mercredi 19 novembre 2025

[Bouysse, Franck] Entre toutes

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Entre toutes

Auteur : Franck BOUYSSE

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Marie est née en 1912 dans une ferme de Corrèze. Elle n’en partira jamais.
Franck Bouysse, une fois n’est pas coutume, livre avec une pudeur saisissante l’histoire de sa famille et prouve ici qu’il est aussi talentueux dans le récit de l’intime que dans la fresque romanesque. C’est beau et déchirant, c’est plein d’allégresse et de tragique : c’est la vie comme elle va.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Franck Bouysse est né et vit en Corrèze. Il a publié une quinzaine de romans couronnés par de nombreux prix, dont Grossir le ciel (La Manufacture de livres, 2014 ; Prix SNCF du polar, Prix Michel Lebrun, Prix Lire en poche…), Plateau (La Manufacture de livres, 2016), Glaise (La Manufacture de livres, 2017 ; Prix des lecteurs de la Foire du livre de Brive), Né d’aucune femme (La Manufacture de livres, 2019 ; Prix des libraires, Prix Babelio, Grand prix des lectrices de Elle…), Buveurs de vent (Albin Michel, 2020 ; Prix Giono) et Fenêtre sur terre (Phébus, 2021).
En 2022, avec Été brûlant à Saint-Allaire, il écrit son premier scénario original de bande dessinée pour le dessinateur Daniel Casanave.

 

Avis :

Puisant pour la première fois dans une veine autobiographique, Franck Bouysse ressuscite avec une délicatesse presque sacrée la vie de Marie, sa grand-mère née en 1912 dans une ferme corrézienne. Offert comme une confidence murmurée, ce roman déploie une émotion contenue qui imprègne le récit d’une lumière douce et durable.

Délaissant les tensions dramatiques de ses précédents romans, l’auteur explore une voie plus intime, qui embrasse la lenteur du quotidien et la densité du réel dans ses détails les plus fins. Ancré dans une temporalité étirée où les gestes et les silences pèsent plus que les mots, il esquisse les contours d’un monde rural sur le point de disparaître.

Marie, figure centrale, se tient droite, enracinée dans sa terre, affrontant les bourrasques des guerres et des deuils comme elle accueille le passage des saisons. Elle incarne la dignité des vies modestes, celles qui traversent le monde sans bruit, avec la fatalité tranquille de qui n’a aucune prise sur les événements. Franck Bouysse la dépeint avec une tendresse profonde, construisant une figure humble et rayonnante, gardienne silencieuse d’un quotidien fait de gestes simples. 

À travers elle, c’est tout un siècle qui se dessine en creux. Les grandes mutations historiques résonnent dans le stoïcisme de ses silences et l’endurance de son corps. Cette tension entre l’intime et le collectif donne forme à une mémoire souterraine. Car, en Marie – « entre toutes »  – affleurent les visages de ses semblables, femmes vouées au soin des autres et à l’effacement de soi, mais qui ont pourtant porté le monde sur leurs épaules, dans le silence du devoir. Franck Bouysse leur rend justice avec la force tranquille de la littérature quand elle sait voir l’invisible, lui conférant même une aura mariale au travers de son prénom et du titre, référence explicite à l’Ave Maria.

Acte d’amour filial et hommage pudique à une génération reléguée dans l’ombre, le récit célèbre en Marie l’archétype d’une humanité discrète et essentielle. Dans cette traversée d’un siècle, chacun retrouve l’écho d’une mémoire commune. Marie est toutes les femmes, une présence universelle dont nous sommes les légataires, un fil qui relie les générations par le coeur.

Habile à jouer de tous les registres, Franck Bouysse offre ainsi un livre comme un geste de gratitude, une offrande discrète à ces femmes silencieuses, à qui nous devons la force de nos racines. Dans ce récit, l’ordinaire devient matière universelle, pour le plus grand bonheur du lecteur, invité à reconnaître dans le silence d’une femme toute la grandeur du monde. Elégiaque et méditatif, un livre intemporel. (4/5)

 

 

Citation : 

Nous sommes capables de cartographier le génome humain, d’identifier les anomalies, mais nous ne sommes pas en mesure d’évaluer quelle part du vécu de nos aïeuls nous imprègne réellement, ce bruit de fond dans nos cellules qui rôde comme un fantôme. Qu’est-ce qui se perd et se conserve dans le grand délayage héréditaire ? Qu’est-ce qui s’endort ? Qu’est-ce qui disparaît à jamais ?

 

Du même auteur sur ce blog :

 
H
 
 




lundi 17 novembre 2025

[Clermont-Tonnerre, Adélaïde (de)] Je voulais vivre

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Je voulais vivre

Auteur : Adélaïde de CLERMONT-TONNERRE

Parution : 2025 (Grasset)

Pages : 480

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Par une nuit glaciale, le père Lamandre recueille une fillette de six ans venue frapper avec insistance à sa porte. L’enfant aux yeux admirables tremble de froid et de faim. Elle a les pieds en sang dans ses souliers à boucles d’argent, mais refuse de répondre aux questions qui lui sont posées. Le vieux prêtre ne saura que son prénom  : Anne. Vingt ans plus tard, Anne est devenue Lady Clarick. Richissime, courtisée, elle a l’oreille des grands et le cardinal de Richelieu ne jure que par elle. Pourtant, dans l’ombre, quatre hommes connaissent son vrai visage et sont prêts à tout pour la punir de ses forfaits. Manipulatrice sans foi ni loi, intrigante, traîtresse, empoisonneuse, cette criminelle au visage angélique a traversé les siècles et la littérature  : elle se nomme Milady.
Voici venu le temps d’écarter la légende pour rencontrer la femme. Même un personnage de fiction peut réclamer justice. Ce roman inoubliable, écrit d’une voix puissamment contemporaine, rend vie à Milady et nous offre son histoire dont Dumas a semé les indices dans Les Trois Mousquetaires.
Magnifique portrait d’une femme libre menant, pour sa survie, un jeu dangereux. Dans une époque où trop d’hommes voudraient la contraindre et la posséder, elle se bat – jusqu’à la transgression ultime – pour son pays, pour son idéal et pour sa liberté. 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Adélaïde de Clermont-Tonnerre, ancienne élève de l’École normale supérieure, est journaliste et romancière. Fourrure (Stock) a été récompensé par cinq prix littéraires, dont le prix des Maisons de la Presse et le prix Sagan, suivi par Le Dernier des nôtres (Grasset), Grand Prix du roman de l’Académie française 2016, traduit en dix langues. Et enfin, Les Jours heureux (Grasset, 2021), prix Cabourg du roman.

 

 

Avis :

Espionne au service du cardinal de Richelieu, manipulatrice, séductrice et meurtrière, Alexandre Dumas avait fait de Milady l’ennemie des mousquetaires, une femme fatale fascinante mais vouée à la condamnation, dont le destin dramatique résonne comme une sanction morale. Son passé reste volontairement opaque, renforçant son aura de mystère et de menace.

Prenant le risque de désamorcer la part d’ombre qui faisait la force du personnage, Adélaïde de Clermont-Tonnerre choisit de l’éclairer autrement en la dotant d’une profondeur psychologique. Commençant par une enfance abandonnée et meurtrie, elle lui donne une biographie détaillée, une intériorité et une parole qui raconte ses blessures et ses désirs. La même protagoniste se révèle une héroïne tragique, animée par une soif de liberté et une rage de survivre. Insistant sur son humanité et sa vulnérabilité, le décalage de point de vue transforme le monstre en femme écrasée par les contraintes de son siècle, qui ose revendiquer son droit à l’existence. 

Cette réinvention se lit comme une interrogation sur la manière dont les récits fondateurs ont façonné notre imaginaire collectif, souvent au détriment des personnages féminins. Mettant en lumière les biais du passé, elle propose une lecture plus empathique et nuancée, inscrite dans un mouvement plus vaste où la fiction contemporaine relit les classiques pour interroger la mémoire culturelle et restituer la parole aux figures longtemps marginalisées. L’on pense ainsi à Jean Rhys redonnant une identité à la « folle du grenier » de Jane Eyre dans Wide Sargasso Sea, ou à Margaret Atwood qui revisite l’histoire de Grace Marks dans Alias Grace. Plutôt que de prétendre corriger les classiques de manière anachronique, ces œuvres les illuminent autrement. Elles rappellent que les récits naissent d’un temps donné, et qu’il nous appartient de les relire en gardant à l’esprit leurs zones d’ombre et leurs oublis. 

Ainsi, la Milady revisitée par Adélaïde de Clermont-Tonnerre apparaît comme le contrepoint d’un destin littéraire façonné par les valeurs du XIXᵉ siècle. Chez Dumas, elle incarne la femme jugée dangereuse parce que, séductrice, indépendante et insoumise, elle échappe aux rôles assignés. Dans l’univers du roman, cette transgression des normes sociales et morales ne pouvait qu’appeler la punition, et sa mort devient la sentence exemplaire infligée à celle qui avait osé défier l’ordre masculin. En lui offrant une histoire et une parole, Je voulais vivre déplace ce jugement : sans nier sa noirceur, le roman en révèle les causes et met en lumière une femme broyée par les carcans sociaux de son temps. 
 
Palpitant et audacieux, ce récit élégant et lucide réussit l’exercice périlleux d’éviter l’anachronisme, tout en invitant à relire les classiques avec la conscience qu’ils reflètent, parfois de manière insidieuse, les représentations sociales de leur siècle. Loin de trahir l’œuvre originelle, il en approfondit la lecture en lui donnant une portée presque sociologique, révélant combien la fiction éclaire autant les imaginaires que les structures d’une époque. (4/5)

 

Citations :

Partout en Europe, un mot glorieux le précède désormais : « Toute ville assiégée par Vauban, ville prise, toute ville défendue par Vauban, ville imprenable. »


« Un monastère sans bibliothèque, c’est comme une citadelle sans munitions. » (Saint Benoît)


Vous avez reçu à la naissance le don de la beauté, c’est une chose merveilleuse si vous la confiez à Dieu ou à un être digne de vous, mais elle peut devenir votre malédiction. Je sais que l’idée du mariage vous révolte. J’espère que vous reviendrez sur votre décision. Je doute que vous puissiez vous satisfaire d’une vie de prière et, pour nous autres femmes, il n’est de liberté sans dommages. Si malgré les conseils dont je vous presse, vous deviez persister dans l’idée de suivre un autre chemin, il vous faudra du courage et des appuis…


Je fus frappée par cette liberté de mœurs. Au couvent de Templemars, puis dans le Berry, l’existence de ce type de relation n’avait jamais été évoquée. Même sœur Mary, qui parlait sans détour et m’avait décrit avec force détails les intrigues de la cour au temps de sa jeunesse, ne m’avait pas présenté clairement ces jeux d’amour. Venue de ma province, détournée du droit chemin par un prêtre, mariée à Olivier dont l’intransigeance m’avait coûté si cher, je me rendais compte que j’avais été violemment punie, que j’avais manqué de mourir pour une faute qui n’aurait pas incommodé grand monde ici. À condition d’être bien nés, et d’avoir des protecteurs puissants, les prêtres, les hommes, les femmes, les jeunes filles et les jeunes garçons y suivaient leur plaisir, ce qui n’empêchait ni les mariages ni la vie commune. Les principes de la religion ne semblaient s’appliquer qu’aux bourgeois et aux humbles, ou servaient à faire tomber en disgrâce ceux qui avaient cessé de plaire. Les puritains s’en offusquaient, promettant le royaume à une damnation certaine, quand cette canaillerie enchantait l’héritier du trône. 


 

samedi 15 novembre 2025

[Ferrada, Maria José] L'homme à l'affiche

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'homme à l'affiche 
            (El hombre del cartel)

Auteur : Maria José FERRADA

Traduction : Marianne MILLON

Parution : en espagnol (Chili) en 2021,
                  en français (Stock) en 2025

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Ramón vit dans un bidonville. Du jour au lendemain, il accepte de s’occuper d’un énorme panneau publicitaire en bord d’autoroute. Il décide d’en faire sa nouvelle maison, espérant saisir dans l’air le sens des choses. On le tient pour fou. Seuls sa compagne Paulina et son neveu Miguel lui rendent visite.
Avec un humour acerbe et une connaissance approfondie de la psychologie de l’enfant (déjà présente dans Kramp), María José Ferrada brosse le portrait d’une société qui, au nom de la paix, n’hésite pas à recourir à la violence.
Comment résister et trouver la lumière quand la cruauté et l’absurdité sont à l’œuvre ? C’est ce à quoi certains personnages de ce roman tentent de répondre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

María José Ferrada (Chili, 1977) est journaliste et écrivain. Ses livres pour enfants ont été publiés dans le monde hispanophone, en Italie, au Brésil et au Japon et ont reçu de nombreux prix, dont le Ciudad de Orihuela de poésie, Academia du meilleur livre publié au Chili (2013). Kramp est son premier roman pour adultes. Il a reçu le Prix du Cercle des critiques d’art (2017), du Meilleur roman décerné par le ministère de la Culture (2018) et le Prix de littérature de la ville de Santiago. Kramp a été publié en Argentine, Uruguay, Espagne et traduit en anglais (USA), allemand, polonais, italien, danois et  portugais du Brésil.

 

 

Avis :

Usant des ressorts narratifs qui ont fait sa renommée en littérature jeunesse, Maria José Ferrada poursuit sa transition vers le roman adulte avec un deuxième opus inspiré d’un fait réel. Sous une apparente simplicité poétique, la romancière chilienne livre une fable grave et lumineuse sur la violence sociale, vue à hauteur d’enfant. 

Miguel, onze ans, vit avec sa mère dans un quartier pauvre que la traduction nomme « bidonville » – en réalité, un ensemble d’immeubles sociaux pour travailleurs précaires. Le quotidien est morne, jusqu’au jour où son oncle Ramón quitte son emploi en usine pour devenir gardien d’un immense panneau publicitaire Coca Cola surplombant l’autoroute. Très vite, il s’installe dans la structure même de l’affiche, tel un stylite moderne, entre alcool, solitude et rêverie.

Ce geste, d’abord perçu comme une excentricité, se retrouve bientôt au coeur de toutes les attentions. Miguel, émerveillé, rejoint son oncle en cachette. Sa tante Paulina, discrète mais compréhensive, accepte cette folie au nom de la part d’amour, « peu valorisée, [qui] consiste à voir l’autre suivre son chemin ». Mais les voisins, eux, oscillent entre moquerie, rejet et violence, surtout lorsque des « Sans Maison » s’installent autour du panneau, ravivant le spectre de leur propre passé marginalisé.

Le panneau publicitaire devient alors une métaphore puissante : promesse creuse de bonheur marchand, il surplombe une communauté en quête de dignité. L’installation de Ramón dans ses hauteurs détourne ce symbole de domination économique pour en faire un espace de liberté, aussi absurde que poétique. Ce geste, en apparence fou, interroge la frontière entre marginalité et sagesse, entre folie et lucidité.

Le drame qui s’ensuit est une tragique répétition du passé semblant rappeler que, dans ce Chili fracturé par des décennies de néolibéralisme autoritaire, l’on n’échappe jamais à l’adversité du destin. Pourtant, Miguel en est témoin : c’est en s’éloignant du « bruit du monde » et des injonctions sociales que Ramón lui offre les seuls instants de liberté et de poésie de sa vie.

Avec sa prose épurée, ses images tendres et son humour discret, Maria José Ferrada transforme un fait divers en une réflexion sur la liberté, le bonheur et la résistance intime. Elle adopte une esthétique du dépouillement, presque enfantine, qui contraste avec la gravité du propos et laisse place à l’émotion brute. Grâce à un oncle en rupture et une tante fidèle à ses rêves, Miguel entrevoit un avenir qui ne serait plus une répétition du passé, mais une désobéissance douce, en même temps qu'une transmission poétique. Subtil, méditatif et décentré. (4/5)

 

 

Citations :

— Action, réaction, m’a dit Ramón un jour. 
— Ça veut dire quoi ? 
— Que la terre est ronde et que si tu jettes une pierre avec assez de force devant toi, tu la reçois dans le dos. 
— Personne n’a autant de force, ai-je allégué. 
— Action, réaction, a-t-il répété, sans tenir compte de ma réponse.


— Tu aimes mon potager, Miguel ? demanda-t-il au bout d’un moment. 
— Quel potager ? 
— Celui-ci, et il désigna l’horizon qu’on voyait au-dessus des collines. 
— Ce n’est pas un potager. 
— Comment ça ? J’ai semé des ampoules et vois comme elles ont poussé vite. 
La nuit était tombée et Ramón ne se trompait pas : les lumières nées des fenêtres, des lampadaires et des voitures qui empruntaient la route à cette heure, ressemblaient aux citrons et aux oranges brillantes qu’un jardinier étourdi aurait laissé tomber dans le jardin de la nuit. 
— Je vais prendre un demi-kilo, dis-je au bout d’un moment. 
— Un demi-kilo de quoi ? 
— De lumières.


Une part de l’amour, peu valorisée, consiste à voir l’autre suivre son chemin.


Ramón parti vivre dans une affiche, Paulina ne tarda pas à comprendre qu’il ne redescendrait pas, mais plutôt que de le lui demander elle le laissa rester là-haut. Je ne pouvais pas leur en vouloir. Personne ne m’avait demandé de croire à la plaisanterie – « Qu’il est grand, ton fils », « Comment va ton père ? » – et à partir de là j’avais créé une famille imaginaire qui avait duré encore moins longtemps qu’une vraie. Ce n’était pas si grave. Tous ceux qui, comme moi, avaient réussi à vivre au-delà de dix ans, avaient la carapace épaisse d’un cafard.


 

jeudi 13 novembre 2025

[Le Floch, Grégory] Peau d'ourse

 




 

J'ai moyennement aimé

 

Titre : Peau d'ourse

Auteur : Grégory LE FLOCH

Parution : 2025 (Seuil)

Pages : 240 

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Mont Perdu a des rêves qui ne sont pas ceux de son village des Pyrénées encore aux prises avec des traditions archaïques. L’adolescente, corpulente, lesbienne, victime de harcèlement, trouve refuge auprès des montagnes, les seules qui lui parlent et la comprennent. Et peu à peu, Mont Perdu va se métamorphoser en ourse. Transposant dans une langue actuelle, poétique et crue, une légende de femme sauvage, Grégory Le Floch nous conte la folle échappée d’une jeune héroïne queer à la croisée de tous les combats écologiques et humanistes de notre époque.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Grégory Le Floch est né en 1986 en Normandie. Très repéré depuis son premier livre aux éditions de l’Ogre, il a depuis fait paraître un essai, Éloge de la plage, chez Rivages et deux romans chez Bourgois, Gloria, Gloria (prix Sade) et De parcourir le monde et d’y rôder, récompensé par le prix Wepler et le prix Décembre.

 

 

Avis :

Grégory Le Floch transpose une légende de femme sauvage dans un récit contemporain qui se lit comme une insurrection queer et écologique. La métamorphose y devient acte de résistance, une sortie hors des normes sociales et genrées. Dès les premières pages, le roman s’inscrit dans la lignée des pensées radicales – celles de Paul B. Preciado, cité en exergue – qui revendiquent une transformation irréversible et une insubordination absolue. 

Adolescente corpulente et lesbienne, Mont Perdu – prénom de légende et nom de montagne – est victime de harcèlement parce qu’elle détonne dans son village pyrénéen figé dans ses archaïsmes. Dans une mise en scène de la domestication de la sauvagerie, les habitants y rejouent chaque année une fête païenne autour de l’ours, inspirée d’anciens rites où l’animal, incarné par un homme déguisé, est traqué, capturé, puis réintégré dans la communauté. Désignée pour endosser ce rôle humiliant, la jeune fille retourne la contrainte en puissance. Devenant l'ourse, elle transforme le masque en vérité et libère sans retour possible ce que l’on voulait étouffer en elle : la force de son désir et de sa singularité. 

Grégory Le Floch fait de ce rituel le moteur d’une métamorphose radicale. En conférant à Mont Perdu une puissance qui déborde les cadres humains, il inscrit son devenir-ourse dans une logique de rupture avec l’ordre social et les récits d’intégration. Au rebours d’un retour à la communauté, c’est une sortie hors du monde des hommes, une affirmation instinctive et souveraine qui fait de l’exclusion le point de départ d’une liberté indomptable et d’une révolte contre toutes les formes de normalisation et d’effacement des différences. 

L’écriture, charnelle et minérale, accompagne cette insurrection. Crue, orale, traversée par les pulsations de la nature et les frémissements d’un corps en rupture, elle refuse l’élégance pour mieux dire la rage. Ce contraste entre lyrisme tellurique et oralité brute rend le texte éruptif, déroutant et profondément politique par sa manière de mordre, de refuser les cadres et de forcer le passage. 

Pris à rebrousse-poil par ce chant farouche, le lecteur avance à tâtons, ballotté entre fulgurances poétiques et violence. La lecture se fait traversée sensorielle, fragmentée, où la métamorphose surgit comme fracture dans un réel déjà écorné par les voix des montagnes et les bruissements du sol. Fantasmagorie tellurique, fable politique et poème sauvage, Peau d’ourse brouille les frontières entre humain et animal, mythe et réalité.

Grégory Le Floch signe un roman incandescent, insoumis et transgressif, qui déconcerte par son étrangeté irrationnelle mais surtout par la violence avec laquelle la différence s’impose, sans compromis ni demande d’asile. Un livre volcanique, véritable révolte politique et poétique, où la métamorphose devient révolution queer et écologique, une brèche ouverte pour toutes les altérités que l’on tente d’effacer. (2,5/5)

 

Citations :

CHOSES QUE JE RACONTERAI JAMAIS À PERSONNE :        
– Que mon rêve ultime c’est de ken Kelly        
– Que j’ai passé la barre des 100 kg cet été        
– Que j’ai des poils qui ont poussé entre les seins        
– Que je suis sûre que je mourrai vierge        
– Que j’ai déjà pensé à m’allonger quelque part dans la montagne pour me laisser crever.


Je monte encore. L’eau jaillit de partout comme si la montagne était une poche pleine d’eau qui fuyait. Plus je grimpe, moins il fait nuit, on dirait que la pénombre est une matière trop lourde pour rester accrochée aux sommets. Elle glisse et se tasse en un truc opaque au fond de la vallée. Regarde, là-haut la nuit est quasi transparente.


 

mardi 11 novembre 2025

[Millet, Catherine] Simone Emonet

 





J'ai aimé

 

Titre : Simone Emonet

Auteur : Catherine MILLET

Parution : 2025 (Flammarion)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Elle était née en 1918 à la veille d’une mauvaise victoire et elle s’était mariée en 1939, quelques mois avant que son mari ne parte à la guerre pour être retenu prisonnier pendant cinq ans. Elle était jolie, élégante, et intelligente. Elle était appréciée, mais, comme on disait, elle avait eu des malheurs. Un matin splendide du printemps 1982, elle décida d’en finir avec ce corps dont elle n’avait plus d’image. Je suis sa fille, et à moi il reste quantité d’images, et je fais avec.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Catherine Millet est, entre autres, l’auteur de La Vie sexuelle de Catherine M. (2001), Jour de souffrance (2008), Une enfance de rêve (2014) et Commencements (2022). Elle est aussi critique d’art, directrice de la rédaction d’Artpress, revue qu’elle a cofondée en 1972.

 

 

Avis :

Photographies, lettres, souvenirs et silences : autant de fragments épars que Catherine Millet assemble pour recomposer la figure de sa mère, dans une exploration intime longtemps différée, depuis le suicide de Simone, survenu en avril 1982 dans l’appartement familial de Bourg-la-Reine. Ce geste, radical et mutique, installe une absence autour de laquelle le récit se construit en creux.

Les traces ténues suggèrent une vie en retrait, marquée par les épreuves – guerre, ruptures, renoncements – et traversée par une élégance discrète, moins choisie que subie. Aucun langage ne semblait possible, sinon celui du silence. L’écriture avance sans pathos, dans une économie de mots et une rigueur presque sèche à la mesure de cet effacement. Avec ses phrases nettes, son regard sans complaisance et son émotion contenue, elle adopte une froideur maîtrisée, loin de toute effusion. 

Cette retenue formelle trouve son prolongement dans la structure du livre, qui progresse selon une logique fragmentaire, au gré des détours de la mémoire. Parfois déroutante, cette construction reflète la nature même de la quête : faire parler les non-dits, exhumer ce qui n’a pas été transmis et enfin donner une forme à l’inexprimé. Le lecteur avance parmi ces poussières de vie, dans une chambre d’échos où se devine, sans bruit, une mémoire invisible. Par-delà le retrait, Catherine Millet fait émerger une voix et une intimité longtemps empêchées. Élégie murmurée sans plainte ni jugement, le texte semble s’adresser à celle qui n’a jamais parlé, laissant affleurer, dans le vide, ce qui n’avait pu être dit. 

Si, malgré sa cohérence esthétique et sa maîtrise formelle, le livre déconcerte, c’est peut-être qu’il rejoue – héritage ou mimétisme inconscient – la réserve et l’impossibilité du lien qui caractérisaient Simone. Plus que combler l’absence, Catherine Millet semble prolonger cette distance, maintenant dans l’écriture une posture de retrait. L’émotion reste en sourdine, la parole contenue, comme si le texte ne pouvait que reconduire le silence qu’il interroge.

C’est donc avec l’impression troublante d’une dérive parallèle – celle de deux icebergs, distants et muets – que se traverse ce livre. L’un tente, par l’écriture, de jeter un pont posthume vers l’autre, dans une démarche plus conceptuelle qu’émotionnelle. Mais ce lien demeure suspendu, fragile, jamais pleinement accompli. Le lecteur, face à cette constellation de fragments, doit relier les îlots du récit pour en reconstituer la trame intime. On referme le livre dans une forme de vertige : celui d’un legs en creux, fait de béances longtemps creusées par le non-dit et la distance affective, puis scellées par le suicide. Une lecture qui glace presque davantage qu’elle ne bouleverse. (3,5/5)

 

 

Citations :

Certes, j’étais sortie du huis clos de la rue Philippe-de-Metz depuis quinze ans déjà, et je voyageais, je rencontrais du monde, j’avais appris, lu des livres d’art et des ouvrages de psychanalyse, et même, quatre ans durant, deux fois par semaine, j’avais remonté le boulevard Saint-Michel, grimpé la rue Soufflot, pour aller exhumer quelques paroles précieuses, en recueillir quelques autres plus précieuses encore, plus rares, dans le cabinet d’un analyste. Malgré tout cela, je continuais de porter le fardeau familial, c’est-à-dire le sort qui pèse plus lourd sur les classes populaires que sur celles où l’on apprend tôt à ne pas s’en laisser conter, où l’on ne se laisse pas faire par la fatalité. Partie, oui, mais toujours en fuite. Capable de critiquer les conventions esthétiques ou morales de la société, mais pas encore émancipée des schémas qui structuraient depuis toujours la vie d’une famille rompue, résignée aux déboires, aux catastrophes, aux maladies. Toute une malédiction que l’on ne s’explique jamais vraiment parce que l’enchaînement des effets lui tient lieu de cause. Il n’y avait pas à aller chercher pour comprendre la difficulté à vivre de ma mère. C’était un fait qu’il était inutile de questionner, parce que tant de malchances et de malheurs dont on ne faisait pas mystère s’étaient abattus sur elle (…)


Pendant longtemps, quand j’étais moi-même fatiguée ou déprimée, cette vision de ma mère, figure mal dessinée dans son désordre de linge, organisme inerte et relégué, relié à un tube en plastique, me revenait en tête et je me disais très clairement que c’était elle qui avait raison contre ceux qui s’évertuaient à essayer de la ramener dans ce qu’ils appelaient une vie normale, alors qu’ils connaissaient bien toutes les difficultés et les peines de cette vie, et qu’il y avait de l’hypocrisie dans l’encouragement que nous lui prodiguions, moi aussi bien que les autres. Je comprenais, informée par les petites bulles de vide qui éclatent quelquefois au creux du plexus solaire, que l’on pouvait renoncer à tenir son corps debout dans le monde parce que la bousculade qui s’y produit perpétuellement ne mérite pas qu’on y prenne part. Je le savais, j’étais en plein dedans, ou plutôt je le savais parce que je me voyais y batailler.


Ce pêle-mêle de reliques intimes et des multiples photocopies des mêmes papiers administratifs dont je n’ai sur le moment rien regardé ni rien jeté, et qu’aujourd’hui je nomme pompeusement « archives », avait valeur de synecdoque. Étaient résumées là des décennies de vie d’une famille déchirée, se trouvait condensée une histoire à la fois commune et criblée des secrets de chacun : le père qui disparaissait périodiquement pour une destination inconnue, l’amant de la mère caché dans le silence des enfants, le caractère ombrageux du fils qui s’évadait, sac au dos, jusqu’à l’autre bout du monde, les rêveries de la fille et ses premières incursions sur des chemins de traverse sexuels, et jusqu’au corps rhumatisant, replié sur lui-même, de la grand-mère, cherchant à faire oublier sa présence en trop. Et désormais, la mort y creusait ses gouffres. Cependant, ces boîtes devinrent mon substitut de famille, de ce genre de famille à laquelle on ne prend pas la peine de rendre visite, mais qui est là, serait-ce au loin, et qui sert d’abscisse et d’ordonnée pour se situer dans l’espace et le temps de l’humanité, bref, elles étaient mon port d’attache inconscient.


On garde des petites choses en souvenir, mais c’est incroyable comment simultanément on s’empresse de se débarrasser de ce que le mort abandonne, de nettoyer, éliminer tout le reste d’où son fantôme resté tapi pourrait surgir.


 

dimanche 9 novembre 2025

[Tuil, Karine] La guerre par d'autres moyens

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La guerre par d'autres moyens

Auteur : Karine TUIL

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Un an après avoir quitté l’Élysée, Dan Lehman, ancien président de la République, n’est plus que l’ombre de lui-même. Le couple iconique qu’il formait avec l’actrice Hilda Müller n’est qu’une façade. Alcoolique, menacé par des affaires judiciaires, il tente de revenir sur la scène médiatique tandis que Hilda tient le rôle principal d’un film qui pourrait être sélectionné au festival de Cannes. Mais les fractures de leur vie privée brouillent les frontières entre drame personnel et fiction.
Avec ce nouveau roman puissant, Karine Tuil sonde les mécaniques cruelles du pouvoir. Dans cette comédie humaine où l’addiction répond à la difficulté de vivre, où la jeunesse et le capital social deviennent les meilleures armes de séduction se joue une guerre clandestine, mais qui en sortira victorieux ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Karine Tuil est l'auteure d'une dizaine de romans, dont Les choses humaines (2019), couronné par les prix Interallié et Goncourt des lycéens, et de La décision (2022).
 

 

Avis :

Politique, cinéma et littérature : connue pour ses romans sans complaisance sur les contradictions et les hypocrisies de la société contemporaine, Karine Tuil soulève à nouveau les masques pour une satire décapante de toutes les formes de pouvoir dans la société post #Metoo.

Battu par une candidate d’extrême droite, Dan Lehman n’a pas été réélu à la présidence française. Il tente bien de rester dans la lumière en publiant un livre, mais une polémique à propos d’une de ses scènes ainsi qu’un début de poursuites judiciaires pour corruption achèvent de l’envoyer au tapis côté vie publique. Côté vie privée, rien ne va plus non plus, Hilda, son épouse de vingt ans sa cadette, le délaissant pour relancer une carrière d’actrice que son rôle de première dame avait interrompue et Marianne, son ex-femme désormais romancière de renom, n’ayant aucune envie de renouer. Ne lui restent dans cette petite mort que l’amour inconditionnel de sa encore toute petite fille sourde et muette et celui, beaucoup plus conflictuel, d’une de ses aînées, Léo, en pleine rébellion féministe. Rien en fait qui puisse le retenir sur la pente de la dépression et de l’alcoolisme, alors qu’avec son dictaphone pour seul interlocuteur, il dispose désormais de tout son temps pour ruminer son expérience du milieu politique, de ses sales manœuvres et de ses impitoyables coups bas, en même temps que son amertume face aux dérives, notamment populistes, mais aussi antisémites, qui sont sorties renforcées de son échec. 

Son naufrage dans les ténèbres s’avère d’autant plus douloureux qu’après avoir mis de côté leurs propres ambitions du temps de sa suprématie, les femmes de sa vie entrent à leur tour dans la lumière, transportant la suite de l’histoire dans un autre théâtre tout aussi cruel et impitoyable, celui du star-system. Un producteur en vogue ayant entrepris d’adapter au cinéma le livre qui vient de propulser Marianne au rang des auteurs à succès, c’est Hilda qui, fort ironiquement, en décroche le rôle principal. Mais, alors que le film qui dénonce la maltraitance des femmes s’avère favori au festival de Cannes, l‘actrice se retrouve coincée entre ses espoirs de réussite et la violence machiste du cinéaste devenu son amant. Iniquité et hypocrisie l’emporteront-elles une fois de plus dans cet univers qui, aussi glamour soit-il, n’a, dans son obsession de plaire à tout prix, rien à envier aux aspects les plus détestables de la politique ? De ce côté, l’auteur semble nous laisser l’espoir, la vague #Metoo ayant quand même commencé à fissurer les pires habitudes patriarcales.

Habile à peindre ses personnages dans leur complexité et leurs fêlures, tous un savoureux mélange de traits empruntés à une brochette de noms connus sans que l’on puisse se référer à l’un plutôt qu’à l’autre comme dans un roman à clef, Karine Tuil nous divertit autant de ses situations vaudevillesques que de ses observations acérées, toujours justes, des travers de notre société. La lucidité et parfois le cynisme développés par ses caractères dans l’ampleur de leurs désillusions lui permettent une réflexion aussi fine que féroce sur les jeux de pouvoir, politique ou médiatique, sur ce qui fait de l’art de plaire - de plus en plus aléatoire et versatile sous l’influence des réseaux sociaux - une guerre sociale, une « guerre par d’autres moyens » selon la formule de Clausewitz reprise par Foucault dans sa définition de la politique. 

Soif de pouvoir, orgueil, séduction et paraître sont ici les maîtres-mots d’une comédie humaine qui trouve son acmé dans les rapports de domination entre les hommes et les femmes, là où les jeunes générations, non sans hiatus ni déconvenues non plus d’ailleurs, commencent à faire bouger les lignes. En attendant, c’est un miroir empli de zones d’ombre que nous tend ce roman réaliste et cruel, pourtant délicieusement divertissant. Pouvoir ou glamour : même combat, même naufrage. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il comprit assez vite qu’il avait commis une erreur irréversible. À une femme constante et stable, il avait préféré une femme trophée sur laquelle il n’avait jamais pu compter, une femme enfant dont il devait gérer les oscillations de l’ego et les états d’âme. De tout ce qu’il avait aimé en elle – c’était une actrice hypersensible, vénéneuse, intense – il avait perçu, au quotidien, le versant négatif : elle pouvait être autocentrée, capricieuse, fragile, obnubilée par ses rôles, trop dépendante aussi, de lui, de son agent, de l’approbation d’un milieu qui vous rejetait aussi vite qu’il vous avait encensée.


L’attraction sexuelle, cette utopie mystificatrice, cette illusion dangereuse : quelques années plus tard, de cette attirance irrépressible, il ne gardait même pas un vague souvenir. Il avait voulu l’épouser pour lui prouver son amour alors que le mariage était avant tout une aventure domestique, voire affective quand on avait de la chance. Quand on mourait à cinquante ans, la cohabitation limitée à une trentaine d’années de vie commune était supportable. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, ce n’était pas seulement devenu impensable mais contre nature. Lehman ne rencontrait que des couples malheureux et frustrés, déchirés entre amour de leur famille et besoin de solitude, sécurité et désir de liberté – seule la polygamie offrait un mode de vie supportable.


« André Maurois disait : qu’importe qu’un bonheur soit faux du moment qu’on croit qu’il est vrai. Hilda et moi ne nous voyons quasiment pas, sauf pour de rares sorties publiques imposées et des séances photos censées prouver à des lecteurs crédules à quel point nous sommes heureux. » Ils pouvaient l’être, entre les gouttes, notamment quand ils étaient avec Anna. Ils aimaient évoquer ses progrès, ses exploits sportifs, sa manière gracile d’être au monde : « Un enfant suffit parfois à masquer les fêlures d’un couple en ruine. »


« Vient un moment, au mitan de la vie commune d’un couple légitime, où l’on se fige dans un confort agréable, une affection sécurisante, c’est doux, calme, rassurant ; on se parle avec une tendresse un peu forcée, on se caresse encore un peu : on n’est plus l’un pour l’autre qu’un animal de compagnie. »


« Pendant cinq ans j’ai servi l’intérêt général, mais j’ai assez vite découvert, à la tête de l’État, l’archaïsme et le conservatisme des structures sociales, la force de l’inertie, on ne bouscule pas si aisément ce qui est acquis, en politique, on crée toujours à partir de bases existantes, un mandat n’est pas une page blanche sur laquelle le nouvel élu inscrit sa vision sans contestation ni opposition ; c’est au mieux un ajustement, une correction. »


Ça avait été une campagne pleine de tensions et de fureur : lynché par l’extrême gauche dans un climat douteux aux relents antisémites, critiqué au sein de son propre parti, qui l’avait accusé d’opportunisme électoral à la suite de son appel à une union républicaine avec le centre, démuni face à la dérive populiste et nationaliste, il s’était retrouvé seul, livré à des vents contraires. Il avait vu arriver sans méfiance de jeunes technocrates qui, aux côtés de celle qui allait lui succéder à la tête du pays, avaient su utiliser de nouveaux outils, les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle, pour mener une campagne offensive, moderne, interactive, dont il s’était moqué en privé, la qualifiant de propagande fasciste 2.0 – lui avait opté pour une stratégie à l’ancienne avec tracts et affiches sur lesquels on le voyait sourire (le blanchiment de ses dents ayant donné lieu à de multiples moqueries en ligne), une utilisation minimale des réseaux, allant jusqu’à en dénoncer les effets pervers – des attaques qui s’étaient retournées contre lui. Vieillir en politique, c’était aussi découvrir que des choses qui fonctionnaient à votre époque étaient devenues complètement inefficaces et obsolètes. Lehman ? Un homme du passé.


« Si vous voulez un ami à l’Élysée, prenez un chien. »
 
 
« J’ai décidé de me retirer de la vie politique – la phrase la plus difficile que j’aie été amené à prononcer. Les semaines, les mois, les années qui suivent un échec en politique sont semblables à ceux qui s’écoulent après un deuil – pourquoi se mentir ? On croit ne jamais s’en remettre. Chaque sortie publique vous rappelle votre mort sociale. N’être plus qu’un acteur secondaire d’un monde où l’on rayonnait, perdre le pouvoir quand on l’a exercé, est une épreuve existentielle. »


Tous les anciens présidents vantaient les mérites de leur action sous l’apparence faussement modeste du récit d’un dévouement total au service de l’État, racontant avec exaltation leur nouvelle vie. La réalité, c’était que, hors du pouvoir, tout devenait insignifiant. Lehman savait que le discours officiel des hommes d’État, dans ces livres qu’ils publiaient après avoir quitté le pouvoir pour avoir l’impression d’exister encore, était vicié par l’orgueil, aucun d’entre eux n’exprimait son réel intime : le vertige du vide et de la solitude, l’amertume et le sentiment d’inutilité. Et pourtant, ils s’y étaient tous préparés : à peine arrivés au pouvoir, ils n’avaient pensé, de manière obsessionnelle, qu’au moment où ils n’y seraient plus.


Ceux qui l’avaient élu l’oublieraient. Y a-t-il plus grande épreuve que de se voir mort alors qu’on est encore vivant ?


(…) vivre aux côtés d’un homme politique créait une inégalité de départ, il fallait faire preuve d’abnégation, de discrétion, savoir s’effacer, j’avais renoncé à écrire à temps plein par une sorte de fatalisme social ; j’avais compris – sans qu’il ait besoin de le formuler explicitement – que mon travail était moins important que le sien. J’avais publié une dizaine de livres dans une petite maison d’édition littéraire et, si j’avais reçu une reconnaissance critique, je n’avais jamais connu un grand succès public : l’échec commercial, ça me semblait être la règle, pas l’exception, j’en parlais avec un détachement de façade mais on a beau afficher une distance élégante, une sorte de lucidité sur le statut d’écrivain en affirmant qu’on écrit pour soi, pour questionner et mettre du sens là où il n’y en a pas, rappelant qu’il y a une insatisfaction chronique, à l’origine, que le succès de toute façon ne comblera pas, on n’y croit pas soi-même (…)


Dan m’avait laissée avec les enfants sans se préoccuper des conséquences sur ma vie, de la douleur qu’il allait me causer, sans se demander si j’allais supporter l’humiliation publique, il n’avait pensé qu’à lui, à son avenir, à son plaisir. Il avait voulu être heureux, il avait voulu profiter et jouir, aimer et être aimé, c’était son irréfragable liberté, je ne le jugeais pas pour ça, je comprenais qu’on eût envie de vivre avec intensité mais je me demandais si l’on pouvait être heureux sur le malheur de quelqu’un d’autre ?


— Vous êtes resté cinq ans à la tête de l’État. C’est quoi pour vous, le pouvoir ? 
— Ah, ça, c’est Michel Foucault qui l’a le mieux défini lors de l’un de ses cours au Collège de France, au milieu des années 70. Il a dit, en paraphrasant Clausewitz : « La politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens. »


Elle avait refusé le botox qui figeait les traits, le scalpel qui défigurait mais quand elle entendait des producteurs se moquer des visages figés comme des masques de cire, des beautés dévastées par le bistouri, elle avait envie de leur rappeler que c’était à cause d’eux que les actrices en arrivaient là, leur obsession de la jeunesse les avait menées à l’abattoir des salles de chirurgie, à trafiquer leurs visages pour devenir ces êtres sans âge qui ressemblaient à des créatures hybrides, mi-femmes mi-félins. Elles s’abîmaient pour eux, pour avoir encore leur regard impitoyable sur elles et peut-être, avec un peu de chance, leur queue dans leur chatte. 
 
 
« Le pire, tu vois, ce n’est pas de céder le pouvoir mais d’être remplacé par quelqu’un que l’on méprise. » 
 
 
Le succès, cette machine à créer des inégalités. Quand tu arrives quelque part, des inconnus s’avancent vers toi pour te parler de ton travail et ceux qui t’accompagnent deviennent transparents, quels que soient leurs mérites ; toi, tu les aimes, tu voudrais te cacher derrière eux, vanter leur valeur, tu es gênée, ils ne te le disent pas mais tu le comprends : ils vont s’éloigner de toi car le succès t’a rendue toxique. Je ne me suis jamais sentie aussi seule qu’à cette époque où les gens que j’aimais m’évitaient, m’envoyaient les critiques assassines qu’on écrivait sur moi accompagnées de messages de condoléances faussement empathiques, ou me répondaient de façon sporadique : on aurait dit qu’ils me punissaient. J’avais accueilli le succès avec une joie pleine de méfiance, comme un cadeau dont je devrais tôt ou tard payer le prix.


Ce n’est probablement pas par un pur hasard historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie un masque. C’est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle.


Le métier d’acteur a ceci de commun avec la fonction politique qu’il faut savoir composer avec le rejet, l’objectif étant d’être choisi, d’accepter d’être mis en compétition avec d’autres et de survivre à l’échec, à la critique, à la fluctuation de sa valeur sociale : un jour en haut, le lendemain en bas ; vivre dans le désir des autres, séduire, tout le temps, sans jamais être sûr du résultat – plaire est un métier.


Les gens qui ont des privilèges n’en jouissent que si les autres n’en ont aucun. 


Globalement les écrivains ne sont pas satisfaits de la vie en tant que telle, ni des gens etc., a écrit Bukowski. L’écriture est un moyen pour eux de se l’expliquer, de s’en échapper et de modifier les forces outrageuses qui nous rendent plus que malheureux. L’alcool est une chimie qui réarrange aussi nos horizons. Ça nous procure deux façons de vivre au lieu d’une. » C’était sans doute ce qui nous rassemblait, Dan et moi, en dépit des épreuves, de nos déroutes et de nos trahisons, depuis notre rencontre : cette nécessité de chercher hors de soi un remède à la difficulté de vivre. Je savais que ce bonheur ne serait que de courte durée, nous étions comme deux joueurs tirant chacun le bout d’une corde pour ramener l’autre vers soi. Tôt ou tard, l’un de nous deux finirait par lâcher prise.


Le pouvoir est dangereux, impur ; plus on l’exerce, plus on occulte la violence et la domination qu’il suppose : il isole, altère les relations et jusqu’à la perception que l’on a de soi. C’est une jouissance peut-être, mais une jouissance qui abîme. 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 7 novembre 2025

[Coe, Jonathan) Les preuves de mon innocence

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Les preuves de mon innocence 
            (The Proof of my Innocence)

Auteur : Jonathan COE

Traduction : Marguerite CAPPELLE

Parution : en anglais en 2024,
                  en français en
2025 (Gallimard)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

L’arrivée de Liz Truss au 10, Downing Street.
Des ultraconservateurs réunis dans un vieux manoir.
Une société secrète d’étudiants en plein Cambridge.
Plusieurs morts mystérieuses.
Des jeunes femmes en quête de vérité.
Et une vieille inspectrice bien trop gourmande…

Voici quelques ingrédients du nouveau roman virtuose de Jonathan Coe, le plus brillant et charming des auteurs britanniques, qui se joue ici des codes du polar pour mieux dénoncer montée des extrêmes et désinformation.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jonathan Coe est né en 1961 à Birmingham. Il est l’un des auteurs majeurs de la littérature britannique contemporaine. On lui doit notamment Testament à l’anglaise (1995), prix du Meilleur Livre étranger 1996, La Maison du sommeil (1998), prix Médicis étranger 1998, Bienvenue au club (2003), Numéro 11 (2016), Le cœur de l’Angleterre (2019), prix du Livre européen 2019, Le royaume désuni (2022)...

 

 

Avis :

Désormais bien connu pour ses observations romanesques de l’Angleterre contemporaine, Jonathan Coe poursuit dans cette veine sous une forme nouvelle mêlant le pastiche littéraire à la satire politique et sociale. Sur fond de bouleversements récents – l’arrivée de Liz Truss au pouvoir et la disparition d’Elizabeth II –, il tisse une intrigue chorale alternant présent et années 1980, qui interroge l’héritage du néolibéralisme, la fabrication des récits politiques et la manière dont les individus tentent de se situer dans une mémoire collective en tension.

Les trajectoires de plusieurs personnages s’y croisent autour d’un manoir, cadre d’un séminaire organisé par un cercle conservateur, où ressurgissent les tensions idéologiques des années Thatcher. La découverte d’un cadavre interrompt les débats et déclenche une enquête menée par une inspectrice en fin de carrière, épaulée par deux jeunes femmes proches de la victime. Blogueur politique engagé et farouchement anti-conservateur, l'homme assassiné menait lui-même des investigations sur les jeux d’influence impliquant certains membres des cercles intellectuels de Cambridge. L’affaire met au jour les liens entre sphère privée et luttes idéologiques, dans une société britannique où les démons du thatchérisme trouvent un écho dans le trumpisme contemporain. 

Cette matière romanesque alimente une construction narrative à la fois ludique et rigoureuse, qui mobilise les codes du whodunit – enquête, fausses pistes, révélations progressives – pour les détourner au profit d’un dispositif critique. L’enquête constitue un levier d'exploration des récits concurrents, des silences familiaux et des fractures générationnelles, dans un monde où la vérité se négocie autant qu’elle se découvre. Le manoir, lieu clos et symbolique, cristallise ces tensions, révélant les lignes de faille entre mémoire intime et idéologie dominante, entre héritages refoulés et récits recomposés.

Le roman conjugue ainsi les ressorts du divertissement narratif avec une réflexion aiguë sur les dérives du pouvoir et les mécanismes de l’oubli. Dans ce jeu de miroirs entre passé et présent, fiction et politique, il sollicite une prise de conscience. Toute enquête – policière ou historique – engage des questions de point de vue et de pouvoir, et le roman s’impose comme un espace critique où s’élabore une lecture lucide des tensions qui traversent la société britannique contemporaine.

Si l'on se perd avec plaisir dans ce récit ironique aux allures de labyrinthe qui emboîte ses multiples niveaux – dialogues, documents, souvenirs – dans une mécanique aussi inventive que maîtrisée, on peut aussi regretter que, dans sa finesse de traitement, le propos politique semble y perdre en mordant, le parallèle entre les années Thatcher et l’ère Trump ne restant jamais qu’esquissé. L'ensemble amuse, intrigue et séduit, mais laisse poindre une réserve : celle d’un regard acéré qui, malgré sa justesse, semble s’arrêter au seuil de la confrontation, pour une oeuvre au final presque plus mélancolique que caustique. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Dans ce monde, les gens les plus dangereux sont ceux qui savent exactement ce qu’ils veulent, et qui sont bien décidés à l’obtenir.


J’ai tendance à penser que l’un des marqueurs les plus puissants de cet individualisme nouveau, c’est le téléphone portable : cet objet improbable, à l’origine désopilante brique en plastique munie d’une antenne radio, et aujourd’hui omniprésent, indispensable, pièce maîtresse et pierre angulaire de nos existences. Vous souvenez-vous de son lancement auprès du grand public, au Royaume-Uni ? C’était à l’occasion du nouvel an 1985. Vous rappelez-vous qui était chargé de présenter cette innovation ? Ernie Wise, bien sûr. Eric Morecambe était mort l’année précédente, laissant Ernie seul et endeuillé : ce parfait microcosme de société grâce auquel son partenaire et lui avaient diverti la nation des années durant s’était brisé pour toujours. Il était tout seul, désormais : quoi de mieux pour symboliser ce nouvel individualisme, qui en fin de compte (on se demande bien pourquoi personne n’y a pensé, à l’époque) n’est jamais qu’une autre façon de désigner la solitude.
Bref, ne laissez personne vous dire que les années quatre-vingt ont commencé le jour où les années soixante-dix ont pris fin. Les années quatre-vingt ont commencé le 1er janvier 1985, quand Ernie Wise a passé le premier appel avec un téléphone mobile au Royaume-Uni.


Les domaines d’expertise de Christopher étaient divers et variés : il s’intéressait entre autres à la guerre de Cent Ans, au gouvernement de Robert Walpole et à la dictature d’António de Oliveira Salazar au Portugal. Mais son sujet de prédilection était l’essor des idées conservatrices en Amérique et au Royaume-Uni, depuis la période de la « relation spéciale » entre Reagan et Thatcher. Christopher ne faisait pas mystère de ses opinions, mais comme il aimait le souligner malicieusement : « j’ai des amis très proches qui sont conservateurs ». Il témoignait d’un généreux respect envers les fondements intellectuels du conservatisme, mais s’inquiétait de la mainmise croissante des extrêmes sur ce mouvement, de part et d’autre de l’Atlantique. 


… oh oui, il débordait de colère, Peter. Tout comme Howard. Des hommes calmes, discrets, et puis en une fraction de seconde ils pouvaient se mettre à brailler, à s’énerver. Toujours à s’emporter, ces deux-là. Des hommes en colère. (…) Ah, ces hommes en colère. Je ne sais pas ce qui les énerve à ce point, parce qu’ils n’en font globalement qu’à leur tête, la plupart du temps. Et pourtant, on dirait qu’ils sont partout dans nos vies, ces hommes en colère…


On en revient toujours à ça, en général. L’argent. Les gens n’arrêtent pas de parler de valeurs, de nos jours, et de guerres culturelles, mais d’après mon expérience, on s’entre-tue rarement pour des histoires de valeurs ou de culture. On s’entre-tue pour l’argent. Les humains sont des créatures primitives, en réalité.


Est-ce que ce serait tout le temps comme ça, désormais ? Chacun dans sa réalité, incapable de se mettre d’accord pour savoir si la pandémie a vraiment eu lieu ou si c’était un canular, si le changement climatique existe ou pas, si la Terre est plate ou plutôt ronde. À quoi bon écrire un livre, dans un monde pareil ?


Mais vous voyez, tel est le pouvoir de l’écrit. Grâce à lui, rien ne s’oublie jamais. Rien ne se perd. La littérature interrompt le cours du temps. C’est la seule raison de s’y adonner, au bout du compte. 


Comment survivent les écrivains ? Je ne parle pas de leurs moyens de subsistance, je parle de la façon dont leurs livres leur survivent, après leur disparition. Ils s’en tirent rarement sans aide. Les livres survivent parce que des gens tombent dessus ou sont aiguillés vers eux. Des lecteurs les lisent. Des enthousiastes font du prosélytisme. Des critiques font du débat. Des enseignants font des cours. 
L’objectif avait toujours été que mes livres me survivent. En les écrivant, j’avais accompli la première étape de ce projet. Il était peut-être temps, désormais, de me lancer dans la phase suivante ?