dimanche 9 novembre 2025

[Tuil, Karine] La guerre par d'autres moyens

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La guerre par d'autres moyens

Auteur : Karine TUIL

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Un an après avoir quitté l’Élysée, Dan Lehman, ancien président de la République, n’est plus que l’ombre de lui-même. Le couple iconique qu’il formait avec l’actrice Hilda Müller n’est qu’une façade. Alcoolique, menacé par des affaires judiciaires, il tente de revenir sur la scène médiatique tandis que Hilda tient le rôle principal d’un film qui pourrait être sélectionné au festival de Cannes. Mais les fractures de leur vie privée brouillent les frontières entre drame personnel et fiction.
Avec ce nouveau roman puissant, Karine Tuil sonde les mécaniques cruelles du pouvoir. Dans cette comédie humaine où l’addiction répond à la difficulté de vivre, où la jeunesse et le capital social deviennent les meilleures armes de séduction se joue une guerre clandestine, mais qui en sortira victorieux ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Karine Tuil est l'auteure d'une dizaine de romans, dont Les choses humaines (2019), couronné par les prix Interallié et Goncourt des lycéens, et de La décision (2022).
 

 

Avis :

Politique, cinéma et littérature : connue pour ses romans sans complaisance sur les contradictions et les hypocrisies de la société contemporaine, Karine Tuil soulève à nouveau les masques pour une satire décapante de toutes les formes de pouvoir dans la société post #Metoo.

Battu par une candidate d’extrême droite, Dan Lehman n’a pas été réélu à la présidence française. Il tente bien de rester dans la lumière en publiant un livre, mais une polémique à propos d’une de ses scènes ainsi qu’un début de poursuites judiciaires pour corruption achèvent de l’envoyer au tapis côté vie publique. Côté vie privée, rien ne va plus non plus, Hilda, son épouse de vingt ans sa cadette, le délaissant pour relancer une carrière d’actrice que son rôle de première dame avait interrompue et Marianne, son ex-femme désormais romancière de renom, n’ayant aucune envie de renouer. Ne lui restent dans cette petite mort que l’amour inconditionnel de sa encore toute petite fille sourde et muette et celui, beaucoup plus conflictuel, d’une de ses aînées, Léo, en pleine rébellion féministe. Rien en fait qui puisse le retenir sur la pente de la dépression et de l’alcoolisme, alors qu’avec son dictaphone pour seul interlocuteur, il dispose désormais de tout son temps pour ruminer son expérience du milieu politique, de ses sales manœuvres et de ses impitoyables coups bas, en même temps que son amertume face aux dérives, notamment populistes, mais aussi antisémites, qui sont sorties renforcées de son échec. 

Son naufrage dans les ténèbres s’avère d’autant plus douloureux qu’après avoir mis de côté leurs propres ambitions du temps de sa suprématie, les femmes de sa vie entrent à leur tour dans la lumière, transportant la suite de l’histoire dans un autre théâtre tout aussi cruel et impitoyable, celui du star-system. Un producteur en vogue ayant entrepris d’adapter au cinéma le livre qui vient de propulser Marianne au rang des auteurs à succès, c’est Hilda qui, fort ironiquement, en décroche le rôle principal. Mais, alors que le film qui dénonce la maltraitance des femmes s’avère favori au festival de Cannes, l‘actrice se retrouve coincée entre ses espoirs de réussite et la violence machiste du cinéaste devenu son amant. Iniquité et hypocrisie l’emporteront-elles une fois de plus dans cet univers qui, aussi glamour soit-il, n’a, dans son obsession de plaire à tout prix, rien à envier aux aspects les plus détestables de la politique ? De ce côté, l’auteur semble nous laisser l’espoir, la vague #Metoo ayant quand même commencé à fissurer les pires habitudes patriarcales.

Habile à peindre ses personnages dans leur complexité et leurs fêlures, tous un savoureux mélange de traits empruntés à une brochette de noms connus sans que l’on puisse se référer à l’un plutôt qu’à l’autre comme dans un roman à clef, Karine Tuil nous divertit autant de ses situations vaudevillesques que de ses observations acérées, toujours justes, des travers de notre société. La lucidité et parfois le cynisme développés par ses caractères dans l’ampleur de leurs désillusions lui permettent une réflexion aussi fine que féroce sur les jeux de pouvoir, politique ou médiatique, sur ce qui fait de l’art de plaire - de plus en plus aléatoire et versatile sous l’influence des réseaux sociaux - une guerre sociale, une « guerre par d’autres moyens » selon la formule de Clausewitz reprise par Foucault dans sa définition de la politique. 

Soif de pouvoir, orgueil, séduction et paraître sont ici les maîtres-mots d’une comédie humaine qui trouve son acmé dans les rapports de domination entre les hommes et les femmes, là où les jeunes générations, non sans hiatus ni déconvenues non plus d’ailleurs, commencent à faire bouger les lignes. En attendant, c’est un miroir empli de zones d’ombre que nous tend ce roman réaliste et cruel, pourtant délicieusement divertissant. Pouvoir ou glamour : même combat, même naufrage. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il comprit assez vite qu’il avait commis une erreur irréversible. À une femme constante et stable, il avait préféré une femme trophée sur laquelle il n’avait jamais pu compter, une femme enfant dont il devait gérer les oscillations de l’ego et les états d’âme. De tout ce qu’il avait aimé en elle – c’était une actrice hypersensible, vénéneuse, intense – il avait perçu, au quotidien, le versant négatif : elle pouvait être autocentrée, capricieuse, fragile, obnubilée par ses rôles, trop dépendante aussi, de lui, de son agent, de l’approbation d’un milieu qui vous rejetait aussi vite qu’il vous avait encensée.


L’attraction sexuelle, cette utopie mystificatrice, cette illusion dangereuse : quelques années plus tard, de cette attirance irrépressible, il ne gardait même pas un vague souvenir. Il avait voulu l’épouser pour lui prouver son amour alors que le mariage était avant tout une aventure domestique, voire affective quand on avait de la chance. Quand on mourait à cinquante ans, la cohabitation limitée à une trentaine d’années de vie commune était supportable. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, ce n’était pas seulement devenu impensable mais contre nature. Lehman ne rencontrait que des couples malheureux et frustrés, déchirés entre amour de leur famille et besoin de solitude, sécurité et désir de liberté – seule la polygamie offrait un mode de vie supportable.


« André Maurois disait : qu’importe qu’un bonheur soit faux du moment qu’on croit qu’il est vrai. Hilda et moi ne nous voyons quasiment pas, sauf pour de rares sorties publiques imposées et des séances photos censées prouver à des lecteurs crédules à quel point nous sommes heureux. » Ils pouvaient l’être, entre les gouttes, notamment quand ils étaient avec Anna. Ils aimaient évoquer ses progrès, ses exploits sportifs, sa manière gracile d’être au monde : « Un enfant suffit parfois à masquer les fêlures d’un couple en ruine. »


« Vient un moment, au mitan de la vie commune d’un couple légitime, où l’on se fige dans un confort agréable, une affection sécurisante, c’est doux, calme, rassurant ; on se parle avec une tendresse un peu forcée, on se caresse encore un peu : on n’est plus l’un pour l’autre qu’un animal de compagnie. »


« Pendant cinq ans j’ai servi l’intérêt général, mais j’ai assez vite découvert, à la tête de l’État, l’archaïsme et le conservatisme des structures sociales, la force de l’inertie, on ne bouscule pas si aisément ce qui est acquis, en politique, on crée toujours à partir de bases existantes, un mandat n’est pas une page blanche sur laquelle le nouvel élu inscrit sa vision sans contestation ni opposition ; c’est au mieux un ajustement, une correction. »


Ça avait été une campagne pleine de tensions et de fureur : lynché par l’extrême gauche dans un climat douteux aux relents antisémites, critiqué au sein de son propre parti, qui l’avait accusé d’opportunisme électoral à la suite de son appel à une union républicaine avec le centre, démuni face à la dérive populiste et nationaliste, il s’était retrouvé seul, livré à des vents contraires. Il avait vu arriver sans méfiance de jeunes technocrates qui, aux côtés de celle qui allait lui succéder à la tête du pays, avaient su utiliser de nouveaux outils, les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle, pour mener une campagne offensive, moderne, interactive, dont il s’était moqué en privé, la qualifiant de propagande fasciste 2.0 – lui avait opté pour une stratégie à l’ancienne avec tracts et affiches sur lesquels on le voyait sourire (le blanchiment de ses dents ayant donné lieu à de multiples moqueries en ligne), une utilisation minimale des réseaux, allant jusqu’à en dénoncer les effets pervers – des attaques qui s’étaient retournées contre lui. Vieillir en politique, c’était aussi découvrir que des choses qui fonctionnaient à votre époque étaient devenues complètement inefficaces et obsolètes. Lehman ? Un homme du passé.


« Si vous voulez un ami à l’Élysée, prenez un chien. »
 
 
« J’ai décidé de me retirer de la vie politique – la phrase la plus difficile que j’aie été amené à prononcer. Les semaines, les mois, les années qui suivent un échec en politique sont semblables à ceux qui s’écoulent après un deuil – pourquoi se mentir ? On croit ne jamais s’en remettre. Chaque sortie publique vous rappelle votre mort sociale. N’être plus qu’un acteur secondaire d’un monde où l’on rayonnait, perdre le pouvoir quand on l’a exercé, est une épreuve existentielle. »


Tous les anciens présidents vantaient les mérites de leur action sous l’apparence faussement modeste du récit d’un dévouement total au service de l’État, racontant avec exaltation leur nouvelle vie. La réalité, c’était que, hors du pouvoir, tout devenait insignifiant. Lehman savait que le discours officiel des hommes d’État, dans ces livres qu’ils publiaient après avoir quitté le pouvoir pour avoir l’impression d’exister encore, était vicié par l’orgueil, aucun d’entre eux n’exprimait son réel intime : le vertige du vide et de la solitude, l’amertume et le sentiment d’inutilité. Et pourtant, ils s’y étaient tous préparés : à peine arrivés au pouvoir, ils n’avaient pensé, de manière obsessionnelle, qu’au moment où ils n’y seraient plus.


Ceux qui l’avaient élu l’oublieraient. Y a-t-il plus grande épreuve que de se voir mort alors qu’on est encore vivant ?


(…) vivre aux côtés d’un homme politique créait une inégalité de départ, il fallait faire preuve d’abnégation, de discrétion, savoir s’effacer, j’avais renoncé à écrire à temps plein par une sorte de fatalisme social ; j’avais compris – sans qu’il ait besoin de le formuler explicitement – que mon travail était moins important que le sien. J’avais publié une dizaine de livres dans une petite maison d’édition littéraire et, si j’avais reçu une reconnaissance critique, je n’avais jamais connu un grand succès public : l’échec commercial, ça me semblait être la règle, pas l’exception, j’en parlais avec un détachement de façade mais on a beau afficher une distance élégante, une sorte de lucidité sur le statut d’écrivain en affirmant qu’on écrit pour soi, pour questionner et mettre du sens là où il n’y en a pas, rappelant qu’il y a une insatisfaction chronique, à l’origine, que le succès de toute façon ne comblera pas, on n’y croit pas soi-même (…)


Dan m’avait laissée avec les enfants sans se préoccuper des conséquences sur ma vie, de la douleur qu’il allait me causer, sans se demander si j’allais supporter l’humiliation publique, il n’avait pensé qu’à lui, à son avenir, à son plaisir. Il avait voulu être heureux, il avait voulu profiter et jouir, aimer et être aimé, c’était son irréfragable liberté, je ne le jugeais pas pour ça, je comprenais qu’on eût envie de vivre avec intensité mais je me demandais si l’on pouvait être heureux sur le malheur de quelqu’un d’autre ?


— Vous êtes resté cinq ans à la tête de l’État. C’est quoi pour vous, le pouvoir ? 
— Ah, ça, c’est Michel Foucault qui l’a le mieux défini lors de l’un de ses cours au Collège de France, au milieu des années 70. Il a dit, en paraphrasant Clausewitz : « La politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens. »


Elle avait refusé le botox qui figeait les traits, le scalpel qui défigurait mais quand elle entendait des producteurs se moquer des visages figés comme des masques de cire, des beautés dévastées par le bistouri, elle avait envie de leur rappeler que c’était à cause d’eux que les actrices en arrivaient là, leur obsession de la jeunesse les avait menées à l’abattoir des salles de chirurgie, à trafiquer leurs visages pour devenir ces êtres sans âge qui ressemblaient à des créatures hybrides, mi-femmes mi-félins. Elles s’abîmaient pour eux, pour avoir encore leur regard impitoyable sur elles et peut-être, avec un peu de chance, leur queue dans leur chatte. 
 
 
« Le pire, tu vois, ce n’est pas de céder le pouvoir mais d’être remplacé par quelqu’un que l’on méprise. » 
 
 
Le succès, cette machine à créer des inégalités. Quand tu arrives quelque part, des inconnus s’avancent vers toi pour te parler de ton travail et ceux qui t’accompagnent deviennent transparents, quels que soient leurs mérites ; toi, tu les aimes, tu voudrais te cacher derrière eux, vanter leur valeur, tu es gênée, ils ne te le disent pas mais tu le comprends : ils vont s’éloigner de toi car le succès t’a rendue toxique. Je ne me suis jamais sentie aussi seule qu’à cette époque où les gens que j’aimais m’évitaient, m’envoyaient les critiques assassines qu’on écrivait sur moi accompagnées de messages de condoléances faussement empathiques, ou me répondaient de façon sporadique : on aurait dit qu’ils me punissaient. J’avais accueilli le succès avec une joie pleine de méfiance, comme un cadeau dont je devrais tôt ou tard payer le prix.


Ce n’est probablement pas par un pur hasard historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie un masque. C’est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle.


Le métier d’acteur a ceci de commun avec la fonction politique qu’il faut savoir composer avec le rejet, l’objectif étant d’être choisi, d’accepter d’être mis en compétition avec d’autres et de survivre à l’échec, à la critique, à la fluctuation de sa valeur sociale : un jour en haut, le lendemain en bas ; vivre dans le désir des autres, séduire, tout le temps, sans jamais être sûr du résultat – plaire est un métier.


Les gens qui ont des privilèges n’en jouissent que si les autres n’en ont aucun. 


Globalement les écrivains ne sont pas satisfaits de la vie en tant que telle, ni des gens etc., a écrit Bukowski. L’écriture est un moyen pour eux de se l’expliquer, de s’en échapper et de modifier les forces outrageuses qui nous rendent plus que malheureux. L’alcool est une chimie qui réarrange aussi nos horizons. Ça nous procure deux façons de vivre au lieu d’une. » C’était sans doute ce qui nous rassemblait, Dan et moi, en dépit des épreuves, de nos déroutes et de nos trahisons, depuis notre rencontre : cette nécessité de chercher hors de soi un remède à la difficulté de vivre. Je savais que ce bonheur ne serait que de courte durée, nous étions comme deux joueurs tirant chacun le bout d’une corde pour ramener l’autre vers soi. Tôt ou tard, l’un de nous deux finirait par lâcher prise.


Le pouvoir est dangereux, impur ; plus on l’exerce, plus on occulte la violence et la domination qu’il suppose : il isole, altère les relations et jusqu’à la perception que l’on a de soi. C’est une jouissance peut-être, mais une jouissance qui abîme. 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 7 novembre 2025

[Coe, Jonathan) Les preuves de mon innocence

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Les preuves de mon innocence 
            (The Proof of my Innocence)

Auteur : Jonathan COE

Traduction : Marguerite CAPPELLE

Parution : en anglais en 2024,
                  en français en
2025 (Gallimard)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

L’arrivée de Liz Truss au 10, Downing Street.
Des ultraconservateurs réunis dans un vieux manoir.
Une société secrète d’étudiants en plein Cambridge.
Plusieurs morts mystérieuses.
Des jeunes femmes en quête de vérité.
Et une vieille inspectrice bien trop gourmande…

Voici quelques ingrédients du nouveau roman virtuose de Jonathan Coe, le plus brillant et charming des auteurs britanniques, qui se joue ici des codes du polar pour mieux dénoncer montée des extrêmes et désinformation.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jonathan Coe est né en 1961 à Birmingham. Il est l’un des auteurs majeurs de la littérature britannique contemporaine. On lui doit notamment Testament à l’anglaise (1995), prix du Meilleur Livre étranger 1996, La Maison du sommeil (1998), prix Médicis étranger 1998, Bienvenue au club (2003), Numéro 11 (2016), Le cœur de l’Angleterre (2019), prix du Livre européen 2019, Le royaume désuni (2022)...

 

 

Avis :

Désormais bien connu pour ses observations romanesques de l’Angleterre contemporaine, Jonathan Coe poursuit dans cette veine sous une forme nouvelle mêlant le pastiche littéraire à la satire politique et sociale. Sur fond de bouleversements récents – l’arrivée de Liz Truss au pouvoir et la disparition d’Elizabeth II –, il tisse une intrigue chorale alternant présent et années 1980, qui interroge l’héritage du néolibéralisme, la fabrication des récits politiques et la manière dont les individus tentent de se situer dans une mémoire collective en tension.

Les trajectoires de plusieurs personnages s’y croisent autour d’un manoir, cadre d’un séminaire organisé par un cercle conservateur, où ressurgissent les tensions idéologiques des années Thatcher. La découverte d’un cadavre interrompt les débats et déclenche une enquête menée par une inspectrice en fin de carrière, épaulée par deux jeunes femmes proches de la victime. Blogueur politique engagé et farouchement anti-conservateur, l'homme assassiné menait lui-même des investigations sur les jeux d’influence impliquant certains membres des cercles intellectuels de Cambridge. L’affaire met au jour les liens entre sphère privée et luttes idéologiques, dans une société britannique où les démons du thatchérisme trouvent un écho dans le trumpisme contemporain. 

Cette matière romanesque alimente une construction narrative à la fois ludique et rigoureuse, qui mobilise les codes du whodunit – enquête, fausses pistes, révélations progressives – pour les détourner au profit d’un dispositif critique. L’enquête constitue un levier d'exploration des récits concurrents, des silences familiaux et des fractures générationnelles, dans un monde où la vérité se négocie autant qu’elle se découvre. Le manoir, lieu clos et symbolique, cristallise ces tensions, révélant les lignes de faille entre mémoire intime et idéologie dominante, entre héritages refoulés et récits recomposés.

Le roman conjugue ainsi les ressorts du divertissement narratif avec une réflexion aiguë sur les dérives du pouvoir et les mécanismes de l’oubli. Dans ce jeu de miroirs entre passé et présent, fiction et politique, il sollicite une prise de conscience. Toute enquête – policière ou historique – engage des questions de point de vue et de pouvoir, et le roman s’impose comme un espace critique où s’élabore une lecture lucide des tensions qui traversent la société britannique contemporaine.

Si l'on se perd avec plaisir dans ce récit ironique aux allures de labyrinthe qui emboîte ses multiples niveaux – dialogues, documents, souvenirs – dans une mécanique aussi inventive que maîtrisée, on peut aussi regretter que, dans sa finesse de traitement, le propos politique semble y perdre en mordant, le parallèle entre les années Thatcher et l’ère Trump ne restant jamais qu’esquissé. L'ensemble amuse, intrigue et séduit, mais laisse poindre une réserve : celle d’un regard acéré qui, malgré sa justesse, semble s’arrêter au seuil de la confrontation, pour une oeuvre au final presque plus mélancolique que caustique. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Dans ce monde, les gens les plus dangereux sont ceux qui savent exactement ce qu’ils veulent, et qui sont bien décidés à l’obtenir.


J’ai tendance à penser que l’un des marqueurs les plus puissants de cet individualisme nouveau, c’est le téléphone portable : cet objet improbable, à l’origine désopilante brique en plastique munie d’une antenne radio, et aujourd’hui omniprésent, indispensable, pièce maîtresse et pierre angulaire de nos existences. Vous souvenez-vous de son lancement auprès du grand public, au Royaume-Uni ? C’était à l’occasion du nouvel an 1985. Vous rappelez-vous qui était chargé de présenter cette innovation ? Ernie Wise, bien sûr. Eric Morecambe était mort l’année précédente, laissant Ernie seul et endeuillé : ce parfait microcosme de société grâce auquel son partenaire et lui avaient diverti la nation des années durant s’était brisé pour toujours. Il était tout seul, désormais : quoi de mieux pour symboliser ce nouvel individualisme, qui en fin de compte (on se demande bien pourquoi personne n’y a pensé, à l’époque) n’est jamais qu’une autre façon de désigner la solitude.
Bref, ne laissez personne vous dire que les années quatre-vingt ont commencé le jour où les années soixante-dix ont pris fin. Les années quatre-vingt ont commencé le 1er janvier 1985, quand Ernie Wise a passé le premier appel avec un téléphone mobile au Royaume-Uni.


Les domaines d’expertise de Christopher étaient divers et variés : il s’intéressait entre autres à la guerre de Cent Ans, au gouvernement de Robert Walpole et à la dictature d’António de Oliveira Salazar au Portugal. Mais son sujet de prédilection était l’essor des idées conservatrices en Amérique et au Royaume-Uni, depuis la période de la « relation spéciale » entre Reagan et Thatcher. Christopher ne faisait pas mystère de ses opinions, mais comme il aimait le souligner malicieusement : « j’ai des amis très proches qui sont conservateurs ». Il témoignait d’un généreux respect envers les fondements intellectuels du conservatisme, mais s’inquiétait de la mainmise croissante des extrêmes sur ce mouvement, de part et d’autre de l’Atlantique. 


… oh oui, il débordait de colère, Peter. Tout comme Howard. Des hommes calmes, discrets, et puis en une fraction de seconde ils pouvaient se mettre à brailler, à s’énerver. Toujours à s’emporter, ces deux-là. Des hommes en colère. (…) Ah, ces hommes en colère. Je ne sais pas ce qui les énerve à ce point, parce qu’ils n’en font globalement qu’à leur tête, la plupart du temps. Et pourtant, on dirait qu’ils sont partout dans nos vies, ces hommes en colère…


On en revient toujours à ça, en général. L’argent. Les gens n’arrêtent pas de parler de valeurs, de nos jours, et de guerres culturelles, mais d’après mon expérience, on s’entre-tue rarement pour des histoires de valeurs ou de culture. On s’entre-tue pour l’argent. Les humains sont des créatures primitives, en réalité.


Est-ce que ce serait tout le temps comme ça, désormais ? Chacun dans sa réalité, incapable de se mettre d’accord pour savoir si la pandémie a vraiment eu lieu ou si c’était un canular, si le changement climatique existe ou pas, si la Terre est plate ou plutôt ronde. À quoi bon écrire un livre, dans un monde pareil ?


Mais vous voyez, tel est le pouvoir de l’écrit. Grâce à lui, rien ne s’oublie jamais. Rien ne se perd. La littérature interrompt le cours du temps. C’est la seule raison de s’y adonner, au bout du compte. 


Comment survivent les écrivains ? Je ne parle pas de leurs moyens de subsistance, je parle de la façon dont leurs livres leur survivent, après leur disparition. Ils s’en tirent rarement sans aide. Les livres survivent parce que des gens tombent dessus ou sont aiguillés vers eux. Des lecteurs les lisent. Des enthousiastes font du prosélytisme. Des critiques font du débat. Des enseignants font des cours. 
L’objectif avait toujours été que mes livres me survivent. En les écrivant, j’avais accompli la première étape de ce projet. Il était peut-être temps, désormais, de me lancer dans la phase suivante ?


 

mercredi 5 novembre 2025

[Mishima, Yukio] Une soif d'amour

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Une soif d'amour 
            (愛の渇き, Ai no Kawaki)

Auteur : Yukio MISHIMA

Traduction : Léo LACK

Parution : en japonais en 1950,
                  en français en
1982 (Gallimard)

Pages : 228

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

La jeune veuve Etsuko est amoureuse d'un domestique de la maison de son beau-père Yakichi, chez qui elle vit. Ses beaux-frères, belles-sœurs et leurs enfants vivent sous le toit de l'ancêtre, qui est devenu l'amant d'Etsuko.
Une nuit, Etsuko donne rendrez-vous au garçon qu'elle désire. Comprenant enfin ce qu'elle veut, il se jette sur elle. Elle perd connaissance. Quand elle revient à elle, il s'enfuit. Elle le poursuit, le rattrape, le frappe d'un coup de houe et le tue - Yakichi était là.
Roman d'une grande force sournoise, obscure et nerveuse, cette œuvre est une peinture d'une passion bridée par un milieu, mais qui finit par tout consumer.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Yukio Mishima (pseudonyme de Kimitake Hiraoka) est né en 1925 à Tôkyô. Son œuvre littéraire est aussi diverse qu'abondante : essais, théâtre, romans, nouvelles, récits de voyage. Il a écrit aussi bien des romans populaires qui paraissent dans la presse à grand tirage que des œuvres littéraires raffinées, et a joué et mis en scène un film qui préfigure sa propre mort.
Il a obtenu les trois grands prix littéraires du Japon. En novembre 1970, il s'est donné la mort de façon spectaculaire, au cours d'un seppuku, au terme d'une tentative politique désespérée qui a frappé l'imagination du monde entier.
Mishima fut un grand admirateur de la tradition japonaise classique et des vertus des Samouraïs. Dans ses œuvres, il a souvent dénoncé les excès du modernisme, et donné une description pessimiste de l'humanité.

 

 

Avis :

Ce deuxième roman, paru en 1950 après un début littéraire retentissant, amorce les grandes thématiques qui traverseront l’œuvre de Mishima, parmi les maîtres de la littérature japonaise du XXe siècle : le désir, la souffrance intérieure et les tensions entre pulsion et norme sociale. 

Etsuko, jeune veuve d’un mari distant et infidèle qui, après la jalousie de son vivant, ne lui a laissé en mourant que la culpabilité diffuse du soulagement, a quitté l’agitation d’Osaka pour s’installer chez sa belle-famille, dans une campagne japonaise figée où les stigmates de l’après-guerre cohabitent avec la rigidité des structures sociales. Tacitement enfermée par l’emprise autoritaire de son beau-père Yakichi dans un rôle ambigu, entre domestique et compagne, elle se retrouve la maîtresse résignée du vieil homme, dans une solitude affective étouffante où éclot bientôt son désir obsessionnel pour Saburo, un jeune domestique qui semble bien le seul de la maisonnée à ignorer la passion qui couve et le drame qu’elle annonce.

Mais, tout sauf libérateur, le désir d’Etsuko se heurte à une indifférence imprégnée de honte sociale, nourrie par la violence sourde des rapports de pouvoir. Explorant la tension entre pulsion et retenue, entre le corps et l’ordre moral, le roman qui, épuré et chargé d’une intensité latente, donne à chaque geste et à chaque regard une portée symbolique, avance comme une lente suffocation. Jamais exprimées, les émotions s’enfouissent et finissent par se retourner contre les personnages qui, dans la maison familiale devenue prison mentale et espace tragique, s’enlisent dans leurs contradictions.

Coincée entre son désir de liberté et les normes qui l’enferment dans un monde où la femme reste cantonnée à la soumission et à l’effacement, Etsuko incarne une lutte intérieure que, sans jamais chercher à la résoudre, l’auteur déplie dans toute sa cruauté, en miroir des antagonismes du Japon d’après-guerre entre modernité et tradition, émancipation féminine et maintien des structures patriarcales. Culpabilité et remords s’agglomèrent en un malaise latent et une tension muette qui, loin des conventions narratives rassurantes, maintiennent le lecteur dans l’inconfort d’une contemplation sans échappatoire de la complexité du cœur humain. 
 
En cristallisant, par le prisme d’Etsuko, une douleur tue où désir et culpabilité s’entrelacent sans jamais trouver d’issue, ce sont les failles intimes et les impasses sociales d’un Japon en mutation qu’expose, avec une lucidité implacable, ce roman à la fois resserré et vertigineux qui transforme le quotidien en tragédie intérieure et fait du non-dit la matière même de sa puissance littéraire. D’une beauté sombre et poignante, profondément mélancolique, il met en lumière avec une précision troublante la manière insidieuse dont les normes sociales infiltrent l’intime et modèlent les élans les plus enfouis de l’âme. Crépusculaire, implacable et envoûtant. (4/5)

 

 

Citations :

Etsuko tourna distraitement les pages, se parlant à elle-même : « Malgré tout, je suis heureuse. Je suis heureuse. Personne ne peut le nier. Et, avant tout, il n’y a pas de preuve. »

Elle n’était couchée que depuis une heure. Elle avait encore longtemps à dormir avant le lendemain. Elle se tortura la cervelle pour trouver un espoir qui justifierait ce lendemain. N’importe quel espoir, si mince fût-il, suffirait. Sans cela, qui pourrait vivre jusqu’au matin ?

Dès qu’un lion captif s’évade de sa cage, il possède un monde plus vaste que celui qui n’a connu que la brousse. Lorsqu’il était captif, il n’existait pour lui que deux mondes : celui de la cage et celui hors de la cage. Maintenant, il est libre. Il rugit. Il attaque les hommes. Il les dévore.     Cependant, il n’est pas encore satisfait, car il n’y a pas de troisième monde qui ne soit ni celui de la cage, ni le monde extérieur.

Mieux vaut prendre la vie à la légère, pensait-elle. Après tout, les gens pour qui la vie est facile n’ont pas à donner d’excuse pour vivre au-delà de cette vie facile. Mais ceux qui la trouvent difficile utilisent bientôt quelque chose de plus comme excuse que le simple fait de vivre. Dire que la vie est difficile n’est rien dont on puisse se vanter. Notre faculté de découvrir toutes les difficultés de la vie aide la majorité des hommes à la rendre facile. Sans cette faculté, la vie serait une sphère vide et glissante où l’on ne trouverait aucun point d’appui.

Le plus haut point de rencontre entre l’art et la vie est la banalité. Dédaigner la banalité est mépriser ce qu’on ne peut avoir. Un homme qui craint d’être banal n’est pas encore un homme. Les temps anciens du haïku, avant Besho, avant Shiki, connaissaient la vigueur d’une époque où l’esprit de la banalité n’avait pas encore disparu.

Avec quelle rapidité nous oublions nos actes ! Tandis que les sentiments s’attardent dans notre souvenir, nos actes disparaissent sans laisser de trace. 

Un espoir dont on ne craint pas l’anéantissement n’est, en dernière analyse, qu’une sorte de désespoir.


 

lundi 3 novembre 2025

[Vilain, Philippe] Mauvais élève

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Mauvais élève

Auteur : Philippe VILAIN

Parution : 2025 (Robert Laffont)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Dans Mauvais élève, Philippe Vilain évoque une période déterminante de sa jeunesse en milieu défavorisé, ses années de formation marquées par son échec scolaire et des épreuves qui l'ont vu évoluer, à force de volonté, du lycée technique à l'université, d'une détestation de la lecture à une passion pour la littérature, et l'ont mené, jeune homme, à vivre une histoire d'amour avec une écrivaine célèbre avant d'entrer dans le monde des lettres.
À travers son récit de transfuge, l'auteur poursuit sa quête de vérité et offre un véritable message d'espoir, révélant qu'une vocation peut combattre les déterminismes.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Philippe Vilain enseigne la littérature française à l'université Federico II de Naples et dirige la collection " Narratori francesi contemporanei " aux éditions Gremese. Il est l'auteur de nombreux romans, dont La Dernière Année, Paris l'après-midi (prix François-Mauriac de l'Académie française), Pas son genre (adapté au cinéma), La Femme infidèle (prix Jean-Freustié) et La Malédiction de la Madone (prix Méditerranée), ainsi que d'essais remarqués.
 

 

Avis :

Récit autobiographique lucide et sincère, Mauvais élève revient sur les origines populaires de l’auteur, son échec scolaire initial et le dur apprentissage qui devait, contre toute attente, le mener d’une orientation technique à une formation universitaire, d’un désintérêt pour les livres à une passion pour la littérature et, passant par une histoire d’amour avec Annie Ernaux, lui dans la vingtaine, elle avec trente ans d’avance et déjà très connue, lui ouvrir à son tour une grande carrière dans les lettres.

La narration commence avec l’enfance en Normandie, entre l’alcoolisme d’un père employé de bureau et l’usure d’une mère dactylofacturière, un parcours de « cancre irréductible, paresseux, collectionneur de notes indécentes, d’absences et d’avertissements » qui « ne voulai[t] rien apprendre et ne savai[t] pas quoi faire de [s]a jeunesse », au point de verser dans la petite délinquance. 
Puis vient le déclic : la découverte des livres, l’écriture comme échappatoire et la volonté farouche de s’en sortir. Avec un BEP en poche, il décroche un bac pro, puis entame des études de lettres modernes, porté par l’ambition de vivre de sa plume.

Mais son ascension aurait-elle été possible sans cette liaison improbable avec Annie Ernaux ? Cinq années d’une relation intense, faite d’admiration chez lui, de domination chez elle, qui deviendra son Pygmalion. Cette partie du récit, que certains lisent comme une réponse aux deux livres qu’elle a consacrés à leur histoire, offre son propre versant, sans acrimonie ni esprit de revanche. L’auteur y fait preuve d’une remarquable distance, d’un calme qui n’efface ni les blessures ni la reconnaissance.

Loin d’un règlement de comptes, le texte rend hommage autant qu’il explore les failles, sans colère ni amertume, dans une introspection lucide et assumée. Tous deux ont connu une ascension sociale vertigineuse, mais chacun en garde un ressenti différent : chez elle, la honte du transfuge de classe ; chez lui, une forme d’apaisement. Se disant « nomade social », il revendique une fidélité à son moi profond, une tendresse intacte pour les siens, et une lucidité sur les désillusions que peut aussi offrir son nouveau milieu.

D’une grande délicatesse, riche en réflexions nuancées, ce récit personnel doublé d’une lecture sociologique impressionne par la passion et la ténacité qui ont fait de la littérature une véritable planche de salut. Une écriture remarquable, au service d’un parcours hors norme. (4/5)

 

 

Citations :

On nous imposait des dictées pour y remédier, ainsi que réapprendre les règles élémentaires de l’orthographe et de la grammaire. La plupart d’entre nous traînaient d’importantes lacunes dans ces domaines, certains étaient quasiment analphabètes, d’autres, étrangers, maîtrisant mal la langue, s’exprimaient laborieusement. Mon cas n’était pas moins désespéré. Mes fautes de français insultaient l’intelligence. Ne lisant pas, je me sentais moi-même étranger dans ma propre langue, relégué dans une catégorie d’irrécupérables, une Internationale des damnés.


Même la position, décentrée, des bâtiments techniques, C et D – l’habitat des dactylos, des mécanos, des chaudronniers et autres déshérités, gaillards cabossés de la vie, s’apparentait à des entrepôts –, indiquait notre relégation dans la géographie sociale du lycée : nous étions parqués près des immeubles de la zone sensible de Vernon, les quartiers incandescents de la ZUP peuplés de familles immigrées paupérisées, loin du prestigieux bâtiment A occupé par les lycéens des filières générales. C’était peut-être ce que nous méritions, la hideur bétonnée du monde, l’inesthétique architecturale : même la beauté nous était ôtée. En répartissant ainsi les sections, le lycée ne faisait pas que distinguer les filières entre elles, il sélectionnait des manières d’être, des habitus, reproduisait les inégalités sociales. Le contraste criant entre le bâtiment A et le bâtiment D accentuait mon sentiment d’injustice et de révolte, cette ségrégation au sein de l’établissement me faisait prendre conscience des déterminismes, des marquages d’identité sociale, de cette force implacable qui ramenait les élèves en difficulté dans une seule et même zone. Se retrouver au bâtiment D signifiait, de fait, être issu d’une famille pauvre et avoir une scolarité chaotique jalonnée de redoublements, voire de faits de délinquance. Notre pedigree social valait un casier judiciaire.


Je tente juste, sans fabuler ma vie, sans nier les déterminismes et les conditionnements, de restituer le plus fidèlement possible l’environnement dans lequel ma scolarité se déroula, en rendant compte des faits et de la diversité des facteurs (la pauvreté, l’alcoolisme, le manque d’encadrement de mes parents, la violence sociale, les inégalités culturelles, ma mélancolie) qui contribuèrent à infléchir ma trajectoire dans un sens plutôt que dans un autre, à me déterminer dans une direction, comme à me rendre indisponible pour les études, incapable de me concentrer pour apprendre, réfléchir et trouver ma place dans le système scolaire. Ces épreuves me marquèrent profondément et me firent prendre conscience de la fragilité des destins, de l’implacable logique d’une jeunesse que je traversais comme un fantôme.


Et s’il n’y avait eu aucun jour de ma jeunesse, avant ceux-ci, que j’avais passé à lire, je me rendais compte, m’ouvrant au monde, qu’il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres et qui, sans nous rendre forcément inconscients de nos manques et de notre malheur, mais en nous privant de repères et de cadre, en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde. 


Certes, je voulais étudier les lettres, mais en m’inscrivant à l’université, je ne me souciais pas d’en savoir la finalité, l’enseignement ou les métiers de l’écrit, par exemple, et je n’avais pas conscience que les diplômes universitaires, quand ils ne menaient pas alors à un terme doctoral, demeuraient sans réelle valeur, inopérants pour construire une carrière professionnelle. De telles études littéraires, déclassées, n’offraient aucune perspective concrète, mais permettaient tout juste d’ajourner une transition vers une autre voie et ne contentaient que les étudiants de mon espèce, ceux des classes sociales inférieures, indécis quant à leur avenir – les étudiants de la bourgeoisie, eux, savaient que seules les grandes écoles vous assurent une carrière « convenable » ; parmi eux, restaient à l’université ceux qui suivaient un double cursus ou bien ceux qui avaient échoué en classes préparatoires. 
 
 
L’écriture m’affirmait, me consolait, me réparait. Je me réconfortais de voir les mots jaillir sur le papier, la force jouissive de l’écriture qui avortait mes années noires délivrait en moi le taiseux, le mutique, une parole souveraine, impérieuse, dont le lyrisme suivait l’exaltation de ma pensée pour se tenir à peine au-dessus du silence. Les difficultés à m’exprimer, à désigner les choses en paroles ou à terminer mes phrases sous le regard des autres, mon léger bégaiement de timide, ma manière bafouillante de parler en rameutant à toute force mes idées, qui si souvent, dans une assemblée, me faisaient heurter les syllabes des mots, les inverser, qui me contraignaient dans les discussions et devaient me donner une apparence stupide, disparaissaient miraculeusement en écrivant. Dans la solitude, quand mon esprit s’apaisait, l’écriture, me délestant de ma gaucherie, rassérénait mon intelligence.


Mais je ne m’habituais toujours pas au climat de Rouen, à la pluie qui déteignait sur mon humeur, amplifiait mon goût de la méditation jusqu’à me rendre mélancolique, cette même pluie qui semblait enraciner les Rouennais à leur ville. La pluie était le témoin fidèle de leur vie, celle qui les voyait grandir, étudier, celle qui pleurait leur départ quand ils devaient quitter la ville pour des raisons professionnelles, celle qui fêterait leur retour quand, plus tard, après des mois ou des années, ils reviendraient s’y installer, pour s’y reproduire, y occuper une fonction, fréquenter les mêmes cafés, les mêmes supermarchés, les mêmes restaurants, jusqu’à la retraite et à l’ultime grand silence, sous une pluie générationnelle en somme, qu’ils se perfusaient de père en fils, de mère en fille, une pluie qu’ils avaient intégrée et qui faisait partie d’eux, une pluie bienvenue qui ne les empêchait de rien, ni de sortir ni de se promener, comme s’ils avaient un parapluie dans le cœur. 


Le véritable mépris de la littérature prenait, à mes yeux, le visage du divertissement littéraire, de cette littérature dite « populaire », désécrite, fabriquée pour plaire à un public spécialisé, de consommateurs plus que de lecteurs, et s’adapter aux goûts présumés des gens de mon espèce sociale, comme de la nourriture serait spécialement confectionnée avec de mauvais ingrédients pour satisfaire les goûts des pauvres, dont on décréterait qu’ils ne méritent pas mieux. Bien sûr, je n’en voulais pas aux lecteurs de la lire, mais aux auteurs de la fabriquer si savamment ; c’était cela, à mes yeux, le mépris, la déconsidération de son lectorat : penser qu’il ne méritait pas une meilleure prose. 


L’importante différence d’âge aurait dû nous conduire à ne pas poursuivre une relation aussi déséquilibrée, et n’importe quelle personne responsable y aurait mis aussitôt fin : mais ni elle ni moi ne l’étions. Elle parce qu’elle me désirait, moi parce que je l’admirais. Anticipant mes doutes, cependant, elle me cita des mots de Paul Auster, un auteur qu’elle appréciait : « Les histoires n’arrivent qu’à ceux qui sont capables de les raconter. De même, les expériences ne se présentent qu’à ceux qui peuvent les vivre. »


Je n’étais pas encore entré dans cette dimension stakhanoviste de l’écriture et de ses plaisirs masochistes, qui consiste en une réécriture régulière, en un regrattage infini des syllabes et des mots, en un entraînement foncier, semblable à un travail musical de gammes ou de répétitions, contraire au superficiel plaisir d’écrire soumis aux caprices d’une inspiration aléatoire. Elle me faisait comprendre que, loin des clichés romantiques de l’improvisation artistique, l’écriture demande un investissement sans faille, un apprentissage de l’humilité, une obéissance à une méthode, offrant finalement peu de jubilation, peu de plaisir. Je n’étais pas encore prêt à me faire si mal, à me salir les mains, mais j’avais déjà intégré l’idée qu’écrire est un travail, et une guerre contre le temps, un temps qui reste à conquérir sur soi, sur les autres, sur les distractions, que nous ne pouvons écrire sérieusement sans voler du temps, sans faire ce choix astreignant, puisque nul ne nous oblige à écrire et n’attend de nous lire.  
 
 
Écrire n’était pas pour elle un travail différent de celui du poète qui, dans la condensation des idées et des mots, recherche l’essence des choses, ou du sculpteur qui s’emploie à réduire la matière afin de trouver la forme juste, quitte à ce que cette forme minimale n’en vienne à se restreindre au strict nécessaire (…).


C’est à cela qu’Annie Ernaux me familiarisait, au fait qu’un écrivain, dans sa version idéale, la plus exigeante, qu’elle représentait à mes yeux, n’est pas seulement un auteur, un producteur de contenus ou un raconteur d’histoires, mais avant tout un penseur, porteur d’une vision du monde et de convictions politiques. 


Mon adhésion soudaine à Naples me sensibilisait à l’idée commune, mais si juste, finalement assez dérangeante, à laquelle je devais bien me résigner, que nos goûts, nos pensées, nos manières d’être, nos habitudes, nos passions même et tout ce que nous avons la faiblesse de croire singulier sont déterminés par nos origines, qu’ils dérivent des circonstances où ils se sont formés à notre insu et que, quoi que nous fassions, quelque effort que nous produisions pour maquiller nos goûts, les corriger ou les refouler, il nous est difficile, pour ne pas dire impossible, de les effacer : la puissance irrésistible du temps nous y ramène constamment. Et ce n’était sans doute pas un hasard si Annie aimait tant Venise, et moi, qui avais vécu dans des conditions matérielles comparables à celles que connaissait une majorité du peuple napolitain, et qui avais passé ma jeunesse dehors, à traîner dans les rues, à jouer au football, à rapiner un peu, me sentais si napolitain : je n’étais pas autre chose encore qu’un ragazzo di strada, un gars de la rue.


Néanmoins, s’il arrivait que leur comportement m’embarrassât, la honte jamais ne s’y mêlait, sans doute parce que la seule que j’aie véritablement éprouvée était relative à l’alcoolisme de mon père, non à mes origines populaires, et si je m’effrayais parfois de m’éloigner de mes parents, de ne plus rien partager avec eux, si, même, pourquoi ne pas le dire, je m’ennuyais par moments en leur compagnie, si je ne les avais pas pris comme modèles et si je n’employais plus depuis longtemps leur langage dont j’avais gommé la plupart des incorrections, je continuais de me reconnaître dans leur monde ; par ailleurs, je constatais que l’acquisition de la culture, si elle ne manquait pas de creuser une distance de classe entre mon ancien monde et celui que je découvrais, n’affectait pas foncièrement ma manière d’être, mes habitudes, mes goûts, ni ne me faisait éprouver ce sentiment de trahison que les transfuges connaissent à l’égard des personnes du monde dont ils sont issus. Quelque chose d’irréductible me liait à mon milieu, qui tenait sans doute au fait que j’avais été tardivement doué pour les études et que je savais, au fond de moi, ce qu’était souffrir d’une certaine inculture, être méprisé. Car, je l’avais remarqué, nombre de ceux qui ressentaient ce sentiment de trahison avaient pour trait commun d’avoir été tôt de brillants élèves, de sorte qu’en acquérant précocement une érudition, ils développaient peut-être, en même temps, un goût de la domination. Ce sentiment-là, j’avais eu la chance de ne jamais l’éprouver, parce que, tout en évoluant vers un monde intellectuellement et socialement supérieur, je n’avais cessé de fréquenter le mien. La culture ne me servait donc pas d’instrument de jugement, d’évaluation ou de distinction, mais de moyen de compréhension de mon propre monde, qui m’aidait à expliquer mon mode de vie, à le considérer comme à le justifier. C’est pourquoi je ne diabolisais pas mes parents, je ne les trouvais pas « ploucs », je voyais plutôt de pauvres gens, courageux, marqués par la violence sociale, et qui n’avaient pas eu la chance de bénéficier d’une véritable éducation. De sorte que les sentiments d’illégitimité, de déloyauté et de trahison qui submergent bien souvent les transfuges de classe – je m’apprêtais à en devenir un – au moment de s’éloigner de leur famille, de s’écarter de la voie qui leur était promise dès la naissance, ne m’effleuraient pas, puisque je ne cherchais pas à fuir les miens, seulement à me sauver.


 Je ne crois pas ceux qui disent manquer de temps pour écrire, car, en réalité, personne n’a le temps d’écrire, écrire n’étant pas une activité normale. C’est une activité que nous devons nous imposer, c’est un temps que nous devons prendre d’autorité. Écrire n’est pas seulement une affaire de talent ou de compétence, mais d’abord une aptitude à s’inventer du temps, à se créer des espaces de liberté et à savoir s’immerger dedans, c’est une disposition à se faire temps. 
 
 
Oui, c’était bien une déception que la découverte de ce monde cultivé m’apportait, un monde qui ne fonctionnait pas différemment d’une caste ou d’une entreprise, avec sa hiérarchie respectable, ses dominants et ses courtisans, son économie et son commerce, son favoritisme et son entre-soi, une caste dont la littérature n’était que le prétexte et ne vantait que ses produits les plus conformes au goût du temps, et toujours les mêmes écrivains formatés, bien éduqués, ceux qui « avaient la carte » et qui vendaient. Publier me faisait observer la prépondérance des héritages, la puissance de la reproduction sociale, la persistance des clivages classistes, et éprouver, à mes dépens, la manière pernicieuse dont la littérature autobiographique cristallisait la lutte entre les classes sociales, la différence flagrante de traitement critique entre les auteurs issus des classes supérieures et ceux issus des classes inférieures, ne bénéficiant d’aucun réseau. J’avais compris que chaque auteur était étiqueté dès le départ et que le mérite était une farce, qu’il n’était pas pris en compte, que les textes ne seraient pas évalués sur des conventions littéraires, mais sur des conventions d’un ordre différent, marchandes avant tout, et j’avais la conviction que, dans ces conditions, tout ce que j’écrirais ne serait jamais assez convaincant, que l’on trouverait toujours à me critiquer là même où l’on épargnait la plupart des auteurs du sérail, en conséquence de quoi il me faudrait davantage que tous les autres faire mes preuves – comme on me l’avait dit durant toute ma scolarité – pour imposer un nom dans ce paysage, y gagner le respect et y durer. Bien entendu, je ne découvrais pas les inégalités du système et je n’en étais pas étonné, car celles-ci sont inhérentes aux sociétés marchandes ; ce qui me chagrinait surtout, c’était que ces injustices soient acceptées et perpétrées – à leur avantage – par ceux-là mêmes qui prétendaient lutter contre elles, les intellectuels et les transfuges de classe. La violence d’un pareil traitement, qu’il ne m’aurait pas surpris d’observer dans n’importe quel autre milieu, me choquait dans celui de la culture, justement censé faire preuve d’ouverture, de compréhension et œuvrer à l’abolition des formes les plus radicales d’iniquité. J’étais déçu : ce monde ne différait pas des autres, celui de l’entreprise notamment, réglé par des enjeux économiques et de pouvoir ; le fait de vivre dans un monde cultivé, de connaître la littérature, l’art, dont la richesse et l’importance sont si vantées, n’améliore personne, ne rend ni plus humaniste, ni plus philanthrope, ni plus juste ; ma déception venait du constat de l’échec de ce monde de la culture qui, finalement, donnait lieu aux mêmes inégalités sociales, aux mêmes injustices, à la même violence qu’ailleurs.


Devenir écrivain ne modifiait pas mon existence. Je ne vivais pas comme une fierté le fait de rencontrer des personnalités, d’en côtoyer certaines, ni comme un deuil de ma propre culture d’avoir fait de la littérature mon activité principale, mais il me semblait que je participais à une expérience sociale qui m’apportait une compréhension plus complète de la société. Je ne me sentais pas un transfuge ni même un transclasse, au sens où, si ma trajectoire décrivait un mouvement ascendant d’un milieu à un autre, si mes activités professionnelles m’obligeaient à côtoyer un univers profondément différent du mien, économiquement et culturellement plus élevé, et à fréquenter des personnes jouissant d’un statut important, et si je déjouais le destin de ma classe d’origine, je n’avais pas, néanmoins, épousé les valeurs de cette nouvelle classe, de ce nouveau monde dans lequel je me contentais de séjourner temporairement. Je me voyais plutôt comme un voyageur entre les mondes, une sorte de « nomade social » comme un sociologue le définit, un homme du peuple, libre, qui, par obligation professionnelle, passe du temps dans d’autres contrées culturelles, mais ne fait que les traverser pour revenir à sa terre d’origine, sans devenir un autre, sans honte ni sentiment de trahison par rapport aux miens. Ce nouveau monde, décevant, ne m’éloignait pas de ma famille, et sa culture n’était pas assez puissante pour faire disparaître la mienne, pour gommer mes goûts, mes intérêts, mes passions populaires, me désolidariser des miens.


L’amour de la lecture ne me semble pas très différent de l’amour que nous éprouvons pour une personne, il est avant tout une question de rencontre : de même que nous ne sommes pas dépourvus d’une capacité à aimer lorsque nous sommes célibataires, nous ne sommes pas pourvus d’une incapacité à lire lorsque nous ne lisons pas, dans un cas comme dans l’autre, nous avons besoin d’amour et de lecture, et c’est seulement que nous n’avons pas encore rencontré la bonne personne et les bons livres. Cette rencontre est une découverte qui réclame du temps et des hasards, et suppose une certaine connaissance de soi et de ses préférences, pour mieux circonscrire ses attentes, vaincre ses appréhensions aussi. Car c’est souvent la peur de la littérature, au fond, qui nous interdit de la lire : la peur de n’y rien comprendre et de nous renvoyer à une forme d’ignorance ou de stupidité, la crainte de nous confronter à la difficulté de textes que nous n’imaginons pas écrits pour quelqu’un comme nous ; mais aussi, inversement, la peur de comprendre ce que nous nous sommes longtemps dissimulé et que la littérature nous donnerait soudain à voir, la réalité sans détour, à vivre sans illusions ; la peur de rencontrer des personnages susceptibles de nous déstabiliser ou de nous ressembler, nos fantômes, nos spectres et nos doubles ; la peur de changer et de voir nos certitudes remises en question. 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

dimanche 2 novembre 2025

Bilan de mes lectures - Octobre 2025

 

   

Coups de coeur :

  
 APPANAH Nathacha : La nuit au coeur
HUMM Philibert : Roman policier 
MAUVIGNIER Laurent :  La maison vide
SEPETYS Ruta : Si je dois te trahir
 

  
 

  

J'ai beaucoup aimé :

 
ALANI Feurat : Le ciel est immense 
CARRERE Emmanuel : Kolkhoze
DREYFUS Pauline : Un pont sur la Seine
EVERETT Percival : Effacement  
HOWARD Elizabeth Jane : A petit feu
INCARDONA Joseph : Le monde est fatigué 
KUREISHI Hanif : Black Album
 


 

 

 J'ai aimé :

 
DELAUME Chloé : Ils appellent ça l'amour
 

 

samedi 1 novembre 2025

[Chalandon, Sorj] Le livre de Kells

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le livre de Kells

Auteur : Sorj CHALANDON

Parution : 2025 (Grasset)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le Livre de Kells est le douzième roman de Sorj Chalandon a puisé dans son expérience personnelle pour raconter un épisode de sa vie. À 17 ans, après avoir quitté le lycée, Lyon et sa famille, il arrive à Paris où il va connaître, durant presque un an, la misère, la rue, le froid, la faim. Ayant fui un père raciste et antisémite, il remonte l’existence sur le trottoir opposé à celui de ce Minotaure sous le nom de Kells, en référence à un Evangéliaire irlandais du IXe siècle. Des hommes et des femmes engagés vont un jour lui tendre une main fraternelle pour le sortir de la rue et l’accueillir, l’aimer, l’instruire et le réconcilier avec l’humanité. Avec eux, il découvre un engagement politique fait de solidarité, de combats armés et d’espoirs mais aussi de dérapages et d’aveuglements. Jusqu’à ce que la mort brutale de l’un de ces militants, Pierre Overney, pousse La Gauche Prolétarienne à se dissoudre. Certains ne s’en remettront jamais, d’autres chercheront une issue différente à leur combat. Ce fut le cas pour l’auteur, qui rejoignit « Libération » en septembre 1973. 
Le livre de Kells est une aventure personnelle, mais aussi l’histoire d’une jeunesse engagée et d’une époque violente. Sorj Chalandon a changé des patronymes, quelques faits, bousculé parfois une temporalité trop personnelle, pour en faire un roman. La vérité vraie, protégée par une fiction appropriée…

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Sorj Chalandon est l’auteur chez Grasset de onze romans : Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006, prix Médicis), Mon traître (2008, prix Jean-Freustié, prix Joseph Kessel, prix Simenon), La légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011, Grand prix du roman de l’Académie française), Le quatrième mur (2013, prix Goncourt des lycéens, adapté au cinéma), Profession du père (2015, adapté au cinéma), Le jour d’avant (2017), Une joie féroce (2019), Enfant de salaud (2021), L’Enragé (2023, prix Eugène Dabit du roman populiste).

 

Avis :  

A la suite de Profession du père et Enfant de salaud, Sorj Chalandon clôt son cycle autobiographique. Cette fois, la figure honnie du père violent, aux convictions racistes et antisémites, n’est plus le centre d’un gouffre qu’il tente d’éclairer, mais le trou noir qu'il lui faut fuir pour ne pas se laisser dévorer. À dix-sept ans, l’adolescent qu’il était quitte la maison familiale, sans bagages ni ressources, et, s’inventant une identité sous le nom de Kells pour survivre, s’abandonne à l’errance. 

Ce nom, il le découvre sur une carte postale illustrant un détail de l’Évangéliaire de Kells, manuscrit médiéval irlandais somptueusement enluminé. Il s’en empare comme on se rebaptise pour renaître, une manière de s’arracher à l’effacement – lui dont le père ne prononçait jamais le véritable prénom. Commence alors une traversée terrible, dans le froid, la faim et la solitude. Kells, qui dort dans les halls d’immeubles, vole pour manger et s’accroche aux mots de Sartre comme à des radeaux, fait l’apprentissage des lois de la rue, de ses élans de solidarité comme de ses coups. 

C’est alors que les militants de la Gauche prolétarienne – mouvement maoïste né après Mai 68 – lui tendent une bouée. Dans ce collectif engagé aux côtés des ouvriers, il trouve des repères et une chaleur humaine qu’il n’attendait plus. Devenu camarade et militant, il colle des affiches et distribue des tracts, d’autant plus convaincu que la révolution peut réparer ce que l’enfance a brisé que cet engagement le place à l’opposé des valeurs de l’Autre – ce père qu’il ne parvient pas à nommer autrement. Là où l’Autre prônait la haine et le mensonge, Kells choisit la fraternité et la vérité. 

Il y trouve aussi une issue à l’errance, l’engagement lui permettant non seulement de canaliser sa rage et de contenir sa honte, mais aussi d’enfin relever la tête dans un monde structuré par les mots d’ordre et les gestes partagés. Pourtant, à mesure que le mouvement se durcit, se divise, puis s’efface, la ferveur s’étiole. Sorj Chalandon en restitue les élans et les dérives avec une tendresse lucide, embrassant une époque traversée par des espérances ardentes, des aveuglements sincères et des désillusions profondes. De cette traversée, il conservera le goût du combat, le sens du collectif et une exigence de vérité qui, quelques années plus tard, le conduiront à rejoindre Libération et à devenir journaliste. 

Ainsi se referme le triptyque autobiographique de Sorj Chalandon, dans un dernier livre à la fois intime et politique, porté par une écriture sobre et tendue, toute d’émotion contenue, qui retrace la métamorphose d’un adolescent brisé trouvant dans l’engagement une manière de se reconstruire. Il interroge ce qui permet de tenir debout quand tout vacille : peut-être un nom qu’on se choisit pour se réinventer, sans doute la force de quelques mots qui empêchent de sombrer, surtout la chaleur d’un geste tendu au bon moment. 

C’est le récit d’une jeunesse fracassée. Le reflet d’une génération, de ses ferveurs et de ses égarements. Et le point d’origine d’un regard journalistique forgé dans l’exigence et la fidélité à soi. Un texte grave et limpide, sans pathos, qui dit ce qu’on perd pour se construire et ce qu’il faut traverser pour devenir libre. (4/5)

 

 

Citations : 

« À bientôt ! », s’amuse le gardien de prison qui accompagne le détenu à la grille lorsque son temps est fini. « À très vite ! », sourit le trottoir quand tu essaies de le quitter. Depuis mon départ de Lyon, j’ai souvent croisé le caniveau. Des renoncements, des déceptions, de grosses fatigues. On s’éloigne de la rue comme après avoir volé à l’étalage. On s’enfuit, heureux, une pomme cachée sous sa cape. Un pas, deux, dix pas en se croyant sauvé et on bute sur le même commerçant, au premier tournant. On se croyait loin, on avait tourné en rond.


S’échapper de la rue c’était craindre d’y retourner. Une peur de chaque instant. Comme si notre coin de palier désert nous avait attendu et nous attendrait notre vie entière, avec le paillasson « Bienvenue » qui semble ne s’adresser qu’à nous. Être privé de toit est une hantise, un tourment. Je l’ai su dès le premier jour. Un journal militant à la main, puis à la faculté au milieu des lettrés, au cœur de la bagarre avec les royalistes, dans la salle de bains de Daniel, perdu au milieu de cette fête pour gosses de riches, et ici, sous des verrières d’artistes, j’ai compris que je passerais ma vie à repousser la rue et ses fantômes. Mon combat m’a semblé plus réel que celui de Marc, de Daniel et des autres. Un toit sur la tête, des études en poche, ils combattaient pour l’égalité, la dignité. Ils luttaient pour les autres. Pour ceux qu’ils n’étaient pas. La vie les avait mis à l’abri des discriminations et de l’avilissement. Elle m’y avait précipité. Enfant battu, lycéen abandonné, fugueur sans bagage, sans culture, sans trace ni héritage, j’étais l’un des exploités qu’ils magnifiaient et protégeaient. Ni paysan ni ouvrier mais un jeune déclassé. J’avais tout à gagner de leur combat et tout à perdre, une fois encore. La vie avait fait de moi un soldat. Ils le savaient. Je pouvais leur être utile. Eux se battaient pour la cause du peuple, et ce peuple, j’en étais.


— Tu connais Jean-Paul Sartre ? 
Oui, bien sûr, depuis Lyon, je protégeais Le Livre de Kells, Guignol et La Nausée. 
— C’est le nouveau directeur de publication de La Cause du peuple. 
Il a eu un geste brusque. 
— Eh bien ! même lui et Simone de Beauvoir ont été embarqués par les flics. 
— Ils sont en prison ? 
Norman a souri. 
— On ne touche pas à Sartre. « On n’emprisonne pas Voltaire », avait même dit de Gaulle, quand Sartre avait soutenu le droit à l’insoumission des appelés pendant la guerre d’Algérie. C’est pour ça qu’on l’a choisi. 
Il s’est calé dans le canapé, a étalé ses jambes. 
— Au bout d’une heure et quart, ils ont été relâchés.

 

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