dimanche 29 juin 2025

[Andric, Ivo] La Cour maudite

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : La Cour maudite (Prokleta avlija)

Auteur : Ivo ANDRIC

Traduction : Pascal DELPECH

Parution : en serbo-croate en 1954
                  en français dès 1962,
                  nouvelle traduction en 2025
                  (Noir sur Blanc)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

La Cour maudite, c'est le surnom d'une prison mal famée de Constantinople. On y rencontre tous les types humains : des malfaiteurs et des innocents, des gueux et des princes. On les y enferme en nombre, car la police ottomane « s'en tient au sacro-saint principe qu'il est plus facile de relâcher de la Cour maudite un innocent que de rechercher un coupable dans tous les recoins de la ville ». Le maître des lieux, Karagöz, est un policier manipulateur, marionnettiste envoûtant, qui, en exerçant son pouvoir arbitraire et en proscrivant l'insupportable certitude, rend l'enfer tolérable. « Ils le maudissaient mais comme on maudit une vie qu'on aime ou un destin funeste. » Après l'avoir rencontré, à l'instar des habitants de la Cour maudite, les lecteurs de ce conte magistral, parabole de tous les pouvoirs dévoyés, auront du mal à « imaginer la vie sans lui ».

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ivo Andrić (Travnik,1892 - Belgrade,1975) est l'auteur de romans mondialement connus comme Le Pont sur la Drina et La chronique de Travnik. À la fois poète, nouvelliste, romancier, essayiste, son oeuvre se situe en dehors de tout courant littéraire. Diplomate, favorable à l'unité yougoslave (il se rallia au régime du maréchal Tito), il obtint en 1961 le prix Nobel de littérature.

 

 

Avis :

Une nouvelle traduction en français remet à l’honneur un court ouvrage de l’auteur et diplomate serbo-croate Ivo Andrić, prix Nobel de littérature en 1961. Ecrit en 1954, le roman ancré dans un lieu d’emprisonnement arbitraire de la Constantinople du début du XVIIIe siècle résonne d’échos fort contemporains alors qu’il y est question, dans un enchâssement de récits oraux, de la manière dont chaque époque réécrit faits et événements à l’aune de ses préoccupations et de ses peurs, sous les directives des puissants.

L’on enterre Fra Petar dans un monastère catholique de Bosnie. Un jeune moine se souvient des récits décousus du vieil homme alors qu’il ressassait ses souvenirs, en particulier de l’époque lointaine où il fut emprisonné deux mois à la Cour maudite. Commence la restitution de ce que l’homme a pu retenir du récit oral de son aîné.

La police de Constantinople y déversant ses coups de filet sans trier, selon le « principe qu’il est plus facile de relâcher (…) un innocent que de rechercher un coupable dans tous les recoins de la ville », la Cour maudite est alors une petite ville dans la ville. Y passe et s’y renouvelle perpétuellement un échantillon coloré et cosmopolite de la population, chacun pouvant un jour ou l’autre s’y retrouver « pour cause de délit ou suspicion de délit » jusqu’à ce que le maître des lieux, le tout puissant directeur Karagöz, une sorte d’ogre imprévisible et brutal n’écoutant que ses pulsions, décide de qui vivra ou mourra, sera libéré ou transféré. Peu importent l’innocence ou la culpabilité, tous se plient au fait du prince, en l’occurrence un potentat autant craint qu’admiré puisqu’au fond tous voient en lui un vague reflet d’eux-mêmes.

Dans cette chambre d’écho où le monde extérieur n’est que bruits vagues et incertains rapportés par le brassage des individus, où chacun y va de sa contribution d’autant plus subjective que le pouvoir fait feu de toute parole proférée pour frapper, sur le brouhaha général des petitesses et scélératesses ordinaires, Fra Petar va malgré tout entendre un mince filet de voix tout à fait différent. Creusant d’un étage encore la mise en abyme, un troisième récit vient s’enchâsser dans l’empilement des narrations, celui d’un certain Kamil, un lettré emprisonné, et bientôt torturé à mort, pour s’être intéressé de trop près à l’Histoire qui, trois siècles plus tôt, vit s’affronter deux frères, Bajazet l’aîné et Djem le cadet, pour la succession de leur père le Sultan Mehmet II le Conquérant en 1481. Vaincu, Djem chercha refuge auprès des Occidentaux qui, du pape aux différents souverains, s’en servirent comme otage et moyen de pression dans leur rapport de force avec l’Empire ottoman.

La nature du délit de Kamil ? S’être piqué d’étudier la vérité historique dans les livres quand l’Histoire et le droit de la réécrire appartiennent aux puissants. Un phénomène qui, à l’époque de l’auteur, s’applique sans mal aux Balkans, présentés au XIXe et XXe siècles comme une poudrière sans tenir compte de leur instrumentalisation dans les conflits géopolitiques des grandes puissances, et qui reste on ne peut plus d’actualité si l’on pense aujourd’hui à la chasse aux sorcières outre-Atlantique, à la censure woke et aux manipulations de l’information par les systèmes numériques.

Signifiante dans ses moindres détails, cette parabole construite il y a trois quarts de siècle sur la tradition du conte oral oriental n’a rien perdu de son acuité pour le lecteur de notre siècle. Une œuvre universelle, à lire autant qu’à réfléchir. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

Si tu veux connaître un pays, son gouvernement et aussi son avenir, il te suffit de savoir combien de gens honnêtes et innocents s’y trouvent en prison, et combien de scélérats et de délinquants y sont en liberté. Tu auras tout compris.


 

vendredi 27 juin 2025

[Higashino, Keigo] Le fil de l'espoir

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le fil de l'espoir (Kibō no ito)

Auteur : Keigo HIGASHINO

Traduction : Sophie REFLE

Parution : en japonais en 2019
                  en français en 2025 
                  (Actes Sud)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Quand Yayoi, propriétaire d’un paisible salon de thé, est retrouvée assassinée, les enquêteurs Kaga et Matsumiya plongent au cœur d’une affaire aussi complexe qu’émouvante. Leurs investigations les conduisent à Shiomi, un homme marqué par une tragédie indescriptible : quinze ans plus tôt, il a perdu ses deux enfants dans un terrible tremblement de terre. Alors qu’il tentait de se reconstruire, un lien caché et troublant avec la victime est venu ébranler toutes ses certitudes. Secrets de famille, douleurs enfouies et vérités insoupçonnées se dévoilent au fil d’un suspense vibrant où chaque révélation remet en question la précédente. Dans ce nouvel opus implacable de la série Kaga, Keigo Higashino, maître incontesté du polar japonais, livre une exploration poignante des blessures de l’âme humaine et de l’effet papillon inconcevable de nos choix.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1958 à Osaka, Keigo Higashino est l’une des figures majeures du roman policier japonais. Son œuvre, composée d’une soixantaine de romans et d’une vingtaine de recueils de nouvelles, connaît un succès considérable. Plus d'une vingtaine de ses ouvrages ont été portés à l’écran et il a remporté de nombreux prix littéraires dont le prestigieux prix Edogawa Rampo ainsi que le prix du meilleur roman international du Festival Polar de Cognac 2010 pour La maison où je suis mort autrefoisLe Cygne et la Chauve-Souris est son onzième roman à paraître dans la collection "Actes noirs". Mondes parallèles, une histoire d’amour paraît dans la collection "Exofictions" en 2024.

 

 

Avis :

Pour sa quatrième apparition dans l’oeuvre du maître du polar japonais Keigo Higashino, le policier Kaga Kyōichirō doit déployer des talents de mentor lorsque Matsumiya, son subalterne et cousin, se retrouve déstabilisé par des révélations concernant son père en même temps qu’il enquête sur un meurtre plongeant lui aussi ses racines dans d’inattendues intrications familiales.

Après la mort de ses deux enfants dans un tremblement de terre, un couple surmonte son chagrin en donnant naissance à nouveau. Ces parents, comme ressuscités, sont alors loin de se douter de jusqu’où mènera ce fil de vie et d’espoir ardemment conçu par fécondation in vitro. Quinze ans plus tard, une femme sans histoires, propriétaire affable et estimée d’un salon de thé, est retrouvée assassinée. Alors que l’enquête piétine, le policier Matsumiya est par ailleurs secoué par ce qu’une inconnue surgie de nulle part lui révèle soudain sur sa propre famille.

« Le travail d’un policier n’est pas seulement d’établir la vérité. Il ne s’agit pas de la dévoiler dans la salle d’interrogatoire, mais de faire en sorte que les parties impliquées la fassent apparaître. Un bon policier est celui qui se tourmente en se demandant comment la rendre visible. » C’est à cette émergence, bravant les silences et les non-dits des personnages avec un doigté plein d’humanité et de psychologie, que vont s’employer l’enquêteur intimement bien placé pour faire preuve d’empathie, mais aussi l’auteur dans une narration mêlant pour le meilleur les ressorts d’un roman policier intrigant et l’intelligence d’une étude sur la puissance et la complexité des liens familiaux, connus ou cachés.

Un polar de haute tenue donc, à la mécanique policière bien huilée, mais aussi empreint d’émotion et de finesse psychologique dans son exploration des impasses de la parentalité et de la filiation. (4/5)

 

 

Citations :

— Apprendre que son vrai père est quelqu’un d’autre que la personne que l’on croyait être son père rend-il heureux ? Quelqu’un qui connaît la vérité sur cette paternité doit-elle en informer l’intéressé ? 
Kaga ne répondit pas tout de suite. 
— Toi, tu en penses quoi ? Quel effet ça a eu sur toi d’apprendre ça ? 
— En toute honnêteté, je ne sais pas vraiment. D’un côté, je me dis que ç’aurait été plus facile de continuer à ne pas le savoir, mais de l’autre, je pense que maintenant que je le sais, je voudrais aller jusqu’au bout et connaître toute la vérité. C’est compliqué. La seule chose certaine, c’est que ce n’est pas rien. Dans certains cas, ça peut changer la vie de la personne en question. 
— Oui, bien sûr. Mais où veux-tu en venir ? 
— Ce que je me demande, c’est si c’est nécessairement juste de dévoiler le secret d’un tiers. Encore plus quand il s’agit de paternité. La police a-t-elle ce droit ? Même si c’est pour révéler la vérité à propos d’un crime qui a été commis.


Le travail d’un policier n’est pas seulement d’établir la vérité. Il ne s’agit pas de la dévoiler dans la salle d’interrogatoire, mais de faire en sorte que les parties impliquées la fassent apparaître. Un bon policier est celui qui se tourmente en se demandant comment la rendre visible.


 

mercredi 25 juin 2025

[Clément, Catherine] Païenne

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Païenne

Auteur : Catherine CLEMENT

Parution : 2025 (Seuil)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Nous sommes en 392 après Jésus-Christ. L’Empire romain se disloque et se christianise en même temps. Tout autour de la Méditerranée, les questions religieuses font couler le sang et vaciller les convictions les plus anciennes. À Rome, à Alexandrie, à Constantinople, à Athènes, on discute sans fin, on se querelle, on s’aime et on s’entretue.
Sous la poussée d’un monothéisme de plus en plus intransigeant, les derniers vestiges du paganisme disparaissent un à un. À Delphes, au sanctuaire d’Apollon, ce lieu qu’on appelait le nombril du monde et dont la splendeur traverse les siècles, Aglaé IV, la fameuse pythie, s’apprête à rendre son ultime oracle sous le regard amoureux du grand-prêtre. On la voit maintenant s’avancer, sublime et inquiétante, sur la Voie sacrée... Un spectacle inoubliable.
Tout à la fois histoire d’amour et de rédemption, peinture de la vie et de la mort des dieux et leçon d’histoire, ce nouveau roman de Catherine Clément se situe dans la droite ligne de son célèbre Voyage de Théo.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Catherine Clément est l’auteure d’une bonne soixantaine d’ouvrages (romans, essais, poésies, biographies et Mémoires…) dont certains, comme La Senora et Pour l’amour de l’Inde, furent des best-sellers internationaux. Elle renoue ici avec les thématiques universelles du Voyage de Théo (son plus gros succès au Seuil, qui reparaît chez Points au même moment) et le décor d’une Inde éternelle qu’elle a sillonnée pendant des années et connaît dans le détail.

 

Avis :

Redevenu seul maître d’un empire romain divisé depuis trente ans entre Orient et Occident, Théodose 1er doit stabiliser les frontières avec les fort envahissants Goths, mais aussi imposer son autorité à l’intérieur. 

Depuis qu’en 380, il a promulgué l’édit de Thessalonique faisant du christianisme la religion d’État, c’est au tour des païens de subir la persécution. Si, à Delphes, la bénévolence du centurion Marcus permet encore à la pythie Aglaé IV, même si elle a dû renoncer aux sacrifices, de poursuivre les rituels de consultation avec le prêtre Nikos, des nouvelles inquiétantes n’en affluent pas moins de partout. Une ultime proclamation venant, ce jour de 392, d’interdire le paganisme sous peine de mort, ne reste bientôt plus que la fuite à la pythonisse et à ses derniers fidèles. Le monothéisme chrétien vient de sonner le glas de la féroce joie de vivre des dieux grecs et latins.

La philosophe et femme de lettres Catherine Clément, qui n’en est pas à sa première publication sur le thème des mythes antiques et de la religion, a choisi un personnage de femme cultivé, parlant latin et grec, pour incarner avec humanité le paganisme au moment où il cède le pas au monothéisme chrétien. La transition ne se fait pas sans violence, même si, au saint des saints du temple d’Apollon, tout cela ne parvient encore qu’en écho assourdi, incitant à une discrétion prudente. Au travers d’Aglaé et de ses oracles, c’est une religion toute de théâtralité, mais aussi une érudition pleine de sagesse ancienne, qui s’inquiètent des coups de boutoir d’une nouvelle intolérance fanatique.

Si le commun des mortels ne comprend pas grand-chose de l’idée de consubstantialité « Dieu-unique-son-fils-et-le-pigeon » qu’on lui impose pour, en même temps, bannir la doctrine chrétienne arienne, l’histoire de la Nativité et d’une vierge enfantant un vrai petit dieu emportent chez les païens de plus en plus de suffrages : «  Le peuple a besoin d’extraordinaire. Il lui faut un récit pour retrouver l’espoir et là-dessus, nos camarades chrétiens sont plus forts que nous… » Alors, quand la politique s’en mêle parce qu’elle y voit un outil de pouvoir, la proclamation d’une religion d’Etat annonce sans coup férir l’éradication violente de toute autre forme de croyance, dans une main mise manipulatrice aux évidents échos modernes.

Cette vague de violence n’étant jamais directement présente dans le récit, le lecteur ne la sent s’écraser que dans le dos de ses personnages bientôt en fuite, son fracas comme hors des pages ou, plutôt, n’éclatant dans les pages qu’après le passage du lecteur, dans son imagination. La précédant, elle et sa folie destructrice, la plus symbolique des dernières païennes emmène avec elle les vestiges d’une autre forme d’humanité, condamnée à disparaître. Ou l’histoire, riche de détails et d’allusions assemblés avec autant d’érudition que d’humour, d’un moment de bascule majeur pour l’humanité. (4/5)

 

Citations :

– Est-il écrit dans les textes sacrés que la pythie doit masquer son visage ? 
Les dignitaires effarouchés avaient fui comme des corbeaux. Un seul était resté, le plus âgé, dont les jambes tremblaient. 
Il avait répondu, lui. 
Que rien n’empêchait l’inspirée d’Apollon de dévoiler sa face, et que seul était exigé d’elle de déployer un pan du voile, en gardant les pieds nus, toutefois. 
Qu’elle avait l’autorisation, une fois l’oracle rendu et son service terminé, de s’entretenir avec les citoyens de l’Empire, sous réserve qu’elle ne tienne aucun propos séditieux. 
Que c’était bien assez d’avoir des chrétiennes muselées par un voile intégral au nom du Dieu-unique-son-fils-et-le-pigeon.


– Alors, ce sacrifice à Gaïa, qu’en pensez-vous ? lui demanda la Pythie. 
– Très beau, répondit le centurion. Beaucoup de force, je suis vraiment content d’avoir fait connaissance avec un vrai sacrifice à l’ancienne. Cela me permet de comprendre pourquoi, dans ma religion, nous parlons du Sauveur comme de l’Agneau de Dieu offert en sacrifice.


Selon les cas, ils avaient été plus ou moins tolérants envers les dieux anciens. Mais en 392, sous l’empereur Théodose, la tolérance était en voie d’extinction. Un nouveau monde se créait, dans l’agitation et l’effervescence d’une jeune religion intolérante.


Éradiquer les dieux païens serait une longue affaire, aucun évêque ne pouvait se le dissimuler.   
– Ne me dites pas que vous avez participé en personne à la destruction de la statue de Sérapis ! Si ? 
– Vous me connaissez, Christophorus, je suis un modéré. Je vous ai dit que j’y étais, c’est vrai. Mais je me suis simplement approché, pour regarder. Et j’ai vu un massacre. 
– Je croyais que les nôtres avaient triomphé des païens au Sérapeum ? 
– Mais je ne vous parle pas des nôtres ! Nous avons massacré ! Des païens, en nombre ! Remarquez, moi, je n’ai frappé personne, je n’ai pas fait couler le sang. 
– Ah, c’est bien. Le Sauveur interdit de tuer son prochain. Excepté les païens, bien sûr. 
 
 
– Tout de même, ces pauvres païens, je trouve que nous les traitons mal. À la rigueur, qu’on détruise les temples des dieux nomades qui se font adorer partout, voilà qui ne me dérange pas. Mais quand les divinités s’attachent à un lieu défini, faut-il en expulser les fidèles ? Tenez, par exemple, le temple de Pallas Athéna sur l’Acropole d’Athènes, vous n’allez pas empêcher les cérémonies des Grandes Panathénées, avec ce voile immense teint au curcuma que l’on fait défiler autour du Parthénon ? C’est si beau…
– La beauté, on s’en fiche ! s’écria le jeune homme. C’est bien à l’intérieur du Parthénon qu’on peut encore voir la statue de onze mètres de la déesse 
– j’ai oublié son nom, enfin, vous savez bien, celle qui est casquée ? Tout ce poids d’or pour une femme aux bras d’ivoire qui tient un bouclier, vous trouvez cela raisonnable, vous ? 
– Qu’en feriez-vous ? 
– Je partagerais l’or avec les plus pauvres. – Mais l’Athéna du Parthénon est la fondatrice de la ville, vous n’empêcherez pas cette idée ! 
– Bien sûr que si. On finira par interdire les Grandes Cérémonies tous les quatre ans et puis petit à petit, les processions annuelles disparaîtront, vous verrez. Je ne serais pas étonné que notre Empereur fasse fermer les sanctuaires dans ses deux territoires, l’Empire d’Orient et l’Empire d’Occident. 
– On ne va pas fermer Delphes ! C’est impossible ! 
– Delphes ? Où est-ce ? dit Christophorus, ébahi. 
– Delphes est au centre du monde, voyons, vous ne savez pas ? sourit Grégoire, enchanté de sa réplique. 
– Mais non, enfin ! Comment cela ? 
– Jupiter a lâché deux aigles, chacun aux confins du monde, et leurs vols se sont croisés au-dessus de la colline de Delphes. On y trouvait autrefois une grosse pierre de marbre joliment bombée, décorée de rubans, qu’on appelait le nombril du monde. C’est beau, non ? 
– C’est idiot ! Le monde n’a pas de nombril ! 
– Bon, soupira Grégoire. Mais il faudra que je vous raconte ce qui se passe à Delphes ! J’ai consulté, moi ! 
– Il y a donc un médecin à Delphes, conclut le Gros Bêta. 
– Par Jupiter, explosa Grégoire, vous ne savez vraiment rien de rien !


– Dommage, soupira Hélios. Le peuple a besoin d’extraordinaire. Il lui faut un récit pour retrouver l’espoir et là-dessus, nos camarades chrétiens sont plus forts que nous… La résurrection des corps, le Paradis, ça paye, tu sais !
 
 
– Il n’y a pas d’Olympe chez les chrétiens, mon garçon. Il y a un grand jardin plein d’animaux sauvages et de fruits délicieux qu’ils appellent Paradis, où ils survivent avec leur Sauveur, son père Dieu et le petit pigeon. 
– Ouf ! Je n’y comprends rien, dit Hélios. Chez nous, après la mort, il y a quoi ? 
– Une verte prairie nommée les champs Élysées, répondit Nikos. Ou alors rien du tout. Chacun croit ce qu’il veut, tu sais ! 
– C’est quoi, le petit pigeon ? 
– Ce que ces idiots de chrétiens appellent « le Saint-Esprit ». 
– Bah ! Nous croyons bien, nous autres, que deux aigles envoyés par Zeus ont laissé tomber le nombril du monde ici même, ce n’est pas plus intelligent ! répliqua Hélios. 
– Un aigle, c’est grand, c’est beau, c’est un oiseau qui plane dans les hauteurs ! Tandis qu’un pigeon, vraiment… À propos, on n’a pas vu de vol de cygnes cette année, c’est curieux… 


– Attendez, l’édit précise bien que le paganisme est strictement interdit dans tout l’Empire sous peine de mort ? 
– Oui, et c’est cela, la grande nouvelle ! Sous peine de mort, vous vous rendez compte ? 
– Je me rends compte qu’aucun païen n’osera plus entrer dans aucun temple ! Et d’ailleurs, ils seront détruits ou transformés en églises, on verra. 


 

lundi 23 juin 2025

[Prudhomme, Sylvain] Coyote

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Coyote

Auteur : Sylvain PRUDHOMME

Parution : 2024 (Minuit)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Après avoir écrit son livre Par les routes, l'auteur a réalisé un reportage en parcourant la frontière mexicaine des Etats-Unis en autostop. Il relate les rencontres qu'il a faites et les conversations qu'il a échangées à cette occasion avec les automobilistes, des femmes et des hommes ordinaires, qui incarnent cette région limitrophe et liminaire.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvain Prudhomme est né en 1979. Il est l’auteur d’une dizaine de livres parmi lesquels Par les routes (Prix Femina 2019), Les Grands et Les Orages (L’Arbalète), tous salués par la critique et traduits à l’étranger.

 

Avis :

Pour les besoins d’un reportage publié en 2018 dans la revue America, Sylvain Pruhomme avait parcouru, en deux semaines de stop, les 2500 kilomètres de frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, de Tijuana en Basse-Californie à Matamoros sur la côte Est. Sentant arriver la réélection de Trump, il a rouvert ses carnets pour tirer de ce voyage un livre plus que jamais d'actualité.

« Je venais à l’époque de terminer mon roman Par les routes, dans lequel un personnage voyage en stop dans le but délibéré de rencontrer des gens, de les photographier, de leur poser des questions sur leur vie. J’avais eu envie d’en faire autant. Souvent on s’inspire de ce qu’on a vécu pour écrire. Pour une fois ç’avait été le contraire : je m’étais inspiré de ce que j’avais écrit pour vivre. »

Adoptant le format d’un journal de bord, l’écrivain s’efface le plus possible au travers d’un « je » elliptique pour laisser s’assembler la mosaïque de portraits que la retranscription fidèle, dans toute leur oralité, de ses conversations avec les automobilistes rencontrés dessine, photos polaroid à l’appui. Parmi eux figurent une majorité de Mexicains – quasiment les seuls à s’arrêter pour le prendre en stop en le traitant d’ailleurs de fou et en multipliant les avertissements pour sa sécurité –, régularisés, illégaux ou travailleurs transfrontaliers, et, parmi les rares Américains blancs, un « green bean » ou haricot vert en référence à la bande verte identifiant les véhicules de la Border Patrol chargée de poursuivre les « coyotes » et les « pollos », les passeurs et les « poulets », qui viennent chaque jour tenter la traversée clandestine de la frontière. 
 
Une constante marque toutes ces tranches de vies ordinaires : la présence obsessionnelle de la frontière, dans un climat pesant et tendu. Balafre scindant d’anciens territoires indiens – « Nous les Yaquis notre territoire est à cheval sur les deux pays. On n’est que quinze mille mais depuis toujours on circule, on va et vient du Nord du Mexique jusqu’à Phoenix. Maintenant il y a ce mur. Les troupeaux ne peuvent plus passer. Le vent, le sable, les serpents, les oiseaux, tous les petits animaux passent. Pas nous. » – et suppurant l’irrationalité – « De l’autre côté de la frontière il y a la faim, ici il y a le besoin de bras. Et malgré tout l’autre veut faire son mur. » ou encore « No quieren trabajar los gringos. On est tous des Mexicains. Et, parmi nous, 70 % d'ouvriers qui habitent au Mexique. 70 % d'ouvriers qui, tous les jours, se lèvent à 5 heures du matin, prennent le bus affrété par la plantation, viennent travailler, et le soir rentrent chez eux. La plantation est à plus de 100 bornes de la frontière mais ils font l'aller-retour. Ils ont pas le droit de rester dormir sur le territoire. » –, elle est un cauchemar pour les riverains aussi – « Y’a plus que la Border Patrol qui nous fatigue. 24 heures sur 24 ils font leurs rondes. On est dans la zone de passage des migrants. Pas loin du couloir de la mort où ils sont des centaines chaque année à mourir de soif. La Border Patrol les traque jour et nuit. Avec des hélicoptères, des jeeps, des troupes armées. » – et n’en finit plus de diviser tout comme celui qui en a fait un emblème et dont le nom est sur toutes les lèvres – « C'est faux de dire qu'il serait totalement crétin. Simplement, il regarde que la réussite. Il est raciste, c'est une évidence. Mais il est encore plus classiste que raciste. C'est-à-dire que tu peux être noir ou latino ou ce que tu veux, si tu réussis à t'enrichir, pas de problème : t'as ta place dans son Amérique. Le problème, c'est si t'es pauvre. » Quant à la question de la violence tant rebattue à propos du Mexique : « Est-ce qu'on s'inquiète pour la sécurité ? Sincèrement c'est plutôt ici qu'on s'inquiète. Au Mexique, il y a des règlements de compte entre bandes de narcos, c'est sûr. Il y a des morts, il y a beaucoup de violence entre membres des cartels. Mais tu verras jamais de fusillade dans un lycée. C'est aux États-Unis que le premier crétin venu peut acheter des armes au supermarché, c'est ici que presque chaque jour un malade débarque dans un lycée avec une arme et tire sur des gamins. Que chacun balaie devant sa porte avant de donner des leçons. »
 
Peu à peu, à mesure que les points de vue se répondent et se complètent et que le récit y entremêle les représentations véhiculées par la littérature et par le cinéma – 2666 de Roberto Bolaño, Paris-Texas, la série de narco-thrillers Sicario, ou encore les westerns des frères Coen  –, se précise sous tous les angles l’image d’une frontière de tous les enjeux et de tous les fantasmes.
 
Plus qu’un récit de voyage, Coyote se nourrit d’une démarche quasi sociologique et, procédant par collage de points de vue individuels, compose au final une œuvre littéraire originale, où la frontière se fait mythologie. (4/5)

 

Citations :

Je venais à l’époque de terminer mon roman Par les routes, dans lequel un personnage voyage en stop dans le but délibéré de rencontrer des gens, de les photographier, de leur poser des questions sur leur vie. J’avais eu envie d’en faire autant. Souvent on s’inspire de ce qu’on a vécu pour écrire. Pour une fois ç’avait été le contraire : je m’étais inspiré de ce que j’avais écrit pour vivre.


Le long de la frontière États-Unis / Mexique, on appelle coyotes les passeurs qui conduisent les migrants à travers la zone frontalière, les rançonnent, parfois les abandonnent. Les passeurs sont les coyotes, les migrants les pollos, les poulets. Pendant ce voyage, est-ce que je serai un coyote ? Un poulet ? Pour le moment je rame, je cuis en plein soleil : je me sens poulet. Et les automobilistes qui me prendront : seront-ils mes coyotes ? Seront-ils les poulets que, très civilement, je plumerai de leurs récits, pour les transporter à mon tour dans ces pages. 


« L’auto-stop est-il légal aux États-Unis ? Oui, mais en fait non. Il n’y a pas, à ma connaissance, de loi fédérale à ce sujet. Mais la plupart des États ont des lois qui l’interdisent le long des principaux axes de circulation. D’autres l’interdisent de fait, par le biais de lois contre “l’obstruction du trafic”. De façon générale, je recommande catégoriquement d’éviter tout projet de ce genre, sauf cas d’extrême urgence. Les automobilistes aux États-Unis sont trop occupés, trop absorbés ou trop méfiants vis-à-vis des étrangers pour vous prendre à bord. Préparez-vous à faire tout le trajet à pied. » Mark A., forum internet Quora.


Tu sais combien d’illégaux il y a aux États-Unis ? Onze millions. Onze millions qui pourraient payer des impôts, contribuer à la richesse du pays. Il suffirait de lancer une grande régularisation. Même Reagan à l’époque l’avait compris. Moi je suis entré clandestinement en 1986. Et coup de chance : cette année-là ils ont décidé d’ouvrir les régularisations. On a été 2,7 millions à en profiter. Est-ce qu’ils ont pas eu raison, Silvano. Regarde. Est-ce que depuis 1986 j’ai cessé un seul jour de travailler. Maintenant j’ai des papiers. Je suis résident permanent. Je paie mes impôts. Est-ce que onze millions de travailleurs régularisés ça ferait pas une fortune pour le pays. Mais tout le monde s’en fout. Même parmi les dizaines de millions d’immigrés comme moi, tu sais combien ont voté Trump ? Presque trois sur dix. Ça veut dire des millions. Est-ce que tu peux le croire ? Et l’autre qui parle de son mur. Son mur, toujours son mur. Mais même s’il arrive à le faire, tu sais qui le construira ? C’est nous, les immigrés mexicains. Et parmi nous des illégaux, à tous les coups !


De l’autre côté de la frontière il y a la faim, ici il y a le besoin de bras. Et malgré tout l’autre veut faire son mur. Il est prêt à mettre 25 milliards de dollars pour ça. Ay El Trump, El Trump. C’est grave ce qu’il fait. Il détruit le pays. Il sépare les familles. Il réveille la colère des gens. Le géant du racisme dormait tranquillement, il l’a réveillé. Regarde comme il traite les Indiens de la région. Le Trump s’en fout. Il va faire son mur. Il va couper leur territoire en deux comme s’ils n’existaient pas. Il va séparer les familles, couper des gens de leurs proches, leur faire perdre à jamais les tombes de leurs ancêtres. Comment tu veux qu’ils se sentent pas humiliés. Il veut même virer les enfants d’illégaux nés ici. T’as entendu parler des dreamers. Des jeunes qui ont fait leurs études en Amérique, qui ne connaissent même pas le Mexique. Huit cent mille jeunes diplômés qui revendiquent le droit de rester aux États-Unis où ils sont nés. L’Obama avait construit tout un programme pour résoudre leur situation. Le Trump a tout arrêté. Il veut les jeter dehors. Il est fou. Mais ça il n’y arrivera pas. Ça franchement je vois pas comment il y arriverait.
 
 
Depuis dix jours que je voyage, je peux faire le compte : j’ai été pris en stop par 18 Mexicains, riches, pauvres, anglophones, hispanophones, illégaux, régularisés, résidents, naturalisés américains. Je peux aussi faire le compte des Blancs qui m’ont pris : 1. C’était il y a dix jours. Je me demande à partir de combien d’occurrences un échantillon devient représentatif. Combien de fois encore il faudra que des Mexicains me prennent et que des Blancs ne me prennent pas pour que cela commence à ressembler à une vérité objectivement énonçable : les Mexicains, ou les Américains d’origine mexicaine, pour ce qui est du stop au moins, sont beaucoup plus aidants que les Américains blancs.


Y’en a pas beaucoup des étrangers qui viennent ici. On les voit tout de suite. Ici c’est pas comme à Ciudad Juárez, à Tijuana, à Nuevo Laredo, dans les grandes villes. Ici c’est tout petit. La moindre souris qui passe la frontière, tout le monde la voit. Tout le monde le sait, qu’elle vient d’entrer. Ça c’est la place Che Guevara. Des photos tu peux en prendre, bien sûr. Vas-y. Te gêne pas. Surtout si t’as envie qu’on se fasse enlever tous les deux. C’est exactement ce qu’il faut faire. T’es bien parti, Silvano ! C’est la grande mode ces dernières années. Les enlèvements. Les demandes de rançon. C’est devenu le sport de la ville. Tu peux aussi le ranger ton appareil évidemment. C’est pas une mauvaise idée. Là tu vois il faut pas venir le soir. Surtout pas. Et tu vois ce bar ? C’est un bar de mafieux. Là surtout t’entres jamais, à moins de chercher de gros ennuis. Là c’est la cathédrale. Il y a deux ans ils ont fait péter une bombe sur le parvis. Pourquoi ? Pour rien. Juste pour faire peur à tout le monde. Pour terroriser un peu plus encore les gens. Pour montrer à tout le monde qu’ils sont partout. Qu’ils peuvent tout se permettre. Pour rappeler à chacun qu’il a intérêt à verser bien sagement la cuota, l’impôt. Devant la cathédrale ça te choque. Haha. Tu pensais qu’ils respectaient au moins ça, la religion, Dieu ? Qu’est-ce que tu crois. Qu’est-ce qu’ils respectent. Ils respectent rien. Bien sûr que non. Les journalistes osent même plus dire ce qui se passe dans la ville. Tous ceux qui osaient se sont fait tuer. Eh oui. C’est la mafia qui commande tout ici. Le cartel du Golfe. Les Zetas. Tu files doux, tu te fais tout petit, ou alors ça se passe très mal. Après, il y a la politique. Ça c’est un autre genre de mafia. Une mafia légale, avec plaques d’immatriculation ! Allez je te fais voir encore une ou deux rues et on s’en va. Regarde les voitures de la police. Non c’est pas l’armée, c’est juste la police. Avec des voitures blindées et des automitrailleuses sur le toit oui. Comme en Irak ! Regarde les voitures de sécurité privée. Agent de sécurité, garde du corps, c’est les boulots les plus florissants de la ville. Y’a que ça. Haha c’est les seuls qui sont pas au chômage. Ça rapporte gros mais l’espérance de vie est limitée.

 


 


 

samedi 21 juin 2025

[Magnus, Ariel] Oma

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Oma

Auteur : Ariel MAGNUS

Traduction : Margot NGUYEN- BERAUD

Parution : en espagnol (Argentine) en 2006
                  en français en 2024 
                  (Observatoire)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Lorsque Oma, 85 ans, accepte de venir rejoindre son petit-fils en Allemagne pour lui raconter sa jeunesse, ce dernier a du mal à y croire. Car avant de devenir cette minuscule mamie acariâtre et attachante, Oma a été une jeune infirmière juive, sauvée in extremis des chambres à gaz d’Auschwitz par un coup dans la mâchoire donné par un nazi – si violent qu’il la fit dévier de la « bonne » file.
Comment dire l’horreur et surtout endosser l’après, la reconstruction à São Paulo, la nouvelle vie bâtie sur les silences ? C’est cette Oma aux mille visages, pleine de paradoxes, qu’il s’agit de conter. Et, à travers elle, une génération de descendants de rescapés qui a grandi avec des fantômes.
Ariel Magnus explore le fossé générationnel entre les survivants d’une diaspora tragique et les jeunes générations, oscillant entre déni salvateur et désir de comprendre. Une chronique familiale drôle et bouleversante.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Petit-fils d’immigrés juifs allemands ayant fui l’Allemagne nazie et né à Buenos Aires en 1975, Ariel Magnus est écrivain et critique littéraire. Eichmann à Buenos Aires, son second roman traduit en français, a été applaudi par la critique en Amérique du Sud.

 

 

Avis :

Ses grands-parents juifs ayant fui l’Allemagne nazie, c’est en Argentine qu’est né et vit l’écrivain et critique littéraire Ariel Magnus. Le reportage pour une fondation juive allemande qu’il entendait réaliser sur sa grand-mère rescapée d’Auschwitz s’est finalement mué en livre, non pas une biographie – l’auteur précise qu’il ne s’agit pas pour lui « d’apporter une nouvelle réflexion sur l’Holocauste ni d’inscrire dans les annales l’histoire d’une survivante de plus » –, mais la relation, dans toutes ses ambiguïtés et contradictions, de ce que cette femme est devenue avec un tel passé, de la manière dont ce passé l’a modelée jusque dans ses liens avec les siens, son affection masquée par un comportement intrusif, tyrannique et péremptoire capable de susciter ces mots : « Ta grand-mère a survécu à Auschwitz, m’a dit un jour mon père, mais ta mère a survécu à ta grand-mère. » 
 
Au moment de la narration, c'est un bout de femme que l’âge a rapetissé en une frêle silhouette sans rien entamer de sa force de caractère. L’auteur l’a en définitive peu connue, puisque, installée au Brésil , elle a toujours refusé, même après son veuvage, de rejoindre les siens en Argentine. Alors, bien davantage marqué par les années de plomb de la dictature argentine et par les affres dans lesquelles, né en 1975, il a vu ses parents se débattre, il en a presque oublié ses origines juives et le tribut versé par son Oma – grand-mère en allemand – à la barbarie nazie. Jusqu’à se rappeler, en la voyant désormais aussi menue qu’un oiseau, qu’il n’est plus que temps d’apprendre à mieux la connaître.

Il s’y emploie particulièrement à deux occasions : en 2002 quand Oma lui rend visite à Berlin où il séjourne alors, occasion d’observer de près son rapport à son pays d’origine, et en 2004, lorsqu’il se rend en vacances chez elle, au Brésil, et s’efforce, malgré ses réticences et ses échappatoires à elle, d’enregistrer les conversations où il tente de l’interroger sur son passé en Allemagne, sur son expérience des camps d’extermination et sur son exil, sans même le choix du pays, après la Libération. Plus que son histoire elle-même, c’est sa personnalité qui emplit le livre, en un portrait plein de vie et d’humour qui, derrière les impatiences intransigeantes et les faux-fuyants bavards, dans le désordre des souvenirs, dévoile une femme attachante sous sa rugosité, dénuée de toute rancune ou haine, et avant tout préoccupée, loin de tout auto-apitoiement, de l’avenir de ses enfants.

Bien loin de l’hagiographie, ce récit intime et sincère capte toutes les vérités d’une femme qui aura forgé à sa manière, parfois pleine de contradictions et de naïvetés, souvent très difficile à vivre pour son entourage, mais toujours impressionnante d’allant et de vitalité, les clés d’une résilience davantage préoccupée de l’avenir que du passé, quitte à mettre le couvercle sur ses propres souffrances. Un très bel hommage, tendre et vrai, à cette grand-mère qui doit sans doute beaucoup, et ses descendants également, à une aussi invivable qu’admirable force de caractère, plus que jamais transformée en cuirasse par les terribles cicatrices d’un inconcevable vécu. (4/5)

 

 

Citations :

Si l’histoire de ma grand-mère est aussi difficile à digérer pour moi, je n’essaie même pas d’imaginer ce que cela doit signifier pour ses contemporains. Comme la rencontre, des années plus tard, entre le soldat qui n’est pas allé à la guerre et celui qui y a survécu, la culpabilité et la rancœur ne laissent guère de place à la simple joie d’être vivants, peu importe comment.


Ma grand-mère est une somme de contradictions plus ou moins inconscientes, pour la plupart en rapport avec l’Allemagne et les Allemands, qu’elle aime et déteste à la fois, sans transition. Ses enfants ont été élevés dans ce paradoxe, de même que les enfants de ses enfants. C’est compréhensible.


Au retour de Dresde, Oma s’est endormie. C’était la première fois que nous arrivions à la coucher après deux jours et demi d’activité ininterrompue. À ce stade, j’avais l’impression (nous avions tous l’impression) qu’elle nous parlait depuis la nuit des temps, toujours de la même chose. Ma grand-mère semble vivre dans un constant enfer mental, qui ne s’apaise même pas durant les rares heures de sommeil que ses somnifères lui offrent. Nous allions nous coucher et la lumière de sa chambre était encore allumée ; nous nous réveillions et elle était schon längst aufgewacht, « debout depuis longtemps ». Le matin, elle se mettait à parler comme s’il n’y avait pas eu d’interruption depuis la veille au soir. Elle donne ainsi l’impression qu’exprimer à voix haute ce qu’elle pense n’est qu’un simple accident dans sa continuelle activité cérébrale, mais si quelqu’un ose la faire taire, elle se vexe. Quand elle n’est pas le centre de l’attention (ce qui arrive lorsque mes frères et sœur sont là), elle se retire et va s’enfermer dans sa chambre. Sa capacité discursive est impressionnante, à partir de n’importe quoi elle peut passer aux sujets habituels, toujours pour dire la même chose. Elle répète tout cent fois, réclamant 100 % de l’attention. Tel un chat qui surveille quotidiennement son territoire, ma grand-mère reparcourt chaque jour son passé, l’arrose de paroles pour qu’il ne fane pas ; son obsession pour la mort donne à ses remarques un air de testament, comme si elle craignait que la Faucheuse puisse la surprendre au détour de n’importe quelle phrase et qu’elle ne voulait pas quitter ce monde sans une réflexion finale, générale et concluante. Beaucoup de tout ce qu’elle raconte est intéressant, surtout ses années en Allemagne et sa relation avec mon grand-père, mais cela finit quand même par devenir fatigant. Ses idées sur la vie (sans presque aucune exception, je crois) sont difficiles à digérer, parce que conservatrices et petit-bourgeois. À côté d’autres personnes jeunes et réactives qui ne seraient pas nous, cela pourrait s’avérer désastreux. Cela n’a pas dû être facile pour ma mère et mon oncle ; pas plus hier qu’aujourd’hui.


Quelques jours plus tard, alors que nous petit-déjeunions dans un hôtel à Weimar, mon frère et ma sœur ont éclaté de rire et ma grand-mère les a fait taire en arguant que c’était parce qu’on avait attiré l’attention sur nous « qu’il nous était arrivé ce qu’il nous était arrivé, à nous les Juifs ». Hitler a non seulement réussi à la traumatiser pour toujours, mais avant tout à lui faire croire que c’était elle la coupable de ce qu’elle avait subi.


« Ta grand-mère a survécu à Auschwitz, m’a dit un jour mon père, mais ta mère a survécu à ta grand-mère ».


Au risque de paraître chauvin, j’appelle ça un noble geste argentin. Cela m’est arrivé avec un ami lors d’une visite à Buenos Aires, et depuis je le considère comme une définition possible de l’être national : un Argentin (ou un Latino-Américain, élargissons) est une personne qui vous parle une demi-heure de ses affres économiques mais ne vous laisse pas régler votre café à la fin.


Ma grand-mère a préféré ne pas entrer [Auschwitz] et est restée prendre un café à la pâtisserie à côté. Ce n’est pas tant qu’elle ne puisse le supporter ni qu’elle craigne de s’évanouir, ou quoi qu’on puisse l’imaginer ressentir dans un endroit tel que celui-là ; elle était déjà venue avec mon oncle et (je crois) cela l’ennuyait un peu d’y retourner. Quand nous sommes sortis, elle nous a proposé, avec un manque de tact magistral, de manger sur place : ce n’était pas cher et ça avait l’air bon. Je continue de penser que si cette proposition était venue (disons) d’un guide touristique allemand, nous l’aurions frappé. Ma grand-mère, comme on peut voir, ne serait pas très convaincante au cinéma dans un rôle de survivante de l’Holocauste. Sauf si le réalisateur était Woody Allen.


 

jeudi 19 juin 2025

[Foenkinos, David] Tout le monde aime Clara

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Tout le monde aime Clara

Auteur : David FOENKINOS

Parution :  2025 (Gallimard)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Clara voit au-delà des apparences. Ceux qui la connaissent la redoutent autant qu’ils l’admirent. Car elle ne prédit pas seulement l’avenir, elle l’éveille.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

David Foenkinos est l’auteur de nombreux romans, dont La délicatesse, Les souvenirs ou Le mystère Henri Pick, tous trois adaptés au cinéma. Ses livres sont traduits en plus de quarante langues. Son roman Charlotte a reçu le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens 2014.

 

 

Avis :

Un enchaînement de circonstances qui plongera ses proches dans la culpabilité conduit à l’accident et aux huit mois de coma de Clara, seize ans, fille unique insouciante et adorée d’un couple désormais séparé. Tandis que le drame et l’angoisse rapprochent le père, Alexis, de son ex-épouse et le poussent à s’inscrire à un atelier d’écriture animé par un certain Ruprez, auteur sans succès d’un seul livre de jeunesse, le réveil tant attendu de Clara transforme bientôt leur vie à tous, à commencer par la sienne, puisque la jeune fille est revenue des portes de la mort avec une hypersensibilité la rendant capable de prescience.

David Foenkinos est un fleurettiste de la plume : il traverse les thèmes les plus sombres avec toujours la même légèreté fluide, délicate et précise, dans une mélancolie teintée d’un humour doux-amer qui, sans avoir l’air d’y toucher, de petites phrases sobres en vérités finement épinglées, fait mouche à chaque paragraphe. Non que ses sujets soient spectaculaires, ses livres sont peuplés de caractères maladroits et inadaptés, tâchant comme tout un chacun de faire face aux tourments ordinaires de la vie, mais le regard de l’auteur, sans pareil pour décortiquer la banalité, suffit à rendre son texte remarquable de sensibilité et de finesse.

Une justesse de vue qu’il partage d’ailleurs avec son personnage Clara, comme lui et au même âge revenue d’une expérience de mort imminente qui l’a, elle aussi, transformée. Lui en est devenu écrivain, une façon de mettre en mots les images naissant dans son imagination tels des flashes, pas si éloignés des visions dont Clara, pour sa part, va se servir pour donner un coup de pouce au destin d’autrui. L’on découvrira alors, dans un récit franchissant le pas de l’irrationnel pour aborder les rivages de l’ésotérisme et du mysticisme, les raisons qui ont eu raison du talent et de l’inspiration littéraires de Ruprez. De l’échec amoureux à la panne d’écriture en passant par toute la palette du chagrin, une occasion de mesurer la part essentielle jouée par l’inconscient dans le processus de création artistique.

Un peu lent et décousu dans sa manière d’explorer tour à tour le sort de personnages ne partageant que le rapprochement dicté par le hasard des circonstances et par la volonté semblablement démiurgique de Clara et de l’auteur, ce vingtième roman de David Foenkinos n’est probablement pas son plus passionnant. Le lecteur décontenancé par l’imbrication de ces récits somme toute assez peu connectés devra se consoler en savourant, dans son ennui relatif, la finesse non démentie de l’écrivain dans son exploration de la banalité et de ses drames. (3,5/5)

 

 

Citations :

On se salua rapidement, en se souhaitant une bonne semaine. Dehors, Alexis resta un instant avec Amélie. Cette femme fuyait à l’évidence les échanges un peu trop personnels. Elle semblait appréhender cet atelier tout comme elle aurait eu un amant. Cela dit, on pouvait parfois considérer l’écriture comme une forme d’infidélité à sa vie. 


« Épuisé. » Alexis s’arrêta sur ce mot, qu’il trouva beau. Un livre épuisé. Quand le corps est épuisé, c’est qu’il n’est plus en mesure d’agir. Pour un livre, c’est qu’on ne peut plus se le procurer.


(…) c’est à ce moment-là que je me suis mis à écrire. J’ai trouvé cela difficile, laborieux, mais excitant. Enfin ma vie valait la peine d’être vécue. Jusque-là, je n’avais été qu’un brouillon de moi-même. Une errance. J’avais trouvé une destination : la littérature. 


On lui demanda quel était le livre qu’il avait évoqué, celui qui avait visiblement changé sa vie. Il refusa d’en donner le titre. « Je n’ai pas envie que d’autres le lisent. C’est le mien. Cherchez plutôt le vôtre. Nous devons tous trouver le roman qui va changer notre vie… »


Les couples adorent décortiquer les premiers gestes, les premières paroles, les premiers éléments de ce qui sera décisif. On trouve dans cette obsession narrative la petite tragédie suivante : la rencontre ne peut se vivre qu’une fois. On revisite avec les mots le bonheur qui s’épuise.


Clara fut élevée comme l’unique citoyenne d’un royaume qui lui était consacré. Ses parents tentèrent d’avoir un autre enfant, mais le propre d’un miracle est de ne se produire qu’une fois. Ainsi, tout tournait autour de cette enfant chérie, sorte de divinité du bac à sable. On ne cessait de lui dire qu’elle était merveilleuse et, en toute honnêteté, c’était vrai.


Si Marie pensait apprécier le calme de la vie conjugale, c’était surtout par fatigue. Au fond, avec Alexis, elle s’ennuyait. Ce qu’elle avait pu aimer par le passé (son côté prévisible) lui devenait vaguement déplaisant (son côté prévisible). Le temps a souvent cette capacité perverse de pousser vers la laideur ce qui avait valeur de beauté. Elle se souvenait d’avoir pensé un dimanche où ils se promenaient tous les trois au bois de Vincennes : « Je préférerais être seule avec ma fille. » Clara avait dix ans, et le trio ne fonctionnait plus.


Clara estimait que son père aimait encore sa mère ; son incapacité à lui parler en était la preuve. Le silence est toujours éloquent. Florence avait deux fils et esquissait parfois l’idée d’emménager avec Alexis dans un élan de famille recomposée. Ils s’étaient organisés pour avoir en même temps leur semaine sans enfants. Ils appréciaient leurs moments ensemble, mais il semblait difficile de construire une histoire sur un rythme bancal. Tous deux blessés par leur passé sentimental, ils vivaient leur couple comme une sorte de convalescence partagée. Il y a des tendresses transitoires, de celles qui consolent, avant d’apparaître finalement un peu dérisoires. 


La cruauté peut être un moteur de survie, une façon de se détourner de sa propre souffrance.
 
 
Il avait rencontré Florence, et on lui avait dit : « Tu as refait ta vie. » La première fois, cette expression, brutale, l’avait comme figé. Il n’avait rien refait, il demeurait défait. 


Ils titubaient légèrement en sortant, prenant du plaisir à la brume. Les autres couples s’embrassaient un peu mécaniquement, tentant de donner un déguisement de spontanéité à cette fête contrainte [Saint-Valentin]. Il y avait une antinomie à encadrer le sentiment amoureux, tout comme on mettrait des arbres dans un musée. 


À leur tour, Alexis et Marie furent bouleversés par la beauté de cette sculpture. Il y avait quelque chose de sublime à traverser les siècles dans la posture d’un chagrin irréversible. On peut mourir, mais la douleur d’avoir perdu l’être aimé ne mourra jamais. Certains sentiments ont le goût de la postérité ; ce sont les œuvres de l’absence.


« Pour écrire, il est plus important de connaître Chagall que Kafka, Botticelli que Proust. » Une théorie assez originale, mais qui n’était pas sans intérêt ; selon lui, écrire c’était transposer une image mentale. Ainsi, il fallait éduquer son œil bien davantage que son esprit ou son oreille.


Ruprez était un cartésien pessimiste. Replié dans une réalité grise, il n’avait jamais été très sensible à ce qui dépassait des contours du normal. Pourtant, le lien entre l’écriture et le mysticisme est un mariage d’évidence. Peut-on vraiment se rapprocher de la beauté sans l’aide de l’indéfinissable ? Dans toute création, la part absente de la raison est toujours la plus active. Il s’agit parfois d’une simple intuition ; le plus souvent, ce sont les sensations qui permettent d’éclairer le long chemin de la confusion. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’un écrivain comprenne la dimension intime de son livre après l’avoir écrit. L’inconscient s’épanouit pleinement entre les virgules. En arrêtant d’écrire, Ruprez avait négligé tout ce qu’on ne voyait pas.


Hervé n’avait plus jamais mentionné le livre. C’était comme un tabou entre eux. Ruprez s’était persuadé que son ami l’avait détesté, et qu’il avait préféré le silence à la brutalité d’un avis négatif. Ou alors : était-il jaloux ? Il avait tout de même une façon de parler de son métier avec un enthousiasme excessif, comme s’il cherchait à se rassurer en faisant une propagande outrancière de sa vie. Il faut sûrement se méfier des gens qui vous vendent leur bonheur.


L’écrivain tchèque avait posé les mots exacts sur ce qu’il éprouvait. Le 4 février 1912, il écrivait : « L’enthousiasme ininterrompu avec lequel je lis des choses sur Goethe et qui m’empêche radicalement d’écrire. » Un peu plus tôt, au cœur du mois de janvier, Kafka avait déjà précisé ce sentiment qui faisait écho à ce que traversait Ruprez : « Ainsi court mon dimanche paisible, ainsi court mon dimanche pluvieux. Je suis assis dans la chambre, et j’ai le silence qu’il faut, mais au lieu de me mettre à écrire, activité dans laquelle, avant-hier encore, j’aurais brûlé de me jeter de tout mon être, je suis resté cette fois un long moment à regarder fixement mes doigts. Je crois que j’ai passé cette semaine sous l’influence implacable de Goethe, je crois que je viens d’épuiser les ressources de cette influence et que j’en suis redevenu bon à rien. » C’était donc ça. Kafka en était devenu bon à rien. Voilà les mots d’un homme paralysé par la création d’un autre, tétanisé par l’admiration. Ruprez avait lu et relu ces mots, avant d’aller faire une photocopie de la page du 4 février 1912. Il avait alors posé la feuille sur sa machine à écrire ; et elle y était restée ainsi pendant des années. C’était ce qu’il avait ressenti en lisant L’Amant. Il y a des œuvres qui vous inspirent, vous emportent, mais il existe aussi des œuvres qui vous tuent.


Ruprez avait d’ailleurs lu une citation de William Wetmore Story qui prenait tout son sens à ses yeux :     « Ce qui est laissé inachevé est aussi nécessaire à une œuvre d’art que ce qui est achevé. »     Cette phrase lui parlait profondément. Il avait passé sa vie dans l’inachèvement, et voilà qu’il y voyait maintenant une signification. Ce qu’il avait raté dans le passé lui permettait de réussir ce qu’il accomplissait dans le présent. Il y avait une logique en toute chose, et de nos échecs pouvait naître l’éclat de nos futures réussites. 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 17 juin 2025

[Dierstein, Benjamin] Bleus, blancs, rouges

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Bleus, blancs, rouges

Auteur : Benjamin DIERSTEIN

Parution : 2025 (Flammarion)

Pages : 800

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Printemps 1978 : les services français sont en alerte rouge face à la vague de terrorisme qui déferle sur l’Europe.
Marco Paolini et Jacquie Lienard, deux inspecteurs fraîchement sortis de l’école de police et que tout oppose, se retrouvent chargés de mettre la main sur un trafiquant d’armes formé par les Cubains et les Libyens et répondant au surnom de Geronimo. Traumatisé par la mort d’un collègue en mai 1968, le brigadier Jean-Louis Gourvennec participe à la traque en infiltrant un groupe gauchiste proche d’Action directe. Après des années d’exil en Afrique, le mercenaire Robert Vauthier revient en France pour régner sur la nuit parisienne avec l’appui des frères Zemour. Lui aussi croisera le chemin de Geronimo. Quatre destins qui vont traverser les années de plomb, les coups fourrés politiques et les secousses de la Françafrique.
Le premier tome d’une saga historique entre satire politique, roman noir et tragédie mondaine, dont les personnages secondaires ont pour nom Valéry Giscard d’Estaing, Pierre Goldman, Jacques Mesrine, Jean-Bedel Bokassa, Alain Delon, Tany Zampa ou Omar Bongo.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1983, Benjamin Dierstein vit en Bretagne, où il travaille dans le milieu de la musique électronique. Il s’est fait connaître par une première trilogie très remarquée sur la France des années 2011 à 2013 : La Sirène qui fume, La Défaite des idoles et La Cour des mirages. Les deux premiers tomes sont parus chez Nouveau Monde et le troisième chez EquinoX ; tous trois ont été repris chez Points.

 

 

Avis :

Pendant que l’on attend avec impatience le dernier tome de la trilogie en cours de Frédéric Paulin, paraît le premier volet d’un autre triptyque tout aussi passionnant et documenté, ouvrant un point de vue complémentaire sur la France politique et policière de la fin des années 1970 à la décennie 1980.

L’on entre dans le récit à une période charnière, alors que le proche tournant des années 1980 annonce une nouvelle décennie frappée au coin du changement. Un jeune brigadier, Jean-Louis Gourvennec, est sorti traumatisé d’une mission des Renseignements Généraux qui a mal tourné à l’ombre des barricades de mai 1968. Dix ans plus tard, on le retrouve membre du SAC et infiltré dans un groupe révolutionnaire proche d’Action directe. C’est aussi en cette année 1978 que, fraîchement émoulus de l’école de Police, Jacqueline Liénard et Marco Paolini rejoignent les RG pour l’une, l’Antigang pour l’autre. Il ne manque plus qu’un dernier personnage fictif, Robert Vauthier, ancien mercenaire et barbouze bien décidé à se reconvertir en patron de boîtes de nuit parisiennes, pour raconter de leurs points de vue à tous les quatre, eux qui, tant du côté de services rivaux de la police que de celui, bien poisseux, de la mafia et des tueurs à gage, vont se retrouver au coeur des affaires criminelles les plus retentissantes de l’époque, les dessous fort peu reluisants du pouvoir, là ou la politique et le crime s’entremêlent sans plus guère de frontière.

Menée tambour battant au rythme nerveux et musicalement travaillé d’une écriture trempée dans l’humour noir, l'intrigue happe le lecteur subjugué, souvent étonné de redécouvrir une époque finalement méconnue et ravi de se replonger avec un brin de nostalgie dans ses mille détails concrets et quotidiens. 
 
Entrecoupé d’extraits d’articles de presse, de rapports de police et d’écoutes téléphoniques, le récit construit sur une documentation dont les annexes en fin de volume laissent percevoir l’impressionnante méticulosité, rebondit au gré d’une actualité marquée par la crise pétrolière et les difficultés économiques en cascade, par la vague d’enlèvements et d’attentats terroristes qui secoue la France, par les dérives de la Françafrique, le renversement de Bokassa et le scandale des diamants, par l’exécution en pleine rue de Mesrine, les assassinats de Pierre Goldman et de Henri Curiel, le « suicide » de Robert Boulin, le tout sur le fond enfiévré d’une guerre des polices sans merci, de basses manoeuvres politiques et de collusions mafieuses qui, dans un tourbillon mêlant le Tout-Paris jusqu’à ne plus savoir distinguer les sbires enfarinés de respectabilité et les dignitaires mouillés dans le crime et la corruption, d’actions violentes en manigances troubles et au fil de dialogues claquant d’une façon plus juste et savoureuse les uns que les autres, évoque à une puissance démultipliée l’un de ces films de flics et de voyous devenus des classiques où, aux côtés d’Alain Delon et de « Bébel », des commissaires Broussard et Ottavioli, des frères Zemour et de Tany Zampa, apparaîtraient Valéry Giscard d’Estaing, Yasser Arafat, Omar Bongo ou encore Kadhafi.

Une citation de Nietzsche précise en exergue que « Rien de ce qui suit ne s’est passé de cette façon. Tout aurait pu se passer de cette façon. Et pourtant, rien. » Historiquement exact mais narré du point de vue de personnages fictifs si bien placés au coeur du mal qu’ils ne ressentent plus que lui, le roman est un concentré de noirceur exacerbant la réalité jusqu’à la satire, une caricature musclée toute de tension électrisante qui se lit en un seul long souffle, éberlué et fasciné, au long de ses huit cents pages. Il n’est pas jusqu’à la dernière phrase pour s’attacher jusqu’au bout, et plus encore, le lecteur impatient de découvrir la suite, avec un deuxième tome promis pour cet automne. L’auteur qui dit s’être inspiré d’Ellroy et de sa vision particulièrement pessimiste d’un monde corrompu est ici indéniablement à la hauteur du maître. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

L’ennui avec les hommes politiques, c’est qu’on croit faire leur caricature alors qu’on fait leur portrait. (Jean Sennep)