lundi 22 janvier 2024

[Rolin, Olivier] Jusqu'à ce que mort s'ensuive

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Jusqu'à ce que mort s'ensuive

Auteur : Olivier ROLIN

Parution :  2024 (Gallimard)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Ceux devant qui se sont dressés, sous l’éclatant ciel bleu de juin, ces deux effrayants chefs-d’œuvre de la guerre civile, ne les oublieront jamais » : Victor Hugo, dans un chapitre des Misérables, évoque ainsi les deux plus formidables barricades de l’insurrection parisienne de juin 1848, dont il fut un témoin et même un acteur. À la tête de l’une un « gamin tragique », ouvrier mécanicien, derrière l’autre un géant truculent, ex-officier de marine.
Emmanuel Barthélemy, l’ouvrier, et Frédéric Cournet, le marin, ne sont pas des personnages de fiction, ils ont réellement existé. Ils ont beau se battre du même côté en ces jours de sang, ils vont devenir des ennemis mortels. Hugo résume leur destinée furieusement romanesque en quelques lignes qui m’ont donné envie de reconstituer du début jusqu’à la fin, de Paris à Londres, l’histoire croisée de ces deux figures oubliées des révolutions du dix-neuvième siècle. On y voit des barricades, le bagne, des évasions, un coup d’État, un duel à mort, plusieurs meurtres, le gibet, et des comparses comme Karl Marx et Napoléon III. Et Hugo lui-même, excusez du peu.
C’est ce livre.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Né en 1947, Olivier Rolin a obtenu le prix Femina pour Port-Soudan en 1994, le prix France Culture pour Tigre en papier en 2003 et le prix du Style pour Le Météorologue en 2014. Il a reçu en 2010 le grand prix de littérature Paul Morand de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre.

 

 

Avis :

Intrigué par un court passage digressif des Misérables, Olivier Rolin a entrepris une enquête remarquable, qu’il qualifie humblement de « note en bas de page » du célèbre ouvrage. « Les livres servent à en susciter d’autres » écrit-il. Le sien est d’une précision chirurgicale, fruit d’une documentation titanesque, et nous plonge en plein souffle révolutionnaire au XIXe siècle.

Au début du cinquième tome des Misérables, celui où Gavroche tombe sous les balles des gardes nationaux, Victor Hugo fait une digression sur les « deux plus mémorables barricades » qu’ait connu l’histoire sociale, non pas pendant l’insurrection républicaine de 1832 qui sert de cadre à son roman, mais plus tard, lors de la révolte ouvrière de juin 1848, peu après la proclamation de la IIe République. Barrant l’entrée du faubourg Saint Antoine et l’approche du faubourg du Temple d’une hauteur atteignant de deux à trois étages, ces « Charybde » et « Scylla » furent édifiées par deux chefs révolutionnaires, selon Hugo des antithèses l’un de l’autre – l’herculéen et tonitruant Frédéric Cournet, ex-officier de marine, et le « maigre, chétif, pâle » ouvrier Emmanuel Barthélemy, « une espèce de gamin tragique » –, qui, proscrits à Londres, finirent par s’entretuer en duel trois ans plus tard. C’est en l’occurrence le malingre qui eut raison du colosse.

Olivier Rolin qui, ancien militant d’extrême gauche investi dans l’organisation de sabotages, enlèvements et intimidations dans les années 1970, a écrit depuis sur la perte et la nostalgie de l’idéal révolutionnaire, était sans doute prédisposé comme personne à relever l’aparté de Victor Hugo et à s’intéresser de plus près à ces deux meneurs insurgés qui ont marqué le grand homme avant de tomber dans l’oubli. Son souci d’exactitude lui fait explorer d’une façon quasi maniaque la moindre trace, si ténue soit-elle. La littérature – Hugo, Balzac, Sue, Gauthier, Dickens et bien d’autres –, mais aussi la peinture, l’aident à superposer lieux et atmosphères d’alors à ceux et celles d’aujourd’hui. « La recherche de ces traces qui sont, avec la littérature, ce qui reste d’une ville disparue, est une activité d’essence mélancolique, mais qui ne va cependant pas sans une excitation d’autant plus grande qu’elles sont minuscules. » 
 
Parfois, les informations manquent, ou se contredisent, le génie hugolien n’étant pas le dernier à prendre des libertés avec les détails réels pour parfaire son matériau romanesque. Scrupuleuse, la narration annonce ses limites, avance ses hypothèses, avoue ses erreurs, le tout dans une reconstitution qui reste fluide, se teinte d’humour, et surtout réussit à redonner vie à ses deux personnages historiques, sans les dénaturer, avec une intensité d’autant plus impressionnante que les indices sont rares, disséminés, et que les réunir relève de l’exploit. Et puis, l’on sait depuis le début que ces deux-là vont en venir à la confrontation. Attendue dans un certain suspense, cette partie du récit, avec le duel, la fuite, d’autres coups de feu meurtriers, une arrestation mouvementée et une exécution capitale n’a rien à envier aux péripéties d’un polar, captivant, immersif, véridique.

C’est admiratif que l’on referme cet ouvrage intéressant, modestement construit avec les copeaux laissés par le temps à travers lieux et littérature, et qui parvient magistralement à faire revivre dans toute leur authenticité les figurants d’un grand roman classique. (4/5)

 

 

Citations :

Je n’ai jamais écrit un livre sans me demander, tout au long, pourquoi je l’entreprenais, si mes raisons étaient bien sérieuses – tout en sachant aussi qu’on peut écrire sans raison, parce que c’est comme ça –, et je ne vois pas pourquoi tenir secrètes, comme choses honteuses, ces interrogations. Eh bien il me semble qu’il y a d’abord, tout simplement, le caractère très romanesque de leurs destins croisés – c’est ce que j’ai dit d’emblée. Il y a ensuite l’espèce de griserie, pour ainsi dire entomologique, qu’on éprouve à grossir cent fois, mille fois, comme sous un microscope, la première image qu’on a d’eux – contenue ici dans une page à peine des Misérables, qui en comptent tant –, à découvrir une foule de choses insoupçonnées, inattendues, contraires souvent à l’image première, et qui font d’eux des personnages, et même des personnes. Et il y a enfin, je crois, et c’est sans doute la raison la plus profonde, donc la moins apparente au début, qu’on a avec eux, l’ouvrier Barthélemy et l’ex-officier Cournet, deux types absolument différents, mais qu’on rencontre toujours dans les grands tumultes révolutionnaires, qu’on peut distinguer en termes de classe, bien sûr, – le prolétaire et le bourgeois – mais aussi de façon plus existentielle : celui que des causes sociales, matérielles, obligent à vouloir la fin de l’ordre établi, passionnément mais aussi logiquement, dirait Rimbaud, et celui que le combat attire pour lui-même, avec tout ce qu’il entraîne d’oubli de soi, de fraternité rêvée, de vie dangereuse, de mépris et en même temps d’idéalisation de la mort – figures du militant et de l’aventurier, pour reprendre les mots de Sartre dans sa préface au Portrait de l’aventurier de Roger Stéphane, « qui s’affrontent, se connaissent et se reconnaissent, quelquefois s’allient et se combattent quelquefois ». Je crois que lorsque les jeunes gens de ma génération, la plupart, pas tous mais moi en tout cas, nous faisions nôtres les mots et souvent les actes de la révolution, c’est ce second modèle que nous poursuivions, sans nous l’avouer ni même le savoir.)
 
 
Paris, au milieu du dix-neuvième siècle, n’est pas la plus grande ville du monde ni la plus peuplée, avec son million d’habitants. Ce n’est pas la plus moderne, ce n’est pas celle de l’éclairage au gaz, ni des chemins de fer, ni des parcs urbains : tout ça, c’est Londres. Pour le Balzac de La Fille aux yeux d’or, c’est « la tête du globe, un cerveau qui crève de génie et conduit la civilisation humaine », « un sublime vaisseau chargé d’intelligence ». Si l’on en juge par les photos que Marville prit avant et pendant le grand ratiboisage haussmannien, c’est aussi, et plus prosaïquement, la ville des débits de boissons : incroyable le nombre d’écriteaux annonçant vins en bouteilles, commerce de vins, vins au litre, vins & liqueurs, vins en gros, vins en gros et en détail, et autres appels à la soif blasonnant en grandes lettres peintes les murs noirs de rues que creuse un caniveau central, où tombereaux brancards en l’air et fiacres attelés à de patients chevaux stationnent sur les pavés rebondis qui font au pied des maisons un maillage de lumière et d’ombre (quelquefois, sur une photo, une de la rue des Gravilliers par exemple, le temps de pose a fait d’un fiacre un fantôme, qui est comme le passé venant nous visiter en songe). Mais Paris, au milieu du dix-neuvième siècle, c’est surtout la capitale des insurrections et des barricades. Les barricades sont vraiment une spécialité parisienne. Dans aucune autre capitale d’Europe on ne dépave la rue pour attendre stoïquement, derrière ce rempart de fortune, les fusils du gouvernement. « Les 4 054 barricades des “Trois Glorieuses” comptaient 8 125 000 pavés », selon un texte cité par Walter Benjamin. Combien de dizaines de millions de pavés déchaussés et entassés fiévreusement, joyeusement, en travers des rues parisiennes, depuis les trois journées de juillet 1830 et leurs 4 054 barricades qui en finirent avec la monarchie absolue ? Il y a eu (au moins) le soulèvement de juin 1832 à l’occasion des obsèques du général Lamarque, qui est celui où meurt Gavroche, celui d’avril 1834 qui finit par le massacre de la rue Transnonain que lithographia Daumier, la tentative d’insurrection blanquiste de mai 1839, la révolution de février 1848 qui bazarda une fois pour toutes la royauté, fût-elle bourgeoise, les journées de Juin de la même année, et enfin les trois jours de la résistance au coup d’État du prince-président Louis Napoléon Bonaparte, les 3, 4 et 5 décembre 1851, qu’illustre, notamment, l’hallucinante tournée nocturne dans le quartier des Halles racontée par Hugo dans Histoire d’un crime. (Lorsque nous dépavions les rues du Quartier latin en mai 1968, nous avions sans doute une vague conscience de cette histoire dont nous étions le dernier balbutiement, mais bien imprécise et ignorante – je parle pour moi. Les « autorités », comme on dit – quel mot ! – en avaient sans doute une connaissance plus exacte, ou au moins plus fonctionnelle, puisqu’elles firent bientôt disparaître sous le goudron les pavés qui rappelaient encore un peu les rues du dangereux Paris d’antan.)


La recherche de ces traces qui sont, avec la littérature, ce qui reste d’une ville disparue, est une activité d’essence mélancolique, mais qui ne va cependant pas sans une excitation d’autant plus grande qu’elles sont minuscules. 


Des centaines de bateaux de toute taille se croisent sur le fleuve, forment le long des berges, accostés par essaims énormes, des rues d’eau sombre où grouillent barques et allèges sous des futaies de mâts et de vergues. « La Tamise, a écrit assez joliment Custine, ressemble à une forêt inondée. » Sur chaque rive, des chantiers navals, des entrepôts, des docks hérissés de grues où le travail ne s’arrête jamais, Surrey, Howland, St. Katharine, West India, East India Docks, chargeant et déchargeant toutes les richesses de la terre. Cette ville dont approchent les exilés inquiets, ce n’est pas quelque chose comme Paris en plus grand, c’est une ville-monstre, la capitale du monde d’alors. « Les docks des Indes orientales sont quelque chose d’énorme, de gigantesque, de fabuleux qui dépasse la proportion humaine, écrit Théophile Gautier qui lui y allait en touriste. C’est une œuvre de cyclopes et de titans. » Et pour accroître encore l’angoisse des nouveaux arrivants, à mesure qu’ils approchent du London Bridge, le paysage se peint de noir. Le bateau s’enfonce sous un dôme de fumée crachée par des milliers de cheminées qui hérissent l’horizon comme les obélisques d’une ville infernale. La suie se mêle au brouillard, le « charbon de terre », comme on disait alors, imprègne tout, barbouille tout. Il n’est pas un voyageur, volontaire ou involontaire, à qui cette noirceur ne serre le cœur. « Rien de noir comme cette ville de boue et de fumée », pour le docteur Lacambre. Gautier s’étonne du « deuil général des édifices, dont les plus anciens ont littéralement l’air d’avoir été peints avec du cirage ». Et Hugo : « Londres est lugubre et hideux. C’est une immense ville noire. » Pour Flora Tristan, « on s’imagine errer dans la nécropole du monde ». Et Vallès, plus tard : « L’eau de la Tamise est couleur de fange, et le ciel est couleur de tombe. » Il n’y a pas que les étrangers, qu’on peut toujours suspecter d’une certaine anglophobie (Hugo, par exemple), que frappent ces ténèbres dont s’enveloppe Londres. C’est la couleur majeure de la ville des romans de Dickens. Début de Bleak House : « La fumée tombe des cheminées en un crachin noir et mou contenant des flocons de suie grands comme des flocons de neige adultes. » Et la jeune Esther Summerson, débarquant de sa campagne à Londres, trouve les rues si obscurcies de fumée qu’elle croit qu’un grand incendie a éclaté quelque part. So, gentlemen, welcome to London !


Londres est alors la capitale des réfugiés politiques de toutes nationalités, non pas que le gouvernement britannique sympathise le moins du monde avec leurs diverses causes, mais en raison du libéralisme des lois anglaises, qui rend impensables les expulsions que pratiquent Belges ou Suisses. Mais c’est une chose d’y être à l’abri des autocrates européens, et une autre d’y survivre. « Le Prince-Président a bien tort d’envoyer à grands frais les républicains en Afrique et à Cayenne, lit-on dans le Times : qu’il se contente donc de les jeter sur nos côtes et, nos brouillards aidant, la misère dans laquelle nous les laissons croupir et s’étioler l’aura bientôt débarrassé d’eux. » Les choses ne doivent pas être très différentes dans les autres communautés d’exilés, Allemands, Italiens, Polonais, Hongrois, chassés par la victoire de la contre-révolution européenne après le « printemps des peuples » de 1848, si l’on en juge par la situation de celui qui deviendra le plus célèbre d’entre eux, Karl Marx : en 1852, au moment où Cournet arrive à Londres, il vit avec sa femme Jenny et quatre enfants dans trente mètres carrés à Soho, au 28 Dean Street. L’une de ces enfants, Franziska, va mourir cette année-là, et Jenny raconte qu’elle ne dut qu’à la compassion d’un voisin exilé français, qui lui fit don de deux livres, de pouvoir acheter son cercueil.


« La sombre construction sociale, poursuit-il, est ainsi faite que, grâce au dénûment matériel, grâce à l’obscurité morale, ce malheureux être qui contenait une intelligence, ferme à coup sûr, grande peut-être, commença par le bagne en France et finit par le gibet en Angleterre. » (« Grâce au dénûment matériel » ? On aurait plutôt écrit « à cause du dénûment matériel », mais qui est-on pour corriger le génie, le prodigieux artisan de la langue que fut Hugo, à travers qui parlait, selon Paul Valéry, « une divinité du Langage qu’illumine la toute-puissance de l’Ensemble des Mots » ?) Ce sont ces quelques lignes qui ont excité ma curiosité au point de me déterminer à entreprendre l’enquête qu’on vient de lire, et qui peut être considérée comme une note en bas de page du chapitre intitulé « La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple ». Les livres servent à en susciter d’autres, et si inférieure et chétive que soit leur descendance, peu importe : le mouvement de l’imagination, de l’écriture, de la lecture, se poursuit, qui est la vie même, la vraie vie, a dit un autre.


 

2 commentaires:

  1. Bonjour Canetille,
    Je propose de lire sur le thème "Monde ouvrier & Mondes du travail" tout au long de l'année 2024, et il me semble que ce billet rentre parfaitement dans le cadre de l'activité. Puis-je "piquer" ton lien ?

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