Coup de coeur 💓
Titre : La part de l'océan
Auteur : Dominique FORTIER
Parution : 2024 (Alto)
Pages : 328
Présentation de l'éditeur :
Alors qu’il est plongé dans la rédaction de Moby Dick,
Herman Melville fait la connaissance de Nathaniel Hawthorne, une
rencontre qui bouleversera le cours de sa vie et celui de son roman. De
cette histoire vraie subsistent aujourd’hui une poignée de lettres qui
ont servi de point d’ancrage à La part de l’océan, un livre comme une traversée sans carte et sans boussole.
Au fil des pages, un deuxième échange se tisse entre celle qui
retrace la création du grand roman américain et un compagnon mi-réel et
mi-inventé, un homme qui est d’abord un poème. Car, en vérité, les
écrivains sont faits de trois moitiés. La troisième part, têtue et
fragile, est celle du rêve. C’est à elle que l’on doit ce récit
éblouissant, traversé de fulgurances, qui raconte le plus beau des
naufrages.
La part de l'océan a été publié conjointement avec son livre compagnon aux Éditions du passage - le recueil de poésie Notre-Dame de tous les peut-être.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
Elles ne sont qu’une poignée à subsister, toutes de Melville à Hawthorne, ces lettres qui laissent à imaginer la relation entre les deux hommes. De leur rencontre en 1850 alors que La lettre écarlate venait de consacrer Hawthorne l’un des plus grands auteurs américains, l’on sait qu’elle fut le début d’une amitié littéraire aux accents passionnels, qu’elle poussa même Melville à s’endetter au-delà de toute raison pour acquérir une vieille ferme proche de la demeure de son ami, et, suppose l’auteur, qu’elle eut un impact décisif sur la rédaction qu’il avait déjà entreprise de Moby Dick, le livre qui devait devenir son propre chef d’oeuvre et qu’il lui dédicaça.
Entrelaçant à son récit les jeux de miroir d’une seconde trame narrative qui brouille à plaisir la frontière entre réalité et fiction autour de sa propre relation, mi-littéraire, mi-amoureuse, avec un certain Simon dont on ne sait plus si c’est la littérature devenue homme, ou un homme devenu poème, Dominique Fortier investit peu à peu Melville et Hawthorne comme de vrais personnages, leur redonnant chair et vie à partir de leurs ossements de papier et leur prêtant, entre la fougue de l’un et la réserve énigmatique de l’autre, une passion ambivalente qui n’a jamais trouvé d’exutoire que les mots et dont elle conserve intact le mystère. Car, si les lettres du premier l’autorisent à imaginer ce que le second a bien pu être pour lui, jamais elle ne s’aventure à compléter les blancs laissés par cette correspondance qui ne nous est parvenue qu’à sens unique.
Le plus intéressant n’est d’ailleurs pas là, mais bien dans la manière dont ces deux écrivains, dans leur va-et vient constant entre réalité et fiction, ont pu nourrir l’une par l’autre, et l’autre par l’une, dans un travail de sublimation littéraire qui donne à méditer sur le processus de création et sur la relation entre auteur et lecteur. « Le cliché veut que tout écrivain soit fait de deux moitiés : une moitié qui vit et une moitié qui écrit. Ce n’est pas faux. Mais en s’en tenant à cela, on oublie la troisième part : celle qui lit. L’écrivain est le témoin de lui-même – à moins qu’il trouve en dehors de lui ce lecteur idéal qui saura combler les brèches laissées dans son livre. Les écrivains sont faits de trois moitiés, dont une qui leur manque. » Peut-être Melville l’a-t-il trouvée, cette moitié supplémentaire, mais interdite, est-ce elle qui réapparaît sous les traits de son grand cachalot blanc, créature à jamais insaisissable entre réalité et fantasme ?
Toujours aussi enchanteresse dans cette exploration des confins du réel et de l’imaginaire, là où écrivains et lecteurs se donnent rendez-vous dans leur quête infinie d’eux-mêmes, la plume subtile et poétique de Dominique Fortier est à lire absolument. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Pourquoi, peut-on se demander, n’écrit-il pas plutôt directement à son aîné afin de lui exprimer son admiration ? Pourquoi ressent-il le besoin de composer cet article ? Peut-être simplement parce qu’il est écrivain et que, à ce titre, il ne peut s’empêcher d’écrire pour plusieurs même quand il écrit à un seul. Inversement, au cours des mois qui suivront, en prétendant composer un roman destiné aux multitudes, il n’écrira en réalité qu’à un seul homme.
À l’été 1850, l’oncle d’Herman vient de se départir de Melvill House, la vieille demeure familiale des monts Berkshires où l’écrivain a passé les étés de son enfance, qui a aussi servi de refuge à la famille lors de l’épidémie de choléra de 1832, et où il continue de venir écrire quand il en a assez de l’agitation de la ville. Il aurait été facile pour le neveu de s’en porter acquéreur, mais il n’en a rien fait. Or la vente n’est pas sitôt conclue que Melville rachète à Pittsfield une nouvelle maison, guère plus qu’une bicoque. Il paie pour celle-ci sensiblement le même prix que les nouveaux acheteurs pour la maison de son oncle, laquelle trône sur un domaine de cent hectares, alors que ce qui deviendra Arrowhead n’en comporte qu’une soixantaine. À la ville comme à la campagne, famille, amis, le milieu littéraire tout entier s’étonnent : quelle mouche a donc piqué Herman Melville ? Comment leur expliquer que ce n’est pas une mouche, mais une épine de rose sauvage. [Hawthorne]
Né Hathorne, le jeune Nathaniel aussi ajoute une lettre à son nom pour se dissocier de son grand-oncle, de triste mémoire, juge des sanguinaires procès des sorcières de Salem à la fin du dix-septième siècle, au terme desquels dix-neuf femmes avaient été non pas noyées ou brûlées vives, comme le voulait la coutume, mais pendues haut et court. Puisqu’elles étaient mortes, elles devaient forcément être coupables – et les juges, eux, pouvaient avoir la conscience tranquille. Le fardeau de la preuve a mis quelques siècles à se renverser, il ne l’est pas encore tout à fait à l’époque où le jeune Hathorne scie son nom en deux à l’aide d’un w, mais cette lettre de distance entre lui et son aïeul lui est un soulagement, un dédouanement. Non, il n’a rien à se reprocher.
Melvill(e), Ha(w)thorne, ces deux hommes qui deviendront auteurs de romans ont besoin, avant d’écrire quelque livre que ce soit, de commencer par se réécrire eux-mêmes. Il leur fallait effacer l’histoire de leur famille avant de pouvoir raconter la leur. Chacun sera le fils de lui-même.
Il le sait : les livres ne s’ouvrent devant nous que lorsque nous sommes nous-mêmes ouverts, béants comme des cavernes, des mains aux doigts écartés, les lèvres d’une plaie. Le reste du temps, tout cela reste fermé, chacun de son côté, et la lumière attend. Elle a toute la vie devant elle, et la patience de ce qui sait que derrière la vie reste encore la blanche immensité de la mort.
Je suis retournée à la mer et, après quelques semaines, j’ai commencé à m’habituer à son chuintement incessant, un bruit blanc dont je cesserai bientôt d’avoir conscience. Mais chaque fois que je m’en éloignerai, ne serait-ce que pour entrer « dans les terres » faire les courses, en cessant de l’entendre je me rendrai compte qu’il me manque quelque chose. Quand je lui écris que c’est parfois la plus sûre manière de tracer les contours d’une chose ou d’un être, ce creux, cette empreinte qu’il laisse quand il n’est plus là, ce n’est pas de l’océan que je veux parler, mais de lui, lui en négatif, son absence.
Quelle est-elle, la promesse du roman, si ce n’est de mentir le mieux possible ? Ces jours-ci, je ne peux m’empêcher de me demander où résiderait l’ultime tromperie. Serait-ce d’écrire une histoire vraie en la faisant passer pour de la fiction, ou au contraire d’écrire une histoire inventée en la présentant comme vraie ? Comment sait-on si l’on a réussi, est-ce lorsque soi-même on ne sait plus distinguer l’une de l’autre ? Lorsque vérité et mensonge sont si bien cousus ensemble de fil blanc qu’on ne peut plus les séparer. Lorsque le vrai et le faux se partagent une même déchirure.
Seul parmi les livres de Nathaniel Hawthorne, Herman Melville a le sentiment de s’approcher au plus près de lui, convaincu que l’on passe autant de temps, sinon plus, avec les auteurs dont on choisit de s’entourer dans sa bibliothèque qu’avec ses « vrais » amis. Ce sont eux, les véritables compagnons de nos jours, qui en révèlent davantage sur notre compte que les fréquentations que le hasard ou les circonstances ont mis sur notre chemin.
Le cliché veut que tout écrivain soit fait de deux moitiés : une moitié qui vit et une moitié qui écrit. Ce n’est pas faux. Mais en s’en tenant à cela, on oublie la troisième part : celle qui lit. L’écrivain est le témoin de lui-même – à moins qu’il trouve en dehors de lui ce lecteur idéal qui saura combler les brèches laissées dans son livre. Les écrivains sont faits de trois moitiés, dont une qui leur manque. Ce n’est pas plus ridicule que de dire que les moutons ont quatre estomacs, les araignées huit yeux et les pieuvres trois cœurs.
Ce matin, le ciel et la mer se confondent, un seul drap bleu qui tire sur le gris clair, recouvrant l’horizon. Très loin au large, un bateau est posé là-dessus, entre l’eau et l’air. Je sais bien qu’il flotte sur l’océan, mais je ne le vois pas. Ce que je vois, c’est qu’il est suspendu à mi-ciel. Ce matin, tout cet été, je suis ce navire qui a perdu la ligne d’horizon et s’imagine qu’il peut voler.
Comment appelle-t-on quelqu’un qui est à la fois autre et presque un deuxième soi-même ? À cette question, la plupart des gens répondraient sans doute : frère, amoureux, âme sœur. Mais Melville a une autre réponse : lecteur.
On excuse plus facilement le mal qui nous est fait que celui qu’on inflige. Comment se remettre d’avoir été transformé en bourreau ?
Pendant des années, c’est ainsi qu’il s’est imaginé les livres qu’il aimait : des lanternes dont la flamme éclaire l’étroit chemin du marcheur. Alors que le monde regorgeait de titres oiseux, on reconnaissait les livres utiles, très simplement, à leur lumière, même sombre, même obscure.
J’ai mis un temps fou à lire Moby Dick, incapable d’en parcourir plus de quelques chapitres à la fois, aussi longtemps qu’Herman Melville a mis à le construire : un an et demi, au cours duquel j’ai écrit ces pages. Autant de temps qu’il en faut au Pequod pour effectuer son funeste tour du monde. D’une certaine façon, ces trois traversées (lecture, écriture, quête) se superposent. Et une quatrième : ces mois où Simon a transpercé ma vie comme une comète lente suivie d’une traînée de feu.
On ne donne jamais que ce qui nous manque.
Si Nathaniel Hawthorne n’était pas là, tout proche, Melville aurait cessé d’écrire depuis longtemps. Il se serait contenté d’un assez bon roman d’aventures, une chasse à la baleine, le récit d’un voyage et d’une exploration comme il sait en faire, le genre de livres qui lui ont valu son succès. Mais son roman lui a échappé, quelque chose le lui dicte qui habite hors de lui, son livre est devenu une créature vivante, avec des envies, des soifs, des terreurs et des secrets. Son roman a commencé à rêver à sa place.
Seul, Herman Melville aurait été incapable d’écrire Moby Dick. La preuve, c’est qu’il ne l’a jamais fait avant et ne le fera jamais plus après. Ce roman est écrit non pas par un, mais par deux très grands écrivains. Le livre est né de la combinaison de leurs deux génies : celui que Melville possède en propre, et celui qu’il va puiser chez son ami qui le hante. Dans ses plus belles pages, c’est l’harmonique créée par ces deux voix que l’on entend, un chœur secret.
Peut-être l’insatiable besoin d’expliquer, d’analyser, de disséquer propre à l’espèce humaine vient-il de cette faiblesse constitutive : pas suffisamment d’yeux, trop de cervelle. Trop de ténèbres, pas assez de soleils.
Il écrit à Hawthorne une histoire de cachalot parce qu’il n’existe rien de plus grand qui vive sur terre ou dans l’eau. S’il le pouvait, il choisirait l’océan pour personnage (il l’a presque fait), la tempête qui le ravage, la nuit qui s’abat sur lui, le merveilleux bestiaire des constellations peuplant le ciel. (Il l’a presque fait.)
Écrire, c’est un autre mot pour aimer.
Partout dans Moby Dick s’ouvrent ainsi des fenêtres qui n’ont d’autres raisons d’être que de ménager des passages par où Melville rejoint – invente – Hawthorne. L’encyclopédie : une façon d’arrêter le récit et, par conséquent, le temps. La blancheur, elle-même le contraire du temps : sorte d’éternité humble, une mort vive, le lieu d’où l’écrivain sort de son roman pour entrer dans un poème. Tous ces passages où il est question de frères, de jumeaux, de conjoints, ce ne sont que des suppliques par lesquelles Melville implore Hawthorne de venir le rejoindre, si ce n’est dans le réel, à tout le moins entre les pages de son livre, blanches comme des draps.
À quoi reconnaît-on qu’un livre nous est destiné ? Ce n’est pas toujours en découvrant, comme Nathaniel Hawthorne, une dédicace qui nous est personnellement adressée avant l’incipit. Il faut parfois des chapitres entiers avant que cela se dessine. Il faut quelquefois attendre de tourner la toute dernière page, réaliser que l’on n’est plus la même personne que le jour où l’on a soulevé la couverture, et que c’est le livre qui nous a changé.
On sait qu’un livre a été écrit pour nous quand il pose des questions qui flottaient quelque part juste sous la surface de notre conscience, comme ces formes lumineuses qui dansent en périphérie de notre champ de vision mais qui s’évanouissent quand on s’avise de braquer le regard sur elles. On sait qu’un livre est pour nous quand on se lève la nuit pour savoir ce qu’il a à dire quand il rêve. Un livre nous appartient quand il nous permet d’entendre une voix que l’on ne connaissait pas et qui est la nôtre – fantôme, souvenir, désir. Quand il nous semble depuis toujours faire partie de notre être, et qu’il est pourtant, à chaque page, à chaque phrase, un étonnement, une découverte, un secret qui se révèle et un nouveau mystère qui nous est donné. Quand il élargit notre monde comme une seule fenêtre peut donner à voir l’océan immense – et lorsqu’il fait aussi entrer cet océan en nous, avec ses baleines blanches, ses hollandais volants et ses marées astronomiques.
Un livre nous appartient quand on a la certitude, en le lisant, d’écrire la moitié qui manque ou, plus justement, quand il vient non pas combler mais construire cette part en nous qui toujours reste manquante – rêve, ombre, désir. Un livre nous est destiné quand il nous apprend à écrire notre nom.
On sait qu’un livre a été écrit pour nous quand il pose des questions qui flottaient quelque part juste sous la surface de notre conscience, comme ces formes lumineuses qui dansent en périphérie de notre champ de vision mais qui s’évanouissent quand on s’avise de braquer le regard sur elles. On sait qu’un livre est pour nous quand on se lève la nuit pour savoir ce qu’il a à dire quand il rêve. Un livre nous appartient quand il nous permet d’entendre une voix que l’on ne connaissait pas et qui est la nôtre – fantôme, souvenir, désir. Quand il nous semble depuis toujours faire partie de notre être, et qu’il est pourtant, à chaque page, à chaque phrase, un étonnement, une découverte, un secret qui se révèle et un nouveau mystère qui nous est donné. Quand il élargit notre monde comme une seule fenêtre peut donner à voir l’océan immense – et lorsqu’il fait aussi entrer cet océan en nous, avec ses baleines blanches, ses hollandais volants et ses marées astronomiques.
Un livre nous appartient quand on a la certitude, en le lisant, d’écrire la moitié qui manque ou, plus justement, quand il vient non pas combler mais construire cette part en nous qui toujours reste manquante – rêve, ombre, désir. Un livre nous est destiné quand il nous apprend à écrire notre nom.
Simon me rappelle ces mots de Kafka à son ami Oskar Pollak : « Nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. »
« Je crois qu’au fond on écrit pour deux personnes : soi-même, pour rendre le texte absolument parfait ; sinon, merveilleux ; et puis on écrit pour la personne qu’on aime, qu’elle sache ou non lire et écrire, qu’elle soit vive ou morte. » (Hemingway)
Que celui qui ne s’est jamais laissé happer par un livre, jusqu’à en perdre le sommeil et le goût de manger, que celui qui n’a pas souhaité que ce livre se mette à vivre, que son auteur émerge des pages et se mette à lui parler à l’oreille, jusqu’à ne faire de ces deux choses qu’une même créature fabuleuse, un être mi-réel et mi-rêvé, que celui-là jette la première pierre à Herman Melville.
Comment a-t-il pu croire que ce roman suffirait ? Quelle bêtise. On a beau mettre tous les océans, toutes les encyclopédies et la plus grande des créatures de la mer entre plusieurs centaines de pages, elles n’auront jamais la lumière d’une seule luciole, la douceur d’une seule caresse. Mais voilà, dût-il s’échiner pendant encore cent ans dans son bureau, jamais Melville ne parviendrait à fabriquer une mouche à feu ; et mille ans pourraient s’écouler qu’il n’arriverait pas à rassembler le courage qu’il faut pour poser à nouveau la main sur le visage de celui qu’il aime.
Alors il fait comme tous ceux qui ne savent comment vivre : il écrit.
Moby Dick, c’est l’histoire d’un amour qui n’a pas su commencer, et d’un livre qui refusait de finir.
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