lundi 21 août 2023

[Moor, Marente (de)] La Vierge néerlandaise

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La Vierge néerlandaise
            (De Nederlandse maagd)
         

Auteur : Marente de MOOR

Traduction : Arlette OUNANIAN

Parution : en néerlandais en 2010,
                  en français en
2023
                  (Les Argonautes)

Pages : 320

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Pendant l’été 1936, Janna, dix-huit ans, est envoyée en Allemagne. Un ami de son père, Egon von Bötticher, doit aider la jeune fille néerlandaise à se perfectionner au fleuret. Grand maître d’escrime, von Bötticher réside à la campagne dans une belle propriété où il organise, malgré leur interdiction, des combats de Mensur avec armes réelles. Janna cherche à percer le mystère unissant cet homme blessé et aigri avec son père et tombe inévitablement sous le charme de son maître charismatique. Liés depuis la Première Guerre mondiale par le code d’honneur, les deux hommes semblent avoir une dette à régler. Mais lorsque la barbarie envahit l’Europe et que les notions de courage, d’amitié et d’héroïsme ne semblent plus valoir grand-chose, Janna se demande qui va devoir la payer.

Bien plus qu’une histoire d’amour, délicieusement rendue, La Vierge néerlandaise explore l’initiation de Janna au monde adulte comme une expérience contradictoire et troublante. Avec une mélancolie saisissante, Marente de Moor évoque les tensions d’un monde en proie à un changement majeur. Et, ainsi que Janna le formule lorsqu’elle rentre aux Pays-Bas : « Plus rien ne sera comme avant, ce voyage fut un aller sans retour. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Marente de Moor, née en 1972 au Haye, est l’autrice de romans à succès dont La Vierge néerlandaise, traduit dans une quinzaine de langues et récompensé par le prestigieux Prix AKO ainsi que le prix de l’Union Européenne de littérature. Elle a vécu plusieurs années à Saint-Pétersbourg en Russie, où elle a travaillé comme correspondante. Publié par certains des éditeurs les plus importants au monde, La Vierge néerlandaise est le premier roman de Marente de Moor à être traduit en français.

 

 

Avis :

La Vierge néerlandaise est la personnification de la liberté dans l’iconologie batave remontant au XVIe siècle. On la représente habituellement, comme sur les timbres postaux il y a cent ans, en compagnie d’un lion couronné portant épée et faisceau de flèches, emblématique des États Généraux des Provinces Unies des Pays-Bas. C’est donc tout un pays que désigne le titre de ce roman, en même temps qu’une jeune fille de dix-huit ans, Janna, à l’orée d’un apprentissage qui va brutalement la faire passer à l’âge adulte.

Fascinée par la championne germanique Helene Mayer, Janna la Hollandaise se passionne pour l’escrime. Pour lui permettre de parfaire son art, son père, un médecin idéaliste et rêveur exerçant à Maastricht, l’envoie un été chez un ami à lui, l’aristocrate germanique Egon von Bötticher dont il a sauvé la vie lors de la Première Guerre Mondiale. L’homme vit avec ses cicatrices, tant physiques que morales, dans son domaine du Raeren tout proche de la frontière avec les Pays-Bas. En cette année 1936 où le national-socialisme hitlérien accélère la bascule de l’Allemagne vers un ordre nouveau, lui s’accroche bec et ongles aux valeurs et au code d’honneur prussiens, enterrés avec la chute de l’Empire allemand en 1918 et tout entiers incarnés dans sa passion pour le cheval et pour les combats à l’épée, au sabre ou au fleuret. Il est en l’occurrence le dernier à organiser chez lui la traditionnelle Mensur, ce combat d’escrime à armes réelles interdit par les nazis en 1933.

Chez Janna, aussitôt sous le charme du maître et de sa prestance de hussard en même temps qu’intriguée par sa relation manifestement compliquée avec son père, la curiosité dépasse très vite le simple champ du perfectionnement sportif. Entre première expérience amoureuse, investigation du douloureux passé de von Bötticher au travers de vieilles lettres qu’elle lui dérobe en fouillant son bureau, et ambiance électrique au Raeren où, malgré son isolement campagnard, finissent par se télescoper les courants contradictoires d’une société allemande déstabilisée par l’effondrement de ses repères depuis 1918 et profondément animée d’un esprit général de revanche, ce sont autant de pans de son innocence qui volent à jamais en éclats.

Dans cette histoire très janusienne d’Entre-Deux-Guerres, tout n’est que dualité et passages : entre enfance et âge adulte ; entre deux pays, l’un qui resta neutre pendant la Grande Guerre, l’autre qui n’en finit pas de ruminer l’humiliation, renforcée par la crise économique, d’un Traité de Versailles pris comme un diktat ; entre Guerre et Paix comme l’ouvrage de Tolstoï emporté par Janna dans ses bagages. Les autres élèves présents au Raeren sont deux adolescents jumeaux dont la relation fusionnelle se craquelle pour la première fois sous l’effet de la rivalité amoureuse, les amenant chacun au conflit avec leur double, pour ainsi dire avec eux-mêmes, exactement à l’image de cette première leçon de combat reçue par Janna face au miroir. Tout cela pour, dans une réflexion nourrie par l’ouvrage d’un Maître hollandais du XVIIe siècle, le plus complet jamais publié sur la question, insister sur les automatismes empathiques nécessaires au bon escrimeur : «  Quand tu comprends qu’en fait l’ennemi n’est pas différent de toi, tu peux, avec un simple petit calcul, prévoir la portée de ses mouvements. »

C’est ainsi que le roman, dans un cheminement certes un peu décousu qui pourra parfois déconcerter le lecteur pris d’une sensation de confusion, s’avère une métaphore aux multiples facettes, l’escrime servant un message de dépassionnalisation des conflits par l’observation et la compréhension mutuelle : « Un bon escrimeur garde la tête froide ; débarrassé de l’esprit de vengeance, il considère son adversaire à distance. Il est ainsi le spectateur de son propre combat, il n’est pas commandé par ses affects mais par une vérité absolue. » « Si votre art de combattre se base sur l’observation des intentions de l’adversaire, vous remarquerez que vous vous rapprochez de lui, car vous êtes dans la même situation. Il est dans votre intérêt à tous deux de travailler de concert. » Et le sage Girard Thibault d’espérer en 1630 : « J’essaie constamment d’en convaincre l’Électeur, dans l’espoir vaniteux que je pourrais éviter une nouvelle guerre. N’est-il pas toujours plus raisonnable d’observer avant que de verser inutilement le sang ? »

S’appuyant sur la très ancienne déontologie de ce sport de combat qu’est l’escrime, Marente de Moor nous invite au rêve, le temps d’une lecture : quel monde de paix si l’on y résolvait les conflits à la mode des fleurettistes… (3,5/5)

 

 

Citations :  

J’ai été conçue dans les années vingt, au lendemain d’une guerre mondiale. Je l’ai compris alors que je logeais chez ma tante, à Kerkrade, où la frontière longeait de près les portes des maisons de la Nieuwstraat. Elle était devenue invisible, mais quelques trous témoignaient encore de l’ancien bornage. Un jour, j’avais marché dans l’un d’eux et ma tante m’avait expliqué que des grilles s’étaient dressées à cet endroit, que les Néerlandais avaient vu leurs voisins d’en face disparaître derrière le grillage de leur guerre, que même leurs fenêtres avaient été barricadées pour qu’ils ne puissent pas s’enfuir, mais que, désormais, cette époque était révolue. Pourtant une moitié de la rue était toujours moins bien lotie que l’autre. En Allemagne, les magasins étaient vides. J’avais demandé pourquoi les Prussiens ne venaient pas tous habiter chez nous et ma tante avait répondu :  
– Parce que, dans ce cas, on serait aussi pauvres ici que chez eux.
La pénurie d’en face donnait lieu à toutes sortes de trafics. Certains jours, la rue était noire de monde. Des aventuriers, des paysans braillards derrière leur charrette à bras et des gens des provinces de l’ouest – des présomptueux qui venaient ouvrir des bureaux de tabac – affluaient de tous les coins de l’arrière-pays néerlandais, tandis que les Prussiens se pointaient à l’horizon à bord de guimbardes vides. À la fin, par manque de réglementation, la rue Neuve était devenue un boulevard commerçant. Le maire se plaignait en vain à l’État, le douanier fumait une cigarette dans sa guérite, d’où il avait tiré sur un déserteur quelques années auparavant. L’affaire allait se régler d’elle-même en trois mois. Après la chute du reichsmark, les clients se sont déplacés vers l’est et les marchands ambulants, qui s’enrichissaient de leur désarroi, les ont suivis.
 

Le droit d’attaque est une règle qui déchaîne la fureur des fleurettistes débutants. Il préconise que celui qui attaque le premier a le droit d’aller au bout de son attaque. Si le tireur adverse est le premier à toucher, le point ne lui sera pas compté, car avant d’effectuer sa contre-attaque il doit parer. Un effroyable sabotage ! Combien de fois n’ai-je pas jeté mon masque parce que l’arbitre avait décidé que ma touche sublime ne comptait pas, mais bien la pauvre petite touche du tireur adverse, simplement parce qu’il avait tendu le bras un petit peu plus tôt que moi. 
 

On voit bien souvent des animaux magnifiques, des chiens ou des chevaux menés par un maître qui ne paie pas de mine, et ils n’ont pas honte de lui. Le contraire si. Les maîtres s’excusent des défauts de leurs quatre pattes, affirment qu’il est temps de les piquer mais, le soir, quand personne ne les entend, ils chuchotent dans la douceur de leurs grandes oreilles qu’ils sont les plus beaux et les plus aimables du monde. 
 

Nous sommes les seules créatures à naître au monde entièrement démunies. Nous n’avons ni épines ni crocs. Nous avons notre raison, qui se développe graduellement et reconnaît les armes des autres. Un homme véritablement courageux, un homme conscient de sa force ne se défend pas par l’attaque. Il attend.
 
 
– Quand tu comprends qu’en fait l’ennemi n’est pas différent de toi, tu peux, avec un simple petit calcul, prévoir la portée de ses mouvements. Pourquoi alors se précipiter comme un sauvage sur sa proie ? C’est sa raison et seulement sa raison qui rend l’homme inviolable. Pas l’esbroufe, les plumes déployées ou les hurlements dans les bois. Il est déconcertant de se confronter à cette sagesse du XVIIe alors que nous sommes revenus au temps de la bête.  
– Quel est le problème avec la bête ? a demandé Egon. Il faut réchauffer la bête en soi. Seul l’animal sauvage est libre, en parcourant son territoire, en se battant, en gagnant, en mangeant sa proie. Trop de culture apporte la dégénérescence.  
– Tu es peut-être plus près du national-socialisme que tu ne le penses, mon ami.  
– National, c’est sûr, socialisme, pas le moins du monde. (…)
– Sur le champ de bataille, on ne peut pas se permettre de considérer l’ennemi comme son semblable, a dit Egon. Je l’ai dit aussi à Jacq, à l’époque. Son père, il travaillait pour la Croix-Rouge. « Aide aux soldats des deux camps, sans discrimination, partout. » Comment peut-on se battre avec de tels principes ? Si nous sommes les mêmes et que nous haïssons l’autre, n’est-ce pas de la haine de soi ? Et si nous sommes les mêmes et que nous aimons l’autre, n’est-ce pas du narcissisme ?


Un bon escrimeur garde la tête froide ; débarrassé de l’esprit de vengeance, il considère son adversaire à distance. Il est ainsi le spectateur de son propre combat, il n’est pas commandé par ses affects mais par une vérité absolue. Il observe, comme le scientifique qui envisage un problème d’arithmétique, comme un mathématicien, il mesure et établit. Reconnaissez-le vous-même, si quelqu’un possède la science de demeurer intouchable, à quoi servent alors ces assauts émotionnels ? Si votre art de combattre se base sur l’observation des intentions de l’adversaire, vous remarquerez que vous vous rapprochez de lui, car vous êtes dans la même situation. Il est dans votre intérêt à tous deux de travailler de concert.
J’essaie constamment d’en convaincre l’Électeur, dans l’espoir vaniteux que je pourrais éviter une nouvelle guerre. N’est-il pas toujours plus raisonnable d’observer avant que de verser inutilement le sang ? Chaque duelliste devrait savoir à quel point les assesseurs sont importants, leur regard distancié et équitable ne se laisse pas influencer par la soif de sang des combattants, et ils prennent des notes pour la postérité. J’espère humblement que l’histoire se souviendra de moi comme du guérisseur de la vengeance aveugle. (Girard Thibault – XVIIe siècle)


 

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