vendredi 19 décembre 2025

[Brasseur, Diane] L'accouchement

 




 

J'ai beaucoup aimé

Titre : L'accouchement

Auteur : Diane BRASSEUR

Parution : 2026 (Allary Editions)

Pages : 256








 

Présentation de l'éditeur :  

 « Quelques jours avant mon accouchement précipité, alors que je ne lui avais pas parlé de mes maux de ventre, mon père m’a envoyé la carte postale d’un ange peint en rouge, rigolo et inquiétant comme un gribouillage d’enfant. Ange gardien, le titre du tableau était écrit au verso, à côté de ces mots tendres : “Ce petit ange vient dire bonjour au petit bonhomme à venir.” C’était un mois et demi avant mon terme, le cachet apposé par la poste fait foi. Par quelle étrange prémonition mon père a-t-il été frappé ? »

Pour son quatrième roman, Diane Brasseur renoue avec la veine intime de son premier livre, Les Fidélités. D’une écriture clinique et puissamment romanesque, elle fait le récit d’un événement aussi ordinaire qu’extraordinaire : la mise au monde d’un enfant.



Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Diane Brasseur est romancière et scripte pour le cinéma. Elle est l’auteure de trois romans publiés chez Allary Éditions : Les Fidélités, traduit dans 8 pays, Je ne veux pas d’une passion et La Partition.



Avis :

Après deux premiers romans consacrés aux dilemmes amoureux, puis un troisième ancré dans sa mémoire familiale, la romancière et scripte de cinéma Diane Brasseur s’engage cette fois dans une veine autobiographique. L’accouchement retrace avec intensité les dernières semaines d’une grossesse compliquée par une prééclampsie, une expérience qui aurait pu basculer vers le drame. Loin de tout pathos, elle adopte une écriture précise, presque chirurgicale, qui déroule chaque instant avec la rigueur d’un compte à rebours et installe une tension dramatique digne d’un roman à suspense. 

Le récit s’ouvre sur une inconscience, les premiers signes de la prééclampsie glissés sous les radars laissant la narratrice rêver encore à son scénario idéal de naissance. Pour le lecteur, en revanche, chaque détail est déjà une alerte qui assombrit l’horizon. L’écriture, avec ses phrases brèves et ses chapitres resserrés, bat comme un cœur affolé et scande l’attente heure après heure. Peu à peu, le texte se transforme en une marche inexorable vers l’orage. 

En épousant la chronologie des faits sans introspection, Diane Brasseur restitue la stupeur de l’épreuve. Privée d’anticipation, elle avance à l’aveugle dans l’inconnu, cherchant à conjurer sa peur par des signes et des superstitions. Mise en mots d’une expérience intime, son récit est aussi une manière d’affronter la fragilité du corps et la violence du réel.

Ce texte aurait pu se réduire à un simple témoignage. Pourtant, en choisissant l'urgence et la sidération plutôt que le recul et l’analyse, Diane Brasseur dépasse ce cadre. Sa rigueur dessine en creux tout ce qui n’est pas dit : les variations émotionnelles, la relation au corps médical, la confrontation à la douleur et à la peur. Le livre rappelle ainsi, avec la force du choc, les réalités physiques et les risques de la maternité, escamotés derrière une perception idéalisée – marketée même – de la naissance. On nous promet des échographies glamour, des accouchements transformés en spa, des berceaux design assortis au salon et des récits calibrés pour Instagram. Face à ce mirage publicitaire, Diane Brasseur oppose la vérité nue du corps qui vacille et de la peur qui s’installe, révélant une vulnérabilité humaine que nous préférons oublier.

En partageant la bascule d’un rêve en cauchemar, ce récit personnel rappelle que toute existence se confronte tôt ou tard à sa fragilité. Mais si l’épreuve impose sa brutalité, elle ouvre aussi sur une issue lumineuse : la naissance advient, et avec elle la possibilité de transformer la peur en force et l’expérience en parole. Un livre écrit comme pour reprendre une respiration coupée, exprimant – derrière le soulagement d’une fin heureuse –  la sidération d’être rappelé, en plein rêve de bonheur, à notre condition humaine. (4/5)




Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

mercredi 17 décembre 2025

[Paulin, Frédéric] Que s'obscurcissent le soleil et la lumière

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Que s'obscurcissent le soleil 
            et la lumière

Auteur : Frédéric PAULIN

Parution : 2025 (Agullo)

Pages : 384

 

 

 

  

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Si la guerre ne finit jamais, qui donc verra la fin des combats ? Qui donc verra la fin des larmes des veuves, de la détresse des orphelins, de la souffrance des pères ? Qui donc, si ce n’est ceux qui sont morts à la guerre ? »
Fin d’année 1986, Paris est à feu et à sang. Il faut alors trouver rapidement un coupable pour calmer l’opinion publique. La piste Abdallah, bien que hautement improbable, est choisie, car la raison d’État prévaut souvent sur la vérité, comme le commissaire Caillaux ne le sait que trop bien. À l’international, Michel Nada a fort à faire car les enjeux sont colossaux : la crise des otages qui dure depuis plusieurs années maintenant vient se mêler de manière toujours plus cynique à la course à la présidence de 1988 entre Mitterrand et Chirac. Au Liban, la guerre reprend de plus belle après une brève accalmie, opposant cette fois les chrétiens entre eux, en plus de la lutte fratricide entre chiites, et le pays se retrouve bientôt avec deux gouvernements. Cette macabre comédie cessera-t-elle un jour ? Dans le dernier volet de sa trilogie libanaise, Frédéric Paulin nous emmène jusqu’aux derniers jours d’un conflit long de quinze ans et qui, comme il avait débuté, s’achève dans le chaos, avec, comme toujours, le peuple libanais pour seul véritable perdant.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Frédéric Paulin écrit des romans noirs depuis presque dix ans. Il utilise la récente Histoire comme une matière première dont le travail peut faire surgir des vérités parfois cachées ou falsifiées par le discours officiel.
Ses héros sont bien souvent plus corrompus ou faillibles que les mauvais garçons qu’ils sont censés neutraliser, mais ils ne sont que les témoins d’un monde où les frontières ne seront jamais plus parfaitement lisibles. Il a notamment écrit Le monde est notre patrie (Goater, 2016), La peste soit des mangeurs de viande (La Manufacture de livre, 2017) et Les Cancrelats à coups de machette (Goater, 2018).

 

 

Avis :   

Après Nul ennemi comme un frère et Rares ceux qui échappèrent à la guerre, Frédéric Paulin clôt sa trilogie géopolitique avec un dernier volet consacré aux ultimes années du conflit libanais, entre 1986 et 1990. Le récit reprend là où il s'était brutalement interrompu. Paris reste secouée par les attentats, les services secrets s’agitent et les ramifications de la guerre civile débordent largement de Beyrouth. On retrouve les mêmes personnages fictifs, mêlés aux figures historiques, pour cette suite troublante de réalisme, qui, miroir de la complexité d’un conflit dense et opaque, se déploie dans un entrelacs de lieux et de temporalités. 

Dans ce troisième tome, Frédéric Paulin resserre encore l’étau autour de ses protagonistes, pris dans les jeux d’ombres et les brutalités du renseignement et de la diplomatie. À mesure que le conflit s’intensifie, leurs trajectoires se referment inexorablement, jusqu’à leur effacement. Marqués par la fatigue et le doute, ils dessinent une humanité en lutte, ni héroïque ni cynique, mais désespérément impuissante dans sa lucidité. Leur disparition, brutale ou silencieuse, scelle la trilogie dans une impasse tragique, reflet fidèle d'une guerre sans issue.

L’écriture, tendue et précise, saisit les tensions invisibles, rend palpable l’attente, la peur et l'usure, là où l’éthique s’efface devant les calculs politiques. Elle accompagne les scènes de marchandage autour des otages, réduits à des leviers électoraux dans la rivalité entre Chirac et Mitterrand, révélant un monde où les vies humaines sont reléguées au rang de variables dans une stratégie de conquête du pouvoir. 

Frédéric Paulin explore les marges de l’histoire contemporaine avec une acuité sans fard, attentive aux failles humaines autant qu’aux rouages politiques. Certaines scènes, saisies dans leur âpreté, claquent comme des déflagrations : une exécution dans un couloir, un regard échangé avant la mort, une ville qui s’effondre sous les bombes. Ce sont des fulgurances de réel, des fragments de vérité assemblés avec une exactitude quasi documentaire.

Pourtant – est-ce une certaine lassitude, avec près de 1300 pages cumulées sur toute la trilogie ? – on en vient parfois à souhaiter une respiration, tant la précision irréprochable finit par pétrifier l’émotion et la mécanique narrative, si maîtrisée, par lisser les aspérités. L’intérêt ne faiblit pas, mais l’intensité s’émousse, comme si le récit, à force de lucidité, se tenait à distance de ce qu’il fait ressentir.

Que s’obscurcissent le soleil et la lumière referme une trilogie ambitieuse, tendue, d’une cohérence remarquable. Frédéric Paulin y poursuit son entreprise de dévoilement, entre fiction et histoire, sans jamais céder à la facilité du spectaculaire ni à l’illusion du dénouement. Si ce dernier volume laisse parfois l’émotion en retrait, il confirme la puissance d’un regard : celui d’un écrivain qui interroge les zones grises du pouvoir et les mécanismes souterrains qui façonnent les conflits contemporains. Une lecture exigeante, dérangeante par sa lucidité, impitoyable dans sa vision du politique – et nécessaire. (4/5)

 

 

Citations :

Est-ce que la légalité est une frontière ? La juge Gagliago elle-même n’en est plus certaine. Est-ce que la légalité est une frontière lorsque les politiques mentent, se renient, font d’un petit juge le coupable de leurs magouilles ? Est-ce que la légalité a un sens lorsqu’il s’agit d’assassiner un assassin ?

Sur le terrain, les combats continuent. Édouard Nada a aussi accepté l’inacceptable : dans son pays, les combats ne sont plus le moyen d’atteindre des objectifs stratégiques ou politiques, non, ce ne sont que l’expression pathologique de chefs de guerre, et des miliciens qui leur obéissent. Ces gens se battent entre eux uniquement pour affirmer leur présence. Les anciens alliés se retrouvent désormais ennemis et l’on se massacre au sein d’une même confession : chiites contre chiites, Palestiniens contre Palestiniens, et chrétiens contre chrétiens. La Syrie et l’Iran exacerbent ces conflits, certes. Mais les Libanais sont assez fous pour se battre entre eux, sans l’aide de l’extérieur.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

lundi 15 décembre 2025

[Desarthe, Agnès] L'oreille absolue

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'oreille absolue

Auteur : Agnès DESARTHE

Parution : 2025 (L'Olivier)

Pages : 144 

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« C’était un hiver lumineux et sec où rien ne semblait devoir mourir. »
Un petit garçon intenable rencontre un homme au bout du rouleau. Une femme retrouve son amant disparu. Un musicien prépare un concours avec un jeune prodige qui ne sait pas lire une note. Deux adolescents filent à moto sans casque. Ces personnages – et bien d’autres encore - semblent n’avoir aucun lien entre eux, si ce n’est que tous appartiennent à la même harmonie municipale. Mais une fillette timide promise à un brillant avenir les observe sans qu’ils le sachent. Elle comprend qu’un fil les relie tous et qu’un sort a suspendu pour un temps les drames individuels. Que ce fil vienne à rompre, et tous tomberont. La musique, alors, s’arrêtera.
Dans cet admirable roman polyphonique, Agnès Desarthe s’amuse à nouer et dénouer les destins par le seul jeu de l’écriture.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Agnès Desarthe a publié onze romans aux Éditions de l’Olivier, dont Un secret sans importance (prix du Livre Inter 1996), Dans la nuit brune (prix Renaudot des lycéens 2010), Ce cœur changeant (Prix littéraire du Monde 2015), L’Éternel fiancé (Prix de l’héroïne Madame Figaro, 2021) et Le Château des rentiers (en lice pour le Goncourt 2023).

 

 

Avis :

Bref et dense, écrit dans l’esprit d’une musique de chambre, L’oreille absolue fait résonner les obsessions d’Agnès Desarthe – quête de sens, mémoire intime et collective, communauté comme espace fragile où se jouent accords et dissonances de l’existence – en une partition littéraire dont la musicalité constitue le véritable moteur narratif.

L’histoire se tisse autour de nombreux personnages, rassemblés par l’harmonie municipale de leur petite commune. Jeunes ou vieux, chacun trouve sa place dans l’ensemble, en une communion qui suspend le cours ordinaire de la vie, comme une trêve lumineuse et magique où le temps s’arrête et la fatalité se tait. 

Dès lors, le roman se déploie comme une pièce musicale, chaque voix y allant de son récit de vie comme en autant de couplets, ponctués par un refrain poétique et lancinant, qui rappelle ce que, des cruautés de l’existence, la musique fait oublier : « C’est un hiver lumineux et sec où rien ni personne ne doit mourir. » 

Comme une incantation, ce refrain tisse un lien fragile entre des voix disparates, qui, en croisant leurs trajectoires solitaires vers un destin provisoirement suspendu, composent une mosaïque sonore à l’image des existences dessinant ensemble la trame de l’humanité. 

Par-delà la métaphore musicale, c’est l’écriture elle-même qui se fait instrument : phrases brèves ou amples, reprises et variations, silences ménagés comme des pauses. Plus qu’un don technique, l’« oreille absolue » est ici une disposition à l’écoute, une manière d’accueillir la pluralité des chants et de leur donner place dans le tissu du récit.

Aussi belle soit-elle, la portée métaphorique du texte ne se révèle qu’à l’issue d’un effort d’écoute, grâce à une disponibilité à la polyphonie et à ses dissonances. Ce n’est qu’en traversant une désorientation initiale que l’on accède à la justesse de cette composition littéraire, où la musique figure une humanité vulnérable et souffrante, mais capable, l’espace d’un instant, de se tenir ensemble et d’oublier sa condition mortelle.

Au final, L’oreille absolue rappelle que la littérature, comme la musique, n’offre pas de réponses mais une expérience : celle d’un déplacement, d’une écoute qui déroute avant d’éclairer et qui fait surgir, au cœur du chaos, une forme de sens partagé. Elle apparaît ainsi une consolation face à la condition humaine, suspendant un instant la conscience de notre finitude solitaire et inexorable, et ouvrant à la possibilité d’un accord fragile mais commun. Un roman exigeant, brillant et subtil, où musique et écriture se rejoignent dans l'art délicat de panser l'âme. (4/5)

 

Citations :

– Tu connais le nom des notes ? 
– J’ai pas besoin de le connaître, elles le disent. Elles font leur son et en même temps, elles crient leur nom de note.

Comme lui, les habitants du village, réunis dans la salle des fêtes pour le concert de Noël, revivent pêle-mêle peines et joies brassées par la musique, car c’est un hiver lumineux et sec où rien ni personne ne semble vouloir mourir, si bien que pour un temps, seuls les souvenirs, comme des guirlandes colorées dans la nuit, occupent les esprits et font verser des larmes ou monter des sourires.

 

 

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samedi 13 décembre 2025

[Delerm, Philippe] Le suicide exalté de Dickens

 




 

J'ai aimé

 

Titre : Le suicide exalté de Dickens

Auteur : Philippe DELERM

Parution : 2025 (Seuil)

Pages : 132 

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Une flambée d’humanité. Voici ce qu’aura été la vie de Charles Dickens, avant qu’il ne meure d’épuisement, à cinquante-huit ans. C’est un pan peu connu de la vie d’un des plus grands écrivains que Philippe Delerm nous donne à découvrir dans ce récit court et captivant. Dickens a consumé les dix dernières années de sa vie dans des tournées de lectures publiques, à la façon d’une rock star littéraire du XIXe siècle. Écosse, Angleterre, États-Unis : il se donnait corps, voix et âme pour incarner les personnages de ses plus grands romans (Olivier Twist, De grandes espérances, Pickwick…). Personnages qu’il disait préférer à ses propres enfants… Il aura fait de la littérature une œuvre vivante. Sitôt refermé ce livre, on ne rêve plus que de replonger dans l’œuvre de celui qui a inventé le roman moderne, le grand Charles Dickens.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1950, Philippe Delerm a consacré sa vie à la littérature. Professeur de français de nombreuses années, auteur de plus de cinquante livres salués par la critique et le prix des libraires en 1997, il est aussi un lecteur intime de nombreux écrivains, dont Marcel Proust ou Charles Dickens.

 

 

Avis :

Philippe Delerm dévoile une facette méconnue de Charles Dickens dans ce court roman qui voit l’écrivain, exalté jusqu’à la démesure, consumer ses dernières années en tournées de lectures publiques. Acteur de ses propres textes, il incarne ses personnages avec une énergie théâtrale qui fascine les foules, mais dans une dépense de soi si absolue qu'elle le mène à l’épuisement fatal. 

On connaissait Philippe Delerm pour sa célébration des plaisirs minuscules, un thème prolongé en réflexion sur le bonheur dans Sundborn, consacré au peintre impressionniste Carl Larsson et à sa sublimation artistique des instants fugaces. Cette fois, en lieu et place de la légèreté de l’éphémère, l'auteur déploie une dramaturgie de l’excès. Il explore la face sombre de la création, où l’art se fait sacrifice, et choisit chez Dickens le contrepoint à ses œuvres précédentes : l’ivresse tragique de l’absolu, révélant une continuité secrète entre émerveillement et démesure. Il interroge ainsi la condition de l’artiste, partagé entre la célébration de la vie et le vertige de l’anéantissement. 

Le récit se lit comme une mise en abyme de la création littéraire : Dickens, en se donnant tout entier à ses personnages, devient lui-même figure romanesque, emportée par la force de son propre imaginaire. Au-delà de l'anecdote biographique, Philippe Delerm capte l’intensité d’un moment et restitue la vibration d’une existence qui s'épuise dans l’acte artistique. Limpide et musicale, l’écriture oscille entre ferveur et fragilité.

Dans cette image de l’art poussé à son point de rupture, Dickens se fait miroir d’une condition plus vaste : celle de tout créateur qui, en donnant sa voix et son corps à son œuvre, risque de s’y perdre. En refermant cette parabole sur la fragilité et la grandeur de l’acte créateur, l’on garde l’impression d’avoir approché l’art dans sa forme la plus ardente, au seuil de la folie. Philippe Delerm offre un texte grave et lumineux, qui interroge la place de l’artiste dans le monde et rappelle que la création, dans son excès comme dans sa délicatesse, est toujours une manière de vivre au bord de l’absolu.

S’il séduit par la force de son intuition poétique et par sa manière de transformer une anecdote biographique en réflexion sur la condition de l’artiste, c’est néanmoins sur une impression prégnante de frustration que s’achève cette lecture ramassée, guidée par un regard volontairement partiel qui choisit – de façon un peu forcée, comme l’illustre son titre à l’accroche excessive ? – ce qui sert son propos. Aimant décidément à saisir au vol les éclats de vie comme des taches de lumière réfractées au travers d’un vitrail coloré, Philippe Delerm magnifie l'instantané, mais au prix d’une certaine légèreté. Entre sobriété formelle et intensité poétique, un livre que l’on aurait aimé oser l’épaisseur sans renoncer à la grâce. (3,5/5)

 

Citations :

Dans les salles où se font ses lectures, on rit à en perdre le souffle, on sanglote, toute pudeur abolie. C’est beaucoup plus que de la sympathie. On enlève toutes les bornes. On aime d’amour le Dickens qui se donne. Il a déjà tout livré de lui en écrivant ses livres. Mais sur scène, il devient ses propres personnages, et le public les devient à son tour. Cela ressemble à de l’idolâtrie, et c’est bien davantage : la légende se répand du nord de l’Écosse à toute l’Angleterre. Les spectateurs savent ce qu’ils viennent chercher, mais à chaque fois semblent stupéfaits de ce qu’ils trouvent. Une flambée d’humanité. Et Dickens est heureux. Et Dickens se consume.


En 1861, il écrira à Forster : « Les grandes foules que je vois chaque jour paraissent m’aimer comme on aime un ami personnel ! » 


Toutes ces foules frémissant dans les spectacles. Tous ces banquets où l’auteur Charles Dickens fut célébré. Et en regard, cette mélancolie persistante : par ses parents, sa femme, ses enfants, et même sa maîtresse, Dickens n’a pas su se faire aimer comme il s’est fait aimer par ses romans.

 

jeudi 11 décembre 2025

[Levison, Iain] Arrêtez-moi là !

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Arrêtez-moi là ! (The Cab Driver)

Auteur : Iain LEVISON

Traduction : Fanchita GONZALEZ BATLLE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2002, 
                  en français en 2011 (Liana Levi)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Charger un passager à l’aéroport, quoi de plus juteux pour un chauffeur de taxi? Une bonne course vous assure une soirée tranquille. Ce soir-là, pourtant, c’est le début des emmerdes… Tout d’abord la cliente n’a pas assez d’argent sur elle et, pour être réglé, il vous faut entrer dans sa maison pourvue d’amples fenêtres (ne touchez jamais aux fenêtres des gens!). Plus tard, deux jeunes femmes passablement éméchées font du stop. Seulement, une fois dépannées, l’une d’elles déverse sur la banquette son trop-plein d’alcool. La corvée de nettoyage s’avère nécessaire (ne nettoyez jamais votre taxi à la vapeur après avoir touché les fenêtres d’une inconnue!). Après tous ces faux pas, comment s’étonner que deux policiers se pointent en vous demandant des comptes? Un dernier conseil: ne sous-estimez jamais la capacité de la police à se fourvoyer!
Dans ce roman magistral, Levison dissèque de manière impitoyable les dérives de la société américaine et de son système judiciaire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Iain Levison, né en Écosse en 1963, arrive aux États-Unis en 1971. À la fin de son parcours universitaire, il exerce pendant dix ans différents métiers – chauffeur de poids lourds, peintre en bâtiment, déménageur ou encore pêcheur en Alaska –, sources d’inspiration de son récit autobiographique.

Le succès arrive en France avec Un petit boulot, livre devenu culte, encensé par la critique et les libraires. Dans ses six romans suivants, Iain Levison poursuit sa critique drôle et cinglante de la société américaine et de ses dérives, s’attaquant aussi bien à l’armée et la justice qu’aux hommes politiques.

Plusieurs de ses romans ont été traduits à l’étranger et trois d’entre eux ont été adaptés au cinéma : Arrêtez-moi là ! réalisé par Gilles Bannier, avec Reda Kateb et Léa Drucker (2014) ; Un petit boulot réalisé par Pascal Chaumeil, avec Roman Duris et Michel Blanc (2016) ; Une canaille et demie (Canailles) réalisé par Christophe Offenstein, avec François Cluzet, Dora Tillier et José Garcia (2022).  

 

Avis:   

Romancier du réel préoccupé par les injustices contemporaines, Iain Levison ne cesse, depuis ses premiers romans, de dénoncer les dérives sociales et institutionnelles d’une plume acérée, qui sous couvert d’humour noir, révèle l’absurde et le tragique du quotidien. Bien avant son tout dernier ouvrage, Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques, où il met en scène la lassitude d’un avocat commis d’office, il s’était déjà attaqué à la machine judiciaire américaine avec Arrêtez-moi là ! (The Cab Driver, 2002). 

Ce récit implacable raconte la descente aux enfers de Jeff Sutton, chauffeur de taxi texan dont la vie bascule lorsqu’une série de hasards fait de lui le coupable idéal dans une affaire de disparition d’enfant. De la coïncidence à la présomption, puis à l’accusation formelle, la mécanique judiciaire s’emballe, jusqu’à brandir la menace de la peine capitale, laissant à l’accusé la lourde tâche de prouver son innocence dans un système qui préfère un coupable douteux au doute de la recherche de vérité.

Iain Levison excelle à peindre l’ordinaire pour dévoiler l’arbitraire institutionnel. Jeff Sutton, citoyen lambda à mille lieues du héros, voit sa vie basculer pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. Ce destin banal soudain broyé rappelle de manière glaçante que nul n'est à l'abri de l'injustice. Avec une retenue qui met d’autant mieux en lumière l’absurde, l’auteur déploie un style dépouillé et tendu pour exposer la logique froide et déshumanisante des procédures, l’indifférence des autorités et la solitude de l’accusé face à une machine inarrêtable. L’humour noir, discret mais incisif, renforce l’effroi en révélant l’ironie cruelle d’un système qui se prétend rationnel tout en reposant sur des préjugés et des raccourcis. 

Par-delà l’histoire singulière de Jeff Sutton, Arrêtez-moi là ! interroge plus largement la fragilité du principe de justice dans une société obsédée par l’efficacité et, en ultime horizon, le recours à la peine capitale. Sobriété du style et ironie corrosive – encore discrète par rapport à ses ouvrages ultérieurs – achèvent de rendre ce récit captivant, déployant une puissance politique et morale qui transcende le roman judiciaire et, près d’un quart de siècle plus tard, demeure d’une brûlante actualité. (4/5)

 

 

Citations :

Les jours se confondent. Je me demande si je deviens fou. Comment le savoir ? Je suis l’homme le plus équilibré que je connaisse, mais mon entourage se résume désormais à un psychopathe complet. Les cadres de références ont été déformés. La folie d’hier est la normalité d’aujourd’hui.

Tu n’es pas innocent jusqu’à ce qu’il soit prouvé que tu es coupable, ça marche dans l’autre sens. Il faut prouver que tu es innocent. S’il y a un doute sur ton innocence, qu’est-ce que les jurés ont à gagner en te laissant libre ? Ce n’est pas un problème pour eux si tu passes le reste de ta vie en prison pour quelque chose que tu n’as pas fait. Quand ils retournent à leur poste dans un bureau quelconque, il leur suffit d’être à peu près sûrs d’avoir éloigné un mauvais sujet. 

La vérité c’est qu’une fois que vous savez que d’autres êtres humains peuvent vous mettre dans une cage, vous comprenez que votre liberté, et tout ce que vous tenez pour acquis dans votre vie, dépendent entièrement du caprice de quelqu’un de plus puissant que vous. Votre café du matin, vos promenades dans le parc, votre accès à Internet… vous ne les avez que parce que personne n’a décidé que vous ne devriez pas. Et une fois que vous savez à quel point votre place dans la société est réellement fragile, vous ne pouvez plus l’ignorer après avoir été libéré. C’est ancré en vous. Vous avez vu derrière le rideau, et vous êtes pour toujours une denrée avariée.

Tout ce que fait vraiment la richesse c’est de vous permettre de neutraliser la dureté du monde.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

mardi 9 décembre 2025

[Adichie, Chimamanda Ngozi] L'inventaire des rêves

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'inventaire des rêves
           (
Dream Count)

Auteur : Chimamanda Ngozi ADICHIE

Traduction : Blandine LONGRE

Parution : en anglais (Nigeria)
                  et en français en
2008 (Gallimard)

Pages : 656

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

L’inventaire des rêves, c’est avant tout la naissance de quatre grandes héroïnes, quatre femmes puissantes venues d’Afrique de l’Ouest dont les destins et les rêves se croisent. Chiamaka est une rebelle qui a déçu sa famille huppée du Nigeria, car au mariage avec enfants elle préfère vivre de sa plume, sans attaches. Mais est-ce vraiment son rêve ? Sa meilleure amie Zikora, qui a toujours voulu être mère, réussit à trouver le parfait alter ego, mais sera-t-il à la hauteur ? Quant à Omelogor, cousine de la première, femme d’affaires brillante, elle rêve de combattre les injustices faites aux femmes et plaque tout pour reprendre des études aux États-Unis. Et puis il y a Kadiatou, domestique adorée de Chiamaka, fine cuisinière et tresseuse hors pair. Son rêve américain se réalise quand un hôtel de luxe l’embauche comme femme de chambre, pour le meilleur et surtout pour le pire. Les rêves des femmes seraient-ils plus difficiles à atteindre ?
Dix ans après le succès planétaire d’Americanah, la grande Adichie signe un magnifique nouveau roman, ample et saisissant. En mêlant avec brio sujets profonds et frivolité, drames et douceur, L’inventaire des rêves bouleverse autant qu’il amuse. Car si ces quatre héroïnes inoubliables aiment rêver d’amour, papoter pendant des heures, partager plats savoureux et plaisanteries, elles sont aussi et avant tout des femmes noires qui, chacune à sa manière, doivent questionner l’impact qu’a leur couleur de peau sur leur parcours, et sur le regard des autres.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Née en 1977, Chimamanda Ngozi Adichie est nigériane. Ses romans ont été couronnés de plusieurs prix littéraires. Elle est également connue comme essayiste et militante féministe.

 

 

Avis :

Douze ans après son dernier roman, Chimamanda Ngozi Adichie revient à la fiction avec une œuvre puissante et attendue, portée par sa voix désormais incontournable dans les débats féministes et politiques mondiaux. Dans ce nouveau récit, elle tisse les trajectoires de quatre femmes africaines, toutes parties aux États-Unis en quête d’émancipation, de justice, de maternité ou simplement d’une vie meilleure. Leurs parcours, bien que distincts, se rejoignent dans une fresque polyphonique où le rêve postcolonial féminin se heurte aux réalités sociales, mais n’en porte pas moins les germes d’une transformation.  

Les protagonistes – Chiamaka, Zikora, Omelogor et Kadiatou – incarnent différentes facettes de la condition féminine contemporaine. Chiamaka, qui a choisi de renoncer aux conventions familiales pour se consacrer à l’écriture, se retrouve confrontée à une solitude profonde. Zikora, en quête de maternité, voit ses repères s’effondrer lorsque son compagnon l’abandonne. Omelogor, ex-cadre dans la finance nigériane, quitte un monde corrompu pour se consacrer à la défense des droits des femmes. Enfin, Kadiatou, ancienne employée domestique guinéenne, tente de reconstruire sa vie aux États-Unis, mais son rêve américain se brise dans les couloirs d’un hôtel de luxe, où elle subit des violences inspirées d’un fait réel : l’affaire Nafissatou Diallo.  

À travers Kadiatou, l’auteur donne une voix aux femmes invisibles du mouvement #MeToo – celles que l’on n’entend pas et que l’on ne défend pas : migrantes, précaires, subalternes. Elle qui, marquée par la perte de ses parents, a décidé de transformer son deuil en acte littéraire, fait de ce personnage une figure universelle de résistance et de dignité, en tous les cas le centre émotionnel du roman dans sa plongée dans les injustices systémiques où racisme et sexisme s’entrelacent.

Au-delà de ses portraits de femmes fortes et vulnérables à la fois, le roman interroge les mécanismes d’effacement, les injonctions sociales et les obstacles spécifiques que rencontrent les femmes noires, qu’elles soient immigrées ou issues des élites. Il rappelle que tout féminisme authentique doit intégrer la dimension raciale, car le racisme, qu’il soit institutionnel ou insidieux, conditionne l’accès à la parole, à la justice et à la liberté de rêver sa vie.  

Dans cette œuvre chorale, on retrouve les grands thèmes chers à l’auteur : la tension entre tradition et modernité, l’identité africaine en diaspora et la sororité comme force de survie. En s’inspirant d’un fait réel et en l’inscrivant dans une démarche intime née du deuil, elle signe un roman profondément militant, à la fois lieu de réparation et espace de combat, mais aussi traversé par un vrai souffle romanesque qui en rend la lecture aussi immersive que captivante. (4/5)

 

 

Citations :

Il est facile d’être triste ; la tristesse est un fruit qui pousse sur les branches basses. Pour cueillir l’espoir et le bonheur, il faut tendre les bras plus haut, et je ne lui ai pas appris à le faire.

Dans ce monde, nous sommes tous inconnaissables. Nous ne pouvons connaître pleinement les autres quand nous nous sentons parfois étrangers à nous-mêmes.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

dimanche 7 décembre 2025

[Nunez, Laurent] Tout ira bien

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Tout ira bien

Auteur : Laurent Nunez

Parution : 2025 (Rivages)

Pages : 256 

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Bienvenue dans une famille aussi attachante qu'excentrique, où chacun a son secret pour maîtriser le destin ! Un oncle obsédé par les mystères du Loto, un cousin qui traque les reliques sacrées à travers l'Europe, une tante virtuose dans l'interprétation des rêves…
Entre le Maroc, l'Espagne et la France, Laurent Nunez nous fait voyager au cœur d'un univers où chaussettes rouges, mains de Fatma, plantes magiques et philtres d'amour forment un rempart contre l'incertitude.
Mais que valent ces sortilèges du quotidien lorsque l'inévitable se profile ? Peut-on vraiment négocier avec le destin ?
Chronique familiale malicieuse et bouleversante, ce roman explore notre besoin impérieux de contrôler l'incontrôlable. Il nous rappelle que derrière chaque superstition se cache notre espoir le plus fragile, le plus humain. Car, au fond, qui n'a jamais touché du bois en murmurant : tout ira bien ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Laurent Nunez a été professeur de lettres, critique littéraire et rédacteur en chef du Magazine littéraire. Il est désormais éditeur et écrivain. Il a écrit plusieurs ouvrages sur les pouvoirs de la littérature, notamment Les Récidivistes, L'Énigme des premières phrases et Il nous faudrait des mots nouveaux, ainsi qu'un roman, Le Mode avion.

 

 

Avis :

Après les essais érudits comme Les écrivains contre la littérature, où il scrutait les tensions entre tradition et modernité, et les romans plus ludiques tels que Mode avion, centrés sur le jeu linguistique et la réflexion théorique, Laurent Nunez change de registre pour un récit plus intime et autobiographique, où s’entrelacent mémoire familiale, croyances populaires et rémanence de l’enfance. 

Ce récit se déploie comme une méditation sur la fragilité des existences et la force des gestes minuscules. Les membres de la famille de l’auteur, héritiers d’une mémoire marquée par l’exil et les traditions, vivent dans l’obsession des rituels et des superstitions censés infléchir le cours du destin. Au-delà de leur aspect folklorique, parfois dérisoire et ridicule, que l’auteur souligne avec un humour d’autant plus bienveillant qu’il a lui-même intégré ces pratiques à son corps défendant, ces gestes apparaissent comme des signes d’espérance, des talismans contre l’inéluctable. Ils révèlent en creux des blessures familiales héritées souterrainement, des traumatismes invisibles qui se transmettent silencieusement de génération en génération.

Bien plus que de simples manies, les superstitions s’avèrent des stratégies pour apprivoiser la peur et donner un sens à ce qui n’en a pas. A mesure que Laurent Nunez approfondit sa pensée – « J’y découvris l’immense fossé qui sépare la superstition et la foi. L’une rend craintif, l’autre redonne confiance. L’une freine, l’autre propulse. » Et encore : « J’avais toujours pensé que les gens devenaient plus croyants à l’approche de leur mort, mais j’avais été sot, car je manquais d’expérience. C’est quand leurs proches disparaissent que les gens se mettent à espérer et à croire, à chercher un sens à ce qui n’en a pas. Ce sont les gros coups du sort qui font croire que le sort existe. » –, son récit familial, tendre, drôle et poétique, gagne en profondeur et s’élargit en une réflexion sur la condition humaine et les diverses manières de rendre la vie supportable malgré l’inéluctable. 

À cette gravité se superpose un humour discret, presque imperceptible, qui allège le récit et lui confère une humanité supplémentaire. Laurent Nunez sourit de ces pratiques sans jamais les ridiculiser, dans une distance bienveillante et avec une ironie douce qui instaurent entre lui et le lecteur une sorte de complicité chaleureuse. S'observant lui-même conserver malgré lui l'habitude de certains rituels, son oscillation entre adhésion et recul nourrit la subtilité du livre, qui interroge avec tendresse la manière dont chacun cherche à se protéger du malheur.

L’érudition, elle aussi, affleure par touches légères. On retrouve l’auteur des essais et des romans plus théoriques, mais ici la culture se glisse dans les interstices, comme une présence discrète qui enrichit le récit sans jamais l’alourdir. Les réflexions sur la superstition et la foi, sur la croyance et le hasard, témoignent d’une pensée nourrie de lectures et de méditations philosophiques, mais elles sont offertes au lecteur avec simplicité, presque comme des confidences. Ce mélange de profondeur intellectuelle et de délicatesse autobiographique donne tout son sel au récit.

Entre retenue stylistique, rythme contemplatif, humour discret et érudition diffuse, un livre à la fois tendre et grave qui transforme les blessures silencieuses en parole universelle et fait des gestes les plus modestes des signes de dignité et d’espérance. (4/5)

 

Citations :

Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? (Paul Valéry)


Il ne faut pas qu’un clou dépasse. C’est la règle, sinon le marteau frappe sur le clou. Simple. Basique. Entre le stoïcisme et le taoïsme. Bien sûr, c’est avec ce genre de philosophie que l’on rate les grandes occasions de sa vie, ou que les dictatures s’éternisent. Disons que ça ne facilite pas les révolutions. Mais pour ma famille, c’était trop risqué : si l’on faisait signe aux dieux d’une manière trop évidente, les dieux ne semblaient avoir d’autres choix que de nous punir. Les Grecs appelaient cela l’hubris : toute prétention excessive à une supériorité parmi les hommes amenait une réponse vengeresse de la part des dieux. Je pourrais citer Prométhée, Icare, Marsyas, Midas. Ma tante Eulalie, la pianiste parano du « moi-bémol », dévorait Paris Match chaque semaine, et elle citait d’autres noms. Elle disait que c’était pour cela que Coluche avait eu un accident de moto. Elle expliquait également ainsi la mort de Balavoine, et même l’accident du fils de Romy Schneider. Entraînée dans sa pente, qui semblait convoquer le pire, elle en rajoutait devant tous ces gamins que nous étions, tous les cousins bouche bée devant elle, Aline, Christophe, Claude, Véronique, Zoé. Moi. Elle parlait du petit Grégory, de Sacha Distel, de John Lennon, des Kennedy. Je tournais la tête : personne n’osait rire. Personne ne voulait lui rétorquer qu’elle était folle. Personne n’avait envie d’être le prochain sur sa liste.


Tout de même : comment cette idée – faire un nœud pour retrouver un objet – a-t-elle bien pu se répandre dans le monde, avec un tel succès ? C’est cela qui m’épate quand j’y songe : l’absence de lien que les gens admettent fièrement entre un problème et sa solution. Être superstitieux, au bout de compte, c’est cela : établir des liens inadéquats, hautement improbables, à la fois ridicules et insensés, entre une cause et un effet. Porter un vêtement rouge pour réussir dans la vie… Verser dans le verre de quelqu’un des herbes en poudre pour qu’il nous aime. Ouvrir la main derrière son dos pour retenir la chance… Nouer un torchon pour retrouver un objet… J’en discutais il y a quelque temps avec un ami médecin ; je lui parlai de ma famille, et me moquai de nos superstitions. Thomas, c’est ainsi qu’il s’appelle, a souri (il semble toujours tout savoir, c’est à la fois pratique et agaçant), puis il m’a répondu : « Quand quelqu’un de ta famille fait koutoufatou, ou quand quelqu’un en Tunisie, en Algérie, fait un nœud pour retrouver un objet, que se passe-t-il vraiment dans son cerveau, au beau milieu de ses neurones ? Pourquoi ces invocations insensées fonctionnent-elles ? C’est très simple : on appelle cela un “processus de concentration induite”. Tu vois, au moment où nous nous rendons compte que nous avons perdu quelque chose, la compulsion prend toujours le dessus : nous bousculons tout, nous cherchons sans système, sous la pression des conséquences de cette perte… Bref, nous nous éparpillons. De sorte que très souvent il n’y a pas d’objets vraiment perdus : juste des gens qui s’affolent. Mais ouvrir un tiroir, trouver un torchon, y faire un nœud, demander d’une manière rituelle à ce nœud, à ce torchon, de retrouver l’objet à notre place : tout cela prend du temps, et permet de rétablir en nous l’attente et le calme. Quel trésor fabuleux ! De la détente et un système : c’est ce que koutoufatou apporte à ta famille. Cette détente passagère, et le fait de puiser dans sa mémoire pour suivre correctement le rituel réactivent les connexions neuronales, et facilitent le retour des souvenirs. De tous les souvenirs… Dont celui-ci, évidemment, de la place de l’objet perdu. » (…)
Parfois, je m’interrogeai plus encore : qu’avaient-ils donc perdu de si rare, de si important, et quand, pour faire de ce mot qui n’existait même pas le mantra de notre famille ? Quelle perte les avait épuisés pour qu’ils en arrivent à forger un tel stratagème, pour qu’ils fassent en sorte de toujours tout retrouver ? Qu’est-ce que je ne voyais pas, qui était absent mais qu’eux hallucinaient ?
 
 
C’est ainsi que mon oncle Paco, qui n’avait jamais travaillé de sa vie, et dont tout le monde moquait les théories et les rituels, empocha soudainement 14 millions de francs – un peu moins de 4 millions d’euros. Et c’est ainsi que j’eus dans mon enfance, grâce à la Française des jeux, un oncle millionnaire. Oh ! Ma vie ne fut en rien bouleversée. Certes il y eut un grand dîner parisien, mais les enfants ne furent pas invités. Paco et Rosario, qui avaient vécu si chichement pendant si longtemps, et qui craignaient de retourner dans la pauvreté, ne changèrent absolument rien à leur train de vie. Rosario continua pendant dix ans à travailler comme femme de ménage pour diverses familles assurément moins riches qu’elles. Paco continua à jouer au PMU et au Loto. Nous avons continué à les voir parfois – de plus en plus rarement. Puis, un jour, sans prévenir personne ni même leurs voisins, les deux tourtereaux bagués d’or s’envolèrent pour l’Espagne, afin de profiter d’une villa qu’ils avaient fait construire secrètement, vers Alicante. Comme il avait fui le Maroc à cause de sa pauvreté, mon oncle fuit la France à cause de sa richesse. « Il avait très peur qu’on lui demande quelque chose », expliquait ma mère. Mon père s’agaçait : « Je ne lui ai jamais rien demandé ! » Le pauvre en était fier. Moi non : j’imagine encore ce que j’aurais pu obtenir, si j’avais eu l’audace de supplier.


Une anecdote de Lacan me revint en mémoire. Un patient allongé sur son divan s’était un jour exclamé : « Oh là là, ce que je suis bête ! » Ce à quoi le psychanalyste avait répliqué, avec son à-propos légendaire : « Ce n’est pas parce que vous le dites que ça n’est pas vrai. »


Tu te mens quand tu prétends que tu ne possèdes pas vraiment ces reliques, que tu les conserves juste… T’en débarrasser ? Tu en serais bien incapable. L’éléphant, le bouddha, le trèfle, la coccinelle : tout cela est une manifestation tangible de l’héritage culturel, cultuel, que tu as reçu pendant des années. Tous ces bibelots officient à l’instar d’objets transitionnels : ils sont très exactement où tes parents ne sont pas. Les jeter signifierait rejeter une partie du patrimoine immatériel transmis par ta famille, et donc une part de ton identité… Admets-le : si adulte qu’on soit, ou qu’on s’espère, on échappe peu à son enfance, aux étranges remèdes qu’on nous a appris, aux grands pouvoirs qu’on nous a fait espérer, aux sévères châtiments qu’on nous aura fait attendre très longtemps – et même toute la vie. »


« Tu résides à Paris, sans progéniture, avec un revenu suffisant pour te permettre une certaine indifférence dans tes dépenses. Tu es le seul membre de ta famille à détenir un diplôme universitaire, le seul à posséder une véritable bibliothèque, le seul à avoir entrepris une psychanalyse – triple exploit qu’explique une longue quête de distinction. Ta construction identitaire s’opère en opposition constante à tes parents, comme si le fossé entre vous ne cessait de se creuser. Et c’est normal, puisque c’est toi qui creuses. Les objets que tu as hérités de tes proches sont comme des totems symboliques de ta classe d’origine et de ton appartenance familiale. En conservant ces bibelots, tu maintiens un lien avec ton origine, avec ton passé, même si ta vie actuelle en tant qu’éditeur à Paris contraste avec celle de tes parents, ouvriers à Orléans. Tu as longtemps essayé de jouer une autre pièce, à défaut d’en être l’auteur : c’est ce qu’Erving Goffman aurait appelé “une représentation de soi complexe”, ou complexée… Rien que de très banal, venant d’un transfuge. Retrouver près de toi, dans cette demeure qui est la tienne, ces divers porte-bonheur, c’est murmurer un secret que tout le monde pourtant peut déchiffrer : ta jeunesse est révolue. Le quadragénaire que tu es n’oublie pas ses origines (il n’a plus besoin de cet oubli pour se construire) : tu redeviens lentement le fils de tes parents. »


C’est dans son bureau que j’appris à moins trembler en regardant le monde. J’y découvris l’immense fossé qui sépare la superstition et la foi. L’une rend craintif, l’autre redonne confiance. L’une freine, l’autre propulse.


Dans la cuisine, mes parents buvaient un café en compagnie de ma tante Eulalie. En voyant le chiot dans mes bras, cette dernière fit la moue et ne put réprimer une remarque : « Sais-tu combien de temps ça vit, cette race de chien ? » Comme je lui répondais : « Une bonne dizaine d’années », elle se tourna vers ma mère pour ajouter, l’air immensément soucieux : « Il ne faudrait pas que ce gosse s’attache trop… » Je repense souvent à cette phrase si triste de ma tante, que j’associe désormais à cette remarque si drôle de Cioran : « Dans cinq cent mille ans, l’Angleterre sera, paraît-il, entièrement recouverte d’eau. Si j’étais anglais, je déposerais les armes toute affaire cessante. » 
 
 
[A l’enterrement] Croyaient-ils encore, tous autant qu’ils étaient, à ces forces supérieures auxquelles ils vouaient un culte fervent ? À les voir ainsi prostrés, ravagés par la douleur, il était évident qu’ils nourrissaient plutôt les mêmes doutes que moi sur la vie, sur le destin, et sur l’au-delà. Au fond d’eux-mêmes, ils savaient que l’existence était sans règles, hasardeuse, et que la mort n’offrait aucune échappatoire ; qu’elle était juste la fin, irrémédiable, définitive. Plante magique, médaille porte-bonheur, chaussettes rouges, plat de lentilles : on avait inventé toutes ces choses parce qu’on ne pouvait justement rien changer à rien. On naissait un jour ; on vivait un peu, sans rien contrôler ; un autre jour on mourait ; et voilà : coincé entre deux dates sur une pierre tombale, on n’était plus que quelqu’un qui n’était plus. Tous ici le comprenaient enfin, semble-t-il.


J’avais toujours pensé que les gens devenaient plus croyants à l’approche de leur mort, mais j’avais été sot, car je manquais d’expérience. C’est quand leurs proches disparaissent que les gens se mettent à espérer et à croire, à chercher un sens à ce qui n’en a pas. Ce sont les gros coups du sort qui font croire que le sort existe.


Les psychologues nomment « déréalisation traumatique » le phénomène par lequel, à la suite d’un bouleversement affectif, s’installe une sorte de distorsion entre le monde réel et la perception qu’un être humain en a. Notre esprit, dans un souci de protection, envelopperait notre souffrance d’un voile d’irréalité, donnant à tout ce qui nous entoure une apparence légèrement absurde. Ce décalage entraîne un certain humour qui surgit toujours mal, au grand dam de l’entourage déconcerté par tant d’inconvenance. (…)
La déréalisation traumatique… C’est incontestablement ce mécanisme de défense qui est à l’origine de ce récit tout entier, qui en constitue en quelque sorte la trame invisible. Si j’insiste sur ce point, c’est afin que le lecteur me pardonne le ton adopté dans certains passages de mon livre. Oui, j’ai ri de ce qui n’avait sans doute rien de risible. J’ai plaisanté quand la décence aurait voulu que je me taise. J’ai commis des traits d’esprit sur ce qui me brisait le cœur. Mais je demande qu’on ne me juge pas trop sévèrement. Qu’on veuille bien plutôt me considérer comme un homme acculé à une situation sans issue, contraint de sourire et d’ironiser sur sa propre famille, sur sa propre vie, condamné à chercher le rire des autres, pour espérer réentendre un jour le sien. 
Après tout, qu’est-ce que ce livre qui s’achève, sinon pas mal de chagrin, structuré par un peu de grammaire ?