qui surveille et oriente chacun de leurs mouvements, afin que le fonctionnement de la société dans son ensemble, et de chacun des individus qui la composent, se conforme de plus en plus à celui de la machine.
Avant même qu’il ne mette les pieds à la Maison-Blanche, J. D. Vance avait formulé les termes du marché de manière explicite : « Ne pensez pas que l’OTAN vous protégera si vous imposez des limites à nos plateformes numériques », avait-il dit. Et depuis, cette menace a été réitérée, sous différentes formes, par tous les hiérarques du nouvel empire. Accepter cet échange reviendrait à renoncer à une dimension de la souveraineté dont l’importance est désormais comparable à celle de la souveraineté territoriale. S’il n’exclut pas un volet territorial (le Groenland, le Canada, le Panama…), le projet techno-césariste se déploie en effet principalement dans la dimension numérique. Accepter l’échange de Vance, c’est donc se résigner à la dislocation de nos démocraties, à l’image de ce qui se passe aux États-Unis, et ouvrir tout grand la porte à l’autoritarisme numérique dont rêvent les oligarques de la Silicon Valley.
Il ne s’agit pas que de nouvelles règles. Comme le dit très bien Andre Wilkens, pendant trop longtemps, l’Europe s’est appuyée sur la croyance que l’utilisation abusive des plateformes numériques pouvait être traitée principalement par la réglementation, mais bien que des normes solides soient indispensables, « on ne gagne pas une guerre à coups de réglementations ».
La plupart des gens ne veulent pas que les moindres détails de leur vie soient gérés par une sorte de machine omnisciente toute-puissante, même si c’est pour leur bien. Être libre, ce n’est pas avoir un maître bienveillant, c’est ne pas avoir de maître du tout.
Prédire l’avenir est toujours un acte de pouvoir, mais imaginer des futurs alternatifs est toujours un acte de liberté.
Dans ce paysage évoluent deux figures emblématiques, à la fois créateurs et symboles de cette époque : Donald Trump et Elon Musk. Ils ne sont pas simplement deux individus puissants ; ils sont les apôtres de ce nouveau paradigme, forces opposées mais complémentaires dans la bataille pour la réalité. D’un côté, Trump vide le langage : ses mots, répétés à l’infini, deviennent des signifiants vides, dénués de sens mais chargés d’un pouvoir hypnotique. De l’autre, Musk inonde notre imagination de promesses utopiques destinées à ne jamais se réaliser, entraînant les esprits dans une transe perpétuelle d’anticipation obsessionnelle. Ensemble, ils modulent nos désirs, réécrivent nos attentes et colonisent notre inconscient. Tous deux ont perfectionné l’art de susciter des crises pour ensuite se présenter comme la solution. Trump évoque des invasions imaginaires pour se poser en protecteur. Musk annonce des apocalypses liées à l’intelligence artificielle pour se proposer comme le gardien de l’humanité. Cette technique qui consiste à créer et à résoudre des problèmes imaginaires est la clef de toute hypnose.
Le capitalisme numérique n’est pas simplement une évolution du capitalisme. Les algorithmes ne sont pas de simples outils de calcul et de prédiction : ce sont des technologies hypnotiques de masse. Et l’économie de l’attention n’est pas qu’un modèle économique : c’est un système d’induction collective de transe.
L’illusion n’a jamais été aussi réelle – et l’idée de réalité n’a jamais été aussi illusoire.
Ce n’est pas une ère de contrôle direct. C’est une ère de manipulation subtile, où le pouvoir ne se manifeste pas par la force mais par la séduction. Le récit ne dicte pas de règles : il murmure des possibilités. Chaque image, chaque son, chaque mot se positionne comme une tesselle dans une mosaïque hypnotique. La répétition est son arme la plus puissante : non pas parce qu’elle contraint mais parce qu’elle capture.
Trump, comme nous l’avons vu, exploite et amplifie les impulsions régressives : la nostalgie d’un passé imaginaire, la peur de l’autre, le désir de vivre dans un monde simple. Son hypnose opère par la libération contrôlée d’énergies réprimées. Musk, en revanche, mobilise les impulsions progressistes, même chez les conservateurs : le désir de transcendance technologique, l’évasion de la finitude humaine, l’excitation pour la nouveauté. Son hypnose fonctionne par la sublimation technocratique des angoisses existentielles.
Leur opposition apparente – la régression de Trump face au progressisme de Musk – repose sur une complémentarité profonde : ils sont deux faces d’un même système qui opère par modulation des états de conscience collectifs, oscillant entre la nostalgie d’un passé imaginaire et l’anticipation d’un futur impossible.
Le véritable pouvoir de ces systèmes réside non dans leur capacité à censurer ou contrôler l’information, mais dans leur aptitude à façonner l’architecture même de la perception. TikTok, par exemple, ne se contente pas de distribuer du contenu : il exporte et propage une manière particulière de vivre le temps, l’identité et les relations. L’algorithme devient un outil de colonisation culturelle, plus subtil et profond que les formes traditionnelles d’impérialisme.
La capacité d’un État à exercer sa souveraineté ne dépend plus de sa force militaire ou économique, mais de sa capacité à maîtriser et à maintenir des architectures de la conscience convaincantes. Ainsi la victoire et la défaite ne se mesurent plus en termes de conquête territoriale, mais d’hégémonie perceptuelle.
Le rôle des entreprises technologiques a pris une dimension absolument inédite. Elles ne sont plus simplement des acteurs économiques, mais de véritables entités géopolitiques en compétition avec les formes traditionnelles de la souveraineté pour le contrôle des états de conscience. Leur pouvoir découle non pas du contrôle des territoires ou des ressources, mais de leur capacité à façonner les interfaces par lesquelles des milliards de personnes accèdent à la réalité elle-même.
Accélération. Réaction. L’alliage de ces deux métaux lourds – a priori incompatibles, en apparence contradictoires – définit l’alchimie du nouvel empire Trump. D’un côté, l’accélération d’une partie des États-Unis qui veut s’affranchir de toute contrainte, de toute réglementation mais qui veut investir et s’élancer vers l’avenir ; une élite qui ne méprise pas la mondialisation mais veut la dominer ; un groupe au pouvoir qui entend imposer son propre canon linguistique et culturel dans une perspective futuriste. De l’autre, la réaction de l’Amérique des petites villes, du travail manuel et du concret. Les territoires où vivent ceux qui sont les moins éduqués, où l’immigration est enchâssée au tissu productif. C’est dans cette soudure mystérieuse que se crée la base de la nouvelle majorité électorale américaine. Elle est au fondement de la structure sociale imposée dans laquelle le haut, en route vers le futur – l’élite technologique et capitaliste –, coexiste avec le bas conservateur – le premier électorat de Trump et de sa promesse populiste. Elle définit le regard que la nouvelle administration portera sur les États-Unis et le reste du monde.
Le fer de lance de ce projet impérial s’appelle Elon Musk. Il n’est pas seulement le grand inspirateur de l’internationale réactionnaire. Pour l’administration Trump, il pourrait à lui seul, avec le soutien de l’oligarchie techno-césariste, jouer le rôle d’une nouvelle Compagnie des Indes – la société marchande privée qui a permis à l’Empire britannique de contrôler ses possessions et de barrer la route à ses adversaires pendant près de deux siècles. Dans cette manière anglo-américaine de concevoir la projection extérieure de la puissance – ce que Michael Mann a appelé la puissance infrastructurelle –, une osmose nouvelle entre le public et le privé permettrait à l’empire Trump de s’infiltrer là où les structures gouvernementales ne parviennent pas et aux grandes entreprises privées de former des monopoles ou des oligopoles.
Qu’il s’agisse d’efficacité au travail, de divertissement ou d’applications pratiques – l’un des slogans d’Apple était justement qu’il existe « une application pour presque tout » – les avantages offerts par ces technologies sont immédiats et tangibles. Cette situation presque magique a créé une sorte de déconnexion : un monde dans lequel les personnes – devenues des utilisateurs – bénéficient de technologies souvent gratuites sans saisir les conséquences plus profondes quant à la croissance et à l’influence des pourvoyeurs de ces technologies sur la démocratie, la géopolitique, la vie privée et la société dans son ensemble. Les délibérations les plus cruciales, les défis liés à la collecte de données et les comportements anticoncurrentiels de ces entreprises restent souvent cachés. Nous voyons et expérimentons de première main les aspects positifs et passionnants de leurs produits sans remarquer les autres dynamiques qui font tout autant partie intégrante des activités de ces entreprises. C’est précisément en inventant des objets et des dispositifs qui nous plaisent que ces plateformes peuvent opérer, dans l’ombre, un transfert du pouvoir.
Il suffit de regarder de ce qu’a provoqué la diffusion massive de l’IA à l’échelle mondiale pour s’en rendre compte : les conditions qui ont rendu possible le coup d’État de la Silicon Valley demeurent. Plus le nombre d’utilisateurs de ChatGPT grandit, plus les gens s’émerveillent : « N’est-ce pas incroyable ? N’est-ce pas divertissant ? » En attendant, les questions les plus importantes restent sans réponse : « Ces informations sont-elles fiables ? Quelles données ont été utilisées ? Sont-elles discriminatoires à l’égard des personnes vulnérables ? Comment peut-on le savoir ? Où est l’obligation de rendre des comptes ? Y a-t-il un risque pour la sécurité nationale ? » Étonnamment, ce n’est pas ce qui vous vient à l’esprit lorsque vous demandez à OpenAI de vous chanter une version hip-hop de La Marseillaise. Pourtant, le même décalage continue d’opérer – entre les petites expériences individuelles et les effets cumulatifs que ces entreprises peuvent engranger de manière partiellement visible, voire totalement cachée. C’est ce qui fait l’originalité du coup d’État technologique : c’est un processus graduel, indolore, qui nous rend passif et étouffe le moindre soupçon avant même qu’il puisse être exprimé.
C’est pour cela que malgré son côté relativement lent et discret, il faut prendre le coup d’État de la Silicon Valley pour ce qu’il est : un transfert de pouvoir cumulatif – propulsé à moyen terme par des actions visant délibérément à induire en erreur, à échapper à la réglementation et à créer des technologies facilitant des comportements d’obstruction à la démocratie.
Il est facile de dire que les citoyens peuvent toujours faire quelque chose. C’est une banalité. Mais il n’est pas réaliste de penser que les utilisateurs individuels sont capables à eux seuls de s’opposer à des entreprises multimilliardaires et à leurs armées d’avocats, de designers, d’ingénieurs ; à leurs centres de données inaccessibles et à leurs systèmes verrouillés impénétrables. Pour le dire autrement : ces entreprises ont fait de nous des prisonniers de leurs dispositifs.
La prudence est donc de mise. Considérer l’IA du point de vue de l’intérêt public peut avoir du sens – mais à condition que cela signifie tout autre chose que de répondre à la pression des entreprises. Peu importe quel message elle véhicule – protéger, réindustrialiser, nous simplifier la vie, nous rendre heureux – une entreprise n’a toujours qu’un seul but : vendre ses produits et tirer le maximum de profits des interactions avec les consommateurs. En d’autres termes, ce n’est pas parce que des entreprises – par définition fortement incitées à commercialiser leurs produits – les présentent comme absolument nécessaires que la société et les gouvernements devraient les adopter sans précaution. Plutôt que la précipitation pour « gagner la course à l’IA », notre réponse devrait être la retenue.
J’utilise souvent une analogie avec la médecine. Si l’innovation est vitale dans le domaine de la santé, elle s’accompagne toujours d’essais cliniques rigoureux et de garanties solides avant qu’un nouveau traitement soit appliqué sur des personnes. Autrement dit, on ne se contente pas de dire : « Nous avons un médicament ou un vaccin potentiellement innovant, distribuons-le à tout le monde et voyons ce qui se passe. » Il ne faudrait pas envisager l’IA autrement : il s’agit d’une expérimentation à grande échelle et en temps réel sur l’ensemble de la société. Les conséquences de cette expérimentation sont immenses et potentiellement dévastatrices. Elles vont de la désinformation à la dégradation climatique en passant par la santé et la sécurité nationale. À cet égard, la plus grande inquiétude est la suivante : on ne connaît pas encore les risques que les modèles d’IA peuvent poser et il existe aujourd’hui peu, voire aucun mécanisme indépendant pour évaluer les risques que portent en eux ces nouveaux modèles.
Les dictateurs se sentent toujours invincibles – jusqu’à leur chute. Ils survivent grâce à la peur, et lorsque celle-ci disparaît du peuple, de l’appareil et de l’armée, ils en paient le prix. Dans ces moments critiques, personne ne viendra les sauver. Pas même leurs alliés supposés, car ils savent que le dictateur n’est plus aux commandes. Il n’y a pas de confiance, pas de sincérité – quand vous n’êtes plus utile, vous serez abandonné.
Les tyrans et les empires finissent toujours par s’effondrer.
« Être un modéré n’est pas une idéologie. Ce n’est pas une opinion. Ce n’est pas une pensée. C’est l’absence de pensée. » (Curtis Yarvin)
Pour paraphraser un manifeste d’une autre époque et d’un autre lieu : « Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. La technologie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme. » (Marc Andreessen)
« Une critique courante de la technologie est qu’elle nous priverait de tout choix, les machines prenant les décisions à notre place. C’est vrai, sans aucun doute, mais aussi largement compensé par la liberté de créer notre vie qui découle de l’abondance matérielle créée par notre utilisation des machines. » (Marc Andreessen)
« Nous avons des ennemis. Nos ennemis ne sont pas de mauvaises personnes – plutôt de mauvaises idées. Depuis six décennies, notre société actuelle est soumise à une campagne de démoralisation de masse – contre la technologie et contre la vie – sous des noms divers et variés tels que « risque existentiel », « durabilité », « ESG », « objectifs de développement durable », « responsabilité sociale », « capitalisme des parties prenantes », « principe de précaution », « confiance et sécurité », « éthique technologique », « gestion des risques », « décroissance », « limites de la croissance ». Cette campagne de démoralisation est basée sur de mauvaises idées issues du passé – des idées zombies, souvent dérivées du communisme, désastreuses hier comme aujourd’hui – qui ont refusé de mourir. Notre ennemi est la stagnation. Notre ennemi est l’anti-mérite, l’anti-ambition, l’anti-effort, l’anti-réalisation, l’anti-grandeur. Notre ennemi est l’étatisme, l’autoritarisme, le collectivisme, la planification centrale, le socialisme. Notre ennemi est la bureaucratie, la vetocratie, la gérontocratie, la déférence aveugle à la tradition. Notre ennemi est la corruption, la capture réglementaire, les monopoles, les cartels. Notre ennemi, ce sont les institutions qui, dans leur jeunesse, étaient vitales, énergiques et à la recherche de la vérité, mais qui sont aujourd’hui compromises, corrodées et en train de s’effondrer – bloquant le progrès dans des tentatives de plus en plus désespérées pour rester pertinentes, essayant frénétiquement de justifier la poursuite de leur financement malgré la spirale des dysfonctionnements et l’escalade de l’ineptie. Notre ennemi est la tour d’ivoire, la vision du monde des experts accrédités qui savent tout sur tout, qui se complaisent dans les théories abstraites, les croyances superficielles, l’ingénierie sociale, qui sont déconnectés du monde réel, qui sont délirants, qui ne sont pas élus et qui n’ont pas de comptes à rendre – ils jouent à Dieu avec la vie des autres, en s’isolant totalement des conséquences. Notre ennemi est le contrôle de la parole et de la pensée – l’utilisation croissante, au vu et au su de tous, du 1984 de George Orwell comme manuel d’instruction. Notre ennemi est la vision sans contrainte de Thomas Sowell, l’État universel et homogène d’Alexandre Kojève, l’utopie de Thomas More. Notre ennemi est le principe de précaution – qui aurait empêché pratiquement tout progrès depuis que l’homme a maîtrisé le feu. Le principe de précaution a été inventé pour empêcher le déploiement à grande échelle de l’énergie nucléaire civile, peut-être l’erreur la plus catastrophique de la société occidentale de mon vivant. Le principe de précaution continue d’infliger d’énormes souffrances inutiles à notre monde aujourd’hui. Il est profondément immoral et nous devons nous en débarrasser avec une extrême sévérité. » (Marc Andreessen)
« Plus important encore, je ne crois plus désormais que la liberté et la démocratie sont compatibles. » (Peter Thiel)
« Ce qui me rend d’ailleurs plus pessimiste encore, c’est que la tendance va dans le mauvais sens depuis longtemps. Pour en revenir à la finance, la dernière dépression économique aux États-Unis qui n’a pas déclenché une intervention massive du gouvernement était la crise de 1920-1921. Elle fut très aiguë mais courte, et elle entraîna la « destruction créatrice » schumpétérienne qui peut aboutir à un véritable boom. La décennie qui a suivi – les folles années 1920 – fut si forte que les historiens ont oublié qu’elle avait été inaugurée par une dépression économique. Les années 1920 furent la dernière décennie dans l’histoire américaine où l’on pouvait être parfaitement optimiste à propos de la politique. Depuis 1920, l’augmentation considérable des bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes – deux coups notoirement durs pour les libertariens – ont fait de la notion de « démocratie capitaliste » un oxymore. Face à ces réalités, n’importe qui désespérerait s’il limitait son horizon au monde de la politique. Je ne désespère pas, car je ne crois plus désormais que la politique contienne tous les futurs possibles de notre monde. Aujourd’hui, la grande tâche des libertariens est de trouver un moyen d’échapper à la politique sous toutes ses formes, que ce soient les catastrophes totalitaires ou fondamentalistes ou le demos irréfléchi qui guide la soi-disant « démocratie sociale ». La question centrale devient alors une question de moyen : comment trouver une issue, non pas en suivant la voie politique, mais en allant au-delà ? Parce qu’il n’y plus d’endroits réellement libres dans notre monde, je soupçonne que le mode d’évasion implique quelques moyens nouveaux et jusqu’ici inexplorés, qui nous conduiront vers des contrées inconnues ; et pour cette raison, j’ai focalisé mes efforts sur les nouvelles technologies qui pourraient créer de nouveaux espaces pour la liberté. » (Peter Thiel)
Un huis clos labyrinthique où l’amour et la mort se
livrent une course-poursuite infernale dans les entrailles d’un aéroport
pris dans un déluge de neige et de glace. Alors qu’une tempête se déchaîne, un criminel tente d’échapper à la
police et à son complice. Une réceptionniste dépose une étrange valise
dans une chambre d’hôtel où un petit garçon est enfermé. Une femme
guette l’arrivée du père de son enfant, et un steward désespéré attend
d’embarquer pour un vol ultime. Tous approchent du point de non-retour qui fera basculer leur existence.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Estelle Tharreau est l’auteure d’une dizaine de romans, dont La Peine du bourreau
(Prix du Roman Noir des Bibliothèques & des Médiathèques de Grand
Cognac, et Prix Spécial Dora-Suarez, catégorie « Frissons », en 2021), Il était une fois la guerre (Prix Dora-Suarez, catégorie « Passion », en 2023), et Le Dernier festin des vaincus (Prix Chien Jaune, catégorie « Adulte », en 2024).
Avis :
Dans l’espace confiné d’un aéroport balayé par la tempête, Estelle Tharreau orchestre un huis clos magnétique où les êtres, tels des particules humaines, se percutent, libèrent leurs ondes de choc et en ressortent métamorphosés, projetés vers de nouveaux horizons.
Sous la contrainte de cet enfermement, les tensions accumulées se fragmentent comme dans une fission nucléaire : une rupture infime suffit à libérer l’énergie longtemps contenue et à déclencher une réaction en chaîne intérieure. Leurs certitudes pulvérisées et leurs vérités enfouies révélées, les êtres se brisent, se révèlent et se transforment.
Parmi eux, un criminel traqué, prêt à tout pour s’échapper mais rattrapé par sa vérité ; une réceptionniste qu’un bagage en apparence anodin plonge dans une spirale de conséquences imprévues ; un enfant enfermé, incarnation de l’innocence prise au piège ; une femme suspendue à l’arrivée d’un voyageur, image du désir obstiné ; enfin, un steward désespéré, silhouette au bord du geste ultime. Chacun incarne une faille universelle – peur, secret, innocence, attente, désespoir. La mosaïque de leurs destins révèle la fragilité de la condition humaine et le poids de ce que tous s’efforcent vainement de tenir à distance.
Enfermant les personnages dans un temps suspendu qui brouille les repères et amplifie l’angoisse, la tourmente agit comme une force inexorable venue les figer en pleine course dans une atmosphère dont l’électricité se confond avec celle des consciences. Dans cette attente confinée, chaque minute est une épreuve, chaque geste une menace latente. Le huis clos se referme comme un étau invisible : privé d’échappatoire, chacun va devoir faire face à ce qu’il prétendait fuir. Le fracas du vent et la violence des éléments résonnent avec les tempêtes intérieures, créant une tension constamment au bord de l’explosion.
Quelques invraisemblances, une écriture si froidement efficace dans l'action qu'elle en vient à occulter une part du potentiel à la fois angoissant et esthétique de la bulle glacée, enfin l’extrême discrétion de la dimension sociale qui donnait toute leur profondeur aux précédents ouvrages de l’auteur : une certaine frustration peut s’immiscer chez le lecteur. Elle se dissipe néanmoins peu à peu, à mesure que les révélations s’enchaînent, que les arcanes du récit se déploient avec une maîtrise indéniable, et surtout que la métaphore du point de fuite, filée jusqu’au bout, confère à l’ensemble sa cohérence et sa puissance symbolique.
Souvent vécue comme une ligne de fuite, une course en avant pour éviter l’essentiel, il faut parfois l’accident de parcours pour que la vie se révèle dans sa vérité nue et nous invite à la vivre pleinement, en accord avec soi. Un roman haletant, oppressant et implacable, qui enferme ses personnages pour mieux révéler la fragilité de nos propres échappatoires. (3/5)
Citations :
Toutes ces destinées humaines s’apprêtaient à ricocher, à s’entrechoquer, à se neutraliser ou à s’anéantir dans les entrailles de l’aéroport avec la tour de contrôle pour seul arbitre.
Battu par les vents violents et la neige affolée, l’éclat des mille lumières de ce navire en perdition était devenu un halo terne, diffus et orangeâtre. Jamais ce colosse n’avait semblé si seul et vulnérable.