Coup de coeur 💓
Titre : La traversée des temps 3 -
Soleil sombre
Auteur : Eric-Emmanuel SCHMITT
Parution : 2022 (Albin Michel)
Pages : 576
Présentation de l'éditeur :
Poursuivant sa traversée de l’histoire humaine, Noam s’éveille d’un long sommeil sur les rives du Nil,
en 1650 av. J.-C. et se lance à la découverte de Memphis, capitale des
deux royaumes d’Égypte. Les temps ont bien changé. Des maisons de
plaisir à la Maison des morts, des quartiers hébreux au palais de
Pharaon se dévoile à lui une civilisation inouïe qui se transmet sur des
rouleaux de papyrus, qui vénère le Nil, fleuve nourricier, momifie les
morts, invente l’au-delà, érige des temples et des pyramides pour
accéder à l’éternité. Mais Noam, le cœur plein de rage, a une unique
idée en tête : en découdre avec son ennemi pour connaître enfin
l’immortalité heureuse auprès de Noura, son aimée.
Avec le troisième tome du cycle de La Traversée des Temps,
Éric-Emmanuel Schmitt nous embarque en Égypte ancienne, une
civilisation qui prospéra pendant plus de trois mille ans. Fertile en
surprises, Soleil sombre restitue ce monde en pleine
effervescence dont notre modernité a conservé des traces, mais qui reste
dans l’Histoire des hommes une parenthèse aussi sublime qu’énigmatique.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
Rendus immortels par la foudre il y a quelque huit mille ans, Noam, la femme qu’il aime Noura, mais aussi son demi-frère et adversaire Derek, ont conservé l’apparence physique de leur jeunesse. Eux qui ont vu passer tant de générations ont connu autant d’existences successives, et, parfois séparés, ont alors vécu des amours mortelles et connu le bonheur d’enfanter. C’est ainsi que Noam retrouve Noura mariée au Suédois Sven et mère de la jeune Britta Thoresen présentant de fortes similitudes avec une célèbre militante écologiste scandinave. Victime d’une tentative d’assassinat, l’adolescente est confiée par Noura, Sven et Noam aux bons soins des Eternity Labs californiens, pendant que, poursuivant la rédaction de ses mémoires, Noam revient sur une tranche de vie entrant étrangement en résonance avec son existence actuelle, située dans notre futur proche : celle qui l’a mené, en 1650 avant notre ère, dans l’Egypte des pharaons.
Car, des rites de la mort en Egypte antique, entre momification des corps et pérennité des pyramides, au transhumanisme moderne de la Silicon Valley, s’affirment le même refus du trépas et la même quête obsessionnelle de survie. Après avoir cherché l’éternité au travers de la religion, l’homme utilise aujourd’hui la science pour accroître toujours plus sa longévité. C’est dans cette mise en perspective que Noam raconte la civilisation de l’Egypte antique, peuplant ses tableaux plein de vie, rehaussés de passionnantes et érudites annotations, de personnages crédibles et attachants, et partageant avec intelligence ses réflexions sur l’immortalité, graal de toujours à l’origine de nos plus puissants mythes et croyances, en particulier religieux, mais aussi cadeau empoisonné quand l’éternité use les corps et pas l’amour, et qu’elle vous ensevelit sans fin sous le poids du deuil et de la perte.
Une nouvelle fois, Eric-Emmanuel Schmitt nous enchante de son talent de conteur si naturellement augmenté de l’érudition et de la pertinence de ses analyses et observations. Et c’est subjugué par sa narration, qu’après les précédents tomes centrés sur Noé, puis sur Nemrod et Abraham, on l’accompagne cette fois dans l’Exode, sur les pas de Moïse, pour la suite de sa démystification des récits bibliques et de la fondation de la civilisation judéo-chrétienne. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
La tolérance des Niliens comportait autant de vertus que de travers : en respectant les divergences, elle promouvait une molle indulgence envers soi-même. Si les vices et les infirmités – qui, au long des civilisations postérieures, déchaîneraient des réflexes d’exclusion – profitaient ici de l’aura du spécial, c’était parce que les déviances ordinaires en bénéficiaient. Ce refus de quadriller l’univers selon les critères tranchants du bien et du mal, du juste et de l’injuste exemptait chacun.
La faiblesse, c’est de cultiver l’espoir. La force, c’est d’épouser le désespoir.
Le désert constitue-t-il un océan sableux, et les oasis ses îles ? Absolument pas ! Quand les bourrasques, les courants, les vagues aléatoires mènent à une île, la route seule conduit à l’oasis. Si l’île demeure perdue au milieu de l’océan, l’oasis se dresse au cœur d’un réseau. D’un côté, elle produit les sentiers, puisque l’eau, les ombrages, les fruits attirent les pèlerins assoiffés. D’un autre, elle est le produit des sentiers puisque la population, les plantes, le bétail qui y prospèrent ont été amenés par des convois. Au fond, le chemin crée l’oasis autant que l’oasis crée le chemin. Ni isolée ni autarcique, à la croisée des pistes, elle donne un refuge, ainsi qu’elle dispose d’entrepôts. Cette immobile, qui dépend de mille transits en les rendant tous possibles, s’apparente au port davantage qu’à l’île.
Quel dommage qu’il faille toujours se rendre quelque part ! La destination gâche le voyage. Plutôt que d’aller ici ou là, on devrait juste aller.
L’accélération des connaissances l’abasourdit. Autrefois, on comptait sur la durée pour appuyer une hypothèse, le moindre pas nécessitait des générations ; aujourd’hui, la science évolue à la vitesse du son, obtenant en moins d’une décennie des résultats qui auparavant exigeaient plusieurs siècles.
Il a également l’impression que le progrès a gagné une sorte d’autonomie. Peu importe qui cherche, où, comment ! Détaché des individus, le progrès avance, inexorable. Si tel laboratoire de Londres n’accomplit pas telle percée utile, ceux de Tokyo, de Detroit, de Stuttgart ou de Pékin s’y attelleront. La science se dispense du savant, elle s’est renforcée en se dépersonnalisant. Plus qu’au génie exceptionnel, elle s’en remet à l’opiniâtreté des équipes en concurrence.
Je me transformais en jouet d’une demoiselle versatile qui tantôt s’intéressait à moi, tantôt me délaissait, et qui, dès que je me croyais oublié, me revenait. Je suspectais là une conduite très concertée, empruntant les habits de la fantaisie, de l’étourderie, de la dispersion. Néférou cultivait le caprice. Incartades, sautes d’humeur traduisaient sa volonté de se situer au centre du monde, d’attirer l’attention, de la retenir. Ses silences, ses sentences, ses lubies n’avaient d’autre fonction que d’affirmer sa domination. Elle veillait ardemment à maîtriser la relation qu’elle engageait avec quiconque. Quelle faiblesse dissimulait cette obsession de la force ?
– L’inceste est fortement recommandé aux membres de la famille royale. Je crois même qu’ils n’ont pas le choix. (…)
– Pharaon descendant des dieux, il transmet l’essence de Rê et le sang d’Horus. S’il couche avec sa sœur, il conçoit des enfants d’autant plus divins qu’ils sont proches d’Horus, donc de Rê. Pareil s’il couche avec sa fille ! Il ne doit pas disperser la semence sacrée mais la préserver, la condenser, la perpétuer. En limitant l’usage à sa famille, il y parvient. Pas le choix, te dis-je. Néférou non plus.
– Pharaon descendant des dieux, il transmet l’essence de Rê et le sang d’Horus. S’il couche avec sa sœur, il conçoit des enfants d’autant plus divins qu’ils sont proches d’Horus, donc de Rê. Pareil s’il couche avec sa fille ! Il ne doit pas disperser la semence sacrée mais la préserver, la condenser, la perpétuer. En limitant l’usage à sa famille, il y parvient. Pas le choix, te dis-je. Néférou non plus.
Moi qui avais grandi à une époque animiste où des Esprits, des démons, des Nymphes grouillaient partout, je ne me figurais pas le monde ainsi, et ne pouvais m’empêcher de me défier de cette légende. Quand le récit de la création met en scène des individus à partir desquels on dresse une généalogie, forcément de nombreux incestes se commettent avant que la population ait assez crû pour les éviter ! Le principe d’explication y mène1. Comment Paqen ne se rendait-il pas compte qu’il agitait des fables ? Pourquoi les recevait-il au premier degré ? À l’évidence, les Égyptiens avaient à cœur de comprendre l’incompréhensible – ce que cherche tout humain – et leur façon d’apprivoiser le mystère consistait à narrer des histoires. Or cette méthode conditionnait le résultat : broder une filiation de personnages pour raconter le commencement conduisait à l’inceste, les faire évoluer dans la durée conduisait à l’inceste, calquer nos comportements sur des événements universels conduisait à l’inceste. Je rêvais de bousculer Paqen ! Dès qu’on emprunte au connu pour décrire l’inconnu, on se fourvoie. Quiconque fend l’obscurité avec sa torche perçoit uniquement ce que capte son cône de lumière. En entendant les mythes égyptiens, je discernais l’inverse de ce qu’ils affirmaient : ce n’était pas nous qui venions des dieux, mais les dieux qui venaient de nous.
Le pharaon n’avait pas construit le système qui lui permettait de régner, il en était le produit. Loin de gouverner l’Égypte, il était gouverné par elle. Même quand il s’imaginait décider, il répondait à des pressions. (…)
Lequel des désirs ou des arrêts émanant du pharaon relevait vraiment de lui ? Sa morgue lui épargnait cette interrogation. Ignorant ses dépendances et ses sujétions, il était convaincu d’être un souverain exceptionnel et autonome. Bienheureuse nature humaine : l’ivresse égotiste estompe la réalité. Afin que le puissant s’estime puissant tandis qu’il s’avère l’employé de la puissance, l’esprit a inventé le narcissisme pour occulter la lucidité, et la mégalomanie pour dissimuler la soumission.
Avec Tibor, ma jeunesse surgissait, mon lac natal, ma mère, mon oncle, une nature opulente sur laquelle les rares hommes intervenaient peu, un monde sans villes, sans routes, sans temples, où Génies et démons habitaient chaque caillou, chaque animal, chaque source, chaque arbre, chaque brin, un univers qui avait été englouti par le temps et les flots du Déluge. Tibor me restituait mes paradis perdus tout en me les enlevant – un souvenir constitue toujours l’apparition d’une disparition.
Les Hébreux ont rencontré un problème identique plus tard, en rédigeant la Bible. Comment expliquer qu’Adam et Ève aient fait des enfants, qui eux-mêmes se reproduisirent pour engendrer l’humanité sans inceste ? Puis, il y eut Loth et ses filles, Amnon et sa sœur Tamar… Pourtant les Hébreux, à la différence des Égyptiens, n’ont jamais nommé la relation incestueuse au fil de ces récits, ils l’ont occultée, puis, dans d’autres textes, en ont fait un interdit fondamental. Peut-être pour se distancer de leurs voisins ? « Nul d’entre vous ne s’approchera de quelqu’un de sa parenté pour découvrir sa nudité » (Lévitique 18, 6). Cette moralisation explique en partie leur sortie d’Égypte.
Le cœur et le cerveau se sont disputés le siège de la pensée et des émotions pendant des siècles. Pour les Égyptiens, il n’y avait aucun doute : le cœur réfléchissait, se souvenait, imaginait, éprouvait des sentiments. L’expérience quotidienne appuyait cette théorie : la surprise, la joie, le désir accélèrent ses battements, la sérénité ou la satisfaction les ralentissent, alors que le cerveau demeure sourd et silencieux. D’ailleurs, après un décès, Osiris jugeait l’âme en pesant le cœur. Chez les Grecs, le débat commença : Aristote resta cardiocentriste, voyant dans le cœur le lieu des facultés mentales, tandis que Platon, puis Galien au IIe siècle les localisèrent dans le cerveau et s’affirmèrent céphalocentristes. Le Moyen Âge balança entre ces deux organes. Le problème ne fut résolu qu’au XVIIIe siècle par Franz Joseph Gall qui, écartant toute possibilité de fonctionnement intellectuel ou de phénomène sensible dans le cœur, les décela dans le cerveau.
– Voici : les Égyptiens avaient Le Livre des morts ; nous, nous avons Le Livre de la vie. (…)
Dans quel but ? Non pas préparer la survie dans l’au-delà, plutôt organiser la survie ici-bas. Eternity Labs ne s’occupe pas des corps morts, mais des corps vivants en les empêchant de vieillir, voire de périr. Noam l’écoute. Bien que les deux démarches apparaissent opposées, il discerne qu’une peur identique les motive : la hantise du néant. Isis et Osiris garantissaient une renaissance, la technologie promet de ne pas mourir. Dans tous les cas, les humains ne se résignent pas à la brièveté de leur existence, refusent de disparaître, évitent la réflexion sur leur condition en contournant la question. L’Égypte d’hier et la Californie d’aujourd’hui fuient le même tourment, entreprennent le même combat et poursuivent le même rêve : la perpétuité.
Noam se défend de juger. De quel droit se moquerait-il, lui qui échappe à l’éphémère ? Grâce au recul que l’âge lui procure, il note néanmoins que la science-fiction succède à la religion-fiction. Une immense candeur imprègne l’exposé de Greg et, par-delà ses propos, l’avènement du transhumanisme qu’il vante. Il a foi en la technologie comme les prêtres de Memphis avaient foi en Osiris. Nul doute que le scientisme non seulement remplace la religion, mais soit lui-même une religion.
Où se sont volatilisés les philosophes ? songe Noam. La sagesse consiste à accepter la mort. La religion la nie, et voilà que la science lui emboîte le pas…
La Silicon Valley détient deux records : la plus grande concentration de richesses, le plus fort taux de sans-abri. Rien de neuf, historiquement parlant, Noam constate cela depuis des siècles.
(…) je mesurai l’ambivalence du consentement : s’il exprime souvent l’enthousiasme, il n’est parfois qu’une apparence. Lors d’une agression, il surgit comme une issue. Opter pour la soumission dissimule la contrainte, gomme le refus, accélère le temps que durera l’épreuve. L’intellect concède que la meilleure manière de supporter une violence, c’est de s’y résigner, de l’endurer le plus vite possible en fermant les yeux. Je m’étais donc prêté à ce que je ne désirais pas. Non seulement j’avais été violenté, mais mon consentement faisait de moi le complice du viol. L’outrage était double : Néférou avait abusé de mon corps et de mon esprit.
L’humiliation constitue la perte de l’idée que l’on se fait de soi.
Plus souvent qu’on ne voit, on croit voir. Même les paupières ouvertes, on garde l’esprit fermé. Les œillères des projections, des opinions, de l’impatience bornent le champ de la perception. Ce soir-là, j’avais enfin vu Méret parce que, ébranlé par le désarroi, c’était un homme nu, désarmé, vulnérable, qui se tenait devant la fenêtre d’où je l’avais surprise. Sans doute faut-il se perdre pour trouver quelque chose. Si l’on ne s’écarte pas de soi, on ne rencontre que soi.
Je resongeai à la déclaration de Paqen : « L’amour n’est pas un sentiment, mais une maladie. » Quelle erreur ! La maladie n’était pas l’amour, mais le désir d’amour. C’était le manque d’amour qui générait les souffrances.
La tournure que prenaient les affaires humaines me désemparait. Pour moi, guérisseur, toute vie avait de la valeur, chacune méritait d’être soignée et préservée. Or, mon sens de l’équité se réduisait à une lubie de médecin et la société se développait à rebours en créant l’exact contraire, la hiérarchisation. Des échelons de privilèges divisaient les gens. La pyramide avait gagné. Elle n’occupait pas que l’espace, mais les esprits. Peu d’individus logeaient au sommet, beaucoup se trouvaient écrasés à sa base. Si Pharaon trônait au faîte, puis sa famille, ensuite ses directeurs d’administration, des prêtres, cela déclinait en s’élargissant au fur et à mesure : nombreux généraux, hauts fonctionnaires plus nombreux encore, scribes, entrepreneurs, architectes, perruquiers, médecins, barbiers, artistes, domestiques ; en bas du tétraèdre, on ne prêtait aucune attention à quatre-vingt-dix pour cent de la population, les paysans, lesquels, alors qu’ils nourrissaient tout le monde, n’appartenaient même pas à la pyramide, dépourvus de considération, simples grains de sable, eux qui constituaient le socle sans lequel tout l’édifice s’éboulerait.
Qui avait fabriqué une structure aussi inégalitaire ? Pas ceux que je connaissais… Les prédateurs que je rencontrais n’étaient bons qu’à en profiter, qu’à la perpétuer, à défaut de l’avoir conçue. Aucune supériorité anatomique ni intellectuelle ne justifiait que Méri-Ouser-Rê et son fils Souser fussent des dirigeants omnipotents.
Une rupture avec l’ordre naturel s’était produite. Chez les lions, les singes, les loups, le dominant acquiert sa place grâce à sa musculature, à sa bravoure, à son opiniâtreté ; au temps de mon enfance, le chef d’une tribu nomade ou sédentaire légitimait sa prééminence par ses qualités physiques, morales, position ardue que les circonstances remettaient constamment en question, jusqu’à ce qu’un plus vigoureux l’évinçât ; bref, l’autorité, nécessaire ciment du groupe, se fondait sur des vertus, alors qu’à présent elle provenait du système, non de la valeur d’un individu. La puissance de Pharaon s’appuyait sur une organisation dont la dimension matérielle était le prolongement de la sphère spirituelle – son ascendance divine motivait son statut, son armée l’assurait.
Nue, revêtue de porphyre rubis, de syénite rougeâtre, de granit rosé, la pyramide me parut animale plutôt que minérale, irriguée par du sang battant à fleur de pierre. Le sang de celui qui reposerait bientôt en elle ? Non, le sang de ceux qui s’étaient exténués pour sa réalisation. Quel gâchis ! Elle avait coûté des peines et des dépenses considérables. Il eût mieux valu laisser le peuple mener correctement sa propre existence plutôt que de le sacrifier à ce projet. Martyriser des populations durant vingt ans afin d’élever le mausolée d’un homme… Le grandiose tue les petits, et il ne rend pas les grands plus grands, sinon d’une grandeur d’emprunt puisqu’ils n’ont que soumis, ordonné, battu, jeté, condamné. Quelle ironie ! Une fois achevée, la pyramide opposerait ses portes closes aux voleurs, alors que le champion des pillards résiderait à l’intérieur…
Le long du Nil, on s’attacha donc pendant trois mille ans à faire en sorte que les choses ne bougent pas. Cette fixité, c’était une volonté, mais aussi un leurre : derrière ce masque d’immobilité, les choses évoluaient. Par exemple, les Hyksôs avaient apporté des éléments de modernité particulièrement utiles pour l’armée : le cheval, le char de guerre, l’arc composite, le cimeterre en bronze de forme recourbée. Mais ces évolutions dans l’art de la guerre furent absorbées sans heurts ni vagues : les Égyptiens ne couraient pas après la nouveauté, aucune idéologie du progrès n’imprégnait leur pensée. Il n’existait d’ailleurs pas de mot spécifique en égyptien pour dire « inventer ». Il n’y avait que le verbe « trouver », car on ne trouve que ce qui était déjà là…
Qu’appelle-t-on la « réalité » ? Ce qu’on pense inaltérable. Or, toute l’histoire humaine démontre le contraire. Les progrès de la médecine ont prouvé qu’on pouvait éradiquer la douleur et guérir certains maux, ceux de la science qu’on pouvait élucider des mystères, ceux de la technologie qu’on pouvait rouler, voler, naviguer, atteindre la Lune, explorer l’espace, contacter instantanément son prochain où qu’il se situe sur le globe. Depuis des décennies, la réalité n’a cessé d’être contredite, niée, réaménagée. D’où ma thèse : la réalité n’est qu’un récit parmi d’autres.
Chacun de nous porte plusieurs êtres en lui. Le fait que nous n’offrions qu’un seul visage, un seul corps, un seul nom donne lieu à un malentendu : à l’intérieur de cette unique enveloppe doit résider une seule personne. Erreur ! Trop de tensions contradictoires nous constituent, trop d’événements divergents nous façonnent, trop de valeurs opposées et de désirs discordants nous habitent pour que nous nous réduisions au monolithique un.
Notre voyage vérifiait une intuition qui m’avait effleuré lors de mes périples antérieurs : le commerce crée la civilisation. Sans lui, chacun resterait sur sa motte de terre, son lopin de culture ou son carré de chasse. Grâce à lui, les hommes circulent et se rencontrent. Mieux : ils cherchent à s’entendre. Le cuivre a bien plus apporté à l’humanité que tous les traités de paix : métal nécessaire dont les mines sont clairsemées autant qu’éparses, il a tracé des chemins, défini des usages, produit des unités de mesure, instauré une pensée prémonétaire avant même l’émergence de la monnaie elle-même, et surtout contraint les gens à la confiance. Car les échanges supposent la confiance, et leur répétition son développement.
Pourvus de réflexes défensifs, animaux et humains se pensent donc vulnérables, mais leur perception du péril diffère : il y a des dangers qui appellent à la fuite ou au combat, il y a un danger qu’on ne peut ni fuir ni combattre. L’humain détient le triste privilège d’identifier cet ennemi-là, le trépas, celui contre lequel on n’arrivera à rien, celui qui, impitoyablement autant qu’inéluctablement, l’emportera. La défaite est d’emblée annoncée. En un mot, tandis que les animaux ne se rendent pas compte qu’ils perdront la partie, les humains, eux, en ont conscience. L’animal : la bête qui se croit victorieuse. L’homme : la bête qui se sait vaincue.
Les gris-gris viennent compenser cette lucidité. Ils prennent de multiples formes et ne se contentent pas d’être accrochés au cou, ils se métamorphosent en rites, en chants, en tabous, en dessins, en cérémonies, en fêtes, en histoires partagées. Les religions n’offrent-elles pas l’intériorisation, la spiritualisation du gri-gri ? On fournit des gris-gris pour chaque âge, pour chaque rang, chaque civilisation, même pour les esprits forts qui prétendent s’en passer : ceux-là étudient la philosophie, les sciences, coincent leur œil derrière la lentille d’un microscope ou d’un télescope, pratiques qui représentent de nouveaux gris-gris, car il s’agit toujours de se défendre du néant.
Aujourd’hui, la conscience de la mort n’a ni disparu ni changé, ce sont les gris-gris qui ont acquis l’invisibilité. Si je ne les remarque plus sur la poitrine des contemporains, je les repère dans leur discours sitôt qu’ils ouvrent la bouche. Pas d’humain sans gri-gri.
Moïse avait habilement distingué l’esclavage et la servitude. L’esclavage : un statut qui résultait des guerres ou des enlèvements. La servitude : un état auquel la société égyptienne réduisait chacun. Si l’on pouvait se libérer de l’esclavage en utilisant les moyens légaux, en payant son affranchissement, on ne se libérait jamais de la servitude.
Conscient de régir une foule qui adorait les images taillées, Moïse avait perçu qu’un culte se dispensait malaisément de représentations, alors il laissait son frère de lait tricoter ses fables. Les histoires constituent le meilleur mortier des peuples ; sans fictions partagées, il n’existe pas de communauté soudée.
L’Égypte était un oxymore. Elle mêlait constamment ce que l’on allait ensuite estimer contradictoire. Elle n’excluait pas, elle joignait. Naissance et trépas se complétaient puisque Rê, le soleil, périssait chaque soir à l’occident pour renaître chaque matin à l’orient. Vie et mort concordaient puisque le vivant se préparait à la mort tandis que le défunt prolongeait l’existence du vivant. Fini et infini voisinaient puisqu’on occupait un monde fermé, groupé autour du Nil, mais bordé de déserts interminables. Villes et campagnes, loin de s’opposer, se rangeaient sous la protection unique du fleuve. Animal et homme ne se boudaient pas, mais s’unissaient dans les effigies – corps de lion avec face d’homme, corps d’homme avec face de chacal. Féminin et masculin se fondaient dans certains individus, et d’abord dans le Nil, nourricier comme une femelle, vaillant comme un mâle. Matière et esprit s’associaient dans les temples de pierre, les idoles de granit, les sphinx couchés sur le sable. Même le bien et le mal ne se rejetaient pas, car il fallait la tension des deux, Seth le destructeur se révélant indispensable à Osiris le bon. La lumière appelait l’ombre, le désert, l’oasis. Ce vaste pays coulait ses jours à la lueur d’un paradoxe, sous un soleil sombre qui de ses feux éclairait le mystère.
En fuyant l’Égypte, Moïse avait désiré supprimer son essence : le symbole. Voilà bien l’oxymore suprême, celui qui accole le visible et l’invisible, l’image et le sens. Une statue de Ptah ne contenait pas que du minéral, elle renvoyait au dieu. À l’intérieur, il y avait l’extérieur. Chaque chose en exprimait une autre. Dans cet univers symbolique, donc trouble, tout débordait, se développait, se liait. Rien n’était que ce qu’il était, tout était toujours plus que ce qu’il était. Tout était signe, tout était hiéroglyphe. Cette débauche d’être et de sens me manquait. Au fond de mon cœur, j’aspirais à regagner l’Égypte, ce lieu qui devait tout à l’eau et vénérait le soleil. L’austère désert du monothéisme abstrait, lui, me glaçait.
Lorsque j’ai lu la Bible des siècles après ces événements, une phrase a retenti mille fois dans mon esprit : « Tais-toi, Aaron. » J’ai beau savoir que ses rédacteurs rédigèrent le manuscrit bien plus tard, je ne peux m’ôter de l’esprit que c’est Aaron qui a écrit l’Ancien Testament. Cet épisode en particulier, s’il parle de Moïse, ne parle pas le Moïse, il parle l’Aaron. Tout y est spectaculaire, clinquant, bruyant. Tout se présente en tableaux. Tout se réalise en phrases définitives, en actes péremptoires, en gestes ostentatoires, dans des décors somptueux où la nature – ciel, foudre, eau, montagne – joue efficacement les partenaires. Tout cède au vice de l’exagération : six cent mille hommes auraient quitté la capitale pharaonienne, soit plusieurs millions d’humains en comptant femmes et enfants, soit la quasi-totalité de la population égyptienne ! Quant à Dieu, il s’avère un personnage parfait car inattendu, imprévisible, juste puis injuste, bon puis revanchard. La Bible a inventé le kitsch, c’est-à-dire une esthétique tape-à-l’œil faite pour les masses, une exhibition de péripéties boursouflées de sens, une façon d’exposer les faits qui rend la camelote luxueuse.
Heureusement que, çà et là, des passages échappent, presque subrepticement, à ce goût pompier. Aaron a beau avoir lissé, simplifié, magnifié le destin de Moïse, on perçoit encore ses hésitations, ses doutes, ses faiblesses, sa crainte de Dieu et des hommes. C’est là, dans ce qu’on appelle les contradictions de la Bible, que subsiste un peu de vérité.
À peine débarqué sur terre, me dis-je, voilà qu’on s’impose. On croit inventer le sexe, la révolte, l’humour, l’amour. Chaque génération se targue d’innover tandis qu’elle ne fait que perpétuer, et celle d’aujourd’hui se conduit comme celle d’hier en s’estimant la première.
Quelle erreur, ce voyage en arrière ! On rebrousse chemin, mais on ne remonte pas le temps. La nostalgie se présente en remède alors qu’elle constitue une maladie. Retourner sur un lieu cher ne restitue jamais le passé ; au contraire, cela le supprime une seconde fois.
Méret elle aussi avait encaissé les années, cependant, comme je ne l’avais jamais quittée, la sape sourde et silencieuse des saisons s’était effectuée imperceptiblement. Parce que je l’avais vue changer, je n’avais pas vu son changement. Le temps ne nous surprend que dans notre dos.
Étrange, pensai-je à cet instant, on pourrait supposer que le passé constitue un objet qu’on ne peut plus modifier, car achevé : en réalité, le passé s’éclaire à la lumière du présent et varie donc souvent.
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