J'ai beaucoup aimé
Titre : Le jongleur (Żongler)
Auteur : Agata TUSZYNSKA
Traduction : Isabelle JANNES-KALINOWSKI
Parution : 2022 en polonais,
2023 en français (Stock)
Pages : 568
Présentation de l'éditeur :
« Prénom ? Roman, Romain, Romouchka, Émile.
Nom de famille ? Kacew, de Kacew, Gari, Gary, Ajar, Sinibaldi, Bogat.
Lieu de naissance : Wilno, Koursk, Moscou, steppes russes, en 1914, en mai, en décembre, dans l’après-midi… »
Difficile
de mettre de l’ordre dans la biographie hors norme de Romain Gary,
unique auteur à avoir reçu deux fois le Prix Goncourt (pour Les Racines du Ciel et La Vie devant soi),
diplomate, scénariste, pilote de guerre, voyageur. Homme célèbre qui
s’est suicidé en 1980 après une carrière littéraire fulgurante.
Mystificateur. Enfin, illusionniste qui jonglait avec les faits et les
inventions, avec ses histoires et celles qu’il entendait, créateur
infatigable de son opus magnum : sa propre biographie.
Seule Agata Tuszyska, l’autrice de Wiera Gran l’Accusée et de La Fiancée de Bruno Schulz pouvait relever ce défi ! Elle se met en scène, enquête pour chercher
la vérité, tente de dévoiler les nombreux portraits de son personnage et
engage avec lui un dialogue tout en essayant de résoudre les mystères
de l’identité juive de l’auteur de La Promesse de l’aube – et de la sienne. Elle évoque sa mère dominatrice et fascinante, Nina
Owczyska, leur séjour de plusieurs années à Varsovie dans les années
1920, la route pour Nice, les deux mariages tempétueux de l’écrivain
(dont celui avec la star de Hollywood Jean Seberg), sa carrière
artistique et celle de diplomate. Elle raconte sa faiblesse pour les
pseudonymes, les destins parallèles et le jeu.
Dans Le Jongleur,
Agata Tuszyska peint un portrait unique de Romain Gary, et montre
comment son personnage va au-delà des limites de la pirouette artistique
et des responsabilités humaines. Jongler devient ainsi la métaphore de
l’art.Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Agata Tuszyska est née en 1957 à Varsovie. Romancière, poète, biographe, ses œuvres ont été saluées par la critique internationale ainsi que par ses pairs, notamment Paul Auster. Elle est notamment l’autrice des Disciples de Schulz, Singer, paysages de la mémoire, Exercices de la perte, La fiancée de Bruno Schulz, Wiera Gran l’Accusée, Une histoire familiale de la peur et Affaires personnelles.Avis :
Toute sa vie, Romain Gary aura brouillé les pistes, reconstruisant sans cesse son personnage, accumulant les affabulations, se dédoublant en multiples identités, faisant en définitive de son existence un véritable matériau créatif, malléable, sublimable jusqu’à l’oeuvre d’art. Jusqu’à s’y perdre aussi, pris à son propre piège. L’universitaire, journaliste et écrivain polonaise Agata Tuszynska, connue pour ses biographies et ses récits d’inspiration autobiographique, évoque le parcours de ce « jongleur » d’exception, aviateur et Compagnon de la Libération, diplomate et écrivain aux deux prix Goncourt, dans un récit documenté où se mêlent des éléments de sa propre histoire.Roman Kacew, Romain Gary, Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat, Emile Ajar : le romancier s’est si bien démultiplié pour mieux se réinventer qu’il a fini par se retrouver menacé par son propre double. Bien avant ce summum de la mystification, il n’avait cessé de réécrire ses différents rôles, se choisissant une ascendance tartare et une filiation avec le comédien et réalisateur russe Ivan Mosjoukine, s’affirmant demi-juif seulement et fils unique sans père. D’ailleurs, qui ne connaît l’amour follement fusionnel, au coeur de La promesse de l’aube, qui l’unit si exclusivement à sa mère ? Pourtant, l’écrivain avait bel et bien des demi-frères et sœur, dont il ne parla jamais : Walentyna et Pawel, issus des secondes noces de son père Leïb Kacew et morts adolescents en déportation, mais aussi Josef, enfant d’un premier mariage de sa mère Mina, et qui, lorsque Roman avait huit ans, vécut un an sous leur toit, à Wilno en Pologne – aujourd’hui Vilnius en Lituanie.
Rendue particulièrement sensible, par ses propres origines et par les silences de sa mère rescapée du ghetto de Varsovie, au vécu du jeune Roman, sauvé quant à lui par leur départ pour Nice, sa mère et lui, en toute fin des années 1920, Agata Tuszynska a fouillé les archives, parcouru les lieux sur les traces de l’enfant, du jeune homme, puis de l’homme et des siens. Avec autant de méthode que d’empathie et de finesse, elle lève les zones d’ombre, rectifie les mensonges et les omissions tous révélateurs de vérités psychologiques profondes, reconstitue dans toute sa complexité la personnalité de Gary, ses formidables ressorts en même temps que ses failles et blessures. Loin de la biographie distanciée, son récit la voit s’impliquer personnellement, s’adresser à l’écrivain comme si elle lui tendait le miroir qui le dévoilait conteur de son propre mythe, enfin en dresser un portrait sans concession, débarrassé de sa sublimation romanesque. Toujours, dans cette narration, le parcours de Gary apparaît marqué à l'encre indélébile de l'Histoire, plus précisément, - et c'est là que le vécu de l'auteur contribue à sa perspicacité - à jamais infléchi par la déflagration de la Shoah et par ses répercussions sans fin sur la mémoire et la manière d’être des survivants et de leurs descendants.
A la fois très personnel et solidement étayé par un important travail d’enquête et de documentation, le regard hautement empathique d’Agata Tuszynska fait place nette des idées reçues pour un portrait réaliste, en tout point fascinant, d’un homme qui, non content de son destin déjà exceptionnel, s’attacha constamment à le réécrire. (4/5)
Citations :
Miłosz a passé sa vie à se battre pour ne pas perdre sa maison spirituelle. La mythologie de ses plus jeunes années l’a fortement marqué. Plus il était éloigné de la terre de son enfance, en Californie par exemple, plus il cherchait un lien avec son être ancien, celui de Szetejnie et de Wilno. D’où cet attachement à la langue polonaise. Il s’y installait comme dans une forteresse et remontait le pont-levis. Peu importe ce qui se passait autour. Il était chez lui.
Roman Kacew ne possédait pas ce genre de berceau. Est-ce pour cette raison qu’il erra de par le monde sans jamais trouver de répit ?
Il connaissait le yiddish, mais il ne savait pas lire le livre du monde. Ou bien ne le voulait-il pas. Il a éludé les histoires de famille, sa mère devait lui suffire et compenser pour toutes celles-là. Dans ses récits, il n’y a ni tantes, ni oncles, ni cousines ni cousins, pas de grands-mères, il n’y a aucun signe de tous ces bubbe meises, ces histoires juives qu’on raconte à la maison et qui deviennent des légendes. Qui aime quoi, qui fait quoi, qui lit quoi, qui a envie de quoi…
Pas non plus de grands-parents qu’il devait pourtant connaître, aucune femme à part sa mère. C’est en elle qu’il a enfermé tout son bagage émotionnel. Ce qui est frappant, c’est cette absence totale de curiosité pour le passé familial. Comme s’il s’en fichait, comme s’il venait de nulle part.
Roman Kacew ne possédait pas ce genre de berceau. Est-ce pour cette raison qu’il erra de par le monde sans jamais trouver de répit ?
Il connaissait le yiddish, mais il ne savait pas lire le livre du monde. Ou bien ne le voulait-il pas. Il a éludé les histoires de famille, sa mère devait lui suffire et compenser pour toutes celles-là. Dans ses récits, il n’y a ni tantes, ni oncles, ni cousines ni cousins, pas de grands-mères, il n’y a aucun signe de tous ces bubbe meises, ces histoires juives qu’on raconte à la maison et qui deviennent des légendes. Qui aime quoi, qui fait quoi, qui lit quoi, qui a envie de quoi…
Pas non plus de grands-parents qu’il devait pourtant connaître, aucune femme à part sa mère. C’est en elle qu’il a enfermé tout son bagage émotionnel. Ce qui est frappant, c’est cette absence totale de curiosité pour le passé familial. Comme s’il s’en fichait, comme s’il venait de nulle part.
Roman admirait ce casse-cou qui pouvait en même temps jongler avec huit balles, se raser, taper des pieds et siffler une chanson à la mode. Les descriptions de ses représentations virtuoses remplissent les pages de ses livres. Dans plusieurs variantes brillantes. Trop nombreuses, peut-être ? « Le grand Rastelli, un pied sur un goulot de bouteille, fait tourner deux cerceaux sur l’autre pied replié derrière lui, tout en tenant une canne sur son nez, un ballon sur la canne, un verre d’eau sur le ballon, et jonglant en même temps avec sept balles. »
Mais cela allait au-delà de l’émerveillement devant tous ces cerceaux, ballons et balles en mouvement. Gary a fait de Rastelli un symbole du talent artistique, de l’art en général. Écrire était pour lui un moyen d’approcher cette perfection. Toute son œuvre témoigne d’une fascination pour le monde des magiciens et des jongleurs. Il adorait les clowns, les bouffons, les illusionnistes, les mangeurs d’étoiles de toutes sortes, les magiciens qui transforment le réel banal en irréel coloré. Le terme « jongler » prenant parfois plusieurs nuances. Pendant des années il est allé à leur recherche, pour les décrire, convaincu qu’ils étaient les détenteurs du secret de la perfection. Tout comme eux, il voulait se défaire des lois de la nature. Donner aux autres un sentiment d’illusion et leur permettre de croire à l’impossible. À une fiction créée avec aisance.
Pour Gary, il était dorénavant question de la balle supplémentaire (...). Rastelli était un maître, mais comme tout ce qui est humain il était contaminé par l’imperfection et condamné à l’échec. Pour l’auteur, le jongleur n’était pas mort du fait d’un hasard idiot mais du profond désespoir de n’avoir jamais pu saisir encore une autre balle. La seule qui comptait réellement pour lui. Celle qui offrait un passeport pour la perfection. Il a souvent dit que s’il avait pu percer le mystère de Rastelli, il aurait peut-être évité de nombreuses catastrophes. Encore une fausse piste. Car est-ce là un grand secret ?
Le jeune Roman adolescent a encore le temps de se poser les questions ultimes. Celles qui peuvent mener au désespoir. La balle insaisissable est le fondement de l’art, la route vers l’excellence. La septième ? La huitième ? Peu importe. Ce qui importe, c’est que ce soit la dernière. Car peut-on vivre en ayant atteint la limite de ses capacités ? Cela en vaut-il la peine ?
Et cette dernière balle ne se cache-t-elle pas dans le barillet d’un revolver Smith & Wesson ? Il connaissait le polonais, et comme en français, le mot balle (kula) est synonyme de projectile.
Ce n’est que des années plus tard qu’il comprendrait cette triste vérité connue des adeptes de l’écriture. Le nombre de pages ne garantit rien. Pire – le succès, la gloire ne garantissent rien. Les simulacres et les masques d’écrivain non plus. Tout aussi audacieux et bigarrés soient-ils. Au bout du compte on reste devant son bureau et sa feuille de papier, devant ses balles de jonglage – seul.
Pouvait-il prévoir qu’un jour dans sa vie d’adulte, d’écrivain, il dirait que la création était un subterfuge qui lui permettait d’échapper au poids insupportable de l’existence, à la mort qui nous renvoie à notre être terrestre ?
Pouvait-il prévoir qu’un jour dans sa vie d’adulte, d’écrivain, il dirait que la création était un subterfuge qui lui permettait d’échapper au poids insupportable de l’existence, à la mort qui nous renvoie à notre être terrestre ?
Nos succès n’existent et n’ont une force réelle que dans les yeux de nos proches.
Le kaléidoscope est un souvenir d’enfance. Je ne savais pas qu’il deviendrait un jour un modèle philosophique de perception de la mémoire et du passé. La révélation que tout n’est ni plus ni moins qu’un agencement de miroirs en triangle. Une illusion d’optique. Un chatoiement. Une vision trompeuse basée sur les émotions du moment. Réelle juste au présent. Ni avant, ni après. La raconter, c’est du passé, une fiction. C’est-à-dire une invention.
Il traitait la vérité d’une manière particulière. Il ne respectait pas ses principes, préférant en décliner les variantes. Au rythme de son propre manège. Selon les règles du jonglage, car pour lui tout art s’y apparentait.
Il l’évoqua plusieurs fois. Dans des entretiens et dans sa prose : « Je dis ce qui me plaît, je crée ce que je veux, j’invente avec l’abandon de la sincérité la plus complète, dans la fidélité scrupuleuse à moi-même. » S’il y a çà et là du mensonge, c’est par souci de la vérité.
Dans ses livres, il fait l’éloge de l’illusion, pas de la vérité. Comme dans une légende. Peut-être parce que la fiction contient des vitamines stimulantes. Elle est plus intéressante racontée avec talent. Elle satisfait le besoin infantile de miracle, essentiel dans son histoire.
Truman Capote avait la même tendance. « Ne laissez jamais la vérité gâcher une bonne histoire », disait-il. Pour certains, c’est le b.a.-ba de la puissance littéraire.
Des années plus tard il écrira que la haine contre les Allemands l’avait quitté. Il examina le fondement du côté inhumain du nazisme. Il fallait reconnaître pour le bien de tous : « ce côté inhumain fait partie de l’humain. Tant qu’on ne reconnaîtra pas que l’inhumanité est chose humaine, on restera dans le mensonge pieux. »
Il disait que c’était un hasard si cela avait été le tour des Allemands. Il considérait que d’autres nations pourraient prendre la relève une fois le nazisme chassé. « Et si le nazisme n’était pas une monstruosité inhumaine ? S’il était humain ? S’il était un aveu, une vérité cachée, refoulée, camouflée, niée, tapie au fond de nous-mêmes, mais qui finit toujours par resurgir ? »
« On ne va pas discuter pour savoir si c’est “eux”, “moi”, “je”, “les nôtres” ou “les autres”, mon vieux. C’est toujours nous. »
Il avait coutume de dire : « Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend ans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. […] Il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l’aube, une étude très serrée de l’amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. »
« Je l’ai rencontré une ou deux fois, mais je ne l’aimais pas. Il était profondément névrosé. Il a joué le dur toute sa vie, mais Dieu seul sait ce qu’il cachait à l’intérieur, quelle angoisse. Il avait bâti tout son personnage sur le machisme, mais je crois bien que la vérité était très différente. » Gary décrit là Hemingway. Ou bien lui-même ? Possible, car cela pourrait s’adapter à n’importe quel personnage distingué des dieux. « On peut être un très grand écrivain et un assez pauvre type… Car on met le meilleur de ce qu’on est dans son œuvre et on garde le reste pour soi-même… »
Il ne comprenait pas cette curiosité pour la vie privée des créateurs. Selon lui, cela prouvait un manque d’intérêt pour l’art. « Quand j’ai faim, disait-il, je ne vérifie pas la biographie du boulanger. »
« Finalement, qu’est-ce qu’un artiste ? » se demandait-il. Il répondait avec un aplomb immuable : « Son œuvre. » Il voulait qu’on ne juge que ses livres. Comme s’il matérialisait en mots tous les biens qu’il possédait.
Pulsion, voir le monde, plaisir du changement. Pour lui, c’était l’amour de la vie, pas du donjuanisme. Il jurait ne pas se lasser de la découverte. Affamé, glouton, acharné. Il absorbait la vie, jamais rassasié. Encore un personnage, encore une rencontre. Il écrivait aussi pour devenir quelqu’un d’autre. Vivre une autre histoire que la sienne. Se libérer de lui-même.
On aurait dit qu’il cherchait à trouver et à fuir simultanément sa propre image dans le miroir. Multipliant les visages, les angles, les reflets jusqu’à la fragmentation.
Selon lui, écrire c’était fuir le monde. Il s’enfermait de longues heures dans son cabinet pour être vraiment lui-même, comme il le disait. Il n’était « heureux » – définition du bonheur à utiliser avec précaution – que lorsqu’il invoquait des personnages littéraires. Il leur donnait l’ordre de vivre et d’aimer. Dans sa prose, ils y parvenaient parfois. Il se sentait en sécurité dans les destins étrangers. Dans le sien, moins.
Le silence entourait la judéité tout autant en Israël qu’aux États-Unis où se trouvaient la plupart des survivants. Le jeune État préférait les mythes fondateurs héroïques et les Américains voulaient eux aussi regarder vers l’avenir, pas derrière eux où s’agitaient les spectres effrayants de la guerre. On parlait, d’ailleurs de manière générale, d’Holocauste ou d’Extermination.
Le terme « Shoah » n’existait pas. C’est Claude Lanzmann qui l’employa, à la surprise de beaucoup de gens, en 1985, intitulant ainsi son célèbre documentaire. Gary fut un des premiers à faire entrer le thème de l’extermination des Juifs dans la littérature française. Avec Elie Wiesel, Anna Langfus, Piotr Rawicz. Sa voix est pourtant différente. Pas de larmes ou de demande de pitié, pas de chagrin ni de souffrance des victimes. Mais plutôt un rire bruyant, un humour sardonique, de la provocation cynique.
Il traitait l’humour comme une « façon habile de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus ». Il lui devait ses « seuls instants véritables de triomphe sur l’adversité. » Il disait : « Le comique a une grande vertu : c’est un lieu sûr ou le sérieux peut se réfugier et survivre. » Ses personnages le pratiquaient. Lui beaucoup moins. Pourtant il reconnaissait sa capacité à vaincre le désespoir.
Il dit aussi : « C’est comme ça : vous marchez dans les villes allemandes – et aussi à Varsovie, à Łódź et ailleurs – et ça sent le Juif. Oui, les rues sont pleines de Juifs qui ne sont pas là. C’est une impression saisissante. » Les morts dominent les vivants.
Le terme « Shoah » n’existait pas. C’est Claude Lanzmann qui l’employa, à la surprise de beaucoup de gens, en 1985, intitulant ainsi son célèbre documentaire. Gary fut un des premiers à faire entrer le thème de l’extermination des Juifs dans la littérature française. Avec Elie Wiesel, Anna Langfus, Piotr Rawicz. Sa voix est pourtant différente. Pas de larmes ou de demande de pitié, pas de chagrin ni de souffrance des victimes. Mais plutôt un rire bruyant, un humour sardonique, de la provocation cynique.
Il traitait l’humour comme une « façon habile de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus ». Il lui devait ses « seuls instants véritables de triomphe sur l’adversité. » Il disait : « Le comique a une grande vertu : c’est un lieu sûr ou le sérieux peut se réfugier et survivre. » Ses personnages le pratiquaient. Lui beaucoup moins. Pourtant il reconnaissait sa capacité à vaincre le désespoir.
Il dit aussi : « C’est comme ça : vous marchez dans les villes allemandes – et aussi à Varsovie, à Łódź et ailleurs – et ça sent le Juif. Oui, les rues sont pleines de Juifs qui ne sont pas là. C’est une impression saisissante. » Les morts dominent les vivants.
Les nazis étaient des humains, insistait-il. Il faut regarder la vérité en face. Ou bien dans le miroir ? « Les nazis étaient humains, et ce qu’il y avait d’humain en eux, c’était leur inhumanité. »
Gary a rendu visite au créateur de l’inspecteur Maigret en Amérique, ils ont passé quelques jours ensemble. Je ne sais pas s’ils purent évoquer les questions masculines essentielles, ils étaient en compagnie de leurs femmes. Je ne sais pas si cette rencontre prit la forme d’un combat de coqs pour savoir qui avait la plume la plus puissante. Ils ont dû s’accorder sur le fait que les relations affectives avec les femmes affaiblissent la force créatrice. Simenon avait accusé sa maîtresse Joséphine Baker de le distraire dans son travail et d’avoir réduit sa production littéraire d’au moins douze romans en un an (!). On dirait une blague, mais c’est un fait, unique en son genre.
Des années plus tard, aujourd’hui, beaucoup de ses lecteurs penseront que Gary a réussi son stratagème, qu’il a ridiculisé les imbéciles qui à coups de sentences littéraires condamnaient les vrais écrivains au néant. D’un côté ce n’est pas faux. Un écrivain « terminé » a vu son livre récompensé par le jury du prix Goncourt. Et ceux qui ne tarissaient plus d’éloges pour Ajar sont ceux-là mêmes qui traînaient Gary dans la boue. Mais d’un autre côté, ce Gary/Ajar victorieux sortait de chez lui avec un revolver dans la poche de son manteau. (Même si le barillet de son Smith & Wesson était toujours vide.) À Paris comme à Genève. Il avait tellement peur de tout. De se faire aborder, insulter, attaquer.
Les critiques qui lui avaient fait une « gueule » (comme chez Gombrowicz), qui l’avaient catalogué une fois pour toutes sans avoir même touché un de ses livres – voilà la première raison de la création d’Ajar. (…)
La deuxième raison était sûrement plus sérieuse – la tentation protéenne de multiplicité, d’être soi-même dans plusieurs personnes, bouger, jongler. Le charme revigorant de la nouveauté. De nouveaux livres et si possible au passage une nouvelle vie.
« J’assistais en spectateur à ma deuxième vie », reconnaissait-il avec fierté. « Aucun des critiques n’avait reconnu ma voix et pourtant c’était la même sensibilité. » C’est étrange, lui qui ne se faisait aucune illusion quant aux aptitudes intellectuelles et morales des critiques parisiens, il courait pourtant après leur reconnaissance. Malgré son succès aux États-Unis et dans le monde entier, d’ailleurs.
J'adore Romain Gary, je suis donc évidemment tentée. L'auteure était l'invitée de l'émission Répliques du 18/11, sur France Culture, pour évoquer ce titre : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/romain-gary-encore-et-toujours-5263630
RépondreSupprimerMerci pour ce lien, Ingannmic.
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