lundi 3 novembre 2025

[Vilain, Philippe] Mauvais élève

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Mauvais élève

Auteur : Philippe VILAIN

Parution : 2025 (Robert Laffont)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Dans Mauvais élève, Philippe Vilain évoque une période déterminante de sa jeunesse en milieu défavorisé, ses années de formation marquées par son échec scolaire et des épreuves qui l'ont vu évoluer, à force de volonté, du lycée technique à l'université, d'une détestation de la lecture à une passion pour la littérature, et l'ont mené, jeune homme, à vivre une histoire d'amour avec une écrivaine célèbre avant d'entrer dans le monde des lettres.
À travers son récit de transfuge, l'auteur poursuit sa quête de vérité et offre un véritable message d'espoir, révélant qu'une vocation peut combattre les déterminismes.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Philippe Vilain enseigne la littérature française à l'université Federico II de Naples et dirige la collection " Narratori francesi contemporanei " aux éditions Gremese. Il est l'auteur de nombreux romans, dont La Dernière Année, Paris l'après-midi (prix François-Mauriac de l'Académie française), Pas son genre (adapté au cinéma), La Femme infidèle (prix Jean-Freustié) et La Malédiction de la Madone (prix Méditerranée), ainsi que d'essais remarqués.
 

 

Avis :

Récit autobiographique lucide et sincère, Mauvais élève revient sur les origines populaires de l’auteur, son échec scolaire initial et le dur apprentissage qui devait, contre toute attente, le mener d’une orientation technique à une formation universitaire, d’un désintérêt pour les livres à une passion pour la littérature et, passant par une histoire d’amour avec Annie Ernaux, lui dans la vingtaine, elle avec trente ans d’avance et déjà très connue, lui ouvrir à son tour une grande carrière dans les lettres.

La narration commence avec l’enfance en Normandie, entre l’alcoolisme d’un père employé de bureau et l’usure d’une mère dactylofacturière, un parcours de « cancre irréductible, paresseux, collectionneur de notes indécentes, d’absences et d’avertissements » qui « ne voulai[t] rien apprendre et ne savai[t] pas quoi faire de [s]a jeunesse », au point de verser dans la petite délinquance. 
Puis vient le déclic : la découverte des livres, l’écriture comme échappatoire et la volonté farouche de s’en sortir. Avec un BEP en poche, il décroche un bac pro, puis entame des études de lettres modernes, porté par l’ambition de vivre de sa plume.

Mais son ascension aurait-elle été possible sans cette liaison improbable avec Annie Ernaux ? Cinq années d’une relation intense, faite d’admiration chez lui, de domination chez elle, qui deviendra son Pygmalion. Cette partie du récit, que certains lisent comme une réponse aux deux livres qu’elle a consacrés à leur histoire, offre son propre versant, sans acrimonie ni esprit de revanche. L’auteur y fait preuve d’une remarquable distance, d’un calme qui n’efface ni les blessures ni la reconnaissance.

Loin d’un règlement de comptes, le texte rend hommage autant qu’il explore les failles, sans colère ni amertume, dans une introspection lucide et assumée. Tous deux ont connu une ascension sociale vertigineuse, mais chacun en garde un ressenti différent : chez elle, la honte du transfuge de classe ; chez lui, une forme d’apaisement. Se disant « nomade social », il revendique une fidélité à son moi profond, une tendresse intacte pour les siens, et une lucidité sur les désillusions que peut aussi offrir son nouveau milieu.

D’une grande délicatesse, riche en réflexions nuancées, ce récit personnel doublé d’une lecture sociologique impressionne par la passion et la ténacité qui ont fait de la littérature une véritable planche de salut. Une écriture remarquable, au service d’un parcours hors norme. (4/5)

 

 

Citations :

On nous imposait des dictées pour y remédier, ainsi que réapprendre les règles élémentaires de l’orthographe et de la grammaire. La plupart d’entre nous traînaient d’importantes lacunes dans ces domaines, certains étaient quasiment analphabètes, d’autres, étrangers, maîtrisant mal la langue, s’exprimaient laborieusement. Mon cas n’était pas moins désespéré. Mes fautes de français insultaient l’intelligence. Ne lisant pas, je me sentais moi-même étranger dans ma propre langue, relégué dans une catégorie d’irrécupérables, une Internationale des damnés.


Même la position, décentrée, des bâtiments techniques, C et D – l’habitat des dactylos, des mécanos, des chaudronniers et autres déshérités, gaillards cabossés de la vie, s’apparentait à des entrepôts –, indiquait notre relégation dans la géographie sociale du lycée : nous étions parqués près des immeubles de la zone sensible de Vernon, les quartiers incandescents de la ZUP peuplés de familles immigrées paupérisées, loin du prestigieux bâtiment A occupé par les lycéens des filières générales. C’était peut-être ce que nous méritions, la hideur bétonnée du monde, l’inesthétique architecturale : même la beauté nous était ôtée. En répartissant ainsi les sections, le lycée ne faisait pas que distinguer les filières entre elles, il sélectionnait des manières d’être, des habitus, reproduisait les inégalités sociales. Le contraste criant entre le bâtiment A et le bâtiment D accentuait mon sentiment d’injustice et de révolte, cette ségrégation au sein de l’établissement me faisait prendre conscience des déterminismes, des marquages d’identité sociale, de cette force implacable qui ramenait les élèves en difficulté dans une seule et même zone. Se retrouver au bâtiment D signifiait, de fait, être issu d’une famille pauvre et avoir une scolarité chaotique jalonnée de redoublements, voire de faits de délinquance. Notre pedigree social valait un casier judiciaire.


Je tente juste, sans fabuler ma vie, sans nier les déterminismes et les conditionnements, de restituer le plus fidèlement possible l’environnement dans lequel ma scolarité se déroula, en rendant compte des faits et de la diversité des facteurs (la pauvreté, l’alcoolisme, le manque d’encadrement de mes parents, la violence sociale, les inégalités culturelles, ma mélancolie) qui contribuèrent à infléchir ma trajectoire dans un sens plutôt que dans un autre, à me déterminer dans une direction, comme à me rendre indisponible pour les études, incapable de me concentrer pour apprendre, réfléchir et trouver ma place dans le système scolaire. Ces épreuves me marquèrent profondément et me firent prendre conscience de la fragilité des destins, de l’implacable logique d’une jeunesse que je traversais comme un fantôme.


Et s’il n’y avait eu aucun jour de ma jeunesse, avant ceux-ci, que j’avais passé à lire, je me rendais compte, m’ouvrant au monde, qu’il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres et qui, sans nous rendre forcément inconscients de nos manques et de notre malheur, mais en nous privant de repères et de cadre, en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde. 


Certes, je voulais étudier les lettres, mais en m’inscrivant à l’université, je ne me souciais pas d’en savoir la finalité, l’enseignement ou les métiers de l’écrit, par exemple, et je n’avais pas conscience que les diplômes universitaires, quand ils ne menaient pas alors à un terme doctoral, demeuraient sans réelle valeur, inopérants pour construire une carrière professionnelle. De telles études littéraires, déclassées, n’offraient aucune perspective concrète, mais permettaient tout juste d’ajourner une transition vers une autre voie et ne contentaient que les étudiants de mon espèce, ceux des classes sociales inférieures, indécis quant à leur avenir – les étudiants de la bourgeoisie, eux, savaient que seules les grandes écoles vous assurent une carrière « convenable » ; parmi eux, restaient à l’université ceux qui suivaient un double cursus ou bien ceux qui avaient échoué en classes préparatoires. 
 
 
L’écriture m’affirmait, me consolait, me réparait. Je me réconfortais de voir les mots jaillir sur le papier, la force jouissive de l’écriture qui avortait mes années noires délivrait en moi le taiseux, le mutique, une parole souveraine, impérieuse, dont le lyrisme suivait l’exaltation de ma pensée pour se tenir à peine au-dessus du silence. Les difficultés à m’exprimer, à désigner les choses en paroles ou à terminer mes phrases sous le regard des autres, mon léger bégaiement de timide, ma manière bafouillante de parler en rameutant à toute force mes idées, qui si souvent, dans une assemblée, me faisaient heurter les syllabes des mots, les inverser, qui me contraignaient dans les discussions et devaient me donner une apparence stupide, disparaissaient miraculeusement en écrivant. Dans la solitude, quand mon esprit s’apaisait, l’écriture, me délestant de ma gaucherie, rassérénait mon intelligence.


Mais je ne m’habituais toujours pas au climat de Rouen, à la pluie qui déteignait sur mon humeur, amplifiait mon goût de la méditation jusqu’à me rendre mélancolique, cette même pluie qui semblait enraciner les Rouennais à leur ville. La pluie était le témoin fidèle de leur vie, celle qui les voyait grandir, étudier, celle qui pleurait leur départ quand ils devaient quitter la ville pour des raisons professionnelles, celle qui fêterait leur retour quand, plus tard, après des mois ou des années, ils reviendraient s’y installer, pour s’y reproduire, y occuper une fonction, fréquenter les mêmes cafés, les mêmes supermarchés, les mêmes restaurants, jusqu’à la retraite et à l’ultime grand silence, sous une pluie générationnelle en somme, qu’ils se perfusaient de père en fils, de mère en fille, une pluie qu’ils avaient intégrée et qui faisait partie d’eux, une pluie bienvenue qui ne les empêchait de rien, ni de sortir ni de se promener, comme s’ils avaient un parapluie dans le cœur. 


Le véritable mépris de la littérature prenait, à mes yeux, le visage du divertissement littéraire, de cette littérature dite « populaire », désécrite, fabriquée pour plaire à un public spécialisé, de consommateurs plus que de lecteurs, et s’adapter aux goûts présumés des gens de mon espèce sociale, comme de la nourriture serait spécialement confectionnée avec de mauvais ingrédients pour satisfaire les goûts des pauvres, dont on décréterait qu’ils ne méritent pas mieux. Bien sûr, je n’en voulais pas aux lecteurs de la lire, mais aux auteurs de la fabriquer si savamment ; c’était cela, à mes yeux, le mépris, la déconsidération de son lectorat : penser qu’il ne méritait pas une meilleure prose. 


L’importante différence d’âge aurait dû nous conduire à ne pas poursuivre une relation aussi déséquilibrée, et n’importe quelle personne responsable y aurait mis aussitôt fin : mais ni elle ni moi ne l’étions. Elle parce qu’elle me désirait, moi parce que je l’admirais. Anticipant mes doutes, cependant, elle me cita des mots de Paul Auster, un auteur qu’elle appréciait : « Les histoires n’arrivent qu’à ceux qui sont capables de les raconter. De même, les expériences ne se présentent qu’à ceux qui peuvent les vivre. »


Je n’étais pas encore entré dans cette dimension stakhanoviste de l’écriture et de ses plaisirs masochistes, qui consiste en une réécriture régulière, en un regrattage infini des syllabes et des mots, en un entraînement foncier, semblable à un travail musical de gammes ou de répétitions, contraire au superficiel plaisir d’écrire soumis aux caprices d’une inspiration aléatoire. Elle me faisait comprendre que, loin des clichés romantiques de l’improvisation artistique, l’écriture demande un investissement sans faille, un apprentissage de l’humilité, une obéissance à une méthode, offrant finalement peu de jubilation, peu de plaisir. Je n’étais pas encore prêt à me faire si mal, à me salir les mains, mais j’avais déjà intégré l’idée qu’écrire est un travail, et une guerre contre le temps, un temps qui reste à conquérir sur soi, sur les autres, sur les distractions, que nous ne pouvons écrire sérieusement sans voler du temps, sans faire ce choix astreignant, puisque nul ne nous oblige à écrire et n’attend de nous lire.  
 
 
Écrire n’était pas pour elle un travail différent de celui du poète qui, dans la condensation des idées et des mots, recherche l’essence des choses, ou du sculpteur qui s’emploie à réduire la matière afin de trouver la forme juste, quitte à ce que cette forme minimale n’en vienne à se restreindre au strict nécessaire (…).


C’est à cela qu’Annie Ernaux me familiarisait, au fait qu’un écrivain, dans sa version idéale, la plus exigeante, qu’elle représentait à mes yeux, n’est pas seulement un auteur, un producteur de contenus ou un raconteur d’histoires, mais avant tout un penseur, porteur d’une vision du monde et de convictions politiques. 


Mon adhésion soudaine à Naples me sensibilisait à l’idée commune, mais si juste, finalement assez dérangeante, à laquelle je devais bien me résigner, que nos goûts, nos pensées, nos manières d’être, nos habitudes, nos passions même et tout ce que nous avons la faiblesse de croire singulier sont déterminés par nos origines, qu’ils dérivent des circonstances où ils se sont formés à notre insu et que, quoi que nous fassions, quelque effort que nous produisions pour maquiller nos goûts, les corriger ou les refouler, il nous est difficile, pour ne pas dire impossible, de les effacer : la puissance irrésistible du temps nous y ramène constamment. Et ce n’était sans doute pas un hasard si Annie aimait tant Venise, et moi, qui avais vécu dans des conditions matérielles comparables à celles que connaissait une majorité du peuple napolitain, et qui avais passé ma jeunesse dehors, à traîner dans les rues, à jouer au football, à rapiner un peu, me sentais si napolitain : je n’étais pas autre chose encore qu’un ragazzo di strada, un gars de la rue.


Néanmoins, s’il arrivait que leur comportement m’embarrassât, la honte jamais ne s’y mêlait, sans doute parce que la seule que j’aie véritablement éprouvée était relative à l’alcoolisme de mon père, non à mes origines populaires, et si je m’effrayais parfois de m’éloigner de mes parents, de ne plus rien partager avec eux, si, même, pourquoi ne pas le dire, je m’ennuyais par moments en leur compagnie, si je ne les avais pas pris comme modèles et si je n’employais plus depuis longtemps leur langage dont j’avais gommé la plupart des incorrections, je continuais de me reconnaître dans leur monde ; par ailleurs, je constatais que l’acquisition de la culture, si elle ne manquait pas de creuser une distance de classe entre mon ancien monde et celui que je découvrais, n’affectait pas foncièrement ma manière d’être, mes habitudes, mes goûts, ni ne me faisait éprouver ce sentiment de trahison que les transfuges connaissent à l’égard des personnes du monde dont ils sont issus. Quelque chose d’irréductible me liait à mon milieu, qui tenait sans doute au fait que j’avais été tardivement doué pour les études et que je savais, au fond de moi, ce qu’était souffrir d’une certaine inculture, être méprisé. Car, je l’avais remarqué, nombre de ceux qui ressentaient ce sentiment de trahison avaient pour trait commun d’avoir été tôt de brillants élèves, de sorte qu’en acquérant précocement une érudition, ils développaient peut-être, en même temps, un goût de la domination. Ce sentiment-là, j’avais eu la chance de ne jamais l’éprouver, parce que, tout en évoluant vers un monde intellectuellement et socialement supérieur, je n’avais cessé de fréquenter le mien. La culture ne me servait donc pas d’instrument de jugement, d’évaluation ou de distinction, mais de moyen de compréhension de mon propre monde, qui m’aidait à expliquer mon mode de vie, à le considérer comme à le justifier. C’est pourquoi je ne diabolisais pas mes parents, je ne les trouvais pas « ploucs », je voyais plutôt de pauvres gens, courageux, marqués par la violence sociale, et qui n’avaient pas eu la chance de bénéficier d’une véritable éducation. De sorte que les sentiments d’illégitimité, de déloyauté et de trahison qui submergent bien souvent les transfuges de classe – je m’apprêtais à en devenir un – au moment de s’éloigner de leur famille, de s’écarter de la voie qui leur était promise dès la naissance, ne m’effleuraient pas, puisque je ne cherchais pas à fuir les miens, seulement à me sauver.


 Je ne crois pas ceux qui disent manquer de temps pour écrire, car, en réalité, personne n’a le temps d’écrire, écrire n’étant pas une activité normale. C’est une activité que nous devons nous imposer, c’est un temps que nous devons prendre d’autorité. Écrire n’est pas seulement une affaire de talent ou de compétence, mais d’abord une aptitude à s’inventer du temps, à se créer des espaces de liberté et à savoir s’immerger dedans, c’est une disposition à se faire temps. 
 
 
Oui, c’était bien une déception que la découverte de ce monde cultivé m’apportait, un monde qui ne fonctionnait pas différemment d’une caste ou d’une entreprise, avec sa hiérarchie respectable, ses dominants et ses courtisans, son économie et son commerce, son favoritisme et son entre-soi, une caste dont la littérature n’était que le prétexte et ne vantait que ses produits les plus conformes au goût du temps, et toujours les mêmes écrivains formatés, bien éduqués, ceux qui « avaient la carte » et qui vendaient. Publier me faisait observer la prépondérance des héritages, la puissance de la reproduction sociale, la persistance des clivages classistes, et éprouver, à mes dépens, la manière pernicieuse dont la littérature autobiographique cristallisait la lutte entre les classes sociales, la différence flagrante de traitement critique entre les auteurs issus des classes supérieures et ceux issus des classes inférieures, ne bénéficiant d’aucun réseau. J’avais compris que chaque auteur était étiqueté dès le départ et que le mérite était une farce, qu’il n’était pas pris en compte, que les textes ne seraient pas évalués sur des conventions littéraires, mais sur des conventions d’un ordre différent, marchandes avant tout, et j’avais la conviction que, dans ces conditions, tout ce que j’écrirais ne serait jamais assez convaincant, que l’on trouverait toujours à me critiquer là même où l’on épargnait la plupart des auteurs du sérail, en conséquence de quoi il me faudrait davantage que tous les autres faire mes preuves – comme on me l’avait dit durant toute ma scolarité – pour imposer un nom dans ce paysage, y gagner le respect et y durer. Bien entendu, je ne découvrais pas les inégalités du système et je n’en étais pas étonné, car celles-ci sont inhérentes aux sociétés marchandes ; ce qui me chagrinait surtout, c’était que ces injustices soient acceptées et perpétrées – à leur avantage – par ceux-là mêmes qui prétendaient lutter contre elles, les intellectuels et les transfuges de classe. La violence d’un pareil traitement, qu’il ne m’aurait pas surpris d’observer dans n’importe quel autre milieu, me choquait dans celui de la culture, justement censé faire preuve d’ouverture, de compréhension et œuvrer à l’abolition des formes les plus radicales d’iniquité. J’étais déçu : ce monde ne différait pas des autres, celui de l’entreprise notamment, réglé par des enjeux économiques et de pouvoir ; le fait de vivre dans un monde cultivé, de connaître la littérature, l’art, dont la richesse et l’importance sont si vantées, n’améliore personne, ne rend ni plus humaniste, ni plus philanthrope, ni plus juste ; ma déception venait du constat de l’échec de ce monde de la culture qui, finalement, donnait lieu aux mêmes inégalités sociales, aux mêmes injustices, à la même violence qu’ailleurs.


Devenir écrivain ne modifiait pas mon existence. Je ne vivais pas comme une fierté le fait de rencontrer des personnalités, d’en côtoyer certaines, ni comme un deuil de ma propre culture d’avoir fait de la littérature mon activité principale, mais il me semblait que je participais à une expérience sociale qui m’apportait une compréhension plus complète de la société. Je ne me sentais pas un transfuge ni même un transclasse, au sens où, si ma trajectoire décrivait un mouvement ascendant d’un milieu à un autre, si mes activités professionnelles m’obligeaient à côtoyer un univers profondément différent du mien, économiquement et culturellement plus élevé, et à fréquenter des personnes jouissant d’un statut important, et si je déjouais le destin de ma classe d’origine, je n’avais pas, néanmoins, épousé les valeurs de cette nouvelle classe, de ce nouveau monde dans lequel je me contentais de séjourner temporairement. Je me voyais plutôt comme un voyageur entre les mondes, une sorte de « nomade social » comme un sociologue le définit, un homme du peuple, libre, qui, par obligation professionnelle, passe du temps dans d’autres contrées culturelles, mais ne fait que les traverser pour revenir à sa terre d’origine, sans devenir un autre, sans honte ni sentiment de trahison par rapport aux miens. Ce nouveau monde, décevant, ne m’éloignait pas de ma famille, et sa culture n’était pas assez puissante pour faire disparaître la mienne, pour gommer mes goûts, mes intérêts, mes passions populaires, me désolidariser des miens.


L’amour de la lecture ne me semble pas très différent de l’amour que nous éprouvons pour une personne, il est avant tout une question de rencontre : de même que nous ne sommes pas dépourvus d’une capacité à aimer lorsque nous sommes célibataires, nous ne sommes pas pourvus d’une incapacité à lire lorsque nous ne lisons pas, dans un cas comme dans l’autre, nous avons besoin d’amour et de lecture, et c’est seulement que nous n’avons pas encore rencontré la bonne personne et les bons livres. Cette rencontre est une découverte qui réclame du temps et des hasards, et suppose une certaine connaissance de soi et de ses préférences, pour mieux circonscrire ses attentes, vaincre ses appréhensions aussi. Car c’est souvent la peur de la littérature, au fond, qui nous interdit de la lire : la peur de n’y rien comprendre et de nous renvoyer à une forme d’ignorance ou de stupidité, la crainte de nous confronter à la difficulté de textes que nous n’imaginons pas écrits pour quelqu’un comme nous ; mais aussi, inversement, la peur de comprendre ce que nous nous sommes longtemps dissimulé et que la littérature nous donnerait soudain à voir, la réalité sans détour, à vivre sans illusions ; la peur de rencontrer des personnages susceptibles de nous déstabiliser ou de nous ressembler, nos fantômes, nos spectres et nos doubles ; la peur de changer et de voir nos certitudes remises en question. 

 

 

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