J'ai aimé
Titre : Un goût de sel (Rejsy po arcydzielo)
Auteur : Piotr BEDNARSKI
Parution : 2006 en polonais,
2008/2014 en français (Autrement,
Le Livre de Poche)
Pages : 168
Présentation de l'éditeur :
S’engager
comme matelot pour découvrir le monde, comprendre les hommes, et écrire
un chef-d’oeuvre : tel est le projet de Petia. Le petit garçon des
Neiges bleues a survécu à la perte de ses parents morts au Goulag. Les
années ont passé, son exil forcé en Sibérie a pris fin, et il est revenu
en Pologne. Mais à vingt-quatre ans, Petia choisit de quitter une
seconde fois sa patrie. De port en port, de nouvelles aventures
l’attendent, avec leur lot d’indifférence et de cruauté, mais également
de rencontres qui lui donnent la force de continuer à croire en
l’humanité. Par-delà les frontières, avec l’écriture pour tout viatique,
le jeune homme poursuit sa quête d’une patrie spirituelle.
Le second récit autobiographique, bouleversant, de l’auteur des Neiges bleues.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Piotr Bednarski est né en 1934 à Horeszkowce, une ville de la Pologne
orientale envahie par les Soviétiques en septembre 1939. Déporté en
Sibérie avec les siens durant la guerre, il sera le seul rescapé de sa
famille. Rentré en Pologne, il suit une formation d’instituteur, mais sa
passion de la mer le détourne de l’enseignement : il passera toute sa
vie professionnelle dans la marine marchande. Piotr Bednarski est
l’auteur de nombreux romans, de nouvelles et de poèmes ; Les Neiges bleues est son premier roman traduit en français.
Avis :
Il ira d’engagement en engagement, de chalutiers en cargos, goûter le sel de la vie en même temps que celui de la mer. Son apprentissage commence dans la violence, quand l’équipage de son premier bateau se croit maudit par la présence à bord du Juif qu’il est. Ce ne sera donc pas seulement à la rudesse de la vie en mer, avec ses campagnes de six mois à rendre fou entre tempêtes infernales, brouillards et icebergs, prisonnier d’« un camp de travail d’où on ne s’échappe pas, à moins de mourir » - et en effet, omniprésente, la mort n’y pardonne pas la moindre erreur -, avec ses escales noyées dans l’alcool pour boucher « les trous béants, ouverts par la réalité » et se « garder de la folie », mais également au tout aussi cruel et dangereux commerce des hommes - et des femmes -, que, dans le huis clos de la vie à bord, et de port en port, Petia va devoir se frotter.
Toujours au fil de courts chapitres stroboscopiques qui, en moins de deux cents pages, réussissent à brosser un tableau d’ensemble d’une impressionnante densité, la langue magnifique de poésie de Piotr Bednarski nous entraîne dans quelques bas-fonds des comportements humains qui ne parviennent pas à obscurcir la part la plus lumineuse de l’humanité à laquelle il s’accroche. Il y a d’abord la formidable affection qui le lit à ses grands-parents, touchants dans la simplicité de leur sincérité et dans leur dignité de personnages meurtris ; puis quelques liens forts d’amour, de solidarité et d’amitié ; enfin, d’une façon qui pourra déconcerter, une très présente quête spirituelle qui vient peupler la vie de Petia, en particulier quand l’alcool ou la fièvre s’en mêlent, de rêves mystiques et de conversations avec anges et démons.
Si les immenses qualités de plume de l’auteur et l’intensité de ses pérégrinations maritimes rendent cette lecture aussi fascinante qu’agréable, ses divagations mystiques ont chez moi suffisamment rompu le charme pour qu’hélas, la magie des Neiges bleues fonde quelque peu sous l’effet du sel contenu dans ce second volet. Un goût de sel n’en reste pas moins un grand livre, empli d’un indéniable talent. (3,5/5)
Citations :
Une maladie rongeait grand-père. (…)
Une fois, après le déjeuner, il me confia que pendant ses périodes de maladie il voyait chaque homme dans toute sa beauté, en totalité, jusqu’à la moelle des os. Et il voyait aussi les pensées. « Ce n’est pas une vue réconfortante. Aucune bête n’est aussi astucieuse, cruelle et inhumaine que l’homme. À voir l’âme humaine, on est pris de peur. Dans le décompte final, l’homme ne pèsera rien. »
Une fois, après le déjeuner, il me confia que pendant ses périodes de maladie il voyait chaque homme dans toute sa beauté, en totalité, jusqu’à la moelle des os. Et il voyait aussi les pensées. « Ce n’est pas une vue réconfortante. Aucune bête n’est aussi astucieuse, cruelle et inhumaine que l’homme. À voir l’âme humaine, on est pris de peur. Dans le décompte final, l’homme ne pèsera rien. »
— Quand nous sommes revenus de l’exil, on se moquait de mon accent chantant, on me bousculait. Jusqu’à la fin des études j’étais pour tout le monde un bolchevik, et jusqu’à ce jour on me surnomme le Moscovite, comme si les Marches n’étaient pas en Pologne.
— Nos Marches, elles n’existent plus. On nous enterrera dans une terre étrangère. On nous a dispersés par le monde comme l’ivraie au milieu des blés. Tu es mal ici – comme moi d’ailleurs –, alors il te faut partir, sinon ta vie serait gâchée. Or, la vie est brève ; alors fais attention à ce que tu fabriques. Tu es né pour mourir, mais entre les deux il te faut changer en toi des choses, t’améliorer, et en même temps améliorer le monde – tu es né pour ça. Nous ne naissons pas pour la mort seulement, mais contre elle et pour la contrarier, pour s’amender, pour ne pas mourir tout entier. Traite chaque jour comme le premier jour, et essaie de ne jamais te sentir vieux.
En regardant le grand-père Teo on avait l’impression qu’un personnage de Michel-Ange avait quitté, par un moyen connu de lui seul, la fresque de la chapelle Sixtine pour partir dans le monde. À moi, il m’avait dit qu’il avait été le fruit de sa propre imagination, celle qui contient tout – à condition de la comprendre, d’avoir le don de se retrouver dans ses labyrinthes et dans ses passages périlleux.
Tu pars dans le vaste monde, fiston, pour aller du monde oriental vers le monde occidental, du royaume du mal vers le royaume d’un mal différent. Ne crains rien, mais fais attention à ceux qui ont des yeux de plomb. Ce sont des démons. Pars, vogue à la recherche de ta Toison d’or. Tu vas, toi aussi, lutter contre Dieu. C’est dans la nature de l’homme. Tu dois Lui reprocher tout, jusqu’au caillou qui dans ta chaussure blesse le pied. Souviens-toi, tu es fait de la même matière que Lui. Ne te laisse jamais intimider. La Toison d’or est cachée en toi-même. Tu vas la trouver, tu vas t’étonner au point d’en faire le chef-d’œuvre dont tu rêves.
Six mois d’Atlantique nord, avec ses tempêtes effrayantes, ses brouillards et ses icebergs – de quoi vous rendre fou. Un chalutier n’est pas un bateau de plaisance ni même un porte-conteneurs, c’est un camp de travail d’où on ne s’échappe pas, à moins de mourir. La mer sans soleil, le temps sans calendrier. Et autour, sur des centaines de milles, tout guette la moindre erreur pour donner la mort.
Le vent forcissait, aussi bien les nuages que la météo à la radio ne promettaient ni paix ni accalmie, mais le filet plongea de nouveau et le chalutier recommença comme un bagnard à labourer les vagues que couvrait déjà la blancheur de renoncules printanières. Le vent s’emparait de brassées de ces fleurs, arrachait leurs pétales pour les transmuer en particules de brume.
Toute tempête est majestueuse. Et effrayante, comme le feu dans le Sinaï. J’avais eu l’occasion de voir des icônes orthodoxes et d’éprouver leur magie ; la mer me faisait un effet semblable. J’avais souvent l’impression que le chalutier, comme le char de feu du prophète Élie, nous emportait au ciel.
J’avais vingt-quatre ans et ne craignais rien hormis Dieu ; la tempête était pour moi une sorte d’aventure, une épreuve, elle révélait une réalité sans cesse changeante et elle m’exprimait aussi. La mer m’enivrait. Je l’aimais d’un amour au premier regard. Chaque voyage était comme la sortie d’Égypte et l’errance dans le désert. Aucun amour n’est simple, mais l’amour de la mer est le plus difficile. C’est un défi, une épreuve. Elle est belle et tendre, cruelle et inflexible. Elle octroie généreusement le ciel, mais fait aussi cadeau de l’enfer. Et si on la néglige, elle tue.
Toute tempête est majestueuse. Et effrayante, comme le feu dans le Sinaï. J’avais eu l’occasion de voir des icônes orthodoxes et d’éprouver leur magie ; la mer me faisait un effet semblable. J’avais souvent l’impression que le chalutier, comme le char de feu du prophète Élie, nous emportait au ciel.
J’avais vingt-quatre ans et ne craignais rien hormis Dieu ; la tempête était pour moi une sorte d’aventure, une épreuve, elle révélait une réalité sans cesse changeante et elle m’exprimait aussi. La mer m’enivrait. Je l’aimais d’un amour au premier regard. Chaque voyage était comme la sortie d’Égypte et l’errance dans le désert. Aucun amour n’est simple, mais l’amour de la mer est le plus difficile. C’est un défi, une épreuve. Elle est belle et tendre, cruelle et inflexible. Elle octroie généreusement le ciel, mais fait aussi cadeau de l’enfer. Et si on la néglige, elle tue.
À trois heures du matin je passai la barre au bosco. Les projecteurs éclairaient la mer des deux bords du bateau. La beauté de l’eau arctique se muait en éclaboussures, en creux et en collines écumeuses. On n’y trouvait pas la caresse de la terre. L’océan ne connaît pas la tendresse, il est comme un puissant animal qui guette la moindre faute de l’homme pour le dévorer. Il exploite chaque faux pas, il se glisse dans toute fissure pour que son sel soit plus proche du sang de la vie humaine. Peut-être garde-t-il la mémoire de l’homme, la mémoire du fait que nos très lointains ancêtres le trahirent pour la terre, qu’ils préférèrent la verdure de l’herbe et le bleu du ciel. Oui, ils le trahirent, or on ne pardonne pas une trahison, elle fait mal jusqu’à la mort. L’océan vit, et se souvient.
J’avais goûté de la gnole en Russie quand j’avais à peine cinq ans, l’ivresse ne m’était pas étrangère et parfois même – indispensable. L’alcool était comme de la glaise avec laquelle je bouchais les trous béants, ouverts par la réalité, il m’aidait à me garder de la folie.
Cela avait toujours été une joie pour moi de partir naviguer. La mer recèle tant de promesses, de quoi assouvir toutes les imaginations. Elle est comme la religion ; plus ardemment on prie, mieux on se rend compte qu’on n’arrivera jamais au bout, qu’un horizon ouvert et illimité sera toujours devant. Et là-haut, derrière cette limite, il y a Dieu. Peut-être est-ce pour cette raison que tant de mystiques créent leur langue particulière. En mer, des hommes dotés de telles possibilités, on les appelle des benêts. J’étais un de ceux-là.
Du même auteur sur ce blog :
Les Neiges bleues
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