jeudi 1 février 2024

[Devillers, Sonia] Les exportés

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les exportés

Auteur : Sonia DEVILLERS

Parution : 2022 (Flammarion)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Ma famille maternelle a quitté la Roumanie communiste en 1961. On pourrait la dire « immigrée » ou « réfugiée ». Mais ce serait ignorer la vérité sur son départ d’un pays dont nul n’était censé pouvoir s’échapper. Ma mère, ma tante, mes grands-parents et mon arrière-grand-mère ont été « exportés ». Tels des marchandises, ils ont été évalués, monnayés, vendus à l’étranger.
Comment, en plein cœur de l’Europe, des êtres humains ont-ils pu faire l’objet d’un tel trafic ? Les archives des services secrets roumains révèlent l’innommable : la situation de ceux que le régime communiste ne nommait pas et que, dans ma famille, on ne nommait plus, les juifs.
Moi qui suis née en France, j’ai voulu retourner de l’autre côté du rideau de fer. Comprendre qui nous étions, reconstituer les souvenirs d’une dynastie prestigieuse, la féroce déchéance de membres influents du Parti, le rôle d’un obscur passeur, les brûlures d’un exil forcé. Combler les blancs laissés par mes grands-parents et par un pays tout entier face à son passé.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sonia Devillers est journaliste. Elle est spécialisée dans la culture l’économie et les médias. Sur France Inter elle présente les émissions quotidiennes L’Edito M et L’Instant M. Les exportés (Flammarion, 2022) est son premier livre.

 

Avis :

Alors que le régime communiste verrouillait hermétiquement les frontières, les grands-parents de Sonia Devillers quittèrent la Roumanie en 1961. Ces juifs de l’intelligentsia roumaine arrivèrent les mains vides à Paris et n’évoquèrent jamais de leur passé que leurs meilleurs souvenirs. Pourtant, la Roumanie fut, aux côtés des nazis, l’un des pays les plus zélés de la Shoah. Pourtant, quinze ans après la fin de la guerre, ils durent tout quitter et repartir de zéro dans l’exil. Intriguée par les blancs de son histoire familiale, l’auteur s’est lancée dans sa reconstitution, exhumant avec stupéfaction l’effarant et infamant trafic d’humains auquel, dans le plus grand secret, la Roumanie se livra de 1958 à 1989.

Ce n’est que depuis quelques années, avec l’ouverture progressive des archives de la Securitate, le Département de la Sécurité de l’État roumain, que le secret le mieux gardé du monde communiste commence à filtrer : pendant trente ans, des juifs furent troqués au prix fort contre du bétail - des porcs reproducteurs principalement - et du matériel agricole, nécessaires au sauvetage d’une agriculture rendue exsangue par la collectivisation. Les livres de comptes précisément tenus témoignent des transactions dont Nicolae Ceausescu se félicita en ces termes : « Les juifs et le pétrole sont nos meilleurs produits d’exportation ». Plus discret pour la vitrine communiste qu’une vente rémunérée directement en devises, l’échange d’humains contre des bestiaux et des équipements s’effectuait sous l’égide d’un passeur, Henry Jacober, un juif slovaque devenu homme d’affaires à Londres, et qui, bien loin d’un nouvel Oskar Schindler sauveur de juifs victimes du communisme roumain, s’en enrichit grassement, surtout lorsque Israël conclut les plus gros deals pour se peupler.

Ainsi, après avoir échappé de justesse à la Shoah dont le récit rappelle les pires moments en Roumanie, tellement oblitérés par le régime communiste que l’Histoire n’a principalement retenu que les neufs derniers mois de la guerre passés aux côtés des Alliés, les grands-parents de l’auteur, appliqués à se fondre parmi l’élite et les citoyens modèles de leur pays, finirent quand même par tout perdre, menacés et spoliés avant de servir de monnaie d’échange, expulsés quand le rideau de fer interdisait normalement de partir.

Entre récit intime et enquête journalistique, la narration de cet exil qui ne ressemble à aucun autre dévoile salutairement une ignominie restée cachée, qui vient honteusement s’ajouter, après la Shoah, à l’infinie tragédie des persécutions infligées aux juifs. Une histoire aussi douloureuse qu’inconcevable… (4/5)

 

 

Citations : 

Dans les années 1980, parut en France un livre qui avait fait grand bruit à sa sortie aux États-Unis : les confessions d’un général deux étoiles, tête pensante de la Securitate, la police politique roumaine sous l’ère communiste. Le militaire détaillait l’extravagante dérive du régime. Et, entre autres folies, racontait comment la Roumanie vendait ses juifs depuis des décennies. Elle avait commencé par les troquer contre du bétail, des veaux, des vaches, des poulets, des moutons et, surtout, des cochons. Elle avait fini par les facturer en dollars, au point que Nicolae Ceauşescu, dictateur roumain, dirait un jour : « Les juifs et le pétrole sont nos meilleurs produits d’exportation. »
 

Puis le Mur est tombé, le bloc communiste et ses polices secrètes ont été démantelés. Peu à peu, les archives se sont ouvertes. Certains dossiers du renseignement extérieur roumain ont mis vingt-cinq ans à être déclassifiés. Un historien, Radu Ioanid, s’est alors plongé dans la mémoire administrative du régime. Il en a exhumé des livres de comptes, des bons de commande, des inventaires. Tout, de ce grand commerce de juifs, s’y trouvait minutieusement consigné. Des listes sont ainsi apparues au grand jour. On a découvert qui avait été vendu et pour combien. La valeur de chaque ressortissant juif était établie par écrit, convertie en animaux d’élevage d’abord, en billets verts ensuite.
 

La Roumanie sortit triomphante de la Première Guerre mondiale. Elle fut choyée par le traité de Versailles qui, en 1919, annexa au Vieux Royaume plusieurs grandes régions frontalières. Cette expansion territoriale phénoménale décupla la fierté nationale. Elle posait pourtant les bases de la déflagration à venir. Les nouveaux territoires étaient peuplés d’immenses communautés juives. Ainsi, la population juive doubla-t-elle en Roumanie du jour au lendemain pour devenir, avec près de sept cent cinquante mille âmes, la troisième communauté d’Europe. Voilà qui allait revigorer une vieille psychose populaire et nourrir les prémices d’un antisémitisme politique.
 

Il passait pour avoir traversé les villages miséreux du Vieux Royaume juché sur un cheval blanc, lui-même habillé de blanc comme les paysans, portant le gilet brodé traditionnel, sa foi en bandoulière et préférant les paroles du Christ à de longs discours. Il était né catholique dans des provinces autrefois germaniques, il se fit orthodoxe et roumanisa son nom. Codreanu signifie « qui vient de la forêt ». Il sentit monter en lui les forces telluriques de la Roumanie profonde. Il défendrait cette terre contre les élites qui l’affamaient, les étrangers qui la menaçaient, les juifs qui la rongeaient. Il chasserait le peuple déicide avec lequel pactisait ce roi impuissant et corrompu. Sa majesté Carol II avait osé répudier la reine pour une maîtresse juive que les Roumains vomissaient. L’entourage du Palais ne s’enrichissait pas, il se goinfrait. Corneliu Codreanu pesait chacun de ses mots. Jamais on n’avait vu tribun plus silencieux, plus mystique, plus dangereux. Physiquement, le jeune homme n’avait rien d’un Benito Mussolini ou d’un Adolf Hitler. Il frappait par sa beauté. Sa tranquille impénétrabilité magnétisait les foules. (…)
Il fonda la Légion de l’archange Michel en 1927. Une foule d’hommes, souvent très jeunes, défilèrent bientôt dans les rues de Bucarest, rangés en faisceau, vêtus de chemise verte, prêtant allégeance à l’Église, jurant la mort du parlementarisme et réclamant que les juifs soient traqués dans les moindres recoins du pays. La Légion devint un mouvement politique de masse et se rebaptisa « la Garde de fer ».
 
 
En décembre 1937, l’écrivain [Mihail Sebstian] consigne, effaré, le résultat des élections législatives en Roumanie. La percée des fascistes se révèle spectaculaire. Sebastian la compare à celle des nazis allemands. Le roi de Roumanie réagit. Pour couper l’herbe sous le pied des légionnaires, il nomma un gouvernement ultranationaliste et conservateur. Celui-ci s’empressa d’adopter des lois antisémites calquées directement sur celles de Nuremberg. Un grand nombre de citoyens juifs perdirent d’emblée la nationalité roumaine. On purgea l’administration, l’encadrement industriel et l’enseignement des « non-Roumains de souche ». La Roumanie bascula. Sebastian relève que, pour la première fois, le vocabulaire de la presse d’extrême droite migre dans les discours officiels : « youpin, juiverie, domination de Judas et ainsi de suite ». 


Le dramaturge Eugène Ionesco se ferait dépêcher comme conseiller culturel à Vichy, où la Roumanie fasciste était diplomatiquement représentée auprès du maréchal Pétain. Quant au philosophe Emil Cioran et au grand historien des religions, Mircea Eliade, ils ne cachaient rien de leur admiration pour Hitler ni de leur haine féroce des juifs. Eliade assistait à l’université le théoricien du mouvement légionnaire. Les cours du grand homme passaient pour si brillants que même Mihail Sebastian, juif, s’y précipitait. Il finit toutefois par renoncer face à un antisémitisme aussi viscéral.


Le 17 décembre 1941, sous le régime de la terreur, Mihail Sebastian relève : « Quelque part dans une île d’ombre et de soleil, en pleine paix, en pleine sécurité, en plein bonheur, il me serait indifférent d’être juif. Mais ici, maintenant, je ne peux pas être autre chose. Et je pense que je ne veux pas l’être. »


La Roumanie fut le premier bras armé des nazis, à l’Est, et leur alliée la plus zélée. « Aucun pays, Allemagne exceptée, ne participa aussi massivement au meurtre des juifs […] La façon dont les Roumains menaient leurs opérations [de tuerie] évoque des scènes dont on ne trouve aucun équivalent dans l’Europe de l’Axe », insiste Raul Hilberg dans La Destruction des juifs d’Europe.


C’est ainsi que plus de treize mille juifs – hommes, femmes et enfants – furent assassinés en moins d’une semaine à Iasi. Point de nazis, ici. De ce carnage à grande échelle, les Roumains se chargèrent seuls : les juifs de la ville furent raflés, torturés, détroussés, abattus par familles entières sur les trottoirs ou fusillés en masse dans l’immense cour de la préfecture. Ceux qui en réchappèrent furent enfermés dans deux trains de marchandises dont les wagons ne laissaient passer ni l’air ni la lumière, sous un soleil de plomb, plusieurs jours durant. De ces tombeaux roulants, on ressortit entre cinq et six mille corps. L’idée des trains de la mort, encore une innovation roumaine… Hitler félicitera son allié, le maréchal Antonescu. 


Des atrocités commises au vu et au su de tous, avec le concours de tous. Cinq cents kilomètres séparent la Transnistrie de la capitale, mais des choses se savaient à Bucarest. Les juifs, rackettés, humiliés et terrorisés, vivaient dans l’angoisse que vienne leur heure. « Il y a eu encore une rafle de familles juives, cette nuit, dans divers quartiers. On ne sait combien, ni pourquoi. Mais, dorénavant, aucun de nous ne peut être sûr, le soir en se couchant, de se réveiller le matin chez lui, dans son lit », relate Mihail Sebastian dans son journal, en 1942. « Le malheur, c’est que personne n’y est pour rien. Tout le monde désapprouve, tout le monde est indigné, mais chacun n’en est pas moins un rouage de cette immense usine antisémite qu’est l’État roumain, avec ses bureaux, ses autorités, sa presse, ses institutions, les lois, ses procédés… Quant à la foule, elle exulte. Le sang juif, l’humiliation des juifs, voilà des amusements publics par excellence. »


En septembre 1942, le camp de Belzec était en mesure d’exterminer un arrivage journalier de deux mille Roumains en trois heures. Purification ethnique, accélération de la cadence. À Bucarest, le maréchal Antonescu valida la déportation de « la population juive tout entière ». L’historien Jean Ancel a exhumé chaque étape de ce projet préparé en silence par l’administration roumaine et que la presse allemande relatait en temps réel.  
L’opération fut interrompue au mois d’octobre, non pas pour épargner les juifs de Roumanie mais pour les utiliser comme monnaie d’échange. Le maréchal Antonescu attendait d’Adolf Hitler qu’il « rende » à la Roumanie la Transylvanie du Nord et qu’il reconnaisse les sacrifices de l’armée roumaine aux côtés des Allemands à Stalingrad. Le chef de l’État roumain voulait des contreparties et suspendit la déportation de ses juifs à la réponse de Hitler… qui ne vint pas. Au cours de l’année 1943, une possible défaite des nazis commença à s’esquisser. Le maréchal Antonescu imagina un autre scénario. La non-déportation des juifs pourrait lui servir de sauf-conduit auprès des Alliés. Passer pour leur sauveur après avoir été leur bourreau. À Bucarest, les juifs n’eurent la vie sauve que par chance, au gré de retournements toujours plus opportunistes, soutient l’historienne Alexandra Laignel-Lavastine. La version du leader fasciste travesti en bienfaiteur resta pourtant gravée dans le marbre.


Finalement, les communistes se livrèrent à une vaste entreprise de falsification. De la guerre en Roumanie, on ne retint plus que les neuf derniers mois : un pays au service de la liberté combattant aux côtés des Soviétiques et des Alliés, dans une guerre « juste ». On minimisa l’ampleur de la Shoah et on en imputa la responsabilité tout entière aux Allemands. Et pour cause : un pays communiste n’a pas de génocide juif sur la conscience. D’ailleurs, de quels juifs parle-t-on ? Au-delà des procès, la Roumanie communiste avait proscrit le mot « juif ». L’ethnologue Andrei Osteanu constate qu’à l’époque le terme a été éradiqué des romans comme des textes de sciences sociales. Sous prétexte de prendre le contrepied de la littérature et de la presse d’avant guerre, obsédées par le péril juif, le Parti refusa de nommer les juifs pour ne pas les stigmatiser. Mais ce faisant, il finit par les effacer. Et Andrei Osteanu de rappeler qu’en régime totalitaire, « si on n’en parle pas, c’est que ça n’existe pas ».


Le mois d’août se passait en bains de boue le matin et en jeux de plage l’après-midi sous un soleil dardant. Les albums de famille fourmillent d’ombrelles, de fichus, de pelles et de seaux. Ces photos jaunies laisseraient penser à des vacances normales, si le hors-champ n’avait raconté une tout autre histoire. Dès que la lumière commençait à décliner, deux cavaliers longeaient cérémonieusement le rivage. Ils traînaient derrière eux une large herse griffant le sable de ses dents. Les sillons ainsi tracés devaient rappeler à tous les vacanciers que la mer constituait une frontière. Gare à celui qui poserait un pied et laisserait son empreinte sur la zone délimitée le soir venu. Gare à celui qui oserait ainsi s’approcher de l’eau. Les garde-côtes craignaient une évasion par radeau. La Roumanie, prison à ciel ouvert.


Puisque Lucia Filderman et tous les autres « sionistes » en germe agglutinés aux grilles de l’ambassade d’Israël voulaient migrer, qu’ils migrent ! Mais au moins que la Roumanie en tire profit. À la fin des années 1950, le pays était exsangue. Il payait cher son passé fasciste, ses années à combattre aux côtés de Hitler. Son ralliement au camp vainqueur était trop tardif aux yeux de la communauté internationale pour que la Roumanie fût exonérée de dommages de guerre. Il lui fallait verser une somme vertigineuse à l’Union soviétique, trois cents millions de dollars. Par ailleurs, la collectivisation de l’économie roumaine menée en cadence par les communistes virait au naufrage, à la quasi-faillite. C’était particulièrement vrai en matière d’agriculture. L’État avait pris le contrôle des terres et des bêtes, obligeant chaque ferme à mettre en commun ses biens et ses ressources. S’ensuivirent des drames humains indescriptibles et, aussi, des pénuries comme on n’en avait jamais vu dans le pays. La Roumanie, terre d’agriculture et d’élevage, devait intensifier ses rendements coûte que coûte, ses besoins étaient exorbitants. La propagande d’État exaltait les paysans, héros d’une terre qui rompait avec les traditions pour se moderniser à marche forcée. Enfant, ma mère narguait ses parents en prétendant vouloir devenir trayeuse de vaches. La trayeuse de vache, figure glorifiée par la propagande : des bras au service de la productivité fermière ! Le pays devait nourrir plus que sa population, il visait l’exportation, afin de faire entrer les devises. Mettre la main sur de la monnaie forte devenait une obsession pour le régime. Or il ne disposait d’aucune denrée à vendre, sauf… certains de ses citoyens.


Jacober et Marcu mirent au point un système de « troc », selon le terme qu’emploie aujourd’hui l’historien Radu Ioanid, mais que nul n’aurait osé prononcer à l’époque. En clair, les uns sortaient dès l’instant où les autres entraient. Des juifs contre des porcs, des bœufs, des poules, des moutons, des dindons. Cela revenait bien sûr à mettre à prix la tête de chaque juif autorisé à franchir la frontière, à lui attribuer une valeur pécuniaire que l’on convertirait ensuite en « équivalent bétail ». Pourquoi troquer les juifs contre des animaux d’élevage ? Parce que les Roumains en avaient un besoin urgent et qu’ils rechignaient à se faire payer des juifs en monnaie sonnante et trébuchante. C’eût été trop voyant, trop risqué.


Ma famille fut échangée en 1961. Mais le troc, juifs contre cochon, débuta en Roumanie dès la fin des années 1950, soit la décennie qui suivit la Seconde Guerre mondiale, les lois raciales et la Shoah. Or voilà que les juifs, race dite par les antisémites « inférieure et impure », servaient en Roumanie de monnaie d’échange contre le porc qui leur était interdit, et ce dans l’idée d’implanter dans le pays une race de porc jugée, elle, « supérieure et pure ». L’effet de miroir est édifiant.


De cette expérience, le Parti communiste roumain tira un excellent bilan. Pas la population qui manquait de tout et ne profita guère de cette abondante production porcine puisqu’elle était réservée à l’exportation. « Au début de l’année 1965, la Roumanie s’avérait en mesure de produire cinquante mille cochons landraces par an qu’elle vendait à l’Ouest sous forme de jambon et de bacon, le tout grâce aux bons soins de Henry Jacober », résuma le général Ion Mihai Pacepa. C’était le cochon aux œufs d’or. Le régime engrangeait des devises, des sommes colossales. Cet argent était tenu au secret sur un compte auquel seul le premier secrétaire, Gheorghe Gheorghiu-Dej, avait accès. En résumé, nul ne le savait, mais depuis six ans la Roumanie vendait des juifs, importait des porcs, exportait du lard et faisait rentrer de la monnaie forte. Lucrative balance commerciale qui avait nécessité la conversion de juifs en cochons pour en tirer, au final, de l’argent, beaucoup d’argent.


Un épisode méconnu de l’histoire roumaine, exactement contemporain du « troc » des juifs et du départ de mes grands-parents, éclaire le rapport incroyablement tordu qu’entretenait la bureaucratie communiste avec le vivant. En 1957, le vice-Premier ministre, Alexandre Moghioros, ordonna que l’on exterminât tous les chevaux de Roumanie. Une boucherie de masse planifiée et mise en œuvre par l’État. Raison invoquée : les chevaux consommaient trop d’avoine, ils privaient le bétail de nourriture. En réalité, ils enfermaient la paysannerie dans des traditions que les communistes jugeaient arriérées. (…)
Par pur délire dogmatique, on élimina ainsi entre 500 000 et 800 000 bêtes. Aucun pays au monde n’a probablement perpétré un tel massacre animal. Or c’est le même gouvernement qui décida de négocier ses juifs, dont ma famille, en échange de bétail et d’équipements mécaniques afin d’accélérer l’exploitation du cheptel national. Les ordres transitèrent par le même ministère de l’Agriculture. Et les deux processus se déroulèrent exactement à la même période : 1958-1965. Vertigineux parallélisme. On tua par centaine de milliers des bêtes inutiles ; on troqua des êtres humains contre des bêtes utiles ; on négocia sans distinction des personnes contre des machines agricoles. Ce régime avait assujetti le vivant aux impératifs du productivisme agricole. Le cheval était exterminé, le juif était commercialisé, le porc roumain avait gagné en performance : il était prêt à l’export.


Par son ampleur et sa durée, cette traite d’êtres humains demeure unique en Europe. Des juifs contre des cochons, d’abord, puis des juifs vendus à Israël, ensuite. La Roumanie étendit le principe à sa minorité allemande, que les communistes vendirent petit à petit à l’Allemagne de l’Ouest. « La cruelle vérité est que 90 % des citoyens roumains qui immigraient à l’Ouest dans les années 1970 étaient secrètement rançonnés en devises soit par Israël, soit par l’Allemagne, soit par leurs familles en Occident. Faire du commerce d’émigrés contre des devises finit par devenir l’un des principaux métiers de la Securitate et de sa direction du renseignement extérieur. Cet organe sera considéré par Ceauşescu comme sa première source de devises », conclut Radu Ioanid au terme de sa vaste recherche.


À la fin des années 1930, la Roumanie comptait 750 000 juifs. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la moitié d’entre eux furent assassinés. La commission dénombre plus de 300 000 juifs roumains et ukrainiens (la Transnistrie, mais aussi la ville d’Odessa sont devenues ukrainiennes après guerre) ayant trouvé la mort durant la Shoah, ainsi que 130 000 juifs roumains vivant en Transylvanie du Nord déportés à Auschwitz.  Si la commission pointe la difficulté de compter les morts sur des territoires qui ont changé plusieurs fois de nationalité, elle établit sans discussion la responsabilité de l’État roumain, du haut en bas de l’échelle administrative, et l’implication de sa population civile dans la destruction des juifs de Roumanie.  Au sortir de la guerre, la Roumanie ne comptait donc plus que 350 000 citoyens d’origine juive. Le régime s’empressa d’enfouir leur histoire. Il enfouit l’histoire des morts, comme il enfouit celle des vivants. Quatre décennies plus tard, lorsque Nicolae Ceauşescu fut renversé en 1989, les juifs étaient moins de 10 000 dans le pays. Ils avaient physiquement disparu. La Roumanie était bel et bien devenue un pays sans juif.


 

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