mercredi 7 février 2024

[Rouart, Jean-Marie] La maîtresse italienne

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La maîtresse italienne

Auteur : Jean-Marie ROUART

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Belle, jeune, légère, la comtesse Miniaci est au cœur d’une énigme historique de première grandeur. Quel fut son rôle dans l’évasion épique de Napoléon de l’île d’Elbe ? Sans elle, l’Empereur n’aurait pu tromper la surveillance de tous ceux qui guettaient le moindre de ses mouvements. Particulièrement le jeune colonel Neil Campbell, chargé par les Anglais d’empêcher sa fuite. Dans quelle mesure la passion de l’officier britannique pour la belle Florentine a-t-elle permis de déjouer les plans des puissances alliées engagées au congrès de Vienne dans des négociations aussi âpres le jour qu’agrémentées, la nuit, de fêtes, de complots et d’intenses échanges amoureux ? Cette passion torride entre le colonel et la séduisante comtesse ne fut-elle pas un piège ? Et tendu par qui ? Seule certitude, sans la comtesse Miniaci la formidable épopée des Cent-Jours, l’invasion d’un pays par un seul homme, n’eût pas été possible.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Membre de l’Académie française et grand connaisseur de l’épopée napoléonienne, Jean-Marie Rouart est notamment l’auteur de Napoléon ou La destinée (Gallimard, 2012).

 

Avis :

Fasciné par la légende napoléonienne au point d’avoir déjà consacré une biographie au grand homme, l’académicien Jean-Marie Rouart tire de l’ombre un personnage oublié de l’histoire pour en faire un ressort de l’évasion de l’île d’Elbe. Sans le rôle obscur de « la maîtresse italienne », « l’invasion d’un pays par un seul homme » et le retour au pouvoir de Napoléon pendant les Cent-Jours auraient-ils seulement été possibles ? Sous la plume émérite de l’écrivain, les petits détails de l’histoire s’avèrent passionnément décisifs.

Le 26 février 1815, celui qui fut le maître de l’un des grands empires au monde, mais qui, depuis sa première abdication neuf mois plus tôt, se retrouve assigné à résidence sur la minuscule île d’Elbe, théâtre ridicule de la réédition en modèle réduit d’une cour et d’un gouvernement sans plus d’objet, prend tranquillement la poudre d’escampette. Mais comment l’aigle encagé, surveillé comme du lait sur le feu tant il fait encore trembler tous les pouvoirs d’Europe, a-t-il pu si facilement s’échapper ?

Réduit dans le récit au seul dénominatif de proscrit, son ombre planant sur la narration comme sur le monde de l’époque, tout bruissant de complots, de renversements d’alliances et d’intrigues galantes dans un bal du pouvoir mené, parmi force retournements de veste, par Talleyrand et Metternich, celui que tous craignent et surveillent n’apparaît qu’en creux du portrait finement érudit de ses contemporains, au travers de leurs peurs, de leurs haines et de leurs ambitions. Les femmes ne sont pas en reste de ce marigot politique, où le pouvoir se dispute jusqu’au creux des alcôves, dans une effervescence de fêtes et de plaisirs étincelants. Parmi les reines de séduction règne en bonne place l’irrésistible comtesse Miniaci, coqueluche de Florence, dont Pauline Bonaparte dit : « [Son] nez eût été plus long, le sort du monde eût été changé… »

Toujours est-il que lorsque Napoléon réussit à prendre le large sans encombre, c’est précisément chez la belle comtesse, dont « on ne savait pas vraiment d’où elle venait, ni qui la protégeait, ni quelles étaient ses opinions », et non plus, à l’observer, « si elle [avait] été élevée dans le plus strict des couvents ou dans la plus huppée des maisons de plaisir », que l’auteur, laissant son imagination compléter les faits historiques connus, suppose que s’est fort opportunément rendu le colonel Campbell, officier anglais épris jusqu’à en négliger sa mission de surveillance de l’encombrant exilé. Quel rôle l’enjôleuse a-t-elle joué exactement ? Etait-elle acquise au camp bonapartiste ?

Avec un réalisme des plus sérieux et une érudition pleine d’humour, qui, entre analyse politique et savoureux portraits des puissants de l’époque, rendent la narration crédible et passionnante, Jean-Marie Rouart nous entraîne, à partir d’une péripétie romanesque de son cru, dans une rétrospective historique impressionnante de finesse et de profondeur. Ajoutons à cela une rare élégance de plume et voici un fort séduisant roman, à déguster sans modération. (4/5)

 

 

Citations : 

À quoi tient l’invraisemblable charme de la comtesse ? Peut-être, plus qu’à sa beauté, à la générosité d’un caractère, à la chaleureuse sollicitude qu’elle diffuse autour d’elle, aux bienfaits dont elle est prodigue envers chacun, sans tenir compte d’une quelconque position sociale. Rarement une coquette a mis autant de sophistication dans la simplicité de ses manières. L’attrait qu’elle exerce tient peut-être à la mystérieuse ambiguïté qui l’enveloppe, suggérant des mœurs qui peuvent la conduire au meilleur comme au pire, à la chasteté ou à la dépravation. Comme le disait en confidence, d’un air entendu, Benito Calvi, un vieil ambassadeur des États pontificaux connu pour avoir bénéficié des faveurs des plus belles courtisanes d’Europe : « Quand je l’observe, je n’arrive pas à savoir si elle a été élevée dans le plus strict des couvents ou dans la plus huppée des maisons de plaisir. »
 

La carrière de ce Jaucourt est des plus plaisantes, c’est lui aussi un virtuose de l’équilibrisme politique, un maestro du retournement de veste : il est passé successivement, apparemment sans états d’âme, de la protection de la famille de Condé à la Révolution, du Tribunat et des faveurs de l’Empereur, qui l’a fait comte, à un ralliement immédiat à Louis XVIII ; accessoirement, pour complaire à son nouveau maître, il a poussé le zèle jusqu’à faire mettre sous séquestre les biens de la famille impériale. Bien sûr il se ralliera à la monarchie de Juillet : sénateur, il votera pour Louis Napoléon, et applaudira au coup d’État du 2 décembre. C’est ce qu’on appelle un homme de conviction qui a de la suite dans les idées.
 

Dans l’île [d’Elbe], il ne se lasse pas du permanent théâtre qu’il a sous les yeux. C’est la réédition de l’Empire en modèle réduit, une experte miniaturisation d’un système de gouvernement passé de cent millions de sujets à dix mille îliens, d’une Grande Armée de huit cent mille hommes à une garde prétorienne de moins de deux mille soldats. Cela donne le sentiment poignant du rappel d’une grandeur passée et en même temps du ridicule de tenter de la reproduire sur une autre scène. Comme un opéra magnifique de décor, de costumes et de mise en scène, transporté dans le théâtre municipal d’une ville de province. Tout est disproportionné : un trop petit cadre pour de trop grands acteurs. Le déploiement des cérémonies militaires, la stricte étiquette semblent déconnectés de la réalité. On singe un pouvoir évanoui, on recrée la liturgie d’une cour factice dans un minuscule palais qui paraît en carton-pâte.
Car seul compte ici le grand acteur. Démultipliant les activités, à la fois architecte et chef de chantier, construisant sans cesse de nouvelles demeures, il talonne les ingénieurs pour augmenter la production du fer, grande richesse de l’île, construit de nouvelles routes, bref il est partout comme le prince arabe des Mille et une nuits qui avait le pouvoir de se démultiplier. Recevant des invités de marque venant de tous les coins d’Europe, qui se pressent dans l’île curieux de voir et d’écouter le monument historique vivant qu’il représente.
 

On sentait qu’une menace pesait sur ce bonheur de vivre où se réfugiait la bonne société. Un sourd grondement de contestation politique était sensible. Le vieil édifice social avait été ébranlé par les conquêtes napoléoniennes ; les idées progressistes de la Révolution s’étaient insinuées dans les esprits, y compris chez les réactionnaires qui voulaient les combattre. Un ferment de dissolution demeurait. On avait instillé dans les cœurs des aspirations vagues qui pouvaient prendre les aspects les plus divers. Certains faisaient le grand rêve d’une Italie réunifiée : les uns, sous l’égide d’un prince, les autres, affiliés aux ventes des carbonari ou aux loges maçonniques, pour instaurer une république. D’honnêtes mères de famille s’enfuyaient subitement avec le professeur de piano de leurs enfants ; des hommes nantis, peu enclins à la mélancolie, un soir, se suicidaient. L’absence soudaine du grand homme qui avait dominé l’Europe laissait un vide, et son exemple, ce défi au romanesque, diffusait l’illusion dangereuse que tout était possible.
 
 
Bruslart, quand il ressort des locaux du ministère de la Guerre, n’a reçu que des consignes vagues : le ministre, qui n’est pas un aigle, a préféré être prudent. On commet moins d’erreurs en ne décidant rien. Cette question du traitement réservé au proscrit mérite réflexion : elle n’est d’ailleurs pas du ressort du ministre de la Guerre, ni même du roi seul – bien qu’il soit sans états d’âme sur le sujet – mais il est, en ce moment même, en pleine négociation, par l’intermédiaire de Talleyrand, à Vienne avec les puissances alliées. Bruslart n’a donc en arrivant à Bastia d’autre conseil à prendre que de sa conscience. Et sa conscience est tout entière absorbée par la haine. 


 

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