mardi 11 novembre 2025

[Millet, Catherine] Simone Emonet

 





J'ai aimé

 

Titre : Simone Emonet

Auteur : Catherine MILLET

Parution : 2025 (Flammarion)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Elle était née en 1918 à la veille d’une mauvaise victoire et elle s’était mariée en 1939, quelques mois avant que son mari ne parte à la guerre pour être retenu prisonnier pendant cinq ans. Elle était jolie, élégante, et intelligente. Elle était appréciée, mais, comme on disait, elle avait eu des malheurs. Un matin splendide du printemps 1982, elle décida d’en finir avec ce corps dont elle n’avait plus d’image. Je suis sa fille, et à moi il reste quantité d’images, et je fais avec.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Catherine Millet est, entre autres, l’auteur de La Vie sexuelle de Catherine M. (2001), Jour de souffrance (2008), Une enfance de rêve (2014) et Commencements (2022). Elle est aussi critique d’art, directrice de la rédaction d’Artpress, revue qu’elle a cofondée en 1972.

 

 

Avis :

Photographies, lettres, souvenirs et silences : autant de fragments épars que Catherine Millet assemble pour recomposer la figure de sa mère, dans une exploration intime longtemps différée, depuis le suicide de Simone, survenu en avril 1982 dans l’appartement familial de Bourg-la-Reine. Ce geste, radical et mutique, installe une absence autour de laquelle le récit se construit en creux.

Les traces ténues suggèrent une vie en retrait, marquée par les épreuves – guerre, ruptures, renoncements – et traversée par une élégance discrète, moins choisie que subie. Aucun langage ne semblait possible, sinon celui du silence. L’écriture avance sans pathos, dans une économie de mots et une rigueur presque sèche à la mesure de cet effacement. Avec ses phrases nettes, son regard sans complaisance et son émotion contenue, elle adopte une froideur maîtrisée, loin de toute effusion. 

Cette retenue formelle trouve son prolongement dans la structure du livre, qui progresse selon une logique fragmentaire, au gré des détours de la mémoire. Parfois déroutante, cette construction reflète la nature même de la quête : faire parler les non-dits, exhumer ce qui n’a pas été transmis et enfin donner une forme à l’inexprimé. Le lecteur avance parmi ces poussières de vie, dans une chambre d’échos où se devine, sans bruit, une mémoire invisible. Par-delà le retrait, Catherine Millet fait émerger une voix et une intimité longtemps empêchées. Élégie murmurée sans plainte ni jugement, le texte semble s’adresser à celle qui n’a jamais parlé, laissant affleurer, dans le vide, ce qui n’avait pu être dit. 

Si, malgré sa cohérence esthétique et sa maîtrise formelle, le livre déconcerte, c’est peut-être qu’il rejoue – héritage ou mimétisme inconscient – la réserve et l’impossibilité du lien qui caractérisaient Simone. Plus que combler l’absence, Catherine Millet semble prolonger cette distance, maintenant dans l’écriture une posture de retrait. L’émotion reste en sourdine, la parole contenue, comme si le texte ne pouvait que reconduire le silence qu’il interroge.

C’est donc avec l’impression troublante d’une dérive parallèle – celle de deux icebergs, distants et muets – que se traverse ce livre. L’un tente, par l’écriture, de jeter un pont posthume vers l’autre, dans une démarche plus conceptuelle qu’émotionnelle. Mais ce lien demeure suspendu, fragile, jamais pleinement accompli. Le lecteur, face à cette constellation de fragments, doit relier les îlots du récit pour en reconstituer la trame intime. On referme le livre dans une forme de vertige : celui d’un legs en creux, fait de béances longtemps creusées par le non-dit et la distance affective, puis scellées par le suicide. Une lecture qui glace presque davantage qu’elle ne bouleverse. (3,5/5)

 

 

Citations :

Certes, j’étais sortie du huis clos de la rue Philippe-de-Metz depuis quinze ans déjà, et je voyageais, je rencontrais du monde, j’avais appris, lu des livres d’art et des ouvrages de psychanalyse, et même, quatre ans durant, deux fois par semaine, j’avais remonté le boulevard Saint-Michel, grimpé la rue Soufflot, pour aller exhumer quelques paroles précieuses, en recueillir quelques autres plus précieuses encore, plus rares, dans le cabinet d’un analyste. Malgré tout cela, je continuais de porter le fardeau familial, c’est-à-dire le sort qui pèse plus lourd sur les classes populaires que sur celles où l’on apprend tôt à ne pas s’en laisser conter, où l’on ne se laisse pas faire par la fatalité. Partie, oui, mais toujours en fuite. Capable de critiquer les conventions esthétiques ou morales de la société, mais pas encore émancipée des schémas qui structuraient depuis toujours la vie d’une famille rompue, résignée aux déboires, aux catastrophes, aux maladies. Toute une malédiction que l’on ne s’explique jamais vraiment parce que l’enchaînement des effets lui tient lieu de cause. Il n’y avait pas à aller chercher pour comprendre la difficulté à vivre de ma mère. C’était un fait qu’il était inutile de questionner, parce que tant de malchances et de malheurs dont on ne faisait pas mystère s’étaient abattus sur elle (…)


Pendant longtemps, quand j’étais moi-même fatiguée ou déprimée, cette vision de ma mère, figure mal dessinée dans son désordre de linge, organisme inerte et relégué, relié à un tube en plastique, me revenait en tête et je me disais très clairement que c’était elle qui avait raison contre ceux qui s’évertuaient à essayer de la ramener dans ce qu’ils appelaient une vie normale, alors qu’ils connaissaient bien toutes les difficultés et les peines de cette vie, et qu’il y avait de l’hypocrisie dans l’encouragement que nous lui prodiguions, moi aussi bien que les autres. Je comprenais, informée par les petites bulles de vide qui éclatent quelquefois au creux du plexus solaire, que l’on pouvait renoncer à tenir son corps debout dans le monde parce que la bousculade qui s’y produit perpétuellement ne mérite pas qu’on y prenne part. Je le savais, j’étais en plein dedans, ou plutôt je le savais parce que je me voyais y batailler.


Ce pêle-mêle de reliques intimes et des multiples photocopies des mêmes papiers administratifs dont je n’ai sur le moment rien regardé ni rien jeté, et qu’aujourd’hui je nomme pompeusement « archives », avait valeur de synecdoque. Étaient résumées là des décennies de vie d’une famille déchirée, se trouvait condensée une histoire à la fois commune et criblée des secrets de chacun : le père qui disparaissait périodiquement pour une destination inconnue, l’amant de la mère caché dans le silence des enfants, le caractère ombrageux du fils qui s’évadait, sac au dos, jusqu’à l’autre bout du monde, les rêveries de la fille et ses premières incursions sur des chemins de traverse sexuels, et jusqu’au corps rhumatisant, replié sur lui-même, de la grand-mère, cherchant à faire oublier sa présence en trop. Et désormais, la mort y creusait ses gouffres. Cependant, ces boîtes devinrent mon substitut de famille, de ce genre de famille à laquelle on ne prend pas la peine de rendre visite, mais qui est là, serait-ce au loin, et qui sert d’abscisse et d’ordonnée pour se situer dans l’espace et le temps de l’humanité, bref, elles étaient mon port d’attache inconscient.


On garde des petites choses en souvenir, mais c’est incroyable comment simultanément on s’empresse de se débarrasser de ce que le mort abandonne, de nettoyer, éliminer tout le reste d’où son fantôme resté tapi pourrait surgir.


 

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