lundi 5 février 2024

[Isaacson, Walter] Elon Musk

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Elon Musk

Auteur : Walter ISAACSON

Traduction : Johan-Frédérick HEL-GUEDJ
                      et Pierre REIGNIER

Parution :  2023 en anglais (Etats-Unis)
                   et en français (Fayard)

Pages : 672

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Raconté par l’auteur de la biographie autorisée de Steve Jobs et de bien d’autres bestsellers, voici le récit intime de la vie d’Elon Musk, l’homme qui a révolutionné le monde par les grandes aventures technologiques et entrepreneuriales que sont PayPal, Tesla ou SpaceX.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Walter Isaacson est l’auteur des célèbres biographies de Jennifer Doudna, Leonardo da Vinci, Steve Jobs, Benjamin Franklin et Albert Einstein. Il enseigne l’histoire à l’université Tulane et a été PDG de l’ASPEN Institute, président de CNN et rédacteur en chef du Time. Il reçu la National Humanities Medal en 2020.
 

 

Avis :

Parmi ses biographies de personnalités - Einstein, Benjamin Franklin, Kissinger… - celle de Steve Jobs en 2011 avait été un best-seller international. Pendant deux ans, Walter Isaacson s’est cette fois penché sur le cas d’Elon Musk, qui lui a donné carte blanche pour rencontrer ses proches et « l’accompagner partout ». Sa radiographie de l’homme et de son parcours est aussi dérangeante que passionnante.

Discutée aussi. Parce que, sans minimiser l’esprit critique du biographe, des interrogations se sont élevées sur la difficulté à trouver la bonne distance avec son sujet tout en baignant quotidiennement dans son aura pendant deux ans. Parce que, à peine son livre publié, l’auteur a dû revenir sur l’une de ses révélations, qui prétendait qu’afin d’éviter un nouveau Pearl Harbor, Musk avait bloqué une attaque ukrainienne contre la flotte russe en mer Noire en interrompant le service des satellites Starlink en Crimée : des satellites dont l’homme d’affaires a affirmé ensuite qu’ils étaient déjà hors service lors des événements et qu’il a simplement ignoré la demande ukrainienne de les activer.

Qu’il faille, au vu de certains, des pincettes pour aborder le récit, il n’en restitue pas moins, en près de sept cents pages fascinantes, un portrait fouillé, sombre et trouble, d’une personnalité visionnaire et brutale, ingénieur de génie mais être humain exécrable. Les capacités disruptives, l’audace et la détermination hors norme de l’entrepreneur lui ont permis des exploits impressionnants, notamment avec SpaceX et Tesla, là où la NASA et les constructeurs automobiles classiques avaient jeté l’éponge. Mais ses méthodes, inspirées par la personnalité, construite sur de profonds traumatismes de l’enfance et probablement autour du syndrome d’Asperger, d’un « accro au risque et au psychodrame », impulsif et survolté, obsessionnel compulsif et totalement dénué d’empathie, révèlent un tyran imprévisible, sans filtre et maniaque, ne trouvant à s’épanouir qu’en mode crise – au point de créer les situations impossibles de toutes pièces –, usant des hommes comme d’outils que l’on prend, casse et jette au mépris des règles sociales les plus élémentaires, indifférent à la terreur qu’il inspire.

Pourtant, l’on ne parvient pas à détester cet homme qu’assez bénignement l’auteur qualifie de « trou du cul » sans masquer son admiration pour ses par ailleurs immenses et exceptionnelles qualités. « Parfois, les grands innovateurs sont des hommes-enfants et des têtes brûlées (...). Ils peuvent se montrer imprudents, embarrassants, parfois même toxiques. Ils peuvent aussi se montrer fous. Assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde. » Sans ses terribles failles et son fonctionnement en « mode démon », Musk ne serait certainement pas l’indéniable génie qui continue à transformer le monde sur tant de fronts technologiques à la fois. Non plus sans la mission long-termiste, quasi messianique, qu’il s’est fixée pour sauver l’humanité de risques existentiels – ceci valant bien, dans son esprit, quelques dommages collatéraux à court terme.

Car un objectif suprême préside à l’hyperactivité de cet homme nourri de science-fiction depuis l’enfance et qui a parfois trahi des penchants complotistes que l’on pourrait prolonger du terme « survivalistes ». Transports spatiaux, voitures électriques et autonomes, satellites de communication et réseaux sociaux, big data et intelligence artificielle, robots humanoïdes... : toutes ses avancées dans ces domaines préparent et financent la création d’une colonie humaine sur Mars, destinée à sauver l’humanité d’un désastre terrestre. Seulement indirectement lucratives, ses visées véritables sont la sauvegarde à long terme de notre planète et de « la flamme de la conscience humaine ». Preuve en est en l’occurrence son combat, contre d’autres investisseurs, pour le développement d’intelligences artificielles très avancées, mais avant tout respectueuses des humains.

Alors fou régi par ses failles mentales et ses fantasmes ou génie d’exception à valeur de prophète ? Une chose semble sûre : si l’homme sait se montrer odieux avec ses contemporains, ce n’est pas par sadisme mais pour ce qu’il pense le bien à long terme de toute l’humanité. Personnage visionnaire, il est par définition bien difficile de lui donner tort ou raison. On aimerait bien connaître la suite que Musk donnera à son existence. En tous les cas, on ne la lui envie pas, ni la sienne, ni celle des gens qui ont ou auront affaire à lui. (4/5)

 

 

Citations :

Il [Errol, le père] admet fièrement qu’il imposait à ses garçons « une autocratie de la débrouillardise extrêmement rigoureuse ». Enfin, il met un point d’honneur à ajouter la chose suivante : « Plus tard, Elon s’est infligé ce despotisme et cette sévérité à lui-même et aux autres. »
 

« Quelqu’un a dit un jour que chaque homme tente de se montrer à la hauteur des attentes de son père ou de réparer ses erreurs, écrit Barack Obama dans ses mémoires, Une terre promise, et je suppose que cela explique la sorte de maladie dont je suis atteint. » Dans le cas d’Elon Musk, l’ombre portée de son père sur son psychisme sera durable, malgré ses nombreuses tentatives pour le bannir de son existence, tant au plan physique que psychologique. Ses humeurs cycliques passent de l’ombre à la lumière, de l’intense au loufoque, du détachement à l’émotivité, avec de temps à autre des plongées occasionnelles dans un « mode démon » très redouté par son entourage. À l’inverse de son père, il se montre aimant avec ses enfants. Mais, à d’autres égards, son comportement laisse affleurer un danger qu’il doit constamment combattre : le risque, selon le propos de sa mère, « qu’il devienne son père ». C’est l’un des motifs les plus évocateurs de la mythologie. Dans quelle mesure la quête épique du héros de Star Wars impose-t-elle à son fils d’exorciser les démons que Dark Vador lui a laissés en héritage et de lutter contre le côté obscur de la Force ?
 

« Avec une enfance comme la sienne en Afrique du Sud, je pense qu’à certains égards on est obligé de se fermer au plan émotionnel », explique sa première épouse, Justine, la mère de cinq de ses dix enfants toujours vivants. « Face à un père qui vous traite sans arrêt de débile et d’imbécile, la seule réaction viable consiste peut-être à éteindre au fond de soi tout ce qui aurait pu ouvrir sur une dimension émotionnelle qu’il n’était pas armé pour affronter. » Ce clapet anti-retour émotionnel peut le rendre inflexible, mais il en fait aussi un innovateur audacieux. « Il a appris à réprimer ses peurs, ajoute-t-elle. Si vous étouffez la peur, vous êtes peut-être obligé d’étouffer aussi d’autres émotions, comme la joie ou l’empathie. »
 

Le syndrome de stress post-traumatique hérité de son enfance a en outre instillé en lui une aversion à la plénitude. « Je crois juste qu’il ne sait pas se détendre, savourer sa réussite et humer le parfum des fleurs, explique Claire Boucher, Grimes de son nom d’artiste, la mère de trois de ses autres enfants. Je pense qu’il a été conditionné dès l’enfance à penser que vivre, c’est souffrir. » Musk abonde dans son sens. « J’ai été façonné par l’adversité, admet-il. Mon seuil de tolérance à la douleur est devenu très élevé. »
 

À l’intérieur de cet homme, il y a toujours un enfant, un enfant qui se tient debout devant son père.
 

« J’entrevoyais des ombres de ces histoires horribles qu’Elon me racontait ressurgir dans son propre comportement, confie Justine, sa première femme. Cela m’a amenée à comprendre combien il est difficile de ne pas se laisser façonner par ce dans quoi on a grandi, même quand on n’en a pas envie. »
 

« Je réfléchissais aux progrès qui affecteraient vraiment l’humanité. J’en identifiais trois : Internet, l’énergie durable et le voyage dans l’espace. » 
 
 
Après le dîner, tout le monde fait la chenille, puis Elon et Justine ouvrent le bal. Le marié prend sa femme par la taille. Elle joint les mains autour de son cou. Ils se sourient et s’embrassent. Ensuite, en dansant, il lui chuchote ce rappel : « Dans ce couple, le mâle alpha, c’est moi. »


« Je suis obsessionnel compulsif de nature, écrit-il à Fricker. Pour moi, ce qui compte, c’est de gagner, et pas qu’un peu. Dieu sait pourquoi… C’est sans doute un truc enraciné dans un trou noir psychanalytique très perturbant ou lié à un court-circuit neuronal. »


Elon dit des trucs dingues, mais de temps en temps, il vous surprend en en sachant bien davantage que vous sur votre propre domaine de spécialisation. Je pense que ces démonstrations d’acuité ont une part énorme dans sa faculté de motiver les autres. Ils ne s’attendent pas à cela de sa part, parce qu’ils le prennent, à tort, pour un mythomane ou un crétin.


C’est un visionnaire qui a du mal à jouer en équipe.


La chose qui a frappé ses collègues chez PayPal, en plus de sa manière d’être implacable et brusque, c’est sa volonté – et même son envie – de prendre des risques. « En règle générale, les entrepreneurs ne sont pas des preneurs de risques, souligne Roelof Botha. Ils visent plutôt à les atténuer. Ils ne s’épanouissent pas dans le risque, ils ne cherchent jamais à l’amplifier, ils essaient plutôt de déterminer les variables qu’ils peuvent contrôler et de minimiser cette part de risque. » Pas Musk. « Il cherchait à l’amplifier et à couper toute retraite possible, de sorte que nous ne puissions jamais faire marche arrière. »


Ce sera un leitmotiv dans sa vie : s’abstenir de retirer ses jetons. Continuer de les miser.


Son éviction du poste de PDG de PayPal permet à Musk de s’accorder de vraies vacances, et pour la première fois il se met une longue semaine en congé de son travail. Ce sera la dernière fois. Il n’est pas fait pour les vacances. (…)
Musk reste en soins intensifs pendant dix jours, et il lui faut pas moins de cinq mois pour se rétablir complètement. Frôler la mort lui enseigne deux leçons : « Les vacances, ça vous tue. Et l’Afrique du Sud aussi. Cet endroit essaie encore de me détruire. »


« Je vais coloniser Mars. Ma mission dans la vie, c’est de transformer l’humanité en civilisation multiplanétaire. » La réaction de Woolway n’a rien de surprenant : « Mec, t’es maboul. » Reid Hoffman, un autre ancien de PayPal, a une réaction similaire. Après avoir écouté Musk décrire son plan pour envoyer des fusées sur Mars, il est sidéré. « D’accord, et comment ça peut devenir un business ? » lui demande-t-il. Plus tard, Hoffman se rendra compte que Musk ne pense pas en ces termes. « Ce que je n’ai pas mesuré, c’est qu’Elon commence par une mission et ensuite il trouve un moyen de combler les vides pour que ça marche financièrement. C’est ce qui en fait une force de la nature. » 
 
 
Qu’est-ce qui l’animait, au-delà de son aversion pour les vacances et d’un amour enfantin pour les fusées, la science-fiction, et le Guide du voyageur galactique ? À ses amis perplexes de l’époque, et de manière récurrente dans ses conversations au cours des années suivantes, il fournirait trois raisons.
Il trouvait surprenant, et effarant, que le progrès technologique ne soit pas inévitable. Le mouvement pouvait s’arrêter. Il risquait même de régresser. L’Amérique était allée sur la Lune. Mais ensuite, les missions de la navette spatiale avaient été clouées au sol et le progrès s’était enrayé. « Voulons-nous dire à nos enfants que nous n’avons rien fait de mieux qu’aller sur la Lune, pour ensuite renoncer ? » se demande-t-il. Les Égyptiens ont appris à bâtir les pyramides, mais ensuite ce savoir s’est perdu. Rome a connu le même sort : elle a construit des aqueducs et d’autres merveilles, qui se sont perdues durant les Âges obscurs qui ont suivi. Arrivait-il la même chose aux États-Unis ? « Les gens se trompent s’ils croient que la technologie se perfectionne automatiquement, déclarerait-il quelques années plus tard lors d’une conférence TED. Elle ne progresse que si quantité d’individus travaillent très dur pour la faire avancer. »
Son autre motivation concernait la colonisation d’autres planètes, qui contribuerait à assurer la survie de la civilisation et de la conscience humaine pour le cas où quelque chose arriverait à notre Terre si fragile. Elle pourrait être un jour détruite par un astéroïde, le dérèglement climatique ou une guerre nucléaire. Il était fasciné par le paradoxe de Fermi, du nom du physicien italo-américain Enrico Fermi qui, lors d’une discussion sur la vie extraterrestre, s’était interrogé : « Où sont-ils donc ? » Mathématiquement, il semble logique qu’il existe d’autres civilisations, mais l’absence de la moindre preuve de leur existence soulève la possibilité troublante que l’espèce humaine terrestre soit le seul exemple de vie consciente. « Nous avons cette flamme délicate de la conscience qui vacille, ajoute Musk, et c’est peut-être le seul exemple de cette conscience. Il est donc essentiel de la préserver. Si nous sommes capables d’aller sur d’autres planètes, la durée de vie probable de la conscience humaine sera bien plus longue que si nous restons bloqués sur une Terre exposée au risque d’être heurtée par un astéroïde ou de détruire sa civilisation. »
Sa troisième motivation était d’ordre plus spirituel. Elle lui venait de son héritage familial d’aventuriers et de sa décision d’adolescent de partir vivre dans un pays qui avait inscrit l’esprit des pionniers dans son essence même. « Les États-Unis sont littéralement un condensé de l’esprit d’exploration de l’humanité, poursuit-il. C’est une terre d’aventuriers. » En Amérique, à ses yeux, cet esprit devait être ravivé, et le meilleur moyen d’y parvenir serait de s’embarquer dans une mission pour coloniser Mars. « Avoir une base sur Mars sera d’une incroyable difficulté, et des gens vont sans doute mourir en route, tout comme c’est arrivé avec la colonisation des États-Unis. Mais ce sera incroyablement exaltant, et il nous faut des choses exaltantes, dans ce monde. » La vie ne peut pas se borner à la résolution de problèmes, considère-t-il. Il faut qu’elle vise la poursuite de grands rêves. « C’est ce qui nous pousse à nous lever le matin. »
Voyager vers d’autres planètes constituerait, selon lui, l’une des avancées les plus cruciales de l’histoire de l’humanité. « Il n’existe qu’une poignée de vraies grandes étapes essentielles : la vie monocellulaire, la vie multicellulaire, la différenciation des plantes et des animaux, l’extension de la vie des océans à la terre, les mammifères, la conscience, résume-t-il. À cette échelle, la prochaine étape importante est évidente : rendre la vie multiplanétaire. » Il y a quelque chose de grisant, et aussi d’un peu déroutant, dans son aptitude à considérer que ses actions marqueraient leur époque. Ainsi que Max Levchin le résume, pince-sans-rire : « L’une des grandes facultés d’Elon, c’est sa capacité à présenter sa vision comme un mandat du Ciel. »
 
 
Cela le conduit à mettre au point ce qu’il appelle un « indice d’idiotie », lui permettant de calculer le surcoût d’un produit fini par rapport au prix de ses matières premières. Si un produit a un indice d’idiotie élevé, on peut fortement réduire son coût en recourant à des techniques de fabrication plus efficaces.


« Si tu veux essayer de me convaincre que la probabilité d’échec est élevée, je suis déjà au courant, répond-il à Ressi. L’issue la plus vraisemblable, c’est que je vais perdre tout mon argent. Mais c’est quoi, l’autre solution ? Se contenter de ne plus réaliser aucun progrès dans l’exploration spatiale ? Il faut tenter le coup, sinon on est bloqués sur terre pour toujours. »


Il continue ainsi dans la tradition qu’il a instaurée avec PayPal : se fixer des échéances irréalistes qui transforment ses idées les plus folles en les faisant simplement passer du domaine de l’insensé à celui de la réalisation très tardive.


Pour l’aménagement de l’usine, Musk applique ses principes : les équipes de conception, d’ingénierie et de production doivent être en contact étroit les unes avec les autres. « Il faut que les gens de la chaîne de montage puissent alpaguer un designer ou un ingénieur pour lui dire : “Pourquoi t’as conçu ce truc comme ça ?” explique-t-il à Mueller. Quand on a la main posée sur la plaque et que ça se met à chauffer, on la retire tout de suite. Quand c’est la main de quelqu’un d’autre, il faut plus de temps pour réagir. »


Dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée, la pente naturelle de Musk n’est pas d’établir des partenariats avec les gens. Chez Zip2 et PayPal, il a montré qu’il pouvait stimuler, effrayer et parfois malmener ses collègues. Mais il n’est pas doué pour les décisions collaboratives, et il n’est pas dans sa nature de faire preuve de déférence envers autrui. Il n’aime pas partager le pouvoir.


Le syndrome d’Asperger peut donner l’impression que la personne affectée manque d’empathie. « Elon n’est pas un salaud, pourtant il lui arrive parfois de tenir des propos vraiment salauds, précise-t-elle. Il ne pense tout simplement pas à l’impact personnel de ce qu’il dit. Tout ce qu’il veut, c’est mener la mission à bien. » Elle n’essaie pas de le changer ; elle s’efforce juste de soulager les gens qui se brûlent à son contact. « Mon boulot consiste pour une part à soigner les blessés », confirme-t-elle.


Est-il possible de séparer sa mauvaise attitude de la résolution vorace qui a fait son succès ? « J’en suis arrivé à le mettre dans la même catégorie que Steve Jobs, celle qui veut que certains types soient juste des trous du cul, mais qui accomplissent de si grandes choses que je suis bien obligé de me dire : “Bon, apparemment ça va ensemble.” » Et ce constat, je demande, excuse-t-il l’attitude de Musk ? « Peut-être que si le prix que le monde paie pour ce genre d’accomplissements, c’est que ce soit un vrai connard qui s’en charge, eh bien, oui, c’est sans doute un prix qui vaut la peine d’être payé. Voilà ce que j’en suis arrivé à penser en tout cas. » Puis après un silence il ajoute : « Mais je ne voudrais pas leur ressembler.  
 
 
La chose qui la dérange le plus chez Elon, c’est son absence totale d’empathie. « C’est un homme super à tout un tas de points de vue, dit-elle, mais ce manque d’empathie, ça me pose toujours problème. » Un jour, pendant un trajet en voiture, elle essaie de lui expliquer ce qu’est véritablement l’empathie. Lui réduit la chose à un problème intellectuel et explique comment il a appris par lui-même, avec son Asperger, à devenir plus perspicace sur le plan psychologique. « Non, ça n’a rien à voir avec réfléchir, ou analyser, ou décrypter l’autre personne, dit-elle. Il s’agit de sentiment. De sentir la personne en face de toi. » Il convient que c’est important dans les relations humaines, mais souligne que c’est un avantage d’avoir un cerveau constitué comme le sien pour diriger une entreprise très performante. « La volonté de fer et la distance émotionnelle qui font de lui un mari difficile sont peut-être les raisons de son succès dans les affaires », reconnaît Justine.


Falcon 1 vient d’entrer dans l’histoire : elle est la première fusée jamais construite par une entreprise privée à atteindre une orbite terrestre. Musk et sa petite troupe de tout juste 500 employés (la division comparable de Boeing en compte 50 000) ont conçu leur système de A à Z et assuré eux-mêmes toutes les étapes de sa fabrication. Peu de choses ont été externalisées. Et le financement vient lui aussi de fonds privés, pour l’essentiel de la poche de Musk. SpaceX a signé des contrats avec la NASA et d’autres clients, mais elle ne sera payée, pour chacune des missions prévues, que si elle parvient à les accomplir.


Chez lui, le registre émotionnel peut passer tour à tour de l’insensibilité au manque ou à l’exubérance, cette dernière manifestation prédominant surtout quand il tombe amoureux. (…)  « Quand il est en colère, il est en colère, mais quand il est joyeux, il est vraiment joyeux, et il exprime ses emballements de manière presque enfantine, explique-t-elle. Il peut se révéler très froid, mais il ressent les choses de façon très pure, avec une profondeur que la plupart des gens ne saisissent pas. »


Comme Musk, il [Jeff Bezos] s’embarque dans ses aventures spatiales davantage en missionnaire qu’en mercenaire. Il existe en effet des moyens plus commodes de gagner de l’argent. La civilisation humaine, estime-t-il, va bientôt épuiser les ressources de notre petite planète. Cela nous confrontera à un choix : se résoudre à une croissance statique ou préparer notre expansion vers d’autres mondes, loin de la Terre. « Je ne pense pas que la stagnation soit compatible avec la liberté. Nous n’avons très précisément qu’une seule solution à ce problème : nous installer dans le reste du système solaire. »


Le risque, c’est une forme de carburant. 


Il a sa manière à lui de traiter ses problèmes mentaux, à savoir « juste encaisser la douleur et vraiment se dédier à ce qu’on fait ».


Cette perspective semble, comme tous les psychodrames cauchemardesques, le remplir d’une énergie obscure. « Je suis impatient de travailler avec vous, de faire ce voyage en enfer avec vous, assure-t-il à son auditoire stupéfait. Comme le dit la formule : “Si tu traverses un enfer, ne t’arrête pas !” » C’était son cas. Et il ne s’est pas arrêté. 
 
 
Certains directeurs s’y opposent. Ils estiment que Musk compromet la sécurité et la qualité à seule fin d’accélérer la production. Le directeur qualité démissionne. Un groupe d’anciens et d’actuels employés signale à la chaîne CNBC qu’ils ont subi « des pressions pour prendre des raccourcis dans le but d’atteindre les objectifs de production très agressifs de la Model 3 ». Ils déclarent aussi qu’ils ont été poussés à mener des réparations de fortune, comme réparer des équerres de fixation en plastique avec du ruban adhésif. Le New York Times rapporte que des ouvriers subissent des pressions pour faire des journées de dix heures. « C’est constamment : “Combien de voitures on a construites jusqu’à présent ?”, constamment la pression pour accélérer la fabrication », confie un ouvrier au journal. Ces plaintes ont du vrai. Chez Tesla, le taux d’accidents du travail est 30 % plus élevé que dans le reste du secteur.


Si le mode de pensée conventionnel rend votre mission impossible, lui déclare Musk, alors il devient nécessaire d’adopter un mode de pensée non conventionnel.


« L’esprit de camaraderie est dangereux. Il complique la remise en question du travail des autres. On a tendance à refuser de pointer un collègue du doigt. C’est à éviter. »


« À l’embauche, cherchez des candidats avec le bon état d’esprit. Les compétences, ça se transmet. Mais un vrai changement d’attitude nécessite une greffe de cerveau. »


 Si Musk était le genre d’individu à savoir s’accorder une pause et à savourer son succès, il remarquerait qu’il vient de faire entrer le monde dans l’ère des véhicules électriques, du vol spatial commercial et des fusées réutilisables. Chacune de ces réalisations est de première importance.


Le mode loufoque de Musk est le revers de son mode démon. Dans ses moments les plus sombres, il oscille souvent entre la colère et le rire moqueur.
Son humour comporte plusieurs strates. Au niveau le plus bas, on trouve son attirance puérile pour les émojis crotte, les bruits de pet programmés dans la Tesla et autres éructations d’humour scato. Si vous prononcez la commande vocale « ouvrir le trou du cul » à la console de la Tesla, la trappe du port de charge à l’arrière de la voiture se débloque.
Il a aussi un goût pour le rire mordant teinté d’ironie, dont témoigne une affiche au mur de son bureau chez SpaceX. On y voit un ciel bleu nuit étincelant traversé d’une étoile filante. « Si tu vois une étoile filante et si tu fais un vœu, tes rêves peuvent se réaliser, est-il écrit. À moins qu’en réalité ce ne soit un météore qui va détruire toute vie sur Terre. Dans ce cas, et quel que soit ton vœu, c’est plus ou moins foutu pour toi. Sauf si tu as demandé la mort par météorite. »
Mais la posture humoristique la plus profondément ancrée en lui, c’est une forme d’ingéniosité cocasse et métaphysique de binoclard mordu de science, dont il s’est imprégné en lisant et en relisant Le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams. En pleine tourmente, courant 2018, il décide d’envoyer sa Tesla Roadster rouge cerise dans l’espace sur une orbite qui, au bout de quatre ans, doit l’envoyer dans les parages de Mars. Il mène l’opération lors du premier lancement de sa nouvelle Falcon Heavy, une fusée à 27 moteurs, assemblage de trois propulseurs de Falcon 9 attachés de front. La Tesla embarque un exemplaire du Guide du voyageur galactique dans la boîte à gants et, sur son pare-brise, un écriteau reprend l’injonction du roman : « PAS DE PANIQUE !  
 
 
D’instinct, Grimes sent que Musk est câblé de manière différente des autres. « Le syndrome d’Asperger fait de vous quelqu’un de très compliqué, admet-elle. Il a du mal à comprendre les signaux faibles. Sa perception émotionnelle n’a rien à voir avec celle d’un humain ordinaire. » Au lieu de le juger, les autres devraient tenir compte de son fonctionnement psychologique, argue-t-elle. « Si quelqu’un souffre de dépression ou d’angoisse, on ressent de l’empathie. Mais si c’est le syndrome d’Asperger, on le traite de trou du cul. »


« Internet rapporte 1 000 milliards de dollars par an, expliquera-t-il. Si nous réussissons à occuper 3 % du marché, ça fait 30 milliards, ce qui est plus que le budget de la NASA. Voilà ce qui a inspiré Starlink, pour financer le voyage vers Mars. » Il marque une pause, puis souligne : « La perspective du voyage vers Mars sous-tend chaque décision prise par SpaceX. »


(…) je lui demande tout de même s’il pense avoir été trop brusque avec Hughes. Son regard se perd un peu dans le vide, comme s’il ne voit pas très bien à quoi je fais allusion. Puis, après un silence, il répond dans l’abstrait : « Je donne un feedback hardcore aux gens, mais qui est pour l’essentiel précis, et j’essaie de le faire d’une façon qui n’est jamais personnelle. J’essaie de critiquer l’action, pas l’individu. Nous faisons tous des erreurs. Ce qui compte, c’est que la personne réagisse bien au feedback, accepte de rechercher la critique auprès de son entourage et puisse s’améliorer. La physique se moque des ego blessés. Ce qui lui importe, c’est si vous fabriquez correctement la fusée ou pas. »


« Il est prêt à se jeter de tout son être dans sa mission, et il en attend autant des autres en retour. Cela a un bon et un mauvais côté. Vous vous rendez compte que vous n’êtes qu’un outil au service d’un objectif plus vaste, et ça, c’est super. Mais parfois les outils s’usent, et lui juge qu’il lui suffit de les remplacer. » Effectivement, Musk raisonne ainsi – il l’a encore montré lors du rachat de Twitter. Selon lui, si les gens veulent donner la priorité à leur confort personnel et à leurs loisirs, ils doivent s’en aller.


« C’est comme Machiavel nous l’a appris, répond Krebs. Il faut aimer le chef et avoir peur de lui. Les deux à la fois. »


Depuis 2007, jusqu’à peut-être l’année dernière, ça a été la souffrance permanente. Vous avez un pistolet sur la tempe : fais fonctionner Tesla, sors un lapin de ton chapeau, et puis encore un autre... Un jet continu de lapins qui partent dans les airs. Si le lapin suivant ne sort pas, vous êtes mort. Ça a des conséquences. Ce n’est pas possible d’être constamment à se battre pour survivre, toujours en mode adrénaline, sans que ça fasse du mal.
Mais il y a autre chose que j’ai découvert cette année. C’est que se battre pour survivre, ça permet de tenir le coup pas mal de temps. Quand vous n’êtes plus en mode survivre ou mourir, ce n’est pas si facile d’être motivé tous les jours.
C’est là un éclairage essentiel que Musk porte sur lui-même. Dans les situations les plus difficiles, il est gonflé d’énergie. Cela lui vient de sa mentalité d’assiégé héritée de son enfance en Afrique du Sud. Mais quand il n’est pas en mode survivre ou mourir, il devient mal à l’aise. Quand il passe par ce qui devrait être de bons moments, il est déstabilisé. Ce qui le pousse à ordonner des rushs, à susciter des mélodrames, à se jeter tout entier dans des batailles qu’il pourrait éviter et à s’attaquer à de nouveaux projets. 
 
 
« Au fond, le wokisme est clivant, excluant et plein de haine. Il procure aux gens malveillants un bouclier qui leur permet, armés de leur fausse vertu, d’être malveillants et cruels. »


« Vous pouvez réagir comme vous voulez au comportement d’Elon, relève-t-il, mais à notre époque personne d’autre que lui n’en a autant fait pour repousser les limites de la science et de l’innovation. »


Musk a fondé SpaceX, aime-t-il répéter, pour augmenter les chances de survie de la conscience humaine en rendant notre espèce multiplanétaire. Le principe directeur de Tesla et Solar City consiste à ouvrir la voie vers un futur alimenté par une énergie renouvelable. Optimus et Neuralink ont été lancés pour créer des interfaces humains-machines qui nous protégeront d’une intelligence artificielle maléfique.
Et Twitter ? « Au début, j’ai pensé que cela n’entrait pas dans mes grandes missions primordiales, m’avoue-t-il en avril. Mais j’ai fini par croire que ça peut faire partie de la mission de préservation de la civilisation, en accordant davantage de temps à notre société pour devenir multiplanétaire. » Comment cela ? Cela concerne partiellement la liberté d’expression. « Dans les médias, il y a apparemment de plus en plus de pensée unique, de conformisme, de sorte que si vous ne rentrez pas dans le rang, vous finissez ostracisé ou on finit par vous faire taire », constate-t-il. Pour que la démocratie survive, il est important, estime-t-il, de purger Twitter de la culture woke et d’en extirper les préjugés, afin que les gens perçoivent ce réseau comme un espace ouvert à toutes les opinions.
Mais selon moi, il y a deux autres raisons à son envie de posséder Twitter. La première est simple. C’est amusant, comme peut l’être un parc d’attractions. La plateforme offre un mélange de joutes politiques, de combats entre bretteurs intellectuels, de mèmes débiles, d’annonces publiques importantes, d’outils de marketing rentables, de mauvaises blagues et d’opinions sans filtre. Ne vous êtes-vous pas assez divertis ?
Deuxièmement, je crois qu’il y trouve un attrait psychologique, sur le plan personnel. Twitter, c’est le nec plus ultra du terrain de jeu. Gamin, dans la cours de récréation, il se faisait rouer de coups et malmener, n’ayant jamais été doté de la dextérité émotionnelle nécessaire pour s’imposer dans une arène aussi semée d’embûches. Cela a instillé en lui une profonde souffrance et l’a parfois amené à réagir aux affronts de manière émotionnelle, mais c’est aussi ce qui l’a armé pour affronter le monde et conduire chaque bataille avec une énergie farouche. Quand il est sonné, acculé, malmené, soit en ligne, soit dans le monde réel, cela le ramène à des moments terriblement douloureux, à l’époque où il était humilié par son père et pourchassé par ses camarades de classe. À présent, ce sera lui le patron du terrain de jeu.


Roth poursuit : « Les gens veulent que je dise que je le déteste, mais c’est beaucoup plus compliqué que ça, et c’est, je suppose, ce qui le rend intéressant. C’est un peu un idéaliste, non ? Il a tout un paquet de projets grandioses, que ce soit son humanité multiplanétaire, ou l’énergie renouvelable, ou même la liberté d’expression. Et il s’est fabriqué un univers moral et éthique qui vise à la réalisation de ces grands objectifs. Je crois que c’est difficile, du coup, de voir en lui quelqu’un de foncièrement mauvais. » 
 
 
À l’avenir, leur dit-il, les équipes de Twitter seront pilotées par des ingénieurs, comme eux, plutôt que par des concepteurs et des chefs de produit. Un virage subtil qui reflète la conviction de Musk qui veut que Twitter soit, fondamentalement, une entreprise de génie logiciel dirigée par des gens qui s’y connaissent en code plutôt qu’une entreprise médiatique et de produits de consommation dirigée par des gens qui s’y connaissent en relations humaines et en désirs.


 

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