J'ai beaucoup aimé
Titre : Le passager (The Passenger)
Auteur : Cormac McCARTHY
Traduction : Serge CHAUVIN
Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2022,
en français en 2023 (L'Olivier)
Pages : 544
Présentation de l'éditeur :
Le corps d’une jeune fille abandonné dans la neige, l’épave d’un
avion échoué au fond des eaux, un homme en fuite. Autant d’images qui
illuminent le nouveau roman de Cormac McCarthy. Des rues de La
Nouvelle-Orléans aux plages d’Ibiza, son héros, Bobby Western, conjugue
sa mélancolie à tous les temps. Cet homme d’action est aussi un mathématicien et un physicien, deux
disciplines qu’il a abandonnées après la mort de sa sœur Alicia,
disparue mystérieusement dix ans plus tôt. Hanté par la culpabilité,
Western trouvera-t-il enfin le repos ?
Roman noir, histoire d’une passion, Le Passager est aussi une parabole sur le déracinement de l’homme moderne. À quatre-vingt-dix ans, Cormac McCarthy nous surprend une fois de plus par son audace. Entre une conversation sur la physique quantique, un traité de la solitude et la description d’une tempête dans le golfe du Mexique, il se joue des conventions et demeure l’un des romanciers les plus singuliers de notre époque.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Cormac McCarthy est né en 1933 à Providence. Dès ses premiers livres (L'Obscurité du dehors, Actes Sud, 1991, Un enfant de Dieu, Actes Sud, 1992, Méridien de sang, 1998), il est comparé à Herman Melville, James Joyce et William Faulkner, alternant entre western métaphysique et thriller rural. On découvre en 1993 De si jolis chevaux, premier volume de La Trilogie des confins (Actes Sud). Le livre remporte le National Book Award en 1992. Les deux autres volumes, Le Grand Passage et Des villes dans la plaine, ont parus aux Éditions de l'Olivier en 1997 et en 1999. Cormac McCarthy a également publié Suttree (Actes Sud, 1994) ou encore Le Gardien du verger (1996). De si jolis chevaux a été adapté au cinéma par Billy Bob Thornton avec Matt Damon et Penelope Cruz. Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, paru en 2007 aux Éditions de l'Olivier, a été adapté au cinéma par les frères Coen. La Route a été couronné par le prix Pulitzer.
Avis :
Cormac McCarthy n’avait plus rien publié depuis l’immense succès de son post-apocalyptique La route, en 2008. Quelques mois avant sa mort, à quatre-vingt-dix ans, paraissent quasi simultanément ses deux ultimes romans, Le passager et Stella Maris : un diptyque mélancolique et crépusculaire, mettant en scène un frère et une sœur hantés par leur filiation à l’un des inventeurs de la bombe atomique.Nous sommes en 1980. Bobby Western a tout du pauvre cow-boy taiseux qui traîne sa solitude au long de vicissitudes parfois bien fâcheuses. Ancien doctorant en physique qui a tout plaqué pour devenir un temps coureur automobile en Europe, il approche la quarantaine et, désormais plongeur professionnel, loue ses services pour toutes sortes d’explorations et de travaux en eaux profondes. Cette fois, il plonge au large de La Nouvelle-Orléans, là où un avion s’est abîmé avec ses dix passagers. Sauf qu’un cadavre manque à l’appel et que la boîte noire a disparu. Que, dans la foulée, alors que la presse reste silencieuse sur le crash, son appartement est visité, son collègue meurt, et la police comme le fisc se mettent à lui chercher noise. Alors, Bobby prend la clé des champs, fuyant avec d’autant plus d’empressement ces mystères par trop menaçants qu’ils ne font que s’ajouter au poids d’un passé aux allures de malédiction.
En effet, à mesure que la narration progresse sans jamais éclaircir les événements qui s’accumulent, irrémédiablement opaques, l’on réalise bientôt qu’un trouble climat de culpabilité familiale flotte sur la narration comme un nuage radioactif. Un amour interdit liait Bobby à sa jeune sœur Alicia, précoce génie des mathématiques atteinte de schizophrénie paranoïde dont il apparaît que ce sont ses hallucinations qui ouvrent chaque chapitre en si étranges et déroutants passages en italique. Alicia s’est suicidée dix ans plus tôt et son fantôme n’en finit pas de hanter son frère. Tout comme les sinistres ombres laissées en héritage par leur père physicien, contributeur au développement de la bombe nucléaire.
« Western était pleinement conscient qu’il devait son existence à Adolf Hitler. Que les forces historiques qui avaient intégré à la grande tapisserie sa vie tourmentée étaient celles d’Auschwitz et d’Hiroshima, les deux catastrophes jumelles qui avaient scellé à jamais le destin de l’Occident. » Dans son errance, Bobby ne fuit pas seulement sa propre situation, il fuit l’absurdité et la folie du monde, désaxé et en totale pertes de repères ; un monde qui a su mettre la science au service de l’horreur et de la destruction, mais pas de sa propre compréhension : « Une fois qu’une hypothèse mathématique est formalisée en une théorie, (…) on ne peut plus nourrir l’illusion qu’elle offre un réel aperçu du cœur de la réalité ». « Toute réalité est perte et toute perte est éternelle ». Et notre protagoniste dépité de citer Kant qui ne voyait dans la mécanique quantique que « tout ce qui échappe à nos facultés de connaissance », tandis qu’un de ses interlocuteurs lui déclare un jour qu’il croit « qu’on arrive au bout » et « qu’il y a des chances qu’on soit encore de ce monde pour le voir se mouiller le bout des doigts et se pencher pour dévisser le soleil. »
C’est ainsi que, mêlant une noire histoire nourrie des traumatismes de l’Amérique, entre bombes atomiques, guerre du Vietnam et assassinat de JFK, à une sorte de débat scientifique dans un contexte globalement contaminé par l’étrangeté de la folie, le célèbre écrivain nous livre un testament éperdument sombre et nihiliste, pourtant non dénué d’une certaine sérénité et d’un humour pince-sans-rire dans son désabusement : une œuvre complexe, dense, très informée, qui pourrait paraître ardue et déroutante si elle n’était si fascinante.
« Tout le bien du monde ne suffit pas à effacer une catastrophe. Seule une pire catastrophe parvient à l’effacer. »
« La vérité du monde constitue une vision si terrifiante qu’elle fait pâlir les prophéties du plus lugubre des augures que la Terre ait jamais portés. Une fois qu’on l’a admis, l’idée que tout cela sera un jour réduit en poussière et éparpillé dans le néant devient moins une prophétie qu’une promesse. » (4/5)
Citations :
Si je pense à toutes les choses que je voudrais ne jamais vivre c’est toujours des choses que j’ai déjà vécues. Et j’aurai jamais fini de les vivre.
L’odeur capiteuse de la ville, une odeur de mousse et de cave, alourdissait l’air du soir. Une lune froide couleur de crâne perçait les écheveaux de nuage par-delà l’ardoise des toits. Les tuiles et les cheminées. Une sirène de bateau sur le fleuve. Les réverbères se dressaient en globes de buée et les immeubles étaient sombres et suants. Parfois la ville semblait plus ancienne que Ninive.
Tu crois que quand il y a une chose qui te paralyse tu peux te contenter de lui tourner le dos et oublier. Mais en fait elle ne te suit pas. Elle t’attend. Et elle t’attendra toujours. (…)
Et il y a encore quelque chose qu’on t’a déjà dit. (...) Les morts ne peuvent pas t’aimer comme tu les aimes.
Les vrais problèmes ne commencent dans une société que lorsque l’ennui en est devenu le signe distinctif. L’ennui peut pousser les gens les plus dociles à des extrémités qu’ils n’auraient jamais imaginées.
La raison d’être des particules ponctuelles, c’est que, si on y introduit un élément fâcheux – la réalité physique par exemple –, les équations ne fonctionnent plus. Si un point est dénué d’existence physique, on n’a plus qu’une position. Or une position non définie par rapport à une autre position ne saurait être exprimée. L’un des problèmes de la mécanique quantique réside forcément dans la difficulté à admettre le simple fait qu’il n’existe pas d’information en soi, qui serait indépendante du dispositif nécessaire à sa perception. Il n’y avait pas de voûte étoilée avant qu’apparaisse le premier être doté des organes sensoriels lui permettant de la contempler. Avant cela, tout n’était que noirceur et silence.
Et pourtant ça tournait.
Et pourtant. En tout cas, l’idée même des particules ponctuelles va à l’encontre du sens commun. Quelque chose existe. La vérité, c’est que nous n’avons pas de définition correcte d’une particule. En quel sens peut-on dire qu’un hadron est « composé » de quarks ? Est-ce que c’est une façon pour le réductionnisme de joindre l’acte à la parole ? Je n’en sais rien. Kant voyait dans la mécanique quantique – je cite – « tout ce qui échappe à nos facultés de connaissance ».
Les collines ondulantes et les crêtes vers l’est. Et quelque part derrière tout cela le complexe d’enrichissement de l’uranium d’Oak Ridge qui en 1943 avait mené son père de Princeton jusqu’ici où il rencontrerait la reine de beauté qu’il allait épouser. Western était pleinement conscient qu’il devait son existence à Adolf Hitler. Que les forces historiques qui avaient intégré à la grande tapisserie sa vie tourmentée étaient celles d’Auschwitz et d’Hiroshima, les deux catastrophes jumelles qui avaient scellé à jamais le destin de l’Occident.
Et vous ne voyez aucune antinomie entre ce que vous savez du monde et ce que vous croyez de Dieu ?
Je ne crois rien de Dieu. Je crois juste en Dieu. Kant avait tout compris quand il parlait du ciel étoilé au-dessus de soi et de la loi morale en soi. La dernière lumière que verra l’incroyant ne sera pas le soleil qui s’éteint. Ce sera Dieu qui s’éteint. Chacun naît avec la faculté de voir le miraculeux. Ne pas le voir, c’est un choix. Tu crois sa patience infinie ? Moi je crois qu’on arrive au bout. Je crois qu’il y a des chances qu’on soit encore de ce monde pour le voir se mouiller le bout des doigts et se pencher pour dévisser le soleil.
Tout le bien du monde ne suffit pas à effacer une catastrophe. Seule une pire catastrophe parvient à l’effacer.
La vérité du monde constitue une vision si terrifiante qu’elle fait pâlir les prophéties du plus lugubre des augures que la Terre ait jamais portés. Une fois qu’on l’a admis, l’idée que tout cela sera un jour réduit en poussière et éparpillé dans le néant devient moins une prophétie qu’une promesse.
On ne peut jamais être sûr que le bonheur d’autrui ressemble au nôtre.
C’était mon frère. Aîné. Il est mort à la guerre.
Je suis navré.
Il n’y a pas de quoi l’être. C’est lui qui a eu de la chance.
De mourir à la guerre ?
De mourir à la guerre. De mourir sans avoir cessé de croire. Oui.
De croire à quoi ?
À quoi. Comment vous dire. De croire en lui-même, un homme dans un pays qui avait pris les armes pour une cause qui était juste pour un peuple qu’il aimait et pour les aïeux de ce peuple et leur poésie et leur souffrance et leur Dieu.
J’en déduis que vous ne croyez pas à tout ça.
Non.
Vous ne croyez en rien ?
João pinça les lèvres. Il essuya le comptoir. Comment dire. Un homme croit toujours à quelque chose. Mais je ne crois pas aux fantômes. Je crois à la réalité du monde. Plus les angles sont durs et coupants plus on y croit. Le monde est ici. Il n’est pas autre part. Je ne crois pas que ça circule. Je crois que les morts restent sous terre. Je suppose qu’à une époque j’étais comme le vieux Pau. J’attendais un signe de Dieu et je ne l’ai jamais eu. Et pourtant il est resté croyant et pas moi. Il me regardait en secouant la tête. Il disait qu’une vie sans Dieu ne pouvait pas préparer à une mort sans Dieu. À ça je n’ai pas de réponse.
Je suis navré.
Il n’y a pas de quoi l’être. C’est lui qui a eu de la chance.
De mourir à la guerre ?
De mourir à la guerre. De mourir sans avoir cessé de croire. Oui.
De croire à quoi ?
À quoi. Comment vous dire. De croire en lui-même, un homme dans un pays qui avait pris les armes pour une cause qui était juste pour un peuple qu’il aimait et pour les aïeux de ce peuple et leur poésie et leur souffrance et leur Dieu.
J’en déduis que vous ne croyez pas à tout ça.
Non.
Vous ne croyez en rien ?
João pinça les lèvres. Il essuya le comptoir. Comment dire. Un homme croit toujours à quelque chose. Mais je ne crois pas aux fantômes. Je crois à la réalité du monde. Plus les angles sont durs et coupants plus on y croit. Le monde est ici. Il n’est pas autre part. Je ne crois pas que ça circule. Je crois que les morts restent sous terre. Je suppose qu’à une époque j’étais comme le vieux Pau. J’attendais un signe de Dieu et je ne l’ai jamais eu. Et pourtant il est resté croyant et pas moi. Il me regardait en secouant la tête. Il disait qu’une vie sans Dieu ne pouvait pas préparer à une mort sans Dieu. À ça je n’ai pas de réponse.
La miséricorde est le domaine de l’individu seul. Il y a des haines collectives, il y a des deuils collectifs. Des vengeances collectives et même des suicides collectifs. Mais il n’y a pas de pardon collectif. Il n’y a que toi.
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