lundi 19 août 2024

[Groff, Lauren] Matrix

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Matrix

Auteur : Lauren GROFF

Traduction : Carine CHICHEREAU

Parution : 2021 en anglais (Etats-Unis),
                  2023 en français (L'Olivier)

Pages : 304

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

 « Elle sort de la forêt seule sur son cheval. Âgée de dix-sept ans, dans la froide bruine de mars, Marie, qui vient de France. »

Que disent les livres d’histoire sur Marie de France ? Qu’elle est la première femme de lettres à écrire en français. Pourtant, sa vie reste un mystère. Matrix lève le voile sur ce destin hors du commun.
Expulsée de la cour par Aliénor d’Aquitaine, la « bâtarde au sang royal » est contrainte à l’exil dans une abbaye d’Angleterre. Loin de la détruire, cette mise à l’écart suscite chez elle une révélation : elle se vouera dès lors à la poursuite de ses idéaux, à sa passion du texte et des mots. Dans un monde abîmé par la violence, elle incarne la pureté, transcendant les obstacles grâce à la sororité.

Moderne, frondeuse et habitée par une grande puissance créative, Marie de France devient l’héroïne absolue, le symbole des luttes d’émancipation bien avant que le mot « féminisme » existe.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1978, Lauren Groff est notamment l’auteur des Monstres de Templeton et d’Arcadia (Plon, 2010 et 2012). Les Furies (l’Olivier, 2017), livre préféré de Barack Obama en 2015, a connu un immense succès aux États-Unis, et un extraordinaire accueil critique et public en France (100 000 exemplaires vendus, toutes éditions confondues).

 

Avis :  

De Marie de France, première femme de lettres occidentale à écrire en langue vulgaire, l’on ne connaît que les fables et les lais, de courts récits en vers qui rencontrèrent un vif succès lorsqu’elle les rédigea entre XII et XIIIe siècles. Parmi les hypothèses sur son identité oubliée, la romancière américaine Lauren Groff a choisi de retenir celle d’une fille naturelle de Geoffroy V d'Anjou. Elle lui prête un court passage par la Cour de son demi-frère Henri II Plantagenêt et de son épouse Aliénor d’Aquitaine, laquelle s’empresse, dans l’imagination de l’auteur, de la reléguer à ses dix-sept dans une abbaye anglaise qu’elle ne quittera plus. A son arrivée un lieu hostile et glacial où sévissent fièvres et « malefaim », le misérable couvent va progressivement devenir sous sa férule de prieure, puis d’abbesse aussi déterminée qu’ambitieuse, une matrice sûre et prospère à l’écart du monde ordinaire et violent des hommes.

« Si grande, [avec] des mains si larges, une voix si grave et un visage si peu féminin qu’il faut s’assurer que ce soit réellement une femme », qui plus est instruite – elle sait « gouverner un large domaine, écrire dans quatre langues, tenir un livre de comptes »  –, indomptable, querelleuse et habile à l’épée, comment cette « créature dénuée de toute beauté, de toute féminité jusqu’en sa plus modeste manifestation » aurait-elle bien pu trouver un époux ? Ne reste donc plus que le couvent pour cette femme hors norme, qui, aimant les femmes et trouvant bientôt dans la clôture un espace de liberté où déployer son ambition, son intelligence et ses talents, va vite s’y imposer comme la « matrix », la mère supérieure en tous les domaines, libre-penseuse et de plus en plus investie de missions émancipatrices radicales – faisant fi de l’interdit papal jeté sur l’Angleterre en 1208, elle revêt les vêtements du prêtre pour dire la messe et donner les saints sacrements à ses sœurs –, mais aussi la mère protectrice d’une communauté féminine qu’elle n’hésite pas à armer et à mener au combat contre la violence et la convoitise des hommes, avant d’enceindre son abbaye d’un labyrinthe végétal propre à décourager toute intrusion.

Prenante, écrite et admirablement traduite dans une langue mariant modernité – on n’y compte plus les « sorceresse », « témoigneresse », « confesseresse », « prédécésseuse »… – et accents médiévaux latinisants, l’histoire apparaît bien vite comme la transposition utopique, dans une époque ancienne, d’un féminisme très actuel : une occasion pour l’auteur de rendre bien sûr hommage au courage et aux mérites des femmes dans leur combat contre le patriarcat, tout en interrogeant subtilement les tendances contemporaines les plus néo-féministes. Car, souvent admirable mais plein de contradictions, ses immenses capacités s’assortissant du même hybris que chez les hommes qu’il rejette, le personnage de Marie, étoffé et complexe, attire autant qu’il effraie, alors que son affirmation de femme instruite, indépendante et libre-penseuse se réalise dans l’exclusion totale, violente quand il le faut, des hommes, et par l’enfermement dans une communauté de femmes résolument à l’écart d’une société jugée irrémédiablement nocive.

Inspirée par une femme dont l’érudition et l’audace littéraire exceptionnelles pour son sexe et son époque restent par-delà les siècles les seuls indices de sa personnalité, Lauren Groff use finement de cette plongée historique pour questionner de manière sous-jacente les dérives féministes radicales et punitivistes contemporaines dans une fable écoféministe originale d’une grande richesse, tant dans la langue que dans la réflexion. (4/5)

 

Citations : 

Les nonnes sont tellement affamées que leurs têtes ne sont plus que des crânes décharnés dans le sombre dortoir. On sert une soupe où l’on fait bouillir de la viande, qu’on retire ensuite pour la réutiliser dans d’autres soupes. Les ongles sont aussi bleus que le ciel.
 

L’idée lui vient d’un lai breton rimé, vif et beau dans son entièreté. Ses mains se mettent à trembler sur ses genoux. Elle va écrire un recueil de lais, traduits dans le beau français musical de la cour. Elle enverra son manuscrit comme on décoche une flèche brûlante vers l’objet de son amour, et lorsque celle-ci atteindra sa cible, elle enflammera ce cœur cruel. Aliénor cédera. Marie sera autorisée à revenir à la cour, cet endroit où nul ne meurt jamais de faim, où il y a toujours de la musique, des chiens, des oiseaux, de la vie, où, au crépuscule, les jardins sont remplis d’amants, de fleurs, d’intrigues, où Marie peut cultiver les langues qu’elle parle et entendre dans les salles les enseignements enfiévrés de nouveaux concepts fusant à travers les conversations. Pas seulement le dieu tripartite parent enfant esprit dont on parle ici, pas seulement ce trio sans fin de labeur prière malefaim.
 

Car c’est là une vérité humaine et profonde que les âmes terrestres en général ne se sentent pas à l’aise tant qu’elles ne se trouvent pas en sécurité entre les mains d’une puissance supérieure à la leur.
 

Car tout est collectif dans une abbaye ; l’intimité est contraire à la Règle, la solitude un luxe, et avec tout le travail, la méditation, les prières, le temps de réfléchir est bien trop limité pour aboutir à grand-chose. Même la lecture se fait à haute voix ; il n’existe pas de monologue interne permettant de défier sa voix intérieure et la pousser de l’avant. Marie ne se demande pas pourquoi si peu de ses sœurs ont la capacité de penser par elles-mêmes ; elle a compris dès l’instant où elle est arrivée que cette réalité était inscrite en profondeur au cœur de la structure de la vie monastique. En tant qu’abbesse, elle voit combien une nonne libre-penseuse peut être dangereuse. Ce serait un désastre d’avoir une autre Marie à l’abbaye. De temps à autre, elle ressent un fort pincement de culpabilité ; pourtant, elle maintient ses sœurs dans les ténèbres sacrées du travail et de la prière. Elle se justifie auprès d’elle-même en se disant qu’ainsi elle préserve leur innocence. 
 

Wulfhild passe presque la nuit entière à réviser les comptes. Épuisée, elle parcourt six jours sur sept les terres de l’abbaye pour aller voir les fermiers, flatte et fulmine toute la journée au nom de Marie, elle est la voix de l’abbesse en ville et au-dehors, aussi quand celle-ci se déplace en personne, elle paraît aux yeux de tous plus grande qu’une simple femme, pareille à un mythe ; certains la disent sainte, d’autres sorceresse, les rumeurs s’entremêlent ; descendante de la fée Mélusine, avec la rage et le pouvoir de plier la nature à sa volonté, issue de sang royal, trop immense femme sur sa jument de guerre, croisée, abbesse aux traits, au corps, à la connaissance et à la volonté si peu féminines.
 

Vieillir est une perte constante ; tout ce que l’on considère essentiel dans la jeunesse, avec le temps, se révèle ne pas l’être. Les oripeaux anciens tombent, on les laisse au bord du chemin pour que la nouvelle jeunesse les ramasse et à son tour les endosse.
 
 
C’est l’arrogance de Marie qui a causé le mal fatal de Wulfhild. Sa convoitise sans bornes a englouti sa fille de cœur. Le besoin d’agrandir l’abbaye était un besoin d’étendre son propre corps. Ses actions ont toujours été accomplies en réaction à la question de ce qu’elle aurait pu faire ici-bas si seulement on lui avait laissé sa liberté.


Mais Marie siffle avant que Cécile ait fini et se mette à pleurer avec force larmes, elle dit qu’elle a toujours trouvé cette histoire d’une stupidité rare, car ici la dame est punie pour sa beauté alors que dans la vie, il est évident que c’est si la dame est disgracieuse qu’elle est punie.
Et Cécile, irritée, rétorque sèchement que Marie est plus intelligente que ça, qu’elle n’a jamais été jugée belle, mais qu’au lieu d’être punie pour sa laideur, elle a été honorée, et la voilà à présent, la plus sainte d’entre toutes les saintes femmes de cette île, vénérée et aimée, baronne de la Couronne, propriétaire de plus de terres que la grande majorité des nobles d’ici, et sans nul doute la plus riche abbesse au nord de Fontevraud. Marie eût-elle été belle, ou simplement aussi disgracieuse mais affichant des manières douces et féminines, qu’on l’eût mariée, et elle serait depuis longtemps morte en couches, et tout ce qui subsisterait d’elle en ce monde, ce serait quelque fille de la petite noblesse, si occupée qu’elle se rappellerait à peine les traits du visage de sa mère. En fait, dit Cécile, c’est grâce à son absence de beauté que Marie est devenue qui elle est.


Plus tard, alors que les matines résonnaient dans le noir, elle repartit dans la nuit comme si elle était aveugle, en se demandant si en cet instant, elle n’avait pas été au plus proche de dieu – non pas l’invisible parent, non pas le soleil réchauffant la terre et incitant les graines à pousser dans le sol, mais ce rien au cœur du moi. Pas le Verbe, parce que le Verbe limite la grandeur de l’infini ; mais le silence au-delà du Verbe où réside l’infini.


Elle comprit à ce moment que cela n’avait pas d’importance que son paysage intérieur soit si différent de celui de ses sœurs auxquelles on avait enseigné à désirer plus que tout la soumission, contrairement à elle, ses sœurs qui croyaient à des choses qu’elle jugeait stupides sans le dire, dégradantes pour la dignité d’une femme. Elles étaient remplies de bonté, telle une coupe remplie de vin. Marie ne l’était pas et ne le serait jamais. Bien sûr, elle avait en elle de la grandeur, mais grandeur et bonté ne sont pas la même chose.
Et c’est à ce moment qu’elle comprit comment elle pouvait mettre cette grandeur au service de ses sœurs ; elle pouvait renoncer à l’amour singulier qui brûlait en elle et se tourner vers un amour plus vaste, elle pouvait bâtir autour de ces femmes une abbaye spirituelle qui les protège du froid et de la pluie, des supérieurs prêts à les dévorer, oui, elle bâtirait une abbaye invisible faite de sa propre personne, une église plus vaste constituée de son âme, un édifice du moi dans lequel ses sœurs pourraient grandir comme les bébés grandissent dans la sombre chaleur battante de la matrice.

 

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