À la fin des années 1950, dans un bourg des Deux-Sèvres, Marguerite,
mariée et mère de trois enfants, quitte le domicile familial et
disparaît sans un mot. Des années plus tard, sa fille enquête pour
comprendre les raisons et les circonstances de cet événement qui a
marqué sa vie. De la vérité, elle n’a que les bribes qu’on a bien voulu
lui confier. Certes, il y aurait eu un autre homme, plus aisé que son
père, que sa mère aurait rejoint sur la côte. Mais est-ce bien seulement
cela, son histoire ? Et comment vivre libre après avoir tout abandonné ? À partir d’indices littéraires – de Virginia Woolf à Emil Ferris –, de
journaux intimes et de ses propres souvenirs, la narratrice se plonge
dans la condition féminine de l’après-guerre pour retracer l’histoire de
Marguerite. Au fur et à mesure, émerge une figure de femme et de mère à
l’identité complexe, tour à tour sombre et lumineuse. Une femme dont
les rêves, plus vastes que l’horizon étroit de son foyer et de son
milieu social, ouvriront à sa fille de nouvelles voies.
Reine
Bellivier livre un premier roman poignant sous la forme d’une enquête,
qui révèle combien le désir impétueux de liberté peut bouleverser des
vies en apparence minuscules.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Reine Bellivier est née en 1982 et vit à Nantes. Son enfance a été
marquée par le bocage des Pays de la Loire et plusieurs longs séjours à
l’étranger. Après des études de lettres, elle coordonne des projets
éditoriaux en indépendante. La Hideuse est son premier roman.
Avis :
Ce premier roman d’inspiration autobiographique retrace la disparition de Marguerite, mère de famille des années 1950, qui quitte un jour son foyer sans un mot. Ce départ ouvre une brèche dans la mémoire familiale que la narratrice – sa fille – explore avec une délicatesse poignante. Reine Bellivier transforme un épisode intime en une fiction sensible, mêlant souvenirs, journaux intimes et élans imaginaires, dans un geste de réparation et de réconciliation avec l’absence.
Le récit s’organise comme une quête intérieure, guidée par les traces ténues d’une femme qui s’est effacée et que la narratrice s’emploie à recomposer par l’empathie, l’intuition et les résonances littéraires. Se glissant dans les pas de sa mère pour mieux saisir ce qu’elle a pu ressentir – étouffement dans un quotidien contraint, vertige du départ, culpabilité subséquente –, elle cherche à en comprendre les ressorts intimes. Portée par une volonté de relier plutôt que de juger, elle éclaire en creux la condition féminine de l’époque, réduite aux devoirs domestiques et contrainte d’étouffer ses désirs d’émancipation. Ce travail de réinvention s’appuie avec le plus grand naturel sur des figures tutélaires comme Virginia Woolf, dont la pensée sur l’indépendance intérieure résonne avec le destin de Marguerite, ou Emil Ferris, dont l’univers graphique et hybride inspire une narration libre et intuitive.
La langue, sobre et poétique, avance avec retenue entre les ombres, effaçant les jugements communément hâtifs pour laisser place à une écoute patiente, une attention aux failles, aux silences et aux élans contenus. Choisi pour sa résonance affective, chaque mot s’imprègne d’une pudeur bouleversante, dans une élégance qui laisse affleurer l’émotion sans jamais l’exhiber.
La Hideuse trace un chemin de réconciliation, mais aussi de réhabilitation – celle d’une mère « indigne » dont, avec un discernement remarquable, la narratrice restitue la complexité, la dignité et, en définitive, le malheur. Un texte profondément sensible, juste et lucide, qui émeut par ce qu’il donne à ressentir de la souffrance transmise de mère en fille. (4/5)
Citations :
Tu t’étais mise à peindre. Qu’est-ce qui parlera pour moi quand ma fille fera le tri dans ma maison vide ? Les lettres gardées, un billet glissé entre des pages, un article découpé. Qu’est-ce qui trahira les tremblements de la conscience, les regrets muets, les petits et les grands renoncements, les jardins d’orgueil et de menues fiertés, les pensées qui étayent la journée et celles qui soutiennent une vie ? Est-ce que des objets peuvent révéler les croix qui nous ont pesé et celles qui nous ont servi de colonne vertébrale, comme aux épouvantails ? (...) « Les tubercules sont les organes de conservation qui permettent de classer la pomme de terre parmi les plantes vivaces à multiplication végétative : la plante, au lieu de se reproduire par voie sexuée grâce à la formation de fleurs et de graines, ne fait que multiplier indéfiniment ses organes végétatifs (racines, tiges et feuilles) grâce à des fragments de tiges portant les réserves nécessaires à leur reprise » (Cercle royal horticole d’Antoing, « Les loisirs de l’ouvrier »). Dans l’entrain que certaines femmes mettent à apprendre, même tardivement, toutes sortes de pratiques créatives, je ne peux pas m’empêcher de voir plus qu’une tocade pour tromper l’ennui, mais bien une nécessité de ménager un espace à soi, comme en offrent tous les actes de création, et qui permet de faire de sa condition bien autre chose que la multiplication indéfinie de l’espèce à travers soi-même, comme c’est le cas du pied de pomme de terre.
Note de Maman : « Aujourd’hui plus dur que d’habitude, pas dormi, mal partout, ne tiens pas debout, tout est sombre. Et je croyais l’avoir oubliée, mais elle était dans l’escalier, quand j’ai descendu. Pourquoi me poursuit-elle et me tourmente-t-elle ? Hier je l’ai aperçue derrière un arbre (hideuse) elle m’a fait très peur pour le reste de la journée. »
Titre : L'empire de l'ombre Guerre et terre au temps de l'IA
Auteur : Giuliano DA EMPOLI
Parution : 2025 (Gallimard)
Pages : 266
Présentation de l'éditeur :
Sur la scène : Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping. Une fébrilité
planétaire – le risque d’une déflagration mondiale. Le spectacle est
impressionnant, mais que se passe-t-il vraiment dans l’ombre ? Une
transformation profonde est en cours. Il est devenu urgent de la
comprendre. Des idéologues du Kremlin aux techno-césaristes de la
Silicon Valley, de nouvelles élites cherchent à forger des empires. La
puissance de feu, matérielle et intellectuelle, du projet qui s’impose
depuis la Maison-Blanche est incontestable. Comme toujours en pareil
cas, ses partisans ont tendance à le présenter comme inéluctable. Mais
l’acharnement avec lequel ils s’en prennent à l’Europe nous dit qu’ils
la considèrent tout de même comme un obstacle à la mise en œuvre de
leurs plans. S’en rendre compte, c’est prendre conscience que nous avons
davantage de pouvoir que nous l’imaginons et construire un avenir
alternatif. Le point de départ doit être le refus de la soumission.
Puisque le défi est philosophique et culturel, toute résistance commence
par la connaissance. C’est ce qui fait de ce quatrième volume de la
revue un vademecum nécessaire à tout citoyen convaincu que la
vassalisation heureuse ne peut pas être sa destinée. (Giuliano da Empoli)
Avec
les contributions de Daron Acemoglu, Sam Altman, Marc Andreessen,
Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Benjamín
Labatut, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Svetlana
Tikhanovskaïa, Jianwei Xun, Curtis Yarvin.
Le Grand Continent,
revue née en ligne et portée par une nouvelle génération, s’est imposé
comme la plateforme de référence pour le débat stratégique, politique et
intellectuel à l’échelle continentale.
Un mot sur l'auteur :
Giuliano da Empoli, né en à Neuilly-sur-Seine, est un
écrivain et conseiller politique italien et suisse. Il est le président
de Volta, un think tank basé à Milan, et enseigne à Sciences-Po Paris.
Avis :
La revue Le Grand Continent, fondée à Paris, est un espace de réflexion transdisciplinaire qui réunit intellectuels et écrivains autour des grandes mutations contemporaines. Elle paraît en format papier aux éditions Gallimard sous la forme d’un numéro annuel, dirigé par l’écrivain et conseiller politique italo-suisse Giuliano da Empoli. Cette quatrième parution, qui rassemble différents textes de figures comme Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Mario Draghi ou encore Adam Curtis, est consacrée aux bouleversements géopolitiques et culturels liés à l’intelligence artificielle, aux conflits contemporains et aux nouvelles formes de pouvoir.
Le volume met en scène les grandes puissances actuelles – Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping – mais insiste surtout sur ce qui se joue « dans l’ombre » : la montée de nouvelles élites, des idéologues du Kremlin aux techno-césaristes de la Silicon Valley, qui cherchent à forger des empires à travers l’IA et les technologies numériques. L’ambition est de montrer que derrière le spectacle visible des tensions mondiales, une mutation souterraine est en cours, qui redessine en profondeur les équilibres mondiaux.
Dans ce contexte, les formes traditionnelles de domination se déplacent et se recomposent. La guerre devient hybride, menée à la fois dans le cyberespace et sur les terrains physiques, brouillant les frontières entre affrontement visible et invisible. La terre ne se réduit plus aux territoires matériels : elle inclut désormais les infrastructures numériques, les réseaux énergétiques et les espaces de données, devenus des enjeux de souveraineté. Quant aux rapports de force, ils se réorganisent sous l’effet de l’IA, qui fait émerger de nouvelles puissances – entreprises technologiques, idéologues, acteurs transnationaux – capables d’imposer souterrainement leur influence.
La démonstration proposée par ce numéro s’appuie sur un matériau singulier : non seulement les analyses des observateurs, mais aussi les textes, discours et manifestes produits par ces nouvelles élites elles-mêmes. En donnant à lire leurs propres paroles, la revue dévoile la logique interne de ces acteurs, leur rhétorique guerrière et leurs stratégies de conquête. On y perçoit la manière dont ils façonnent des récits de domination, manipulent les imaginaires collectifs par les réseaux sociaux, instaurent une forme d’« hypnose » de masse et redéfinissent le rapport au réel. Ces prises de position, souvent marquées par une défiance envers les institutions démocratiques, révèlent une volonté de substituer au débat public une vision autoritaire et technologique du pouvoir. L’ensemble met ainsi en lumière la cohérence d’un projet souterrain : celui d’élites qui, par la guerre des récits et la maîtrise des technologies, cherchent à imposer un nouvel ordre mondial à leur avantage.
« Être un modéré n’est pas une idéologie [...] c’est l’absence de pensée. » – Curtis Yarvin « Il n’y a plus de beauté que dans la lutte [...] La technologie doit être un assaut violent. » – Marc Andreessen « Les machines prennent les décisions à notre place [...] mais c’est largement compensé par la liberté née de l’abondance matérielle. » – Marc Andreessen « Notre ennemi est le principe de précaution [...] Il est profondément immoral et nous devons nous en débarrasser. » – Marc Andreessen « Je ne crois plus désormais que la liberté et la démocratie sont compatibles. » – Peter Thiel « L’augmentation considérable des bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes [...] ont rendu la démocratie capitaliste oxymorique [...] Seules les technologies pourraient créer de nouveaux espaces pour la liberté. » – Peter Thiel
Autant de déclarations que le lecteur reçoit comme des déflagrations, venant confirmer avec une force implacable les analyses sombrement lucides des spécialistes contributeurs de l’ouvrage. Pourtant, loin de se réduire à un constat désabusé, le livre s’attache tant bien que mal à l’espoir : en dévoilant la radicalité des imaginaires qui structurent ces nouvelles élites, il alerte sur l’ampleur des luttes en cours et invite chacun à mesurer les conséquences politiques et culturelles de ces visions. Cette mise en lumière, en rendant visibles les logiques souterraines, ouvre la possibilité d’une réaction collective, en particulier à l’échelle européenne, où se joue peut-être la capacité de bâtir un contre-modèle. Car c’est là que peut émerger une réponse fondée sur la démocratie, la culture et la coopération, capable de rivaliser avec les récits conquérants et de proposer une autre idée du progrès : un progrès partagé, inclusif et durable.
Une collection de textes saisissants qui, au-delà du constat, tracent les lignes de force d’un monde en recomposition. Ce numéro n'éclaire pas seulement les bouleversements : il en fait sentir l’urgence, en donnant au lecteur les clés pour comprendre – préalables indispensables à toute réaction. Comme toujours sous la direction de Giuliano da Empoli, l’ouvrage conjugue clarté et intensité, offrant une lecture accessible et percutante, qui secoue et arme l’esprit. Essentiel, parce qu’il ne s’agit plus seulement de lire le présent, mais de se préparer à le transformer collectivement. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Réduit à l’essentiel, le projet politique techno-césariste peut être décomposé en deux phases. D’abord, la machine à chaos des réseaux sociaux et autres outils numériques sape de l’intérieur les fondements mêmes des démocraties libérales. Le débat public sort des espaces réglementés dans lesquels il se déroulait pour rejoindre une sorte de Somalie numérique où les seules règles sont celles imposées par les seigneurs de la guerre, les propriétaires des grandes plateformes, qui remplacent l’opinion publique par un assemblage de tribus ennemies et multiplient leur fortune au passage. Cette phase implique l’élimination des anciennes élites modérées, sociales-démocrates et libérales qui ont gouverné nos sociétés jusqu’à présent, et leur substitution par des leaders extrémistes qui amplifieraient encore plus la déconstruction des institutions démocratiques et de tout ce qui pourrait freiner l’accélération en cours. Passé cette première phase, la théorie du bonheur du techno-césarisme se révèle dans toute sa splendeur. Elle implique l’adhésion des masses à un nouveau Léviathan, la machine algorithmique gouvernée par l’intelligence artificielle qui résoudra tous les problèmes de l’humanité, laissant présager un avenir d’abondance illimitée. Si Hobbes concevait déjà son Léviathan non pas comme une créature abstraite mais comme un corps physique, un « homme artificiel » ou, mieux, un « Dieu mortel », les techno-césaristes vont plus loin, en imaginant un Léviathan dont la domination s’étendrait au-delà des frontières de la Terre, en colonisant l’univers, et au-delà des frontières de la vie humaine, en vainquant la mort. En attendant que cet avenir radieux se réalise, le projet prévoit que les masses se soumettent à un régime de contrôle absolu, qui surveille et oriente chacun de leurs mouvements, afin que le fonctionnement de la société dans son ensemble, et de chacun des individus qui la composent, se conforme de plus en plus à celui de la machine.
Avant même qu’il ne mette les pieds à la Maison-Blanche, J. D. Vance avait formulé les termes du marché de manière explicite : « Ne pensez pas que l’OTAN vous protégera si vous imposez des limites à nos plateformes numériques », avait-il dit. Et depuis, cette menace a été réitérée, sous différentes formes, par tous les hiérarques du nouvel empire. Accepter cet échange reviendrait à renoncer à une dimension de la souveraineté dont l’importance est désormais comparable à celle de la souveraineté territoriale. S’il n’exclut pas un volet territorial (le Groenland, le Canada, le Panama…), le projet techno-césariste se déploie en effet principalement dans la dimension numérique. Accepter l’échange de Vance, c’est donc se résigner à la dislocation de nos démocraties, à l’image de ce qui se passe aux États-Unis, et ouvrir tout grand la porte à l’autoritarisme numérique dont rêvent les oligarques de la Silicon Valley.
Il ne s’agit pas que de nouvelles règles. Comme le dit très bien Andre Wilkens, pendant trop longtemps, l’Europe s’est appuyée sur la croyance que l’utilisation abusive des plateformes numériques pouvait être traitée principalement par la réglementation, mais bien que des normes solides soient indispensables, « on ne gagne pas une guerre à coups de réglementations ».
La plupart des gens ne veulent pas que les moindres détails de leur vie soient gérés par une sorte de machine omnisciente toute-puissante, même si c’est pour leur bien. Être libre, ce n’est pas avoir un maître bienveillant, c’est ne pas avoir de maître du tout.
Prédire l’avenir est toujours un acte de pouvoir, mais imaginer des futurs alternatifs est toujours un acte de liberté.
Dans ce paysage évoluent deux figures emblématiques, à la fois créateurs et symboles de cette époque : Donald Trump et Elon Musk. Ils ne sont pas simplement deux individus puissants ; ils sont les apôtres de ce nouveau paradigme, forces opposées mais complémentaires dans la bataille pour la réalité. D’un côté, Trump vide le langage : ses mots, répétés à l’infini, deviennent des signifiants vides, dénués de sens mais chargés d’un pouvoir hypnotique. De l’autre, Musk inonde notre imagination de promesses utopiques destinées à ne jamais se réaliser, entraînant les esprits dans une transe perpétuelle d’anticipation obsessionnelle. Ensemble, ils modulent nos désirs, réécrivent nos attentes et colonisent notre inconscient. Tous deux ont perfectionné l’art de susciter des crises pour ensuite se présenter comme la solution. Trump évoque des invasions imaginaires pour se poser en protecteur. Musk annonce des apocalypses liées à l’intelligence artificielle pour se proposer comme le gardien de l’humanité. Cette technique qui consiste à créer et à résoudre des problèmes imaginaires est la clef de toute hypnose.
Le capitalisme numérique n’est pas simplement une évolution du capitalisme. Les algorithmes ne sont pas de simples outils de calcul et de prédiction : ce sont des technologies hypnotiques de masse. Et l’économie de l’attention n’est pas qu’un modèle économique : c’est un système d’induction collective de transe.
L’illusion n’a jamais été aussi réelle – et l’idée de réalité n’a jamais été aussi illusoire.
Ce n’est pas une ère de contrôle direct. C’est une ère de manipulation subtile, où le pouvoir ne se manifeste pas par la force mais par la séduction. Le récit ne dicte pas de règles : il murmure des possibilités. Chaque image, chaque son, chaque mot se positionne comme une tesselle dans une mosaïque hypnotique. La répétition est son arme la plus puissante : non pas parce qu’elle contraint mais parce qu’elle capture.
Trump, comme nous l’avons vu, exploite et amplifie les impulsions régressives : la nostalgie d’un passé imaginaire, la peur de l’autre, le désir de vivre dans un monde simple. Son hypnose opère par la libération contrôlée d’énergies réprimées. Musk, en revanche, mobilise les impulsions progressistes, même chez les conservateurs : le désir de transcendance technologique, l’évasion de la finitude humaine, l’excitation pour la nouveauté. Son hypnose fonctionne par la sublimation technocratique des angoisses existentielles.
Leur opposition apparente – la régression de Trump face au progressisme de Musk – repose sur une complémentarité profonde : ils sont deux faces d’un même système qui opère par modulation des états de conscience collectifs, oscillant entre la nostalgie d’un passé imaginaire et l’anticipation d’un futur impossible.
Le véritable pouvoir de ces systèmes réside non dans leur capacité à censurer ou contrôler l’information, mais dans leur aptitude à façonner l’architecture même de la perception. TikTok, par exemple, ne se contente pas de distribuer du contenu : il exporte et propage une manière particulière de vivre le temps, l’identité et les relations. L’algorithme devient un outil de colonisation culturelle, plus subtil et profond que les formes traditionnelles d’impérialisme.
La capacité d’un État à exercer sa souveraineté ne dépend plus de sa force militaire ou économique, mais de sa capacité à maîtriser et à maintenir des architectures de la conscience convaincantes. Ainsi la victoire et la défaite ne se mesurent plus en termes de conquête territoriale, mais d’hégémonie perceptuelle.
Le rôle des entreprises technologiques a pris une dimension absolument inédite. Elles ne sont plus simplement des acteurs économiques, mais de véritables entités géopolitiques en compétition avec les formes traditionnelles de la souveraineté pour le contrôle des états de conscience. Leur pouvoir découle non pas du contrôle des territoires ou des ressources, mais de leur capacité à façonner les interfaces par lesquelles des milliards de personnes accèdent à la réalité elle-même.
Accélération. Réaction. L’alliage de ces deux métaux lourds – a priori incompatibles, en apparence contradictoires – définit l’alchimie du nouvel empire Trump. D’un côté, l’accélération d’une partie des États-Unis qui veut s’affranchir de toute contrainte, de toute réglementation mais qui veut investir et s’élancer vers l’avenir ; une élite qui ne méprise pas la mondialisation mais veut la dominer ; un groupe au pouvoir qui entend imposer son propre canon linguistique et culturel dans une perspective futuriste. De l’autre, la réaction de l’Amérique des petites villes, du travail manuel et du concret. Les territoires où vivent ceux qui sont les moins éduqués, où l’immigration est enchâssée au tissu productif. C’est dans cette soudure mystérieuse que se crée la base de la nouvelle majorité électorale américaine. Elle est au fondement de la structure sociale imposée dans laquelle le haut, en route vers le futur – l’élite technologique et capitaliste –, coexiste avec le bas conservateur – le premier électorat de Trump et de sa promesse populiste. Elle définit le regard que la nouvelle administration portera sur les États-Unis et le reste du monde.
Le fer de lance de ce projet impérial s’appelle Elon Musk. Il n’est pas seulement le grand inspirateur de l’internationale réactionnaire. Pour l’administration Trump, il pourrait à lui seul, avec le soutien de l’oligarchie techno-césariste, jouer le rôle d’une nouvelle Compagnie des Indes – la société marchande privée qui a permis à l’Empire britannique de contrôler ses possessions et de barrer la route à ses adversaires pendant près de deux siècles. Dans cette manière anglo-américaine de concevoir la projection extérieure de la puissance – ce que Michael Mann a appelé la puissance infrastructurelle –, une osmose nouvelle entre le public et le privé permettrait à l’empire Trump de s’infiltrer là où les structures gouvernementales ne parviennent pas et aux grandes entreprises privées de former des monopoles ou des oligopoles.
Qu’il s’agisse d’efficacité au travail, de divertissement ou d’applications pratiques – l’un des slogans d’Apple était justement qu’il existe « une application pour presque tout » – les avantages offerts par ces technologies sont immédiats et tangibles. Cette situation presque magique a créé une sorte de déconnexion : un monde dans lequel les personnes – devenues des utilisateurs – bénéficient de technologies souvent gratuites sans saisir les conséquences plus profondes quant à la croissance et à l’influence des pourvoyeurs de ces technologies sur la démocratie, la géopolitique, la vie privée et la société dans son ensemble. Les délibérations les plus cruciales, les défis liés à la collecte de données et les comportements anticoncurrentiels de ces entreprises restent souvent cachés. Nous voyons et expérimentons de première main les aspects positifs et passionnants de leurs produits sans remarquer les autres dynamiques qui font tout autant partie intégrante des activités de ces entreprises. C’est précisément en inventant des objets et des dispositifs qui nous plaisent que ces plateformes peuvent opérer, dans l’ombre, un transfert du pouvoir.
Il suffit de regarder de ce qu’a provoqué la diffusion massive de l’IA à l’échelle mondiale pour s’en rendre compte : les conditions qui ont rendu possible le coup d’État de la Silicon Valley demeurent. Plus le nombre d’utilisateurs de ChatGPT grandit, plus les gens s’émerveillent : « N’est-ce pas incroyable ? N’est-ce pas divertissant ? » En attendant, les questions les plus importantes restent sans réponse : « Ces informations sont-elles fiables ? Quelles données ont été utilisées ? Sont-elles discriminatoires à l’égard des personnes vulnérables ? Comment peut-on le savoir ? Où est l’obligation de rendre des comptes ? Y a-t-il un risque pour la sécurité nationale ? » Étonnamment, ce n’est pas ce qui vous vient à l’esprit lorsque vous demandez à OpenAI de vous chanter une version hip-hop de La Marseillaise. Pourtant, le même décalage continue d’opérer – entre les petites expériences individuelles et les effets cumulatifs que ces entreprises peuvent engranger de manière partiellement visible, voire totalement cachée. C’est ce qui fait l’originalité du coup d’État technologique : c’est un processus graduel, indolore, qui nous rend passif et étouffe le moindre soupçon avant même qu’il puisse être exprimé.
C’est pour cela que malgré son côté relativement lent et discret, il faut prendre le coup d’État de la Silicon Valley pour ce qu’il est : un transfert de pouvoir cumulatif – propulsé à moyen terme par des actions visant délibérément à induire en erreur, à échapper à la réglementation et à créer des technologies facilitant des comportements d’obstruction à la démocratie.
Il est facile de dire que les citoyens peuvent toujours faire quelque chose. C’est une banalité. Mais il n’est pas réaliste de penser que les utilisateurs individuels sont capables à eux seuls de s’opposer à des entreprises multimilliardaires et à leurs armées d’avocats, de designers, d’ingénieurs ; à leurs centres de données inaccessibles et à leurs systèmes verrouillés impénétrables. Pour le dire autrement : ces entreprises ont fait de nous des prisonniers de leurs dispositifs.
La prudence est donc de mise. Considérer l’IA du point de vue de l’intérêt public peut avoir du sens – mais à condition que cela signifie tout autre chose que de répondre à la pression des entreprises. Peu importe quel message elle véhicule – protéger, réindustrialiser, nous simplifier la vie, nous rendre heureux – une entreprise n’a toujours qu’un seul but : vendre ses produits et tirer le maximum de profits des interactions avec les consommateurs. En d’autres termes, ce n’est pas parce que des entreprises – par définition fortement incitées à commercialiser leurs produits – les présentent comme absolument nécessaires que la société et les gouvernements devraient les adopter sans précaution. Plutôt que la précipitation pour « gagner la course à l’IA », notre réponse devrait être la retenue.
J’utilise souvent une analogie avec la médecine. Si l’innovation est vitale dans le domaine de la santé, elle s’accompagne toujours d’essais cliniques rigoureux et de garanties solides avant qu’un nouveau traitement soit appliqué sur des personnes. Autrement dit, on ne se contente pas de dire : « Nous avons un médicament ou un vaccin potentiellement innovant, distribuons-le à tout le monde et voyons ce qui se passe. » Il ne faudrait pas envisager l’IA autrement : il s’agit d’une expérimentation à grande échelle et en temps réel sur l’ensemble de la société. Les conséquences de cette expérimentation sont immenses et potentiellement dévastatrices. Elles vont de la désinformation à la dégradation climatique en passant par la santé et la sécurité nationale. À cet égard, la plus grande inquiétude est la suivante : on ne connaît pas encore les risques que les modèles d’IA peuvent poser et il existe aujourd’hui peu, voire aucun mécanisme indépendant pour évaluer les risques que portent en eux ces nouveaux modèles.
Les dictateurs se sentent toujours invincibles – jusqu’à leur chute. Ils survivent grâce à la peur, et lorsque celle-ci disparaît du peuple, de l’appareil et de l’armée, ils en paient le prix. Dans ces moments critiques, personne ne viendra les sauver. Pas même leurs alliés supposés, car ils savent que le dictateur n’est plus aux commandes. Il n’y a pas de confiance, pas de sincérité – quand vous n’êtes plus utile, vous serez abandonné.
Les tyrans et les empires finissent toujours par s’effondrer.
« Être un modéré n’est pas une idéologie. Ce n’est pas une opinion. Ce n’est pas une pensée. C’est l’absence de pensée. » (Curtis Yarvin)
Pour paraphraser un manifeste d’une autre époque et d’un autre lieu : « Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. La technologie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme. » (Marc Andreessen)
« Une critique courante de la technologie est qu’elle nous priverait de tout choix, les machines prenant les décisions à notre place. C’est vrai, sans aucun doute, mais aussi largement compensé par la liberté de créer notre vie qui découle de l’abondance matérielle créée par notre utilisation des machines. » (Marc Andreessen)
« Nous avons des ennemis. Nos ennemis ne sont pas de mauvaises personnes – plutôt de mauvaises idées. Depuis six décennies, notre société actuelle est soumise à une campagne de démoralisation de masse – contre la technologie et contre la vie – sous des noms divers et variés tels que « risque existentiel », « durabilité », « ESG », « objectifs de développement durable », « responsabilité sociale », « capitalisme des parties prenantes », « principe de précaution », « confiance et sécurité », « éthique technologique », « gestion des risques », « décroissance », « limites de la croissance ». Cette campagne de démoralisation est basée sur de mauvaises idées issues du passé – des idées zombies, souvent dérivées du communisme, désastreuses hier comme aujourd’hui – qui ont refusé de mourir. Notre ennemi est la stagnation. Notre ennemi est l’anti-mérite, l’anti-ambition, l’anti-effort, l’anti-réalisation, l’anti-grandeur. Notre ennemi est l’étatisme, l’autoritarisme, le collectivisme, la planification centrale, le socialisme. Notre ennemi est la bureaucratie, la vetocratie, la gérontocratie, la déférence aveugle à la tradition. Notre ennemi est la corruption, la capture réglementaire, les monopoles, les cartels. Notre ennemi, ce sont les institutions qui, dans leur jeunesse, étaient vitales, énergiques et à la recherche de la vérité, mais qui sont aujourd’hui compromises, corrodées et en train de s’effondrer – bloquant le progrès dans des tentatives de plus en plus désespérées pour rester pertinentes, essayant frénétiquement de justifier la poursuite de leur financement malgré la spirale des dysfonctionnements et l’escalade de l’ineptie. Notre ennemi est la tour d’ivoire, la vision du monde des experts accrédités qui savent tout sur tout, qui se complaisent dans les théories abstraites, les croyances superficielles, l’ingénierie sociale, qui sont déconnectés du monde réel, qui sont délirants, qui ne sont pas élus et qui n’ont pas de comptes à rendre – ils jouent à Dieu avec la vie des autres, en s’isolant totalement des conséquences. Notre ennemi est le contrôle de la parole et de la pensée – l’utilisation croissante, au vu et au su de tous, du 1984 de George Orwell comme manuel d’instruction. Notre ennemi est la vision sans contrainte de Thomas Sowell, l’État universel et homogène d’Alexandre Kojève, l’utopie de Thomas More. Notre ennemi est le principe de précaution – qui aurait empêché pratiquement tout progrès depuis que l’homme a maîtrisé le feu. Le principe de précaution a été inventé pour empêcher le déploiement à grande échelle de l’énergie nucléaire civile, peut-être l’erreur la plus catastrophique de la société occidentale de mon vivant. Le principe de précaution continue d’infliger d’énormes souffrances inutiles à notre monde aujourd’hui. Il est profondément immoral et nous devons nous en débarrasser avec une extrême sévérité. » (Marc Andreessen)
« Plus important encore, je ne crois plus désormais que la liberté et la démocratie sont compatibles. » (Peter Thiel)
« Ce qui me rend d’ailleurs plus pessimiste encore, c’est que la tendance va dans le mauvais sens depuis longtemps. Pour en revenir à la finance, la dernière dépression économique aux États-Unis qui n’a pas déclenché une intervention massive du gouvernement était la crise de 1920-1921. Elle fut très aiguë mais courte, et elle entraîna la « destruction créatrice » schumpétérienne qui peut aboutir à un véritable boom. La décennie qui a suivi – les folles années 1920 – fut si forte que les historiens ont oublié qu’elle avait été inaugurée par une dépression économique. Les années 1920 furent la dernière décennie dans l’histoire américaine où l’on pouvait être parfaitement optimiste à propos de la politique. Depuis 1920, l’augmentation considérable des bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes – deux coups notoirement durs pour les libertariens – ont fait de la notion de « démocratie capitaliste » un oxymore. Face à ces réalités, n’importe qui désespérerait s’il limitait son horizon au monde de la politique. Je ne désespère pas, car je ne crois plus désormais que la politique contienne tous les futurs possibles de notre monde. Aujourd’hui, la grande tâche des libertariens est de trouver un moyen d’échapper à la politique sous toutes ses formes, que ce soient les catastrophes totalitaires ou fondamentalistes ou le demos irréfléchi qui guide la soi-disant « démocratie sociale ». La question centrale devient alors une question de moyen : comment trouver une issue, non pas en suivant la voie politique, mais en allant au-delà ? Parce qu’il n’y plus d’endroits réellement libres dans notre monde, je soupçonne que le mode d’évasion implique quelques moyens nouveaux et jusqu’ici inexplorés, qui nous conduiront vers des contrées inconnues ; et pour cette raison, j’ai focalisé mes efforts sur les nouvelles technologies qui pourraient créer de nouveaux espaces pour la liberté. » (Peter Thiel)
Un huis clos labyrinthique où l’amour et la mort se
livrent une course-poursuite infernale dans les entrailles d’un aéroport
pris dans un déluge de neige et de glace. Alors qu’une tempête se déchaîne, un criminel tente d’échapper à la
police et à son complice. Une réceptionniste dépose une étrange valise
dans une chambre d’hôtel où un petit garçon est enfermé. Une femme
guette l’arrivée du père de son enfant, et un steward désespéré attend
d’embarquer pour un vol ultime. Tous approchent du point de non-retour qui fera basculer leur existence.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Estelle Tharreau est l’auteure d’une dizaine de romans, dont La Peine du bourreau
(Prix du Roman Noir des Bibliothèques & des Médiathèques de Grand
Cognac, et Prix Spécial Dora-Suarez, catégorie « Frissons », en 2021), Il était une fois la guerre (Prix Dora-Suarez, catégorie « Passion », en 2023), et Le Dernier festin des vaincus (Prix Chien Jaune, catégorie « Adulte », en 2024).
Avis :
Dans l’espace confiné d’un aéroport balayé par la tempête, Estelle Tharreau orchestre un huis clos magnétique où les êtres, tels des particules humaines, se percutent, libèrent leurs ondes de choc et en ressortent métamorphosés, projetés vers de nouveaux horizons.
Sous la contrainte de cet enfermement, les tensions accumulées se fragmentent comme dans une fission nucléaire : une rupture infime suffit à libérer l’énergie longtemps contenue et à déclencher une réaction en chaîne intérieure. Leurs certitudes pulvérisées et leurs vérités enfouies révélées, les êtres se brisent, se révèlent et se transforment.
Parmi eux, un criminel traqué, prêt à tout pour s’échapper mais rattrapé par sa vérité ; une réceptionniste qu’un bagage en apparence anodin plonge dans une spirale de conséquences imprévues ; un enfant enfermé, incarnation de l’innocence prise au piège ; une femme suspendue à l’arrivée d’un voyageur, image du désir obstiné ; enfin, un steward désespéré, silhouette au bord du geste ultime. Chacun incarne une faille universelle – peur, secret, innocence, attente, désespoir. La mosaïque de leurs destins révèle la fragilité de la condition humaine et le poids de ce que tous s’efforcent vainement de tenir à distance.
Enfermant les personnages dans un temps suspendu qui brouille les repères et amplifie l’angoisse, la tourmente agit comme une force inexorable venue les figer en pleine course dans une atmosphère dont l’électricité se confond avec celle des consciences. Dans cette attente confinée, chaque minute est une épreuve, chaque geste une menace latente. Le huis clos se referme comme un étau invisible : privé d’échappatoire, chacun va devoir faire face à ce qu’il prétendait fuir. Le fracas du vent et la violence des éléments résonnent avec les tempêtes intérieures, créant une tension constamment au bord de l’explosion.
Quelques invraisemblances, une écriture si froidement efficace dans l'action qu'elle en vient à occulter une part du potentiel à la fois angoissant et esthétique de la bulle glacée, enfin l’extrême discrétion de la dimension sociale qui donnait toute leur profondeur aux précédents ouvrages de l’auteur : une certaine frustration peut s’immiscer chez le lecteur. Elle se dissipe néanmoins peu à peu, à mesure que les révélations s’enchaînent, que les arcanes du récit se déploient avec une maîtrise indéniable, et surtout que la métaphore du point de fuite, filée jusqu’au bout, confère à l’ensemble sa cohérence et sa puissance symbolique.
Souvent vécue comme une ligne de fuite, une course en avant pour éviter l’essentiel, il faut parfois l’accident de parcours pour que la vie se révèle dans sa vérité nue et nous invite à la vivre pleinement, en accord avec soi. Un roman haletant, oppressant et implacable, qui enferme ses personnages pour mieux révéler la fragilité de nos propres échappatoires. (3/5)
Citations :
Toutes ces destinées humaines s’apprêtaient à ricocher, à s’entrechoquer, à se neutraliser ou à s’anéantir dans les entrailles de l’aéroport avec la tour de contrôle pour seul arbitre.
Battu par les vents violents et la neige affolée, l’éclat des mille lumières de ce navire en perdition était devenu un halo terne, diffus et orangeâtre. Jamais ce colosse n’avait semblé si seul et vulnérable.
« Tant mieux : la version joyeuse du sang-froid. » Pour la première fois, après son père dans Premier sang (2021) et Psychopompe (2023), Amélie Nothomb évoque sa mère, et le lien singulier qui les unissait.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Amélie Nothomb est née à Kobé en 1967. Dès son premier roman, Hygiène de l’assassin, elle s’est imposée comme une écrivaine singulière. En 1999, elle a obtenu le Grand Prix de l’Académie française pour Stupeur et tremblement et, en 2021, le prix Renaudot pour Premier sang. L'Impossible retour est son 33e roman.
Elle publie cette année son 34e roman, Tant mieux.
Avis :
Dans la constellation littéraire d’Amélie Nothomb, Tant mieux s’inscrit comme le troisième volet d’un triptyque autobiographique affectif. Après avoir consacré Premier sang et Psychopompe à la figure paternelle, elle dédie cette fois son récit à sa mère, Adrienne, récemment disparue. Ce geste littéraire marque une étape de dévoilement intime, tout en retenue et poésie.
La perte maternelle a déclenché une peine si radicale qu’elle a longtemps réduit l’auteur au mutisme. De cette stupeur est né Tant mieux, réponse vitale au besoin de transfigurer l’absence par la fiction, dans un mouvement de réparation porté par une langue claire et vibrante.
Adoptant les contours d’un conte stylisé, le récit s’attache à quelques épisodes de l’enfance d’Adrienne, confiée à sa grand-mère le temps d’un été, alors que la guerre fait rage. Coupée de l’amour parental, la fillette vit dans une maison glaciale, sous l’autorité d’une vieille femme pingre et cruelle, une ogresse solitaire n’ayant jamais aimé que ses chats. Là où sa propre mère en était restée traumatisée à jamais, Adrienne, à quatre ans, traverse l’épreuve avec une lucidité précoce et une force tranquille. Sans haine, elle résiste, et incarne déjà ce « tant mieux » qui donne au roman son rayonnement.
Par sa brièveté, son intensité affective et son écriture cristalline, Tant mieux rejoint les œuvres les plus épurées de l’auteur, mais s’en distingue par une gravité sereine, presque testamentaire. Roman de deuil, de gratitude et d’adoration, il magnifie la figure maternelle dans sa part la plus fondatrice. Quelques tableaux suffisent pour inscrire le texte dans une forme elliptique savamment maîtrisée, nourrie par le flou des personnages secondaires, l’économie du verbe et une élaboration esthétique qui en décuplent la puissance poétique. Ce parti pris formel invite à une lecture sensible, attentive aux silences et à ce qui affleure en filigrane.
Amélie Nothomb compose un geste d’amour pur, un livre qui relie les vivants et les absents dans une langue de lumière. Avec une tendresse recueillie et une précision poétique, elle fait de l’enfance d’Adrienne un creuset où la douleur devient force. Chaque scène révèle une manière d’être au monde, faite d’optimisme lucide, de résistance douce et d’acceptation sans renoncement. Offrande magnifique, ce récit trace la voie d’une fidélité intime, d’un lien qui continue à vivre dans l’écriture.
Par la rigueur de sa composition, Tant mieux illustre la puissance de la stylisation poétique à élever l’expérience intime au rang d’universel. En transfigurant la mémoire en forme, Amélie Nothomb fait de l’épreuve une matière esthétique et de l’absence un lieu d’émergence. Le réel, filtré par l’art, se fait espace de résonance et de transmission.
Épuré, lumineux, transcendant, un livre qui sculpte l’intime en esthétique universelle, dans la sobriété patiemment façonnée d’une épure. Une gemme délicatement chatoyante, précieuse par sa limpidité. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Elle se rappela qu’au catéchisme, on lui avait expliqué le principe de la confession, mais se rendit compte soudain qu’elle ne croyait pas en Dieu. La foi lui parut incompatible avec les méfaits maternels. Et puis, à l’école, les religieuses étaient des femmes acariâtres qui ne cessaient de rabrouer les élèves. Les épouses de Dieu prouvaient, par leur aigreur, la déficience de l’époux.
Pour Adrienne, la guerre n’était pas finie. Les chats du quartier continuaient à disparaître. Et elle se doutait que ceux des autres zones de Bruxelles n’avaient pas un meilleur sort. Parfois, elle se jetait dans les bras de sa mère et lui déclarait son amour. Maman souriait et répondait tendrement à ses effusions. – Moi aussi je t’aime, ma chérie. La petite levait alors vers le visage maternel un regard adorateur. Les yeux disaient le tant mieux de l’amour, l’amour sans causalité, je t’aime, j’ai horreur de tes actes, je ne te changerai pas, tu ne changeras pas, je t’aime, ni donc, ni alors, ni par conséquent, ni malgré, ni rien. Tant mieux.
Sans indépendance, pas de tant mieux, songeait-elle. Cette magie qui était son secret le plus intime supposait de ne pas exagérément se souder à un destin autre que le sien propre. Nul cynisme dans ce constat : on ne peut être responsable que de soi-même. Si on lie son bien-être à celui d’un autre, cela ne peut que péricliter. Comment pourrait-on s’accorder en profondeur avec les mystères du monde si l’on s’en remet à autrui, fût-ce la personne que l’on aime d’amour fou ? Le paradoxe, découvrait-elle, c’est que si l’on veut vraiment aider quelqu’un, la meilleure méthode consiste à s’occuper de son jardin. À chercher à veiller sur celui de son voisin, on ruine celui-ci et le sien.
Marie est née en 1912 dans une ferme de Corrèze. Elle n’en partira jamais. Franck
Bouysse, une fois n’est pas coutume, livre avec une pudeur saisissante
l’histoire de sa famille et prouve ici qu’il est aussi talentueux dans
le récit de l’intime que dans la fresque romanesque. C’est beau et
déchirant, c’est plein d’allégresse et de tragique : c’est la vie comme
elle va.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Franck Bouysse est né et vit en Corrèze. Il a publié une quinzaine de romans couronnés par de nombreux prix, dont Grossir le ciel (La Manufacture de livres, 2014 ; Prix SNCF du polar, Prix Michel Lebrun, Prix Lire en poche…), Plateau (La Manufacture de livres, 2016), Glaise (La Manufacture de livres, 2017 ; Prix des lecteurs de la Foire du livre de Brive), Né d’aucune femme (La Manufacture de livres, 2019 ; Prix des libraires, Prix Babelio, Grand prix des lectrices de Elle…), Buveurs de vent (Albin Michel, 2020 ; Prix Giono) et Fenêtre sur terre (Phébus, 2021).
En 2022, avec Été brûlant à Saint-Allaire, il écrit son premier scénario original de bande dessinée pour le dessinateur Daniel Casanave.
Avis :
Puisant pour la première fois dans une veine autobiographique, Franck Bouysse ressuscite avec une délicatesse presque sacrée la vie de Marie, sa grand-mère née en 1912 dans une ferme corrézienne. Offert comme une confidence murmurée, ce roman déploie une émotion contenue qui imprègne le récit d’une lumière douce et durable.
Délaissant les tensions dramatiques de ses précédents romans, l’auteur explore une voie plus intime, qui embrasse la lenteur du quotidien et la densité du réel dans ses détails les plus fins. Ancré dans une temporalité étirée où les gestes et les silences pèsent plus que les mots, il esquisse les contours d’un monde rural sur le point de disparaître.
Marie, figure centrale, se tient droite, enracinée dans sa terre, affrontant les bourrasques des guerres et des deuils comme elle accueille le passage des saisons. Elle incarne la dignité des vies modestes, celles qui traversent le monde sans bruit, avec la fatalité tranquille de qui n’a aucune prise sur les événements. Franck Bouysse la dépeint avec une tendresse profonde, construisant une figure humble et rayonnante, gardienne silencieuse d’un quotidien fait de gestes simples.
À travers elle, c’est tout un siècle qui se dessine en creux. Les grandes mutations historiques résonnent dans le stoïcisme de ses silences et l’endurance de son corps. Cette tension entre l’intime et le collectif donne forme à une mémoire souterraine. Car, en Marie – « entre toutes » – affleurent les visages de ses semblables, femmes vouées au soin des autres et à l’effacement de soi, mais qui ont pourtant porté le monde sur leurs épaules, dans le silence du devoir. Franck Bouysse leur rend justice avec la force tranquille de la littérature quand elle sait voir l’invisible, lui conférant même une aura mariale au travers de son prénom et du titre, référence explicite à l’Ave Maria.
Acte d’amour filial et hommage pudique à une génération reléguée dans l’ombre, le récit célèbre en Marie l’archétype d’une humanité discrète et essentielle. Dans cette traversée d’un siècle, chacun retrouve l’écho d’une mémoire commune. Marie est toutes les femmes, une présence universelle dont nous sommes les légataires, un fil qui relie les générations par le coeur.
Habile à jouer de tous les registres, Franck Bouysse offre ainsi un livre comme un geste de gratitude, une offrande discrète à ces femmes silencieuses, à qui nous devons la force de nos racines. Dans ce récit, l’ordinaire devient matière universelle, pour le plus grand bonheur du lecteur, invité à reconnaître dans le silence d’une femme toute la grandeur du monde. Elégiaque et méditatif, un livre intemporel. (4/5)
Citation :
Nous sommes capables de cartographier le génome humain, d’identifier les anomalies, mais nous ne sommes pas en mesure d’évaluer quelle part du vécu de nos aïeuls nous imprègne réellement, ce bruit de fond dans nos cellules qui rôde comme un fantôme. Qu’est-ce qui se perd et se conserve dans le grand délayage héréditaire ? Qu’est-ce qui s’endort ? Qu’est-ce qui disparaît à jamais ?
Par une nuit glaciale, le père Lamandre recueille une fillette de six
ans venue frapper avec insistance à sa porte. L’enfant aux yeux
admirables tremble de froid et de faim. Elle a les pieds en sang dans
ses souliers à boucles d’argent, mais refuse de répondre aux questions
qui lui sont posées. Le vieux prêtre ne saura que son prénom : Anne.
Vingt ans plus tard, Anne est devenue Lady Clarick. Richissime,
courtisée, elle a l’oreille des grands et le cardinal de Richelieu ne
jure que par elle. Pourtant, dans l’ombre, quatre hommes connaissent son
vrai visage et sont prêts à tout pour la punir de ses forfaits.
Manipulatrice sans foi ni loi, intrigante, traîtresse, empoisonneuse,
cette criminelle au visage angélique a traversé les siècles et la
littérature : elle se nomme Milady. Voici venu le temps d’écarter la
légende pour rencontrer la femme. Même un personnage de fiction peut
réclamer justice. Ce roman inoubliable, écrit d’une voix puissamment
contemporaine, rend vie à Milady et nous offre son histoire dont Dumas a
semé les indices dans Les Trois Mousquetaires. Magnifique
portrait d’une femme libre menant, pour sa survie, un jeu dangereux.
Dans une époque où trop d’hommes voudraient la contraindre et la
posséder, elle se bat – jusqu’à la transgression ultime – pour son pays,
pour son idéal et pour sa liberté.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Adélaïde de Clermont-Tonnerre, ancienne élève de l’École normale supérieure, est journaliste et romancière. Fourrure (Stock) a été récompensé par cinq prix littéraires, dont le prix des Maisons de la Presse et le prix Sagan, suivi par Le Dernier des nôtres (Grasset), Grand Prix du roman de l’Académie française 2016, traduit en dix langues. Et enfin, Les Jours heureux(Grasset, 2021), prix Cabourg du roman.
Avis :
Espionne au service du cardinal de Richelieu, manipulatrice, séductrice et meurtrière, Alexandre Dumas avait fait de Milady l’ennemie des mousquetaires, une femme fatale fascinante mais vouée à la condamnation, dont le destin dramatique résonne comme une sanction morale. Son passé reste volontairement opaque, renforçant son aura de mystère et de menace.
Prenant le risque de désamorcer la part d’ombre qui faisait la force du personnage, Adélaïde de Clermont-Tonnerre choisit de l’éclairer autrement en la dotant d’une profondeur psychologique. Commençant par une enfance abandonnée et meurtrie, elle lui donne une biographie détaillée, une intériorité et une parole qui raconte ses blessures et ses désirs. La même protagoniste se révèle une héroïne tragique, animée par une soif de liberté et une rage de survivre. Insistant sur son humanité et sa vulnérabilité, le décalage de point de vue transforme le monstre en femme écrasée par les contraintes de son siècle, qui ose revendiquer son droit à l’existence.
Cette réinvention se lit comme une interrogation sur la manière dont les récits fondateurs ont façonné notre imaginaire collectif, souvent au détriment des personnages féminins. Mettant en lumière les biais du passé, elle propose une lecture plus empathique et nuancée, inscrite dans un mouvement plus vaste où la fiction contemporaine relit les classiques pour interroger la mémoire culturelle et restituer la parole aux figures longtemps marginalisées. L’on pense ainsi à Jean Rhys redonnant une identité à la « folle du grenier » de Jane Eyre dans Wide Sargasso Sea, ou à Margaret Atwood qui revisite l’histoire de Grace Marks dans Alias Grace. Plutôt que de prétendre corriger les classiques de manière anachronique, ces œuvres les illuminent autrement. Elles rappellent que les récits naissent d’un temps donné, et qu’il nous appartient de les relire en gardant à l’esprit leurs zones d’ombre et leurs oublis.
Ainsi, la Milady revisitée par Adélaïde de Clermont-Tonnerre apparaît comme le contrepoint d’un destin littéraire façonné par les valeurs du XIXᵉ siècle. Chez Dumas, elle incarne la femme jugée dangereuse parce que, séductrice, indépendante et insoumise, elle échappe aux rôles assignés. Dans l’univers du roman, cette transgression des normes sociales et morales ne pouvait qu’appeler la punition, et sa mort devient la sentence exemplaire infligée à celle qui avait osé défier l’ordre masculin. En lui offrant une histoire et une parole, Je voulais vivre déplace ce jugement : sans nier sa noirceur, le roman en révèle les causes et met en lumière une femme broyée par les carcans sociaux de son temps.
Palpitant et audacieux, ce récit élégant et lucide réussit l’exercice périlleux d’éviter l’anachronisme, tout en invitant à relire les classiques avec la conscience qu’ils reflètent, parfois de manière insidieuse, les représentations sociales de leur siècle. Loin de trahir l’œuvre originelle, il en approfondit la lecture en lui donnant une portée presque sociologique, révélant combien la fiction éclaire autant les imaginaires que les structures d’une époque. (4/5)
Citations :
Partout en Europe, un mot glorieux le précède désormais : « Toute ville assiégée par Vauban, ville prise, toute ville défendue par Vauban, ville imprenable. »
« Un monastère sans bibliothèque, c’est comme une citadelle sans munitions. » (Saint Benoît)
Vous avez reçu à la naissance le don de la beauté, c’est une chose merveilleuse si vous la confiez à Dieu ou à un être digne de vous, mais elle peut devenir votre malédiction. Je sais que l’idée du mariage vous révolte. J’espère que vous reviendrez sur votre décision. Je doute que vous puissiez vous satisfaire d’une vie de prière et, pour nous autres femmes, il n’est de liberté sans dommages. Si malgré les conseils dont je vous presse, vous deviez persister dans l’idée de suivre un autre chemin, il vous faudra du courage et des appuis…
Je fus frappée par cette liberté de mœurs. Au couvent de Templemars, puis dans le Berry, l’existence de ce type de relation n’avait jamais été évoquée. Même sœur Mary, qui parlait sans détour et m’avait décrit avec force détails les intrigues de la cour au temps de sa jeunesse, ne m’avait pas présenté clairement ces jeux d’amour. Venue de ma province, détournée du droit chemin par un prêtre, mariée à Olivier dont l’intransigeance m’avait coûté si cher, je me rendais compte que j’avais été violemment punie, que j’avais manqué de mourir pour une faute qui n’aurait pas incommodé grand monde ici. À condition d’être bien nés, et d’avoir des protecteurs puissants, les prêtres, les hommes, les femmes, les jeunes filles et les jeunes garçons y suivaient leur plaisir, ce qui n’empêchait ni les mariages ni la vie commune. Les principes de la religion ne semblaient s’appliquer qu’aux bourgeois et aux humbles, ou servaient à faire tomber en disgrâce ceux qui avaient cessé de plaire. Les puritains s’en offusquaient, promettant le royaume à une damnation certaine, quand cette canaillerie enchantait l’héritier du trône.