jeudi 22 juillet 2021

[Malfatto, Emilienne] Que sur toi se lamente le Tigre

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Que sur toi se lamente le Tigre

Auteur : Emilienne MALFATTO

Parution : 2020 (Elyzad)

Pages : 80

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans l'Irak rural d'aujourd'hui, sur les rives du Tigre, une jeune fille franchit l'interdit absolu : hors mariage, une relation amoureuse, comme un élan de vie. Le garçon meurt sous les bombes, la jeune fille est enceinte : son destin est scellé. Alors que la mécanique implacable s'ébranle, les membres de la famille se déploient en une ronde d'ombres muettes sous le regard tutélaire de Gilgamesh, héros mésopotamien porteur de la mémoire du pays et des hommes.
Inspirée par les réalités complexes de l'Irak qu'elle connaît bien, Emilienne Malfatto nous fait pénétrer avec subtilité dans une société fermée, régentée par l'autorité masculine et le code de l'honneur. Un premier roman fulgurant, à l'intensité d'une tragédie antique.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Emilienne Malfatto est née en 1989. Elle a étudié en France et en Colombie et est diplômée de l'école de journalisme de Sciences Po Paris. Elle a ensuite intégré l'AFP, en France puis à Chypre. Depuis 2015, elle travaille comme journaliste et photographe indépendante, principalement en Irak. Le Prix France Info-Revue XXI lui a été décerné en 2015 pour son reportage Dernière escale avant la mec En 2019, son projet Al-Banaat, dans le sud de l'Irak, a été distingué par le Grand Prix de la photographie documentaire de l'IAFOR. Que sur toi se lamente le Tigre est son premier roman.

 

 

Avis :

Une jeune Irakienne se découvre enceinte en même temps qu’elle apprend la mort de son fiancé, tué dans un bombardement à Bagdad. Pour cette grossesse hors mariage, elle sait qu’il n’y aura pas de pardon et que la sentence familiale sera impitoyable et capitale…

Mère, frères, sœur, belle-sœur : les personnages de cette tragédie contemporaine aussi vieille que le monde s’expriment tour à tour, comme autant de jurés d’un tribunal dont l’implacable sentence est connue d’avance. Au nom de l’honneur pour les uns, en acceptation des règles et de la tradition pour les autres, qu’il approuve ou réprouve secrètement la sanction, chacun exprime un point de vue résigné, où transparaît la pesanteur d’un drame vécu comme une fatalité, dans des existences de toute façon comme écrasées par leur histoire : les femmes par leur asservissement séculaire à l’autorité masculine, tous par le corset des convenances morales et religieuses qu’ils ont intégrées comme inéluctables, et, en plus, par l’horreur d’une guerre qui fauche aveuglément ses victimes au gré de ses attentats quotidiens dans une Bagdad en ruines, contraignant les familles à fuir dans les campagnes reculées.

Comme les répons d’un office lugubre, ou comme les lamentations des choeurs d’une tragédie grecque, au couplet de chaque personnage répliquent les voix du fleuve Tigre et du héros antique Gilgamesh, théâtralisant ce drame inventé et éternellement rejoué par les humains, aveuglés par leurs passions et leur folie, incapables de se libérer des liens qu’ils ont forgés et s’imposent les uns aux autres. Impuissant et horrifié, le lecteur ressent la désespérante inéluctabilité du sort qui attend cette jeune fille, un crime auquel elle n’a aucune chance d’échapper, puisque tous, femmes et hommes, modérés ou convaincus, acceptent le poids de règles auxquelles ils préfèrent ne plus réfléchir, persuadés de n’y pouvoir rien changer.

L’habileté de la construction narrative, la sidération ressentie face aux portraits psychologiques croqués en quelques phrases fulgurantes, la vividité des évocations, le tout dans un style simple, rythmé et concis qui fait tenir le récit en moins de cent pages, font de ce petit livre une lecture choc, qui révolte autant qu’elle fait prendre la mesure de l'effrayante chape de plomb de l’obscurantisme. Il n’est pas surprenant que cet ouvrage ait été couronné du Goncourt du Premier Roman. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Quand nous sommes arrivés de Bagdad, c’était mon endroit favori. J’allais m’asseoir sur les berges. Je regardais les pêcheurs remonter des carpes luisantes dans leurs filets. En été, les garçons se baignaient avec de grands gestes, dans des éclaboussures argentées. Je ne me baignais pas, je restais au bord. Toute ma vie j’ai eu la sensation de rester au bord de la vie. Puis le sang est arrivé, ce premier sang poisseux, noirâtre entre mes jambes, et maman a dit que désormais je devais apprendre à me tenir, et ne plus traîner dehors et couvrir mes tresses. Et un soir, Amir m’a lancé un grand manteau noir et a dit que désormais je porterais l’abaya. Personne n’a bronché. Mon frère Ali a froncé les sourcils et j’ai cru qu’il allait dire quelque chose, faire reculer le manteau noir. Mais il a gardé le silence, il m’a jeté un regard mêlé de pitié et de honte puis il a baissé les yeux et a évité le mien, de regard. Après, je n’ai plus eu le droit d’aller m’asseoir au bord du Tigre.

L’honneur est plus important que la vie. Chez nous, mieux vaut une fille morte qu’une fille mère.

Je suis l’épouse, la femme soumise, la femme correcte, celle qui respecte les règles, qui ne les discute pas. Celle qui ne peut concevoir qu’on ne les respecte pas. Je suis celle qui observe, qui juge et qui condamne. Celle qui approuve la société, qui glorifie son époux. Je ne m’opposerai pas au bras vengeur. Plus tard, dans la nuit, je ne verrai pas en lui un assassin, mais un homme fort.
(…)
Je  suis douce et soumise, je reste voilée dans la maison, devant mes beaux-frères, une épouse comme il faut. Je ne ris pas trop fort et ne parle pas trop. Une femme respectable.
Je suis celle qui ne questionne pas, qui ne bouscule pas. Je suis celle qui accepte sa condition, qui n’imagine pas qu’une autre vie est possible. Je balaie le sol à genoux avec des roseaux tressés. Je sucre le thé de mon époux. Je me farde chaque soir avant son retour.

Enfants, dans la cour de la maison, mes frères attrapaient des lézards et nous leur coupions la queue dans l’espoir toujours déçu de la voir repousser. Aujourd’hui les enfants de mon pays demandent à leur mère si leur bras va repousser. Nous sommes un pays de mutilés, d’ensanglantés, un pays d’ombre et de fantômes.

La guerre n’est pas noble ni grandiose ni courageuse la guerre ce sont des hommes effrayés couchés dans la fange et la merde qui prient Dieu pour ne pas mourir. C’est un luxe de pouvoir rester en paix.
 
Baneen est une bonne épouse. Elle ne quitte pas la maison, ne parle pas trop fort, connaît sa place. Prévient les moindres désirs de son mari. Baneen est une ombre empressée et voilée. Elle s’active à la cuisine, dans les chambres, ces tâches domestiques qui sont son univers, dans lesquelles elle s’absorbe, se fond, se perd, jusqu’à s’y dissoudre complètement.

Mes eaux sont depuis longtemps empoisonnées. Mon flot est large et lourd, mes berges limoneuses, mais je meurs peu à peu. Je meurs car depuis longtemps les hommes ont cessé de m’aimer et de me respecter. Ils ont pris goût au désastre. Je ne suis plus source mais ressource, et les hommes de cette terre aride ont oublié qu’ils ne pourront pas vivre sans moi. Ils périront avec moi car nos destins sont liés.

Partout, le désert grisâtre. Des voitures calcinées sur les bas-côtés. Le monde était gris jaunâtre, cette lumière étrange de fin d’hiver, une ambiance de fin du monde. Dans les palmeraies, les palmiers étaient décapités par la guerre. Immenses silhouettes sans tête, à perte de vue. Comme des soldats vaincus et décharnés. Comme une armée de morts au milieu des sables.

Je suis vieille et le monde de mes enfants m’est étranger. J’ai consciencieusement appliqué à mes filles les règles qui m’avaient été imposées. J’ai bâti autour d’elles la même prison que pour moi. J’ai justifié mon monde en le reconduisant.

Je n’aimais pas les miliciens, avec leurs rires trop hauts, leurs airs conquérants, leurs yeux sévères, inquisiteurs, qui paraissaient fouiller le voile des femmes, ces mêmes voiles qu’ils exigeaient et qu’ils semblaient ensuite ôter du regard. Ils croient avoir le monopole de l’honneur et de la virilité. Le monopole de Dieu.

Je suis le lâche, celui qui désapprouve en silence. Je suis la majorité inerte, je suis l’homme banal et désolé de l’être. Je suis le frère de ma sœur qui aime et qui comprend. Je suis le frère de mon frère qui respecte l’autorité de l’aîné. Je suis celui qui condamne les règles mais ne les défie pas. Je suis le complice par faiblesse.
(…)
Je suis un homme bien mais je suis un homme lâche, et ces règles que je condamne, que je déplore, sont mon excuse. Je pourrais m’opposer à mon frère mais notre monde est ainsi fait, et il n’y a rien à ajouter, et je n’ai plus à me dresser contre lui. La société est ma meilleure dérobade, le refuge de ma légende personnelle.
 
Les femmes de la famille doivent rester propres. Pures. Intouchées. Au prix du sang. Notre corps ni notre honneur ne nous appartiennent. Ils sont la propriété familiale. La propriété de nos pères et de nos frères.

Comme le bonheur est illusoire et bref. Il nous échappe, comme le sable s’écoule du poing fermé, et nous restons seuls, les mains vides, le cœur en décombres, le ventre en mort.


 

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