J'ai beaucoup aimé
Titre : Psychopompe
Auteur : Amélie NOTHOMB
Parution : 2023 (Albin Michel)
Pages : 162
Présentation de l'éditeur :
" Ecrire, c'est voler." Amélie NothombPalmarès des libraires - Livres Hebdo 2023
Sélectionné pour le Prix Littéraire 2023 du journal Le Monde.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Depuis 1992 et Hygiène de l'assassin, tous les livres d'Amélie Nothomb ont été publiés aux éditions Albin Michel. Elle a reçu, entre autres, le prix Chardonne, le Grand prix du roman de l'Académie française, le prix de Flore, et le Grand prix Jean Giono pour l'ensemble de son oeuvre. Ses oeuvres sont traduites dans 40 langues, des U.S.A. au Japon.
Avis :
Après Soif et Premier sang, consacrés l’un au Fils (le Christ), l’autre au Père (le sien), Amélie Nothomb clôt sa trilogie christique avec le Saint-Esprit, figuré par un oiseau psychopompe (elle-même), passeur d’âmes entre la vie et la mort.
Tout commence, sur un ton léger, par l’enfance cosmopolite de cette fille de diplomates qui, du Japon à la Thaïlande en passant par la Chine, le Bengladesh ou la Birmanie, se prendrait presque pour l’un de ces oiseaux qu’elle se plaît depuis toujours à observer. Ainsi le fabuleux engoulevent oreillard, aux oreilles pointues le faisant sembler, à ses yeux d’enfant, un dragon courroucé de devoir de temps à autre se poser. Mais l’oeuf qu’est encore la narratrice est brisé par un viol, à ses douze ans, lors d’un bain de mer au Bengladesh. La fulgurance de la scène, tout entière contenue dans « Les mains de la mer s’emparèrent de moi », s’éteint dans un quasi non-dit, une ellipse refermée par sa mère en moins de mots encore : « pauvre petite ».
« Quelque chose s’éteignit en moi. On ne me vit plus dans aucune eau. » « La violence des mains de la mer avait arraché la coquille, je n’étais plus l’œuf que j’avais été. Oisillon dépourvu de plumes, il me faudrait accéder au statut d’oiseau. Cela serait monstrueusement difficile. » A cet exact mitan du livre, le ton s’est fait plus grave mais, concis jusqu’à l‘épure, conserve la grâce d’un vol en apesanteur. Pour sortir, tel Orphée psychopompe, des Enfers de l’anorexie, la jeune Amélie Nothomb doit trouver la force de déployer ses ailes d’adulte, et cet envol, c’est l’écriture qui le lui permet. Dès lors, le récit autobiographique se fait exégèse, dégageant rétrospectivement la cohérence de l’oeuvre de l’auteur et s’attachant à une réflexion, elle aussi à l’aune de la métaphore aviaire, sur l’acte d’écrire.
Question pour elle de « vie ou de mort », l’écriture est un vol libre qui « comporte l’énorme péril de la chute », mais « privilège absolu », « grâce » la plus élevée, elle doit, par son style, éviter « tout excédent de bagages », ne « s’embarrasser [que] d’un minimum de matière », pour « empêcher [ses] phrase[s] de sombrer ». Elle que l’écriture a fait revenir des morts - « la morte, c’était la moi d’avant » -, raconte comment son livre Premier sang lui a aussi permis de nouer un dialogue post-mortem avec son père.
Avec ce livre autobiographique qui, à la fois grave et léger, tout en élégance et en épure, s’enveloppe de la métaphore pour un récit à la fois intimiste et éclairant sur les vertus essentielles, salvatrices et psychopompes de l’écriture, c’est une clé ouvrant les espaces les plus secrets de son œuvre que nous offre l’inimitable Amélie Nothomb. (4/5)
Quand on se sent incapable d’une pensée digne de ce nom, il reste l’observation : voici ce que m’apprit l’amour des oiseaux.
Si j’avais eu une passion pour les poissons, les serpents ou les tigres, je serais devenue une personne très différente. Quels que soient le lieu, la saison ou l’heure, on peut voir un oiseau sur cette planète. Même en plein océan, on peut assister au spectacle d’une migration de sternes arctiques. L’amour aviaire incite à être continuellement aux aguets. L’alerte est toujours de mise. Un amour qui se vit par l’observation, a fortiori par l’observation d’une espèce à ce point mobile, influe sur le caractère. La contemplation perpétuelle d’un être furtif m’enseigna l’art d’aimer l’insaisissable. On s’étonne de la fidélité amoureuse des oiseaux. Elle est pourtant très naturelle chez les individus à qui la notion de possession est étrangère.
La mangrove regorgeait d’engoulevents oreillards, mais il fallait attendre la tombée du soir pour les voir. Je patientais en contemplant les hirondelles fluviatiles. Elles avaient la particularité de partager les terriers des bêtes fouisseuses, ce qui, en ces zones inondées, ne laissait pas de m’inquiéter. J’observais le moment où elles disparaissaient entre les racines du banian pour rejoindre l’habitat de la taupe locale. Pourquoi choisir un souterrain quand on a la possibilité de nicher au sommet d’un arbre ? C’était encore plus bizarre que cette manie de l’engoulevent de dormir au sol.
Au détour d’une version, j’appris qu’Hermès, le dieu messager aux pieds ailés, pouvait être qualifié de psychopompe. Le psychopompe était celui qui accompagnait les âmes des morts dans leur voyage. Ce nom formidable jouait également à l’adjectif : ainsi, dans l’iconographie chrétienne, il y avait l’oiseau psychopompe qui permettait d’illustrer le Saint-Esprit – la fameuse colombe qui rendait la Vierge enceinte de Jésus.
Mon corps était la carcasse d’un cheval de Troie. Il contenait bel et bien un ennemi dont je ne cessais de découvrir le pouvoir narquois. Quand je me regardais dans le miroir, il disait :
– Elle va bientôt mourir.
– Pourquoi me parles-tu à la troisième personne ?
– Es-tu sûre que c’est toi ?
Bonne question. C’était le reflet de quelqu’un que je voyais à peine et dont j’aurais été incapable de dire qui il était.
Il n’est pas indifférent que celui qui a découvert le vol soit aussi devenu le premier chanteur. Voler inspire une telle extase que la joie de chanter s’impose.
Mon chant serait écriture. Comme l’alouette, je chanterais au moment de voler. Plus précisément, mon vol serait ma musique. Mélodie ténue, peut-être audible de moi seule, musique de survie cependant.
Méfiez-vous de celui qui affirme : « Je ne veux pas grand-chose : juste écrire. » Soit il ment, soit c’est pire. Écrire est le désir le plus haut, à l’égal de voler. Aucun oiseau ne pense : « Je ne veux pas grand-chose : juste voler. » Pour pratiquer le vol chaque jour, il sait que c’est colossal. L’intérêt d’écrire au quotidien, c’est aussi cela : ne jamais oublier à quel point c’est difficile.
J’eus à apprendre également la règle de s’embarrasser d’un minimum de matière. Pour s’envoler, l’oiseau sait ce qu’il ne faut pas emporter : tout ce qui pèse. À quoi reconnaît-on l’écriture du débutant ? À ses excédents de bagages. Il n’épargne rien à sa phrase, et si on le questionne sur l’importance de tel ou tel élément, il s’insurge :
– Ah, ça change tout, on a besoin de le savoir !
Pouvoir différencier le détail qui compte de celui qui leste, le mot puissant du mot encombrant : un art qui prend des années.
L’amour autorise à tout se dire, il n’y contraint pas.
L’existence alterne les moments où l’on est émetteur et ceux où l’on est récepteur. Ce qu’il y eut de bouleversant, dans un tel échange, ce fut aussi la quasi-simultanéité des rôles. À peine avais-je émis ces mots puissants que je les recevais. Qu’est-ce qui est le plus fort, les dire ou les entendre ? C’est précisément cela, le miracle de l’amour : abolir la frontière entre émission et réception. Fusionner les êtres au point de ne plus savoir qui parle ni qui entend. Toucher une main sans pouvoir trancher si c’est à soi ou à l’autre. Je souhaite à tout le monde de découvrir cette indétermination.
Tout commence, sur un ton léger, par l’enfance cosmopolite de cette fille de diplomates qui, du Japon à la Thaïlande en passant par la Chine, le Bengladesh ou la Birmanie, se prendrait presque pour l’un de ces oiseaux qu’elle se plaît depuis toujours à observer. Ainsi le fabuleux engoulevent oreillard, aux oreilles pointues le faisant sembler, à ses yeux d’enfant, un dragon courroucé de devoir de temps à autre se poser. Mais l’oeuf qu’est encore la narratrice est brisé par un viol, à ses douze ans, lors d’un bain de mer au Bengladesh. La fulgurance de la scène, tout entière contenue dans « Les mains de la mer s’emparèrent de moi », s’éteint dans un quasi non-dit, une ellipse refermée par sa mère en moins de mots encore : « pauvre petite ».
« Quelque chose s’éteignit en moi. On ne me vit plus dans aucune eau. » « La violence des mains de la mer avait arraché la coquille, je n’étais plus l’œuf que j’avais été. Oisillon dépourvu de plumes, il me faudrait accéder au statut d’oiseau. Cela serait monstrueusement difficile. » A cet exact mitan du livre, le ton s’est fait plus grave mais, concis jusqu’à l‘épure, conserve la grâce d’un vol en apesanteur. Pour sortir, tel Orphée psychopompe, des Enfers de l’anorexie, la jeune Amélie Nothomb doit trouver la force de déployer ses ailes d’adulte, et cet envol, c’est l’écriture qui le lui permet. Dès lors, le récit autobiographique se fait exégèse, dégageant rétrospectivement la cohérence de l’oeuvre de l’auteur et s’attachant à une réflexion, elle aussi à l’aune de la métaphore aviaire, sur l’acte d’écrire.
Question pour elle de « vie ou de mort », l’écriture est un vol libre qui « comporte l’énorme péril de la chute », mais « privilège absolu », « grâce » la plus élevée, elle doit, par son style, éviter « tout excédent de bagages », ne « s’embarrasser [que] d’un minimum de matière », pour « empêcher [ses] phrase[s] de sombrer ». Elle que l’écriture a fait revenir des morts - « la morte, c’était la moi d’avant » -, raconte comment son livre Premier sang lui a aussi permis de nouer un dialogue post-mortem avec son père.
Avec ce livre autobiographique qui, à la fois grave et léger, tout en élégance et en épure, s’enveloppe de la métaphore pour un récit à la fois intimiste et éclairant sur les vertus essentielles, salvatrices et psychopompes de l’écriture, c’est une clé ouvrant les espaces les plus secrets de son œuvre que nous offre l’inimitable Amélie Nothomb. (4/5)
Citations :
Dans la file des lépreux, il y avait un homme qui n’avait pas de nez. À la place, un vaste trou béait. Quand il parlait, on voyait la cervelle remuer. « N’oublie pas que le langage, c’est ça », me dis-je.
Quand on se sent incapable d’une pensée digne de ce nom, il reste l’observation : voici ce que m’apprit l’amour des oiseaux.
Si j’avais eu une passion pour les poissons, les serpents ou les tigres, je serais devenue une personne très différente. Quels que soient le lieu, la saison ou l’heure, on peut voir un oiseau sur cette planète. Même en plein océan, on peut assister au spectacle d’une migration de sternes arctiques. L’amour aviaire incite à être continuellement aux aguets. L’alerte est toujours de mise. Un amour qui se vit par l’observation, a fortiori par l’observation d’une espèce à ce point mobile, influe sur le caractère. La contemplation perpétuelle d’un être furtif m’enseigna l’art d’aimer l’insaisissable. On s’étonne de la fidélité amoureuse des oiseaux. Elle est pourtant très naturelle chez les individus à qui la notion de possession est étrangère.
La mangrove regorgeait d’engoulevents oreillards, mais il fallait attendre la tombée du soir pour les voir. Je patientais en contemplant les hirondelles fluviatiles. Elles avaient la particularité de partager les terriers des bêtes fouisseuses, ce qui, en ces zones inondées, ne laissait pas de m’inquiéter. J’observais le moment où elles disparaissaient entre les racines du banian pour rejoindre l’habitat de la taupe locale. Pourquoi choisir un souterrain quand on a la possibilité de nicher au sommet d’un arbre ? C’était encore plus bizarre que cette manie de l’engoulevent de dormir au sol.
Au détour d’une version, j’appris qu’Hermès, le dieu messager aux pieds ailés, pouvait être qualifié de psychopompe. Le psychopompe était celui qui accompagnait les âmes des morts dans leur voyage. Ce nom formidable jouait également à l’adjectif : ainsi, dans l’iconographie chrétienne, il y avait l’oiseau psychopompe qui permettait d’illustrer le Saint-Esprit – la fameuse colombe qui rendait la Vierge enceinte de Jésus.
Mon corps était la carcasse d’un cheval de Troie. Il contenait bel et bien un ennemi dont je ne cessais de découvrir le pouvoir narquois. Quand je me regardais dans le miroir, il disait :
– Elle va bientôt mourir.
– Pourquoi me parles-tu à la troisième personne ?
– Es-tu sûre que c’est toi ?
Bonne question. C’était le reflet de quelqu’un que je voyais à peine et dont j’aurais été incapable de dire qui il était.
Désormais, écrire, ce serait voler. Je ne suggère pas que me lire soit un exercice d’altitude, je sais que quand j’atteins mon écriture, je vole. Mon rêve prit sens. Oui, j’avais découvert la gymnastique qui permettait de s’envoler : il s’agit de se positionner d’une manière particulière à l’intérieur de soi, de saisir le bon angle et la juste distance et de se précipiter.
Se précipiter au sens propre : se lancer, tête la première, dans le précipice. Voir le sol se rapprocher et battre des ailes, non pas par fantaisie mais afin de ne pas s’écraser.
Cocteau, dans La Difficulté d’être, définit ce qu’il nomme la ligne de l’écrivain : l’art précis avec lequel, sur la corde raide de l’écriture, il se rattrape au moment de chuter. Le style, c’est exactement cela : l’ensemble des techniques que développe chaque auteur véritable pour empêcher sa phrase de sombrer.
C’est aussi pour cela que je ne crois pas aux ratures. Dans mon cas, tomber, c’est mourir. S’il m’arrive parfois de raturer, c’est sous l’effet d’un faux battement d’ailes, j’ai pu me rattraper à une branche au passage. Si je m’effondre, c’est que le manuscrit est raté. La résurrection s’effectuera dans un manuscrit ultérieur, pas dans le texte qui a donné lieu à ma chute.
Quand Rilke dit que l’écriture doit être une question de vie ou de mort, je n’y vois aucune métaphore.
Se précipiter au sens propre : se lancer, tête la première, dans le précipice. Voir le sol se rapprocher et battre des ailes, non pas par fantaisie mais afin de ne pas s’écraser.
Cocteau, dans La Difficulté d’être, définit ce qu’il nomme la ligne de l’écrivain : l’art précis avec lequel, sur la corde raide de l’écriture, il se rattrape au moment de chuter. Le style, c’est exactement cela : l’ensemble des techniques que développe chaque auteur véritable pour empêcher sa phrase de sombrer.
C’est aussi pour cela que je ne crois pas aux ratures. Dans mon cas, tomber, c’est mourir. S’il m’arrive parfois de raturer, c’est sous l’effet d’un faux battement d’ailes, j’ai pu me rattraper à une branche au passage. Si je m’effondre, c’est que le manuscrit est raté. La résurrection s’effectuera dans un manuscrit ultérieur, pas dans le texte qui a donné lieu à ma chute.
Quand Rilke dit que l’écriture doit être une question de vie ou de mort, je n’y vois aucune métaphore.
Il n’est pas indifférent que celui qui a découvert le vol soit aussi devenu le premier chanteur. Voler inspire une telle extase que la joie de chanter s’impose.
Mon chant serait écriture. Comme l’alouette, je chanterais au moment de voler. Plus précisément, mon vol serait ma musique. Mélodie ténue, peut-être audible de moi seule, musique de survie cependant.
Méfiez-vous de celui qui affirme : « Je ne veux pas grand-chose : juste écrire. » Soit il ment, soit c’est pire. Écrire est le désir le plus haut, à l’égal de voler. Aucun oiseau ne pense : « Je ne veux pas grand-chose : juste voler. » Pour pratiquer le vol chaque jour, il sait que c’est colossal. L’intérêt d’écrire au quotidien, c’est aussi cela : ne jamais oublier à quel point c’est difficile.
J’eus à apprendre également la règle de s’embarrasser d’un minimum de matière. Pour s’envoler, l’oiseau sait ce qu’il ne faut pas emporter : tout ce qui pèse. À quoi reconnaît-on l’écriture du débutant ? À ses excédents de bagages. Il n’épargne rien à sa phrase, et si on le questionne sur l’importance de tel ou tel élément, il s’insurge :
– Ah, ça change tout, on a besoin de le savoir !
Pouvoir différencier le détail qui compte de celui qui leste, le mot puissant du mot encombrant : un art qui prend des années.
Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des débutants refusent la phase d’apprentissage. La publication est considérée comme l’objectif. C’est aussi absurde que si l’oiseau envisageait le vol comme le moyen de participer à un meeting aérien. Combien d’entre eux ai-je entendus dire : « Mon manuscrit a été refusé. J’ai perdu mon temps. » Un texte dont l’éditeur ne veut pas, je conçois que cela blesse. En conclure qu’on a perdu son temps, c’est lui donner raison.
Le privilège absolu, c’est d’écrire. Il n’y a pas de grâce plus élevée. La publication est parfois un plus, souvent une détérioration du plaisir initial. L’obtenir au prix d’un effort considérable, d’une angoisse maladive, d’une douloureuse obsession n’y change rien.
Il ne viendrait pas à l’esprit de l’alouette de stigmatiser les tourments que voler lui a causés. Son chant en vol n’est-il pas une expression de joie ? Aucun oiseau ne se pose en victime.
Je me demande quand a commencé l’habitude de rechigner chez l’écrivain. Orphée se plaignait-il de son rude labeur ? Je ne pense pas. Ne peut-on voir dans ce bougonnement une tendance humaine à vouloir le beurre et l’argent du beurre ? Écrire est une grande liesse, mais le finaud se dit qu’il pourrait quand même espérer joindre à cette exaltation le plaisir de se victimiser. « Vous m’enviez d’être écrivain ? Vous ne vous rendez pas compte, c’est un travail de chien, je m’use la santé, etc. »
Longtemps, j’ai volé sans arrière-pensées. J’avais vingt-deux ans, je venais de découvrir la technique de vol. Je me réveillais chaque matin dès quatre heures, si fort était mon désir. Le petit matin est le moment idéal. Quand on se réveille tôt, on a l’état d’esprit qu’il faut. On est seul et on peut s’adonner à ce mystérieux saut dans le vide. On a saisi le principe : le vol consiste à créer une tension et à la résoudre. À chaque instant. Si la résolution ne suscite pas de jouissance, elle n’est pas résolution : on s’effondre aussitôt.
Le privilège absolu, c’est d’écrire. Il n’y a pas de grâce plus élevée. La publication est parfois un plus, souvent une détérioration du plaisir initial. L’obtenir au prix d’un effort considérable, d’une angoisse maladive, d’une douloureuse obsession n’y change rien.
Il ne viendrait pas à l’esprit de l’alouette de stigmatiser les tourments que voler lui a causés. Son chant en vol n’est-il pas une expression de joie ? Aucun oiseau ne se pose en victime.
Je me demande quand a commencé l’habitude de rechigner chez l’écrivain. Orphée se plaignait-il de son rude labeur ? Je ne pense pas. Ne peut-on voir dans ce bougonnement une tendance humaine à vouloir le beurre et l’argent du beurre ? Écrire est une grande liesse, mais le finaud se dit qu’il pourrait quand même espérer joindre à cette exaltation le plaisir de se victimiser. « Vous m’enviez d’être écrivain ? Vous ne vous rendez pas compte, c’est un travail de chien, je m’use la santé, etc. »
Longtemps, j’ai volé sans arrière-pensées. J’avais vingt-deux ans, je venais de découvrir la technique de vol. Je me réveillais chaque matin dès quatre heures, si fort était mon désir. Le petit matin est le moment idéal. Quand on se réveille tôt, on a l’état d’esprit qu’il faut. On est seul et on peut s’adonner à ce mystérieux saut dans le vide. On a saisi le principe : le vol consiste à créer une tension et à la résoudre. À chaque instant. Si la résolution ne suscite pas de jouissance, elle n’est pas résolution : on s’effondre aussitôt.
L’amour autorise à tout se dire, il n’y contraint pas.
L’existence alterne les moments où l’on est émetteur et ceux où l’on est récepteur. Ce qu’il y eut de bouleversant, dans un tel échange, ce fut aussi la quasi-simultanéité des rôles. À peine avais-je émis ces mots puissants que je les recevais. Qu’est-ce qui est le plus fort, les dire ou les entendre ? C’est précisément cela, le miracle de l’amour : abolir la frontière entre émission et réception. Fusionner les êtres au point de ne plus savoir qui parle ni qui entend. Toucher une main sans pouvoir trancher si c’est à soi ou à l’autre. Je souhaite à tout le monde de découvrir cette indétermination.
Du même auteur sur ce blog :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire