vendredi 15 décembre 2023

[Ngozi Adichie, Chimamanda] L'autre moitié du soleil

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'autre moitié du soleil
           (
Half of a Yellow Sun)

Auteur : Chimamanda NGOZI ADICHIE

Traduction : Mona de PRACONTAL

Parution : en anglais en 2006
                  en français en
2008 (Gallimard)

Pages : 504

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Lagos, début des années soixante. L'avenir paraît sourire aux sœurs jumelles : la ravissante Olanna est amoureuse d'Odenigbo, intellectuel engagé et idéaliste ; quant à Kainene, sarcastique et secrète, elle noue une liaison avec Richard, journaliste britannique fasciné par la culture locale. Le tout sous le regard intrigué d'Ugwu, treize ans, qui a quitté son village dans la brousse et qui découvre la vie en devenant le boy d'Odenigbo.
Quelques années plus tard, le Biafra se proclame indépendant du Nigeria. Un demi-soleil jaune, cousu sur la manche des soldats, s'étalant sur les drapeaux : c'est le symbole du pays et de l'avenir. Mais une longue guerre va éclater, qui fera plus d'un million de victimes.
Évoquant tour à tour ces deux époques, l'auteur ne se contente pas d'apporter un témoignage sur un conflit oublié ; elle nous montre comment l'Histoire bouleverse les vies. Bientôt tous seront happés dans la tourmente. L'autre moitié du soleil est leur chant d'amour, de mort, d'espoir.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Née en 1977, Chimamanda Ngozi Adichie est nigérienne. Ses romans ont été couronnés de plusieurs prix littéraires. Elle est également connue comme essayiste et militante féministe.

 

 

Avis :

Ses livres partout traduits et son engagement contre le racisme et le sexisme en Afrique et dans le monde ont fait de Chimamanda Ngozi Adichie, non seulement une grande dame de la littérature nigériane, dans la lignée de Chinua Achebe et de Wole Soyinka, mais aussi l’une des personnalités africaines les plus influentes qui soient, véritable icône internationale que l’on s’arrache pour des conférences et des entretiens. Multi-consacrée par les reconnaissances les plus prestigieuses – elle est notamment membre de l’Académie américaine des arts et des lettres –, elle est citée comme l’un des plus grands auteurs de sa génération, la BBC citant en 2019 L’autre moitié du soleil, son livre jugé le plus réussi, parmi les « 100 romans qui ont façonné le monde ».  

L’autre moitié du soleil, c’est la terrible histoire du Biafra, cette éphémère république née en 1967 de la sécession de la partie sud-est du Nigeria, qui choisit de frapper son drapeau du symbole d’un demi-soleil. Oscillant entre le début et la fin des années soixante, le récit évoque l’euphorie post-indépendance du Nigeria, vite empoisonnée par les graines de zizanie germées de l’artificiel découpage des frontières du pays par les puissances coloniales européennes, et s’appesantit sur la courte existence du Biafra, réintégré  – avec ses précieux gisements de pétrole – dans le giron nigérian après trois ans d’une guerre civile et d’un blocus qui devaient faire périr, de la famine bien plus encore que des combats, plus d’un million de Biafrais, majoritairement de l’ethnie Ibo.

Dans ce cadre historique où vient d’ailleurs s’inscrire l’histoire familiale de l’auteur – ses deux grands-pères n’ont pas survécu aux camps de réfugiés du Biafra –, le lecteur est emporté par le souffle romanesque d’une fiction peuplée d’une myriade de personnages gravitant autour de deux sœurs jumelles, Olanna et Kainene, issues de l’ethnie Ibo en même temps que des classes aisées nigérianes. La première, liée à l’universitaire Odenigbo, évolue au coeur de l’intelligentsia du pays, tandis que la seconde, unie à Richard, un Anglais blanc bien décidé à devenir aussi Ibo que possible, se démène pour reprendre la gestion des entreprises paternelles. La tourmente s’abattant bientôt sur leur monde, Richard, devenu peu à peu correspondant de guerre, tentera d’intéresser la presse internationale au sort du Biafra. Mais c’est Ugwu, un jeune et pauvre villageois entré au service d’Olanna et Odenigbo, qui entreprendra véritablement la relation, de l’intérieur, du calvaire des Ibos et des Biafrais, étape essentielle pour que cette histoire ne devienne pas le trou noir de la mémoire nigériane, et pour que les traumatismes puissent trouver les moyens de guérir un jour.

« Imagine des enfants aux bras comme des allumettes, Le ventre en ballon de foot, peau tendue à craquer. C’était le kwashiorkor – mot compliqué, Un mot pas encore assez hideux, un péché. » « Ugwu l’avait remercié et avait secoué la tête en réalisant que jamais il ne pourrait traduire cet enfant sur le papier, jamais il ne pourrait décrire assez fidèlement la peur qui voilait les yeux des mères au camp de réfugiés quand les bombardiers surgissaient du ciel et attaquaient. Il ne pourrait jamais décrire ce qu’il y avait de terriblement lugubre à bombarder des gens qui ont faim. »

Preuve par l’exemple que, pour reprendre les mots de l’auteur, « Il est temps que les Africains racontent eux-mêmes leurs histoires », ce livre cathartique, parfois qualifié de tolstoïen, participe du devoir de mémoire, alors que le Nigeria, mal cicatrisé, peine encore à trouver son unité. C’est aussi une œuvre romanesque portée par un grand souffle, que l’on peut retrouver au cinéma puisqu’elle fut adaptée au grand écran en 2013, sous le même titre, par l’écrivain et réalisateur anglo-nigérian Biyi Bandele. (4/5)

 

 

Citations :

Le Livre : Le monde s'est tu pendant que nous mourions    
Il traite du commerçant-soldat britannique Taubman Goldie qui a recouru à la coercition, aux flatteries et au meurtre pour prendre le contrôle du commerce de l'huile de palme et qui, à la Conférence de Berlin de 1884 où les Européens découpèrent l'Afrique, veilla à ce que la Grande-Bretagne devance les Français de deux protectorats autour du Niger : le Nord et le Sud.  
Les Britanniques préféraient le Nord. La chaleur y était sèche et agréable ; les Foulanis-Haoussas avaient les traits fins, ce qui les rendait supérieurs aux gens du Sud, de type négroïde, ils étaient musulmans, donc aussi civilisés que peuvent l'être des indigènes, féodaux donc parfaits pour l'administration indirecte. Des émirs fiables levaient des impôts pour les Britanniques et les Britanniques, en échange, tenaient les missionnaires chrétiens à distance.  
Le Sud humide, en revanche, grouillait de moustiques, d'animistes et de tribus disparates. Les Yoroubas formaient la plus grande tribu au Sud-Ouest. Au Sud-Est, les Ibos vivaient en petites républiques villageoises. Ils étaient indociles et d'une ambition préoccupante. Comme ils n'avaient pas le bons sens d'avoir des rois, les Britanniques créèrent les « warrant chiefs », parce que l'administration indirecte coûtait moins cher à la Couronne. On autorisa les missionnaires à venir dompter les païens, et le christianisme et l'éducation qu'ils introduisirent prospérèrent. En 1914, le général-gouverneur réunit le Nord et le Sud et son épouse choisit un nom. Le Nigeria était né.
 

Il aurait bien aimé pouvoir ressentir vraiment de la peine pour son ami le politicien qui avait été tué, mais les politiciens n'étaient pas comme les gens normaux, c'étaient des politiciens. Il lisait des articles sur eux dans le Renaissance et le Daily Times – c'étaient des gens qui payaient des voyous pour tabasser leurs adversaires, qui s'achetaient de la terre et des maisons avec l'argent du gouvernement, qui importaient des armadas de longues voitures américaines, payaient des femmes pour qu'elles bourrent leurs corsages de faux bulletins de vote et fassent semblant d'être enceintes. Quand il égouttait une casserole de haricots bouillis, le mot qui lui venait à l'esprit pour décrire l'évier visqueux était politicien.
 

La Seconde Guerre mondiale changea l'ordre du monde : l'Empire s'effondrait et il s'était formé une élite nigériane, majoritairement originaire du Sud, qui s'affirmait.
Le Nord était sur ses gardes : il redoutait la domination du Sud, plus instruit, et avait toujours souhaité un pays séparé du Sud infidèle, de toute façon. Mais les Britanniques devaient garder le Nigeria tel qu'il était : leur précieuse création, leur grand marché, leur épine dans le pied de la France. Pour se concilier le Nord, ils
truquèrent les élections de la pré-Indépendance en faveur du Nord et écrivirent une nouvelle constitution qui donnait au Nord le contrôle du gouvernement central.
Le Sud, trop impatient d'accéder à l'indépendance, accepta cette constitution. Une fois les Britanniques partis, il y aurait des bénéfices pour tout le monde : salaires
« blancs » longtemps refusés aux Nigérians, promotions, emplois prestigieux. On ignora les revendications bruyantes des minorités et les régions étaient déjà dans une rivalité si acharnée que certaines voulaient des ambassades étrangères séparées.
À l'Indépendance, en 1960, le Nigeria était une collection de fragments tenus d'une main fragile.
 
 
Il faut impérativement se souvenir que le premier massacre d'Ibos, certes d'une ampleur bien moindre que celui qui s'est produit dernièrement, a eu lieu en 1945. Ce carnage avait été précipité par le gouvernement colonial britannique lorsqu'il avait déclaré les Ibos responsables de la grève nationale, interdit les journaux ibos et, plus généralement, attisé l'hostilité envers les Ibos. L'idée que les tueries récentes seraient le produit d'une haine « séculaire » est donc trompeuse. Les tribus du Nord et les tribus du Sud sont en contact depuis longtemps ; leurs échanges remontent au moins au IXe siècle, comme l'attestent certaines des magnifiques perles découvertes sur le site historique d'Igbo-Ukwu. Il est sûr que ces groupes ont dû également se faire la guerre et se livrer à des rafles d'esclaves, mais ils ne se massacraient pas de cette façon. S'il s'agit de haine, cette haine est très récente. Elle a été causée, tout simplement, par la politique officieuse du « diviser pour régner » du pouvoir colonial britannique. Cette politique instrumentalisait les différences entre tribus et s'assurait que l'unité ne puisse pas se former, facilitant ainsi l'administration d'un pays si vaste.


La famine était une arme de guerre nigériane. La famine a brisé le Biafra, a rendu le Biafra célèbre, a permis au Biafra de tenir si longtemps. La famine a attiré l'attention des gens dans le monde et suscité des protestations et des manifestations à Londres, à Moscou et en Tchécoslovaquie. La famine a poussé la Zambie, la Tanzanie, la Côte d'Ivoire et le Gabon à reconnaître le Biafra, la famine a introduit l'Afrique dans la campagne américaine de Nixon et fait dire à tous les parents du monde qu'il fallait finir son assiette. La famine a poussé les organisations humanitaires à introduire secrètement de la nourriture au Biafra par avion, de nuit, parce que les deux camps ne parvenaient pas à se mettre d'accord sur des itinéraires. La famine a favorisé les carrières des photographes. Et la famine a fait dire à la Croix-Rouge internationale que le Biafra était sa plus grave urgence depuis la Seconde Guerre mondiale.


Ugwu a dit que ta mère était allée voir un dibia, dit-elle.
– Quoi ?
– Ugwu pense que tout ça est arrivé parce que ta mère est allée voir un dibia et que son médicament t'a ensorcelé et t'a fait coucher avec Amala. »
Odenigbo se tut un moment.
« Je suppose que c'est la seule façon pour lui de comprendre, dit-il.
– Le médicament aurait dû produire le garçon désiré, non ? dit-elle. Tout ça est tellement irrationnel.
– Pas plus irrationnel que de croire en un dieu chrétien que tu ne peux pas voir. »


Il écrit sur le monde qui garda le silence pendant que les Biafrais mouraient. Il avance que les Britanniques sont à l'origine de ce silence. Les armes et les conseils
que la Grande-Bretagne donnait au Nigeria déterminaient la position des autres pays. Le Biafra appartenait à la « sphère d'intérêt de la Grande-Bretagne ». Au Canada, le Premier ministre lança ironiquement : « Où est le Biafra ? » L'Union soviétique envoyait des techniciens et des avions au Nigeria, ravie de cette occasion d'influencer l'Afrique sans offenser l'Amérique ni la Grande-Bretagne. Et l'Afrique du Sud et la Rhodésie, fortes de leurs politiques de suprématie blanche, jubilaient de cette preuve supplémentaire que les gouvernements dirigés par des Noirs sont voués à l'échec.
La Chine communiste dénonça l'impérialisme anglo-américano-soviétique, mais ne fit pas grand-chose d'autre pour soutenir le Biafra. Les Français vendirent quelques armes au Biafra, mais ne lui accordèrent pas la reconnaissance dont il avait tant besoin. Et de nombreux pays d'Afrique noire craignirent qu'un Biafra indépendant ne déclenche d'autres sécessions, et soutinrent donc le Nigeria.


« On ne se souvient jamais activement de la mort, dit Odenigbo. La raison pour laquelle nous arrivons à vivre, c'est que nous ne nous souvenons pas que nous mourrons tous. Nous mourrons tous.
– Oui », dit Olanna ; il avait les épaules affaissées.
« Mais peut-être que c'est précisément ça, l'objet de la vie ? Que la vie est un état de déni de la mort ? » demanda-t-il.


– Grand-papa disait, en parlant des difficultés qu'il avait connues, “Ça ne m'a pas tué, ça m'a rendu avisé”. O gburo m egbu, o mee ka m malu ife.
– Je m'en souviens.
– Il y a certaines choses qui sont tellement impardonnables qu'elles rendent d'autres choses facilement pardonnables », dit Kainene.


As-tu vu ces photos en soixante-huit / D'enfants aux cheveux réduits en rouille, / Touffes étiolées lovées sur ces petites têtes, / Et puis qui tombent, comme des feuilles pourries s'émiettent ?    
Imagine des enfants aux bras comme des allumettes, / Le ventre en ballon de foot, peau tendue à craquer. / C'était le kwashiorkor – mot compliqué, / Un mot pas encore assez hideux, un péché.    
Tu n'as pas besoin d'imaginer. Les photos / S'étalaient dans les pages luxueuses de ton Life. / Les as-tu vues ? As-tu eu de la peine, un instant, / Avant, vite, d'enlacer ta femme, ton amant ?    
Leur peau avait pris la teinte acajou d'un thé léger, / Dévoilant un réseau de veines et d'os cassants ; / Des enfants nus qui riaient, comme si l'homme / N'allait pas prendre ses photos et puis partir, les laissant.


 

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