jeudi 1 avril 2021

[Yu, Charles] Chinatown, intérieur

 


 

J'ai moyennement aimé

 

Titre : Chinatown, intérieur
            (Interior Chinatown)

Auteur : Charles YU

Traductrice : Aurélie THIRIA-MEULEMANS

Parution : en anglais (USA)
                   et en français en 2020

Editeur : Aux Forges de Vulcain

Pages : 256

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

C’est l’histoire d’un Américain d’origine asiatique qui essaie de trouver sa place dans la société américaine. Et, comme on est dans la patrie d’Hollywood, Yu raconte cette épopée sous la forme d’une quête du rôle idéal. Car le rêve de toujours du héros c’est de devenir Mister Kung Ku : il a vu la série à la télé quand il était petit, et c’est son but dans la vie. Sauf que plus il monte les échelons, plus il comprend que Mister Kung Fu n’est qu’un autre rôle qu’on veut lui coller parce qu’il est asiatique. C’est un roman high-concept écrit sous la forme d’un scénario : le héros n’est ni « je » ni « il » mais il est désigné par un « tu ». Le héros suit le script qui peint sa vie comme une série télé en mélangeant les genres : la bonne vieille série policière, avec un flic noir et une flic blanche et une grande tension amoureuse entre les deux, des scènes de kung fu, et on finit sur une superbe scène de court drama où l’Amérique se retrouve jugée pour son traitement de la communauté asiatique. Un roman virtuose, drôle et attachant : un Lala Land sauce aigre-douce.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Charles Yu est un Américain d’origine taïwanaise, né à Los Angeles en 1976. Nouvelliste, il est lauréat de nombreux prix (Sherwood Anderson Fiction Award en 2004). Charles Yu fut distingué par la National Book Foundation comme un des 5 écrivains américains les plus prometteurs de sa génération, sur recommandation de Richard Powers (lauréat 2006 du National Book Award). Actuellement, Charles est un des scénaristes de Westworld, la nouvelle série de JJ Abrams pour HBO. En 2020, il est le lauréat du National Book Award pour son roman Chinatown, intérieur.

 

 

Avis :

Américain d’origine asiatique né à Taïwan, Willis tente désespérément de percer au cinéma et dans les séries télévisées. Tirant le diable par la queue, il fait de la figuration et cumule les petits rôles, dans l’espoir de devenir un jour la  vedette de films de kung-fu. Il réalise peu à peu que ces rôles souvent insignifiants et toujours stéréotypés réservés aux « Asiats » par Hollywood ne sont que l’exact reflet de la place accordée aux « ni Noirs, ni Blancs » aux Etats-Unis.

Ecrivain mais aussi scénariste pour la télévision américaine, Charles Yu a choisi d’écrire ce livre à la manière d’un script, tutoyant le lecteur pour mieux le faire entrer dans le rôle du personnage asiatique, et confondant sans cesse fiction et réalité dans l’idée que l’image renvoyée par les productions audiovisuelles en dit long sur les représentations et les interactions sociales qui régissent le pays tout entier. Sous couvert d’un texte aux allures de farce souvent loufoque, l’auteur se livre en fait à une sorte d’analyse sociologique des films et séries produits par Hollywood, y retrouvant en condensé les modes de pensée, les rapports sociaux et les clichés raciaux qui prévalent ordinairement aux Etats-Unis. Il rappelle ainsi, qu’éclipsée par la forte et historique confrontation entre le « noir » et le « blanc » en Amérique du Nord, la discrète et calme communauté asiatique n’en souffre pas moins de préjugés d’autant plus pernicieux, qu’ils font partie d’un inconscient collectif intériorisé par les premiers concernés eux-mêmes.

Audacieux dans sa construction, brillant dans sa démonstration, ce livre plein de dérision est un véritable tour de force expérimental. Sa lecture n’en est toutefois pas vraiment une promenade de santé. Souvent sans repères dans ce texte labyrinthique où l’on ne sait plus où s’arrête la scène et où commence la ville, le lecteur devra accepter de se laisser déstabiliser et de voguer à vue dans un univers déstructuré aux apparences absurdes. J’en ressors admirative de l’exploit littéraire et de son intelligence, mais assez soulagée d’en être venue à bout. (2/5)


Citations :  

Pauvre, c’est relatif, bien sûr. Aucun d’entre vous n’a jamais été riche, ni rêvé de l’être, ni jamais connu quelqu’un de riche. Mais le plus grand gouffre au monde, c’est celui qui sépare le fait de s’en sortir et celui de ne pas vraiment s’en sortir. Il y a mille et une façons de le franchir, ce gouffre, presque toutes accidentelles. Mauvaise journée au boulot et/ou mon gamin est malade et/ou j’ai raté le bus et donc dix minutes de retard à l’audition, et donc le rôle de l’Asiat’ à l’Arrière-Plan Avec un Air Abattu te passe sous le nez. Et donc les finances sont au plus bas cette semaine, tu fais bouillir deux fois les mêmes os de poulet pour un petit bouillon et tu décides que la fin du paquet de riz fera encore un repas, ou encore trois.
Le gouffre franchi, tout change. De l’autre côté, le temps est ton ennemi. Ce n’est pas toi qui passes la journée, c’est la journée qui te passe dessus. Chaque mois qui passe, ton embarras progresse, s’accumule, implacable comme l’arithmétique. X vaut moins que Y, et il n’y a rien à y faire. Le courrier quotidien apporte chaque fois son lot d’inquiétude ou de soulagement, seulement temporaire dans le dernier cas, il remet à zéro le minuteur jusqu’à la prochaine facture, au prochain avis d’échéance, au prochain coup de fil des huissiers.

(…) tout mène à cela : une famille. Ils te ramènent à la maison en sortant de l’hôpital, et là tout s’accélère. C’est un montage des premiers moments, les étapes majeures et mineures : premiers pas, premiers mots, première nuit complète. Il y a quelques années dans la vie d’une famille où, si tout va bien, les parents ne sont plus seuls, ils sont en train d’élever leur propre compagnon. Le gamin qui les sortira de la solitude, et pendant ces quelques années, ils sortent effectivement de la solitude. 
C’est un brouillard – dense, rauque, épuisant – des sentiments, des pensées sens dessus dessous qui forment des jours, puis des semestres. Le train-train, les premières fois, ça roule, plus ou moins, les nuits d’été la fenêtre ouverte, allongé sur les couvertures ; et les sombres matins d’automne quand personne n’a envie de sortir du lit ; on se prépare, on s’améliore ; on gagne, on perd, les jours où rien ne va, et puis, juste quand le chaos commence à prendre forme, n’a plus l’air d’une suite désordonnée d’urgences et de choses qu’on aurait pu mieux faire, le calendrier, les mois et les années, le fil des ans, tout s’empile jusqu’à ce que le tas se mette à faire sens, la douceur de tout ça, juste à ce moment-là, les premières fois se muent en dernières fois : dernière rentrée, dernière fois qu’il vient dans notre lit, dernière fois qu’on dort tous ensemble, tous les trois. Les souvenirs les plus importants se construisent juste sur l’espace de quelques années. Puis on passe les décennies suivantes à les revivre.
 
C’est là que se trouve l’origine de tout, la véritable histoire du peuple jaune en Amérique : deux cents ans à être de perpétuels étrangers.  (…)
On nous a parqués, maintenus à l’écart de tous les autres. Piégés à l’intérieur. Coupés de nos familles, de notre histoire. Alors, on s’est fabriqué un endroit : Chinatown. Un lieu de mémoire et d’auto-préservation. Donnez-leur ce qui leur plaît, ce qui les sécurise. Conformez-vous à leur idée de ce qu’on y trouve. Rien de menaçant. Chinatown, et le fait d’être chinois aussi, ça a toujours été, depuis le début, un artefact, une mise en scène de traits, de gestes, de culture et d’exotisme. Une invention, une réinvention, une stylisation. Comprendre le spectacle, y trouver notre place dans le décor, être le décor, des personnages muets. Comprendre ce qu’on a le droit de dire. Surtout, essayer de ne jamais, jamais froisser qui ce que soit. Regarder la société, comprendre le genre d’histoire qu’ils se racontent, et y trouver un petit rôle. Être attirant et acceptable, être ce qu’ils veulent voir.

Parce qu’on n’a pas notre place. Pas dans cette histoire. Si quelqu’un dans la rue vous montrait ma photo, vous diriez quoi ? Ah ouais, un mec Asiat’, un type Asiat’, un Asiat’. Combien diraient : c’est un Américain ? Qu’est-ce qui fait qu’un Asiat’ est si difficile à intégrer ?  (...)
Pourquoi n’a-t-il pas de rôle dans Noir et Blanc ? La vraie question c’est : qui a le droit d’être américain ? À quoi ressemble un Américain ? On se retrouve piégés dans des rôles de guest-stars au sein d’un petit ghetto dans un épisode spécial. Des personnages mineurs enfermés au cœur d’une histoire qui ne sait pas trop quoi faire de nous. Après deux siècles passés ici, pourquoi ne sommes-nous toujours pas des Américains ? Pourquoi est-ce qu’on se fait toujours virer de l’histoire ? 


 

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