lundi 20 octobre 2025

[Alani, Feurat] Le ciel est immense

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le ciel est immense

Auteur : Feurat ALANI

Parution : 2025 (JC Lattès)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« Le ciel est immense, maman, vais-je me perdre ? » écrit Adel à sa mère en 1967. Pilote d’exception, le jeune Irakien est envoyé par l’armée de l’air pour être formé en URSS, avant de disparaître en 1974, entre Bagdad et Krasnodar. Trente ans plus tard, son neveu Taymour ne supporte plus le mystère qui entoure l’absence de cet oncle. Est-il vraiment mort en héros ? Sans relâche, Taymour va défier les silences d’une famille et d’un régime, jusqu’à s’inscrire à l’émission de recherche télévisée russe Zhdi Menya, « Attends-moi »… 
Une fresque magistrale, un voyage dans les dédales d’un secret de famille, un roman pour faire revivre les disparus dans la mémoire intime et collective.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Feurat Alani est né en France en 1980, de parents irakiens. Grand reporter, il a aussi réalisé de nombreux reportages pour la télévision française avant de fonder sa propre société de production. Prix Albert-Londres pour Le parfum d’Irak, il est l’auteur d’un premier roman acclamé par la critique, Je me souviens de Falloujah, prix du roman Version Femina, prix de la littérature arabe, prix Senghor du premier roman francophone, prix Amerigo Vespucci et finaliste du prix Goncourt du premier roman.

 

 

Avis :

Incantation douce portée par le vent de la mémoire, ce second roman de Feurat Alani prolonge un parcours façonné par l’engagement journalistique et la quête des origines. Après avoir sillonné l’Irak en tant que grand reporter, puis sondé les blessures de l’exil dans Je me souviens de Falloujah, l’auteur troque cette fois le témoignage pour la fiction, sans pour autant s’éloigner des faits réels ni de la mémoire familiale qui l’habite. 

Un oncle pilote d’exception disparu dans un ciel sans réponse et une famille traversée par les silences : autant d’ombres qui accompagnent le narrateur Taymour, élevé en France, dans son voyage vers l’Irak. Il s’y rend comme on s’approche d’un mystère ancien, les poches pleines de photographies fanées et de questions sans écho. Ce pays inconnu l’accueille avec ses cicatrices, ses murmures et ses visages comme surgis d’un rêve interrompu.

Aussi fine qu’une veine sous la peau, la voix narrative creuse patiemment les strates de la mémoire familiale, comme on exhumerait des fragments d’os dans un désert. De mots retenus en phrases suspendues entre chagrin et tendresse, l’émotion circule à voix basse, portée par une esthétique qui privilégie l’ombre et le murmure à l’évidence et à l’explication. 

Sur fond de tensions politiques et de souvenirs effacés de l’Irak des années 1970, le récit suit une quête intérieure, animée par le besoin de comprendre et de faire ressurgir ce que le silence a recouvert. À travers les gestes esquissés et les réminiscences morcelées, Taymour tente de retisser les fils d’une histoire familiale éclatée.

Dans cette mémoire en clair-obscur, les femmes occupent une place essentielle. Présences discrètes, elles veillent et protègent sans bruit, transmettant par leur silence une langue ancienne, faite de regards et de vérités enfouies. Cette parole muette nourrit la narration, révélant tout ce que les mots seuls ne peuvent contenir.

Feurat Alani déploie une écriture sensible, capable de faire dialoguer le réel avec l’imaginaire, l’intime avec l’histoire. La fiction ouvre une brèche où l’amour, la perte et la mémoire s’entrelacent dans une lumière fragile. Sous ce ciel immense, les vivants frôlent les absents, et la littérature, portée par le répons des souvenirs, se fait espace de transmission et de réparation. 
 
Une lecture prenante et touchante qui vous enveloppe, puis vous quitte sans bruit, dans la mélancolie douce-amère des secrets irrattrapables. (4/5)

 

 

Citations :

Si le silence a un pouvoir, la parole est sa seule révolte.


Dire « Quand il neigera à Bagdad », c’était évoquer un événement aussi improbable qu’un hiver sans fin dans le désert.


— Ici, c’est la tradition, me précisa Auday. Toujours en faire trop. Plus que les autres. 
Cette pratique portait un nom : être Doulaimi – du nom de la plus grande tribu de la province. Tout le monde, en Irak, pouvait être Doulaimi ; il suffisait d’exagérer sa générosité, dans les paroles comme dans les gestes. Si quelqu’un admirait ouvertement votre montre, on devait lui répondre : « Elle est à toi. » Bien sûr, on refuserait. Si l’on appréciait quelqu’un, un Doulaimi dirait : « Je te mets sur ma tête. » 
— Perdre de sa hauteur pour élever l’autre, c’est une question d’honneur, tu vois ? m’expliqua Auday. 
— Euh… pas vraiment. Auday désigna une maison. 
— Ceux-là ne sont pas très généreux, ils n’ont offert qu’un mouton pour la naissance de leur enfant. Le voisin, lui, en a sacrifié trois, tu ne comprends toujours pas 
— Un peu. 
La générosité était un terrain de rivalité. Il fallait être celui qui sacrifierait le plus de moutons pour ses invités. On jugeait les familles là-dessus.


« Si tu veux le pouvoir, prends le parti. » 
Ces mots provenaient d’une citation de Staline, que Saddam Hussein répétait comme un mantra. Ce jour-là, lorsqu’Adel avait naïvement proposé qu’une décision importante soit soumise à un vote interne, Saddam avait ricané en déclarant : « Ceux qui votent ne décident de rien. Ceux qui comptent les votes décident de tout. » À cet instant précis, Adel avait compris qu’il était en présence d’un homme prêt à tout pour le pouvoir.


 

samedi 18 octobre 2025

[Diop, David] Où s'adosse le ciel

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Où s'adosse le ciel

Auteur : David DIOP

Parution : 2025 (Julliard)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

À la fin du XIXe siècle, Bilal Seck achève un pèlerinage à La Mecque et s'apprête à rentrer à Saint-Louis du Sénégal. Une épidémie de choléra décime alors la région, mais Bilal en réchappe, sous le regard incrédule d'un médecin français qui cherche à percer les secrets de son immunité. En pure perte. Déjà, Bilal est ailleurs, porté par une autre histoire, celle qu'il ne cesse de psalmodier, un mythe immense, demeuré intact en lui, transmis par la grande chaîne de la parole qui le relie à ses ancêtres. Une odyssée qui fut celle du peuple égyptien, alors sous le joug des Ptolémées, conduite par Ounifer, grand prêtre d'Osiris qui caressait le rêve de rendre leur liberté aux siens, les menant vers l'ouest à travers les déserts, jusqu'à une terre promise, un bel horizon, là où s'adosse le ciel...
Ce chemin, Bilal l'emprunte à son tour, vers son pays natal, en passant par Djenné, la cité rouge, où vint buter un temps le voyage d'Ounifer et de son peuple.

De l'Égypte ancienne au Sénégal, David Diop signe un roman magistral sur un homme parti à la reconquête de ses origines et des sources immémoriales de sa parole.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1966, David Diop est l'auteur de trois romans, dont deux publiés aux éditions du Seuil : Frère d'âme (prix Goncourt des lycéens 2018, International Booker Prize 2021) et La Porte du voyage sans retour (finaliste du National Book Award 2023).

 

 

Avis :

David Diop fait résonner à travers les âges les voix entremêlées de Bilal Seck, griot sénégalais du XIXᵉ siècle, et de Sekhsekh, scribe déchu de l’Égypte ptolémaïque, deux âmes en quête de sens dont les mémoires portées par le vent des siècles et le murmure des silences oubliés s’unissent dans une traversée poétique du temps.

Bilal marche dans un pays ravagé par le choléra, mais ce qu’il porte en lui dépasse la douleur du présent, car il avance avec le poids d’une parole ancienne, une mémoire noire transmise de bouche en bouche, de cœur en cœur, jusqu’à lui, soixante-douzième passeur. Sekhsekh, lui, s’efface dans les intrigues du palais, les amours contrariées et les jeux de pouvoir. A mesure que leurs récits se croisent et se répondent, leurs visages se confondent et la parole, cousant ensemble les paysages, se fait fil d'or reliant les mondes.

Traversée géographique et spirituelle, ce roman remonte vers les sources d’une grandeur enfouie, vers une civilisation noire effacée des livres mais vivante dans les chants et les gestes. Porté dans la recherche de ses origines par le désir de réhabiliter une parole jugée impure et de redonner souffle à une dignité bafouée, Bilal se fait scribe de lui-même, témoin d’un héritage que l’Histoire a voulu taire. 

Matrice blessée et mémoire vive traversant l’œuvre de David Diop comme une terre de fracture, l'Afrique est ici le socle d’un savoir à reconquérir, d’une spiritualité à réinventer. Le roman fait vibrer ses personnages, corps et âme, dans une tension féconde entre héritage et invention, où chaque mot relie ce qui fut tu à ce qui peut encore être transmis. 

Dense et incantatoire, l’écriture bat au rythme du conte, mêlant souffle romanesque et tradition orale pour interroger la puissance des mots à traverser les siècles. Ce récit du passage invite à tendre l’oreille vers ce qui, nulle part consigné, n’en palpite pas moins dans les silences de la mémoire. Dans cette écoute, quelque chose s’adosse, non pas au ciel, mais à la parole qui le cherche. (4/5)

 

 

Citations :

Si les gens ordinaires en venaient à connaître les arcanes du pouvoir, ils perdraient bientôt leurs illusions de justice. Ils découvriraient leur véritable état de bêtes de somme manipulées par les puissants. Ils cesseraient d’obéir, et sans obéissance machinale, il n’y a pas de société qui tienne. 

Où que l’on se trouve dans le monde, l’or fait des miracles, arase les montagnes, érige des palais et lève des armées. 

La peur de se faire voler un trésor n’est jamais aussi grande que lorsque la certitude d’en posséder un se double de la crainte de ne pas le mériter. 

Ce fut pour lui l’occasion de découvrir la grande capacité des pauvres à devenir invisibles. Présents, on les ignore, absents, on pense qu’ils sont toujours là. 

L’essentiel était que les subalternes acceptent l’inégalité sans réfléchir et la trouvent si naturelle qu’ils rêvent d’en bénéficier eux-mêmes plutôt que de l’abolir.

Les prières ne font pas de miracles quand ceux qui les adressent aux dieux ne croient pas qu’elles puissent être exaucées.

Les trésors des dieux sont les hommes.

Il fallait continuer d’espérer, car exister c’est insister.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

jeudi 16 octobre 2025

[Kefi, Ramsès] Quatre jours sans ma mère

 






J'ai aimé

 

Titre : Quatre jours sans ma mère

Auteur : Ramsès KEFI

Parution : 2025 (Philippe Rey)

Pages : 204

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Un soir, Amani, soixante-sept ans, femme de ménage à la retraite dans une cité HLM paisible en bordure de forêt, s'en va. Pas de dispute, pas de cris, pas de valise non plus. Juste une casserole de pâtes piquantes laissée sur la cuisinière et un mot griffonné à la hâte : " Je dois partir, vraiment. Mais je reviendrai. " Son mari Hédi, ancien maçon bougon, chancelle. Son fils Salmane s'effondre. À trente-six ans, il vit encore chez ses parents, travaille dans un fast-food, fuit l'amour et gaspille ses nuits dans un parking avec son meilleur ami, Archie, et d'autres copains cabossés.
Père et fils tentent de comprendre ce qui a poussé le pilier de leur famille à disparaître. Alors que Hédi réagit vivement, réaménage l'appartement, enlève son alliance, Salmane met tout en œuvre pour retrouver sa mère. Son enquête commence, avec de maigres indices – une lettre, un chat tigré, une clé rouillée –, et remue un nombre incalculable de regrets. Il pressent que ce départ est lié à l'histoire de ses parents, orphelins émigrés de Tunisie. Il devine aussi que l'événement va tous les transformer, surtout lui, Salmane, qui voit enfin advenir son passage à l'âge adulte.
Dans ce premier roman plein de verve et de sensibilité, Ramsès Kefi compose une fresque intime et sociale, où le quartier ouvrier de la Caverne est à lui seul un personnage, avec ses habitants pudiques, son PMU d'antan, ses reproductions de bisons sur les murs... Ce texte est un chant d'amour aux mères qui portent le poids de leur famille, sans bruit et sans reconnaissance, aux hommes fragiles, impétueux mais débordant de tendresse, à ceux qui ont le courage d'aller chercher dans le passé les remèdes aux maux du présent.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ramsès Kefi a été journaliste à Rue89 puis à Libération. Il signe ici son premier roman.

 

 

Avis :

Ramsès Kefi s’inscrit pleinement dans la tradition des premiers romans, souvent nourris d’une matière autobiographique traversée par l’urgence de dire et le désir de sonder une vérité intime. Journaliste attentif aux récits populaires et aux vies en marge, il signe une oeuvre personnelle, centrée sur un retour à soi et à ses origines. À travers l’enquête intime provoquée par la disparition soudaine d’une mère, il tisse une déclaration d’amour aux quartiers populaires, tout en mettant à nu les silences familiaux et les racines tenues à distance. 

À trente-six ans, le narrateur, qui a abandonné ses études depuis longtemps, vit encore chez ses parents dans la cité des Cavernes, en banlieue parisienne. Un nom prédestiné, assorti aux tags de mammouths, pour désigner un lieu où le temps semble figé. Sa chambre d’enfant, tapissée de Schtroumpfs, est restée intacte, reflet d’une existence sans heurts ni projets, rythmée par des petits boulots sans avenir et des après-midis à traîner. Le cocon familial repose sur une mère discrète, entièrement dévouée, et un père taiseux, bougon, volontiers éruptif. Ensemble, ils forment un trio silencieux, enfermé dans une routine affective où chacun reste à sa place. La mère, si présente qu’on ne la voit plus, incarne une stabilité devenue invisible. Le fils, quant à lui, s’est installé dans cette sécurité illusoire, persuadé que rien ne changera.

Mais un matin, la mère disparaît en laissant un mot : elle doit partir, elle reviendra. Ce départ, aussi calme dans sa forme que brutal dans ses effets, agit comme un séisme. Incapable de comprendre cette absence, le père, toujours aussi fermé, se mure dans une colère sèche, tandis qu’ébranlé, le fils fouille les tiroirs et interroge les blancs, jusqu’ici passés inaperçus, du récit familial. Peu à peu, les indices qui émergent dévoilent les fissures d’une autre réalité et contraignent le fils à reconnaître combien il avait réduit sa mère à une simple présence rassurante, négligeant la personne qu’elle était.

En filigrane, le roman laisse affleurer un drame vécu en Tunisie, qui a conduit les parents à fuir leur pays, rompant avec leur famille et leur histoire. Ce traumatisme, jamais nommé, constitue une fracture intime qui façonne leur silence. En renonçant à leurs origines, ils se sont enfermés dans un présent sans avenir, où le refus de transmettre empêche toute projection. Le fils, élevé dans ce vide, hérite d’un silence plutôt que d’un récit. Une peur sourde, confondue avec le confort, s’est installée en lui comme une seconde nature. Le départ de la mère vient briser cette impasse et révèle que l’absence de récit est déjà une histoire qu’il faut affronter pour pouvoir avancer. 

L’écriture prolonge le regard du narrateur : hésitant, pudique, parfois maladroit, mais toujours sincère. Ramsès Kefi privilégie l’art de la suggestion, ellipses, non-dits et ruptures de ton composant une atmosphère suspendue, presque claustrophobe, où chaque geste prend une densité particulière. Cette retenue, touchante par moments, révèle aussi les limites d’une voix encore en construction, manquant parfois d’assurance ou de densité narrative et semblant hésiter à aller au bout de ses intuitions. Les personnages tendent ainsi à rester figés dans des rôles un peu trop typés, comme si le roman peinait à leur donner une épaisseur véritable. Surtout, la fin surgit d’une manière si abrupte qu’elle donne l’impression que le récit s’interrompt avant d’avoir pleinement déployé ses promesses. Cette voix, encore en quête de sa pleine maturité, n’en affirme pas moins déjà une sensibilité singulière qu’on a envie de suivre.

Chercher sa place dans une histoire qu’on ne vous a jamais racontée, c’est avancer à l’aveugle, avec pour seule boussole le manque. Ramsès Kefi capte cette incertitude avec délicatesse, dans un récit où se dessine en creux une vérité universelle : le besoin de comprendre d’où l’on vient pour savoir enfin où l’on va. (3,5/5)

 

 

Citation :

Et puis, il y a les codes tacites. Ici, une femme ne se barre pas en laissant un homme à la maison. Elle doit rester, quoi qu’il en coûte, quitte à se bousiller elle-même. Ce sont les mâles qui ont le droit de prendre la tangente et de recommencer leur vie s’ils le souhaitent. Parfois sur un autre continent, parfois à l’autre bout de la ville.


 

mardi 14 octobre 2025

[Delaume, Chloé] Ils appellent ça l'amour

 






J'ai aimé 

 

Titre : Ils appellent ça l'amour

Auteur : Chloé DELAUME

Parution : 2025 (Seuil)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Parce qu’elle a laissé ses amies organiser leur escapade durant ce week-end de trois jours, Clotilde se retrouve dans une ville qu’elle avait rayée de la carte. Ici, il y a vingt ans, elle a vécu avec Monsieur, un homme qui fit d’elle sa Madame sous prétexte de lui faire du bien. C'est ainsi que Clotilde se dépouilla d'elle-même, jusqu'à devenir un simple objet, mais un objet d'amour. 
De 
son assujettissement d’alors, Clotilde a encore honte, et elle a beaucoup de mal à se découdre la bouche pour reconnaître les faits. La preuve : ni Adélaïde, ni Judith, ni Bérangère, ni Hermeline ne connaissent cette histoire, et aucune ne se doute qu’à deux rues de leur location, dans son immense maison, habite toujours Monsieur.
Clotilde 
se demande si libérer sa parole pourrait aider la honte à enfin changer de camp.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1973, Chloé Delaume est écrivain. Adepte de l’autofiction et de littérature expérimentale, elle a notamment écrit Le Cri du sablier et Dans ma maison sous terre.

 

 

Avis :

Dans ce roman bref et tendu, traversé par une colère sourde, Clotilde, le personnage principal, revient dans la ville où, vingt ans plus tôt, elle a subi une relation d’emprise avec un homme plus âgé – un « Monsieur » qui l’a façonnée, réduite et effacée. Ce retour l’oblige à affronter une mémoire traumatique, longtemps reléguée dans l’ombre, et à se confronter à la honte, au silence et à la dépossession. 

Comme souvent chez Chloé Delaume, le texte, situé entre autobiographie et autofiction, adopte une forme résolument radicale et engagée. Clotilde n’est pas Chloé, mais elle en porte les blessures et les colères, transfigurées en matière à la fois littéraire et politique servant de socle à un dispositif critique et à une écriture de combat. Immédiatement reconnaissable, la langue scande et répète dans une musicalité douloureuse, sur un rythme poétique qui fascine autant qu’il peut irriter – notamment lorsqu’il s’accompagne d’une écriture inclusive, marqueur militant en cohérence avec le propos, mais qui peut aussi renforcer une impression de surcharge idéologique. 

La colère qui traverse le récit s’installe comme une tension permanente, refusant toute conciliation. Elle ne désigne pas un homme en particulier, mais un système patriarcal diffus, insidieux et destructeur. Cette dénonciation s’accompagne d’un rejet des normes affectives traditionnelles, valorisant la sororité face à une vie en couple perçue comme aliénante. Le texte n’entend pas panser les blessures, mais les exposer et sortir du cadre imposé. Si cette posture est légitime dans son cri, elle laisse peu de place à la complexité des relations humaines, au point de suggérer un désaveu global du lien amoureux. 

La parution simultanée de ce livre et de La nuit au coeur de Nathacha Appanah, lui aussi consacré à l’emprise masculine, appelle naturellement la comparaison. Tandis que Chloé Delaume adopte une démarche résolument frontale – chaque mot, comme en boxe, semblant vouloir forcer le silence à partir d’une expérience subjective, sans détour ni adoucissement –, Nathacha Appanah, à l’inverse, privilégie la délicatesse, le tissage patient de récits pluriels et une mise en contexte sociale et historique qui donne à la douleur une profondeur collective. L’une incise sans ménagement pour sonder la plaie, l’autre en esquisse doucement les contours pour mieux contenir la souffrance. D’un côté, cela grince et heurte ; de l’autre, tout cherche à s’apaiser dans la nuance et la finesse introspective.

Sur le plan politique, Ils appellent ça l’amour s’inscrit dans une démarche féministe affirmée, peu soucieuse de diplomatie. Le « Monsieur » n’est pas un personnage isolé, mais le symptôme d’un système qui autorise, banalise et perpétue l’emprise. La narration expose et accuse avec une vigueur adossée à une vérité nécessaire, mais qui peut aussi déranger par son intransigeance.

En définitive, ce texte s’impose comme une œuvre de l’intime traversée par une urgence politique. La voix qui s’y déploie n'a que faire d'apaisement ou de consensus : elle revendique, s’insurge et dérange. En écho à celle de Nathacha Appanah, plus feutrée et contextuelle, elle rappelle que la littérature peut être un lieu de mémoire et de réparation, mais aussi de fracture. Ce livre se lit comme un manifeste, fondé sur le présupposé troublant d’un désaccord profond entre les sexes, où l’amour semble avoir perdu sa légitimité. Une telle radicalité fascine autant qu’elle inquiète, laissant le lecteur face à une parole qui n’a pas pour but de rassembler, mais de secouer. (3,5/5)

 

 

Citations :

Clotilde sait combien la précarité joue un rôle déterminant dans le choix de l’encouplement, peut-être même autant que les carences affectives.

Monsieur était Monsieur, mais il était comme tant d’hommes que leur compagne excuse pour éviter d’admettre que le prince est un loup. Ça déchire tellement le cœur de voir soudain luire l’émail et le pointu de sa dentition, de constater que même si Not all men, dans la chambre à coucher se pourlèche un prédateur. Monsieur était Monsieur et elle, Clotilde Mélisse, se demande si ses amies, mis à part Hermeline, sont concernées aussi. Est-ce que Judith, Adélaïde et Bérangère occultent ou minimisent des souvenirs où leur prince s’est soudain révélé être un loup ? Est-ce qu’elles se sont, comme elle, cousu la bouche ? Clotilde se dit que, si ça se trouve, le dedans de plein de femmes par la honte est rongé.

Si je suis de ce récit la narratrice, c’est pour aider l’autrice autant que l’héroïne à trouver l’antidote, et permettre à leurs sœurs d’imposer leur refus en un chœur sororal ; j’existe pour que le réel soit enfin modifié.

N’oubliez pas que céder ne sera jamais consentir. 

Si nombreux, oui, légion. En haut de la pyramide, toujours les intouchables à chaque plainte nous contemplent et nous crachent à la gueule. La célébrité reste le meilleur des talismans pour échapper aux foudres de ce qui serait la Justice. Tant que ne tomberont pas les ogres les plus en vue, les prédateurs conserveront la victoire culturelle. Pour ceux en haut de la pyramide, jusqu’à ceux qui forment sa base, la culpabilité reste une terre étrangère.


 

dimanche 12 octobre 2025

[Dreyfus, Pauline] Un pont sur la Seine

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un pont sur la Seine

Auteur : Pauline DREYFUS

Parution : 2025 (Grasset)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

D’un côté de la Seine, le village de Champagne. De l’autre, celui de Saint-Amand. Un pont est construit à la fin du XIXe siècle pour les relier.
A Saint-Amand, chez les Vernet, on est viticulteur de toute éternité. Le patriarche compte sur ses deux fils pour poursuivre l’exploitation de son fameux chasselas. Mais voilà qu’advient une nouveauté incroyable  : le XXe siècle. Il ne sera pas comme le précédent, lequel avait été comme tous les autres, rural. En 1902, une usine ouvre à Champagne. En 1914, c’est la guerre et sa prodigieuse mécanisation. Georges Vernet prend un emploi à l’usine, son frère Lucien est tué au front. Et voici l’évolution dramatique des Vernet, à cause de ce pont qui a rattaché deux villages, deux temps, deux France. Les femmes s’en mêlent. Le jour où une fille de Saint-Amand tombe amoureuse d’un ingénieur de Champagne, l’indignation explose. Et puis l’autre guerre, et puis la mondialisation, et, à chaque fois, conflits et trahisons.
Les ponts ne permettent pas toujours de relier, Champagne n’est pas toujours synonyme de fête. Dickens a écrit Un conte de deux villes pour montrer une partie de l’histoire de la révolution politique ; voici un conte de deux villages qui nous raconte l’histoire d’une révolution sociale à travers les inoubliables figures de la famille Vernet. Un roman familial de la France.  

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Pauline Dreyfus a publié plusieurs romans chez Grasset : Immortel, enfin (prix des Deux Magots 2013), Ce sont des choses qui arrivent, Le Déjeuner des barricades et Le Président se tait. Elle est également l’auteur, chez Gallimard, d’une biographie de Paul Morand (prix Goncourt de la biographie 2021) et d’un essai : Ma vie avec Colette (2023).

 

 

Avis :

Ce roman déroule le fil d’une lignée – les Vernet, vignerons fidèles à la Seine comme à leur terre – sur cinq générations, depuis les années 1870 jusqu’aux premiers frémissements du XXIe siècle. Longtemps, la vie s’écoule paisible, au rythme des saisons et des transmissions de père en fils. Mais un jour, un pont est construit, qui relie les deux rives mais sépare les âmes, rompant l’équilibre ancien et ouvrant, à la fois une brèche dans le paysage, et un siècle de remous.

La France change, et les Vernet avec elle. Pendant que certains, gardiens des traditions et d’une mémoire enracinée, restent arrimés à leur rive, d’autres, portés par le souffle de la modernité, s’élancent et franchissent le pont, rejouant dans cette fracture intime les tensions du pays tout entier entre le passé qui rassure et l’avenir qui appelle.

Faisant de cette tension le nerf de son récit, Pauline Dreyfus cartographie les fidélités et les renoncements. Avec une plume légère, parfois espiègle, elle glisse des clins d’œil à l’histoire nationale, tissant une complicité douce avec le lecteur. Le roman coule ainsi, fluide et savoureux, comme un vin bien élevé.

Au centre, le pont s’impose de plus en plus comme le trait d'union entre hésitations et désirs d’émancipation. Car franchir le pont n’est jamais un geste simple. Entre avancées, reculs, bifurcations et doutes, l'ouvrage se fait le théâtre muet de ces mouvements contraires où tradition et nouveauté s'affrontent, l'incessant va-et-vient entre fidélité et rupture n'excluant d'ailleurs pas les retours à l’origine.
 
Alors, peu à peu, ce pont s’élève au rang de symbole. Lien entre deux mondes, il incarne le passage de la certitude vers l’inconnu, du vécu vers l’imaginé, autrement dit l’écoulement de la vie elle-même. Fil tendu entre naissance et mort, entre héritage et invention, il est ce trait d’union, fragile et puissant, où se nouent les dynamiques du temps, de l’identité et de la transmission. 

Un roman intelligent, drôle et gracieux, qui tisse avec élégance les fils invisibles de l’histoire et de l’intime, révélant, dans l’élan d’un pont, tout ce que le mot « passage » recèle de vertige, de crainte et de désir. (4/5)

 

vendredi 10 octobre 2025

[Howard, Elizabeth Jane] A petit feu

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : A petit feu (Something in Disguise)

Auteur : Elizabeth Jane HOWARD

Traduction : Cécile ARNAUD

Parution : en anglais en 1969,
                  en français (La Table Ronde)
                  en 2025

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Adjugé, vendu ! » C’est en ces termes qu’Alice, la fille du colonel Herbert Browne-Lacey, songe à son avenir le jour où Leslie Mount lui passe la bague au doigt. Si cet engagement précipité a le mérite de l’éloigner de l’autorité paternelle, Alice comprend, trop tard, que l’homme qui partagera désormais sa vie n’est pas si différent de son père.
C’est seulement une fois Alice partie que May, sa belle-mère, commence à prendre au sérieux les mises en garde de ses propres enfants, Oliver et Elizabeth, contre le colonel qu’elle a épousé en secondes noces et avec qui elle se retrouve désormais en tête à tête dans un austère manoir en rase campagne.
Car Elizabeth, malgré ses remords à l’idée d’abandonner sa mère, a elle aussi mis les voiles, pour suivre son frère qui mène une vie de bohème dans le Swinging London. Après des débuts mal assurés en tant que cuisinière à domicile, elle rencontre le grand amour. Voyages luxueux et villas en bord de mer, cette idylle a tout du rêve…

À ce portrait mordant d’une famille anglaise des années soixante, Elizabeth Jane Howard confère une tension palpable et explore, à travers le destin de ces trois femmes, le caractère incertain des relations amoureuses.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1923, Elizabeth Jane Howard est l’auteur de quinze romans. Les Cazalet ChroniclesThe Light Years, Marking Time, Confusion et Casting Off – sont devenus des classiques modernes au Royaume-Uni et ont été adaptés en série pour la BBC et pour BBC Radio 4. Elle a également écrit son autobiographie, Slipstream. Elle est morte en janvier 2014, après la parution du 5e volume des Cazalet Chronicles, All Change.

 

 

Avis :

Après La saga des Cazalet et La longue vue, les Éditions de la Table Ronde poursuivent la traduction en français de l’œuvre d’Elizabeth Jane Howard (1923-2014), déjà consacrée comme classique outre-Manche. Ce cinquième roman épingle avec une ironie mordante la société anglaise des années soixante, à une époque où, malgré les avancées permises par la Seconde Guerre mondiale, les femmes aspirent à plus d’indépendance tandis que les hommes s’accrochent à leurs privilèges patriarcaux.

Ingénues ou plus aguerries, les femmes partagent ici un même désenchantement face au mariage et aux illusions qu’elles y avaient projetées. Ainsi May, veuve trop confiante, choisit de se remarier en fermant les yeux sur les signaux d’alerte émanant de son futur époux, le colonel Herbert Browne-Lacey, et se retrouve bientôt prisonnière d’une maison gigantesque, prétentieuse et sinistre, que ce dernier, désargenté, lui a fait acheter pour n’y vivre qu’à deux. L’atmosphère y est raide et lugubre, révélant peu à peu les desseins sombres et inavouables du mari, autoritaire et toxique, y compris dans son rôle de père. Sa fille Alice, pressée de fuir cette emprise, se jette à son tour dans le mariage, croyant y trouver refuge. Elle y découvre un nouveau joug, entre devoir conjugal, maternité et mainmise d’une belle-famille aussi oppressante que son père. 

Complètent ce tableau familial les deux enfants adultes de May, Oliver et Elizabeth, installés ensemble à Londres. Diplômé d’Oxford mais peu enclin à une vie laborieuse, Oliver alterne petits boulots et parasitisme en attendant d’épouser une riche héritière. Son affection pour sa sœur ne l’empêche pas de profiter de ses talents domestiques. Issue de l’école des arts ménagers, Elizabeth subvient à leurs besoins en proposant ses services de cuisinière à une clientèle aisée friande de dîners privés. Moderne et indépendante, échappera-t-elle aux affres du mariage et de la vie de couple ordinaire ? Rien n’est moins sûr, car un coup de foudre avec un homme plus âgé et fortuné l’affranchit des conventions tout en l’exposant à d’autres formes de souffrance.

Si ces femmes échouent dans leurs aspirations, c’est qu’elles continuent de faire confiance aux hommes, découvrant trop tard leur erreur. Car en ces années 1960, rares sont ceux qui acceptent de remettre en question leur confort dans la répartition des rôles au sein du couple et de la famille. Fine observatrice, Elizabeth Jane Howard excelle à peindre les psychologies et leurs interactions. En quelques portraits et situations, elle compose un tableau vivant et crédible de son époque et du milieu qui fut le sien. Son style élégant s’accompagne d’un humour ravageur, so british dans sa noirceur et sa dérision feutrée, pour un texte d’une étonnante modernité dans ses visées féministes. (4/5)

 

 

Citations :

Oliver, qui ne se lassait jamais d’insulter la bâtisse, avait dit un jour qu’elle serait parfaite pour un producteur américain désireux de tourner un film de série B sur le thème de la maison hantée. Poutres, créneaux, fenêtres plombées, portes cloutées, affreuses et inutiles cheminées semblant tricotées au point de riz, brique couleur de foie, improbables morceaux de crépi (du vomi de dinosaure, dixit Oliver) : l’ensemble en faisait un véritable monument. 


Elle songea à Alice, coincée dans la maison construite par Leslie, enceinte, et, malgré le mariage, encore plus seule qu’avant ; elle songea à sa mère, qui perdait obstinément son temps à effectuer des tâches ingrates et inutiles pour un raseur ; et elle songea à Oliver, qui gâchait son intelligence brillante et sa jeunesse par manque d’opportunités, de volonté ou autre… Elle ne voulait pas penser à Oliver ; en fait, de manière égoïste, elle ne voulait penser à aucun d’eux. Ensemble ils concouraient à faire de la vie une corde de funambule ; si l’on évoluait dessus sans regarder en bas, tout paraissait facile, mais si on avait le malheur de baisser les yeux…


Le pire, dans le mariage – du moins dans les premières années –, c’était que plus rien n’allait de soi, il fallait en permanence prendre l’autre en considération, faire preuve d’indulgence ou de fermeté, sans parler de la nécessité de modifier son comportement social – puisque ça, c’était censé aller de soi. Et qu’est-ce qu’on obtenait en échange ? La cuisine, quoique pas mauvaise, n’était pas au niveau de celle de sa mère. De la compagnie, mais tout bien considéré, il n’était pas sûr que les femmes soient tellement douées pour cet aspect de la vie. Jamais il n’aurait épousé une fille vulgaire comme Phyllis Bryson par exemple, qui s’esclaffait avec les hommes au pub – non merci, très peu pour lui. Il y avait le côté sexuel de la relation, mais ça non plus, ce n’était pas si simple. Il s’était peu à peu rendu compte qu’Alice n’était pas très portée sur la chose – certes, il n’aurait pas forcément vu d’un bon œil qu’elle le soit ; tout bien considéré, une femme sexuellement ardente ne pouvait en aucun cas être aussi ce que, faute d’un autre mot, il qualifiait de convenable. Il ne désirait donc pas qu’Alice soit différente dans le noir de ce qu’elle était, non, mais étant un homme normal, il aspirait parfois à un peu de changement. Il supposait que, quand elle aurait un ou deux enfants, tout s’arrangerait et deviendrait plus normal. Tout le monde en passait par là.


Jennifer a été privée de sa mère très jeune. Et même avant, elle était privée de mère maternante, si tu vois ce que je veux dire. Les égocentriques invétérés du genre de Daphne font des enfants comme on se met au tir à l’arc ou au clavecin : ils s’aperçoivent vite que cela nécessite un gros effort pour un résultat aléatoire. Jennifer n’a jamais été une enfant facile. Quand Daphne et moi avons fini par divorcer, elle était assez grande pour comprendre ce qui se passait, mais pas encore assez pour considérer la situation autrement qu’en termes de gain et de perte pour elle. Elle avait perdu une mère ; elle m’avait gagné, moi, d’une certaine manière. Depuis lors, je suis plus ou moins otage de sa sécurité. Les enfants sont assez doués pour ça.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

mercredi 8 octobre 2025

[Kureishi, Hanif] Black Album

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Black Album

Auteur : Hanif KUREISHI

Traduction : Géraldine KOFF-D'AMICO

Parution : en anglais en 1995,
                  en français (Christian Bourgois) 
                  en 2025

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Shahid Hasan, un jeune homme d’origine pakistanaise, quitte sa province anglaise pour aller étudier à Londres. Passionné de rock et de littérature, il tombe amoureux de sa professeure qui l’initie à la scène underground, au militantisme et à la sexualité. En parallèle, il se lie d’amitié avec ses voisins de la cité universitaire, des musulmans intégristes qui cherchent à l’entrainer vers le fondamentalisme. Mais cette double vie apparaît vite aussi risquée qu’irréconciliable : entre Madonna et Allah, Shahid doit choisir.
Roman d’apprentissage, thriller comique et histoire d’amour, Black album est une formidable plongée dans le Londres cosmopolite de 1989, l’année de la chute du mur de Berlin et de la fatwah lancée contre Salman Rushdie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Hanif Kureishi est né et a grandi dans le Kent. Il a étudié la philosophie au King’s College de Londres où il commença à écrire des pièces de théâtre. Auteur de scénarios, dont My Beautiful Laundrette (nominé aux Oscars en 1984 dans la catégorie « meilleur scénario »), il est également réalisateur (London kills me), auteur de nouvelles, d’essais et de romans. En 1990, Le Bouddha de banlieue reçut le Prix Whitbread du meilleur roman. En 2001, l’adaptation cinématographique d’Intimité par Patrice Chéreau a obtenu l’Ours d’or du meilleur film à Berlin. Il a été membre du jury du festival de Cannes en 2009. Il a écrit le scenario d’Un week-end à Paris, le prochain film de Roger Mitchell, sorti au cinéma en France en mars 2014. Il vit à Londres.

 

 

Avis :

Il y a dans Black Album l’éclat trouble d’un miroir ancien : une époque, des visages, des désirs s’y reflètent, toujours voilés d’un léger frisson. Hanif Kureishi, dont l’écriture oscille entre provocation et tendresse, compose un roman qui se dévoile lentement, par cercles concentriques. Publié en 1995 au Royaume-Uni, ce texte s’inscrit dans une œuvre traversée par les questions d’identité, de liberté et de désir, autant de thèmes que l’auteur incarne dans les gestes esquissés, les regards échangés et les silences habités de ses personnages. 

Shahid, jeune étudiant d’origine pakistanaise, récemment installé à Londres pour suivre des cours de littérature, suit une trajectoire hésitante, tiraillée entre le besoin d’appartenance et le désir d’émancipation. Autour de lui, la ville bruisse, tentaculaire et mouvante, ville-monde aux contours labyrinthiques où les identités se croisent, se frôlent et parfois s’entrechoquent. Derrière cette effervescence affleure une autre réalité, faite de regards en biais, d’humiliations feutrées et d’exclusions ordinaires, où le racisme s’insinue dans les gestes les plus anodins et façonne en creux les parcours comme les aspirations. Fils d’un père pakistanais et d’une mère anglaise, Hanif Kureishi connaît intimement ces zones de frottement, ces banlieues où l’on apprend à se taire ou à crier selon les jours. Le roman suit une tension continue entre l’appel du groupe et le souffle de l’individu, entre fidélité et vertige de l’autonomie. 

La figure de Deedee, professeur libre et amante exigeante, incarne la promesse ambiguë d’une liberté à la fois séduisante et contraignante. Leur relation, nourrie de lectures partagées, de proximité physique et de joutes verbales, se transforme peu à peu en scène de pouvoir. On y sent l’expérience de l’auteur, familier des milieux intellectuels, observateur lucide des dynamiques affectives. Rien ne s’ordonne ni ne se simplifie jamais, cette complexité assumée et cette manière de laisser les tensions ouvertes, sans arbitrage ni apaisement, contribuant à l’extrême justesse du récit.

À l’opposé, les membres du groupe islamiste que Shahid fréquente apparaissent figés, porteurs d’un discours plus que d’une histoire. Leur parole, érigée en certitude, s'impose comme une ligne de force, séduisante par sa clarté brutale, sa promesse d’ordre et sa capacité à dissiper le vertige du doute. Face aux tâtonnements de Shahid, elle offre un abri – rigide, mais rassurant – dans une société fragmentée et désenchantée. 

L’auteur orchestre cette polarité avec une précision presque chorégraphique, cristallisant les frictions autour de la liberté d’expression, de l’identité et du pouvoir des mots. Sans jamais nommer Salman Rushdie, il convoque Les Enfants de minuit comme spectre littéraire, œuvre devenue champ de bataille idéologique. Ce roman, dont l’évocation suffit à faire basculer les équilibres, incarne le point de rupture où la fiction devient menace, l’imaginaire subversion, l’auteur cible. En exposant cette tension dans toute sa violence symbolique, Hanif Kureishi montre comment une société, prise dans ses contradictions, peut glisser vers l’intolérance, comment les discours simplificateurs – religieux, politiques, identitaires – tirent leur force du désarroi ambiant.

À travers les ambivalences de Shahid, ce sont ainsi les déchirures d’un corps social qui se révèlent, le malaise collectif d’une époque où les appartenances se durcissent, faute de savoir encore comment vivre ensemble. Le roman interroge les mécanismes insidieux qui mènent à l’autodafé, à la censure, à la peur de penser librement. Il montre comment, dans le silence des institutions, les calculs électoraux et les renoncements publics, se creusent les failles où s’engouffrent les radicalismes. Face à la complexité du réel, nombreux sont ceux qui préfèrent l’ordre à la nuance, la certitude au doute, le slogan à la pensée, et, peu à peu, chacun finit par douter, se taire et détourner le regard.
 
Exigeant, dense et nuancé, ce roman lucide et inquiet éclaire les zones d’ombre où se joue, en silence, le destin des libertés fragiles, rappelant, non sans ironie, qu’il suffit parfois d’un livre pour faire tomber les masques et changer le cours des vies. (4/5)

 

 

Citation :

Qui sont ces gens qui brûlent des livres et lisent des aubergines ? J’avais entendu dire que les livres étaient en voie de disparition. Je n’avais jamais imaginé qu’ils seraient remplacés par les légumes. Je suppose que les bibliothèques seront remplacées par des marchands de primeurs.