vendredi 1 décembre 2023

[Sönmez, Burhan] La pierre et l'ombre

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La pierre et l'ombre (Taş ve gölge)

Auteur : Burhan SÖNMEZ

Traduction : Julien LAPEYRE DE CABANES

Parution :  2021 en turc,
                   2023 en français (Gallimard)

Pages : 432

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Maître marbrier, aujourd’hui gardien de cimetière, Avdo a vécu mille vies avant de s’installer à Istanbul. Il espérait y trouver la paix, mais était loin d’imaginer que son passé viendrait lui rendre visite. Par une nuit enneigée, il aperçoit la maigre silhouette d’une jeune femme qui émerge d’entre les stèles. La police est à ses trousses, elle a désespérément besoin d’un endroit où se cacher. Mais qui est vraiment cette mystérieuse Reyhan ? Ses pas l’ont-ils menée jusqu’à Avdo par hasard ?
Burhan Sönmez croise habilement les destins au sein d’une mosaïque narrative riche de multiples histoires. Avec La pierre et l’ombre, il brosse un portrait sans concession de la Turquie du siècle dernier, et continue d’explorer sous un angle résolument romanesque les grands thèmes de la mémoire et de l’identité.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Burhan Sönmez, auteur kurde écrivant en turc, est né en 1965 dans un petit village d’Anatolie. Récompensées par de prestigieux prix, ses œuvres sont traduites dans plus de quarante langues. Avocat spécialisé dans les droits de l’homme, il a longtemps exercé à Istanbul. Après un exil de plus de dix ans en Angleterre, il vit aujourd’hui entre la Turquie et Cambridge. En 2021, il a été élu président de l’association d’écrivains PEN International.

 

 

Avis : 

Arrêté et torturé pour ses activités d’avocat spécialisé en Droits de l’homme à Istanbul, le Kurde turc Burhan Sönmez a connu dix ans d’exil en Grande-Bretagne avant de pouvoir revenir en Turquie. Désormais professeur de littérature à l’université d’Ankara, auteur d’articles pour des journaux indépendants et de romans primés et traduits dans de nombreux pays, il a été élu en 2021 président de l’association d’écrivains PEN International, qui défend « les valeurs de paix, de tolérance et de liberté sans lesquelles la création devient impossible ». Son dernier roman La pierre et l’ombre raconte l’histoire sociale de la Turquie moderne au travers d’Avdo, un sculpteur de pierres tombales amené à croiser des personnes représentatives de toutes les facettes culturelles du pays.

L’histoire commence dans les années 1980, peu après le coup d’État militaire. Avdo, la cinquantaine solitaire, vit en marge du monde, sur les bords du cimetière d’Istanbul dont il est assure le gardiennage entre ses confections de pierres tombales. Mais voilà que le passé vient déranger le présent sous la forme d’une pauvre silhouette titubante, pourchassée par la police jusqu’au coeur du cimetière. C’est une toute jeune fille, elle s’appelle Reyhan et n’est pas arrivée jusqu’à la porte d’Avdo par hasard. Qui est-elle ? Pourquoi veut-on l’emprisonner ? Quel lien a-t-elle avec le paisible veilleur du cimetière ? Et puis, aussi, comment en vient-on, comme Avdo, à préférer vivre parmi les morts plutôt que les vivants ?

Oscillant constamment entre passé et futur, le récit nous ramène dans les années 1930, quand un Assyrien prend l’orphelin Avdo sous son aile et l’initie à la sculpture des pierres tombales. Quelque vingt années plus tard, le jeune homme devenu maître marbrier itinérant rencontre l’unique amour de sa vie, Elif, dans un village d’Anatolie qui n’a pas pour habitude de marier ses filles à des étrangers. Le drame est inévitable, qui brisera les rêves d’Avdo mais ne cessera jusqu’à la fin de ses jours de retentir sur son destin. Un destin qu’il nous sera donné de reconstituer peu à peu, à mesure que les fragments du récit, s’échelonnant dans le désordre de l’époque ottomane jusqu’à nos jours en visitant différents lieux du Moyen-Orient, en laisseront progressivement percevoir le motif global, dessiné sur la toile de fond d’une mosaïque culturelle aussi riche que déchirée. Chrétiens, sunnites, alaouites, Turcs, Kurdes et Arméniens : n’y a-t-il donc que la sagesse d’un gardien de cimetière pour constater que « tous les morts sont bons pour l’éternité » ?

Suspendu à ses rebondissements dramatiques autant qu’attaché à la belle humanité de ses personnages, séduit par sa plume soigneusement travaillée, l’on reste impressionné par ce récit dense, doucement mélancolique, dont les cassures temporelles savent si bien refléter le bris des rêves de son principal protagoniste et, à travers lui, les traumas silencieusement accumulés depuis un siècle par les diverses populations de la Turquie. Une lecture à plusieurs niveaux qui inscrit définitivement l’auteur parmi les écrivains majeurs de langue turque. (4/5)

 

 

Citations :

Le silence et le brouillard recouvraient la ville, la rumeur des voitures sur la route avait disparu ; on entendra bientôt le hibou, songea Avdo. Il prit la théière sur le brasero et remplit son verre. Il remonta la couverture sur ses épaules, appuya son dos au coussin du divan. Il versa trois cuillerées de sucre dans son thé, remua, puis tendit l’oreille à l’obscurité blanche. La nuit, nul silence : des sons distillés. Le jour, ils se mélangent en un bruit indistinct ; mais la nuit, chacun retrouvait sa pure clarté. Chansons d’enfance, soupirs des morts, hululement du hibou. Tous inaudibles dans le vacarme du jour. Comme les peines, les regrets. La douleur nue surgissait dans le face-à-face de l’homme seul avec la nuit. Le murmure de la fontaine au pied de l’arbre de Judée était chargé de vieilles élégies, un coeur s’emplissait de la mélancolie d’un amour perdu. Le jour, ces charges-là étaient douces à porter : il fallait la nuit pour croire réellement à la solitude.
 

« - Maître, demanda Avdo d’une voix timide, en quel prophète dois-je croire ? Chacun a le sien, pour certains c’est Jésus, pour d’autres Mahomet, et pour moi ? »
Joseph détourna les yeux du feu pour regarder Avdo. Il lui caressa les cheveux avec bonté et sérénité, comme un père.
« Regarde, lui dit-il, en bas on aperçoit les lumières de l’église Saint-Michel, et là-haut on entend l’appel du muezzin de la mosquée de Cheikh Zirrar. Tu te trouves exactement entre les deux. Ne sois pas pressé, le temps t’apprendra quel prophète il te faut choisir, et peut-être n’en choisiras-tu aucun, et ainsi vivras-tu.
- Peut-on être un homme sans avoir de prophète ?
- Sans doute, certainement, et d’ailleurs méfie-toi de ceux qui en ont un, la plupart ne croient qu’en eux-mêmes, seulement ils le cachent. Attends de grandir un peu, tu décideras par toi-même. Je ne te demande que deux choses, d’être bon et d’être travailleur. Voilà qui convient à un homme.
- Toi, maître, tu crois en Jésus, et pourtant tu fabriques des tombes pour des morts qui croyaient en d’autres prophètes, comment est-ce possible ?
- Avdo, les vivants sont parfois bons, mais les morts sont bons pour l’éternité, voilà ce en quoi je crois quand je fais une tombe. Bientôt eux aussi viendront te voir, et ils te demanderont une tombe, une belle tombe dédiée à des dieux dont tu n’auras jamais entendu parler. Tu ne leur refuseras pas, en mémoire des morts.
 

L’homme qui m’a apprit le métier (…), enfin mon maître et son ami maître Dikran, des hommes d’autrefois, lorsqu’ils arrivaient quelque part, regardaient les pierres d’un air étrange, les touchaient étrangement, les sculptaient d’une façon étrange. Tu sais ce qu’ils faisaient, ils creusaient un trou dans la roche et y glissaient un bourgeon de peuplier. Puis ils attendaient. Une fois le peuplier enraciné, les pointes de ses racines s’enfonçaient dans la roche et la faisaient éclater en plusieurs morceaux. Telle est la loi de la vie, disait maître Joseph : que les choses les plus dures cèdent sous l’effet des plus tendres. 
 
 
La prison est inaugurée, et tandis que quelques prisonniers sont envoyés aux champs, on exécute un premier condamné à mort. Atif Hodja, prédicateur originaire d’Iskilip, ne s’attendait pas à être cet homme-là. Il avait bien prononcé et publié quelques sermons contre l’armée d’Atatürk lors de la guerre turco-grecque, mais c’est son opposition à la révolution vestimentaire qui lui vaut un procès. L’avenir de la jeune république dépendait de sa capacité à rattraper la civilisation occidentale, en imposant à la société un rythme de progrès extrêmement soutenu. La Loi du Chapeau était un jalon essentiel sur ce chemin qui menait à l’abolition du califat à la reconnaissance du droit de vote féminin. Le fez, le turban et autres couvre-chefs traditionnels étaient désormais interdits, et le port du chapeau à l’européenne recommandé pour tous les hommes. Dans un livre publié avant la loi, Atif Hodja d’Iskilip s’était appliqué à montrer que le vêtement occidental était contraire à la religion. Si les musulmans avaient toutes les raisons d’adopter la technique et les inventions de l’Occident infidèle, en revanche ils devaient rejeter fermement l’alcool, la danse, le théâtre et autres moeurs culturelles dont le vêtement faisait partie. La position d’Atif Hodja illustrait la fracture qui divisait profondément la société turque depuis un siècle. Dans toutes ses prises de parole depuis qu’il était officier dans l’armée ottomane, Atatürk avait insisté sur la nécessité de réformer entièrement la société, ajoutant que ces réformes, il faudrait les mener non pas lentement, mais à toute allure. Une fois au pouvoir, il n’avait pas hésité à mettre ses idées de jeunesse en application.


Il y a un dicton italien : Perdere la Trebizonda, ils disent, « perdre Trébizonde ». Autrefois, Trébizonde, aujourd’hui Trabzon, était le port où se rencontraient les navires et les caravanes venus d’Europe et d’Orient. Et quand l’un de ces convois ou de ces navires s’égarait en route, on disait qu’il avait perdu Trébizonde, ce qui est devenu une expression pour dire qu’on a perdu le fil de sa propre vie. Et moi qui ai  passé ma vie à me perdre en voyageant de port en port, je cherchais Trébizonde. C’est étrange, tu sais, mais on découvre ce qu’on cherche seulement le jour où on le trouve.


Les détails de leurs retrouvailles secrètes avaient été fixés l’an passé. Si l’une des deux perdait l’autre, elle l’attendrait tous les mercredis à quatorze heures sur ce banc. Des semaines, des mois pouvaient passer, perdre l’espoir leur était interdit, elles devaient être, elles seraient au rendez-vous. Depuis le coup d’État militaire de 1980 – combien y en avait-il eu ? -, tant de gens avaient disparu ou étaient en cavale que tout le monde avait pris ses dispositions pour renouer secrètement le contact avec ses proches.


L’autre jour, un ami m’a raconté qu’un vieil homme détenu dans la prison de Diyarbakir, à force d’être torturé, avait fini par perdre complètement le sens de la réalité. Il disait à ses camarades de cellule qu’ils étaient tous déjà morts et vivaient en enfer. Cette prison est l’enfer, nous sommes les morts, les gardiens sont les cerbères qui nous surveillent, il disait. Alors les jeunes prisonniers essaient de le persuader qu’il se trompe. Bien, mais dans ce cas qui sont nos parents qui viennent nous voir les jours de visite ? lui demandent-ils. Eux, dit le vieil homme, ce sont ceux qui viennent pleurer sur notre tombe, et nous croyons qu’ils parlent avec nous comme si nous étions encore vivants. Quelque temps plus tard, le vieil homme apprend qu’il va être remis en liberté. Il n’y croit pas. Où peut-on bien aller après l’enfer ? Il a peur. Le jour de sa libération, il a un arrêt cardiaque et meurt. Cette histoire me hante depuis des jours… Puis j’ai pensé que ce que disait le vieil homme valait aussi pour nous. Ce pays est un enfer, l’enfer où nous, les morts, payons pour nos péchés. En sortir est impossible. Et moi non plus, comme ce vieil homme, je n’en sortirai pas, je ne réussirai pas quitter le pays. Le jour du départ, mon coeur s’arrêtera de battre. 
 
 
L’habitude est un savoir tout fait, qui préserve les hommes d’en apprendre de nouveaux.


Nous croyons que personne ne peut retrouver le passé, mais les vieux, avec leur esprit vacillant, leurs jeux cérébraux, ils y arrivent. Vers la fin de leur vie, les vieillards, arrivant aux frontières de l’avenir, trouvent un moyen de faire revenir leur passé. Brisant le verre de cette horloge mentale qu’on appelle le temps, ils font se rencontrer le passé et l’avenir dans le moment présent.


 

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