Coup de coeur 💓
Titre : Le dernier mouvement
(Der letzte Satz)
Auteur : Robert SEETHALER
Traduction : Elisabeth LANDES
Parution : en allemand en 2020,
en français (Sabine
Wespieser) en 2022
Pages : 128
Présentation de l'éditeur :
Robert
Seethaler excelle à suggérer en quelques traits le pur bonheur des étés
à la montagne, tout comme, dans un registre bien différent, la décennie
pendant laquelle Mahler a réformé et dirigé l’Opéra de Vienne. L’amour
tourmenté du musicien pour sa femme Alma, son chagrin à la mort de sa
fille aînée et, bien sûr, la haute conception de son art traversent ce
texte aussi bref que profond.
Sans la moindre emphase, l’écrivain
restitue la légendaire exigence du maître, bourreau de travail malgré sa
faible constitution, de même que sa quête permanente de la beauté.
C’est
sans doute de son apparente simplicité que cet intense roman tire sa
force. Les rares mots échangés face à l’océan entre l’illustre passager
et le jeune garçon de cabine chargé de veiller à son bien-être sont à
cet égard exemplaires.
Portrait tout en intériorité d’un artiste dont le génie ne s’est jamais tari, Le Dernier Mouvement est également une poignante méditation sur la puissance de la création.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Le Tabac Tresniek (2014 ; paru en allemand en 2012 sous le titre Der Trafikant) a remporté dans les pays germanophones un grand succès, et en France un bel accueil critique et public.
Le Dernier Mouvement (Der letzte Satz, 2020 en Allemagne) paraît chez Sabine Wespieser éditeur au mois de février 2022.
Avis :
A quoi se résume une vie ? A tant de choses, et à la fois si peu, tant Robert Seethaler est parvenu à l’exprimer tout entière en quelques images significatives. Sans quasiment parler de cette musique dont il fait dire à Mahler que les mots sont impuissants à la décrire sauf quand elle est mauvaise, évoquant avec une sobriété confondante de naturel et de puissance suggestive les quelques traits qui suffisent à laisser sentir la personnalité et la vie qui se sont tant entremêlées à l’oeuvre, l’écrivain transcende les faits historiques pour nous faire pénétrer l’âme, si passionnée et si exigeante, du compositeur visionnaire qui bouscula son époque et s’imposa comme un prodige de l’orchestration.
Drôle parfois, comme lorsque se rencontrent un Mahler exaspéré et un Rodin mal embouché, la narration se fait le plus souvent poignante, alors que l’esprit de celui que la maladie a prématurément vieilli garde toute sa vigueur et sa lucidité. Du bonheur simple des étés à la montagne au travail acharné et méticuleux du maître qui réforma l’Opéra de Vienne, de son amour torturé pour son épouse Alma, tombée dans les bras d’un amant plus jeune et plus disponible, à l’incommensurable chagrin de la perte de sa fille aînée, emportée par la diphtérie à l’âge de cinq ans, c’est toute une vie qui dans ce corps usé palpite encore, et qui, quand elle s’éteindra tout à fait, cédera la place à l’imposante éternité d’un chef-d’oeuvre qui nous dépasse. Alors, peut-être ou peut-être pas, pour nous comme, au lecteur d’en décider, pour le jeune et modeste employé placé par le hasard à la croisée d’un autre monde, continuera à vivre « l’indescriptible » musique de « Monsieur le directeur » Gustav Mahler.
Si la musique se vit et ne se décrit, il en est de même pour cet émouvant roman qui sait si bien, en un minimum de mots et avec une impressionnante puissance suggestive, nous ouvrir l’âme d’un homme qui repoussa jusqu’à l’épuisement les limites de son art. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Il avait entendu dire un jour que chaque cellule du corps humain était remplacée plusieurs fois au cours d’une vie, si bien qu’au bout de quelques années déjà ne subsistait plus rien de votre corps initial. Une perpétuelle renaissance en miniature en quelque sorte. Mais alors, si les différentes parties étaient ainsi soumises à un échange permanent, pouvait-on encore concéder au tout quelque chose qui fût de l’ordre de la continuité ? Un soi pérenne, dont le noyau et l’essence seraient inaltérables ? Le chef Gustav Mahler à la réputation mondiale était-il encore la même personne que le jeune directeur récemment nommé de l’Opéra de Vienne qui s’asseyait, jadis, dans ce fauteuil à bascule, sous ce lustre en cristal ? Ou que le petit Juif de six ans, un chapeau plat à la main et une expression de tristesse infinie dans le regard, qu’on voyait sur la photo sauvée à l’instant, in extremis, du transfert au garde-meuble par Alma ?
« Pardon ? dit Mahler.
– Si monsieur voulait bien avoir l’obligeance de rester immobile, traduisit Claire de Choiseul.
– C’est bon, dit-il.
– Non, justement, cela n’est pas bon, dit Claire. Nous voulons que le travail avance, n’est-ce pas ?
– Qui ça nous ?
– Nous tous ici dedans et la plupart d’entre nous dehors. Tant que nous n’avançons pas ici dedans, le monde dehors tourne au ralenti.
– Puisse-t-il cesser complètement de tourner, dit Mahler. Voilà qui réglerait bien des choses.
– Ne l’écoutez pas, intervint Alma. Il est un peu fatigué.
– C’est faux, objecta Mahler. Je n’ai jamais été aussi en forme.
– Tais-toi ! dit Rodin. Tais-toi, putain ! *
– Que dit-il ? demanda Mahler.
– Il vous prie encore instamment de rester immobile, dit Claire. La journée n’est pas terminée.
– Elle semble même partie pour être interminable, dit Mahler. Mais bon, je m’en vais rester assis sans bouger. Jusqu’à ce que mort s’ensuive.
– Gustav, s’il te plaît, fais un effort !
– Mais pourquoi donc, c’est la solution : rester immobile jusqu’à la fin des temps. Vous pourrez m’embaumer ou m’empailler ou les deux. Ça nous épargnera tout ce travail avec ce buste. Sans parler du coût.
– Ne l’écoutez pas, dit Alma.
– Nous faisons notre possible, dit Claire.
– Mais sûrement pas l’impossible, dit Mahler.
– De quoi parlent-ils, ces idiots ? *» demanda Rodin.
Ses yeux étaient injectés de sang, les poils de sa barbe tressaillaient autour de sa bouche.
« De rien, dit Claire. Monsieur fantasme sur la mort *. »
Rodin secoua la tête. Puis il se leva, marcha vers la sculpture à moitié terminée d’un satyre qui émergeait du sol, et lui asséna un coup de pied magistral. Il ne se calma que lorsque Claire se fut approchée doucement de lui par-derrière, pour lui passer les bras autour du cou et lui souffler quelques mots à l’oreille d’une voix contenue mais pressante. Sans un regard pour le satyre anéanti, il revint au buste. Il rectifia encore une fois la racine des cheveux, passa l’index en travers du front, puis il s’affaissa sur lui-même, le souffle rauque, et ferma les yeux.
« Qu’est-ce qui se passe encore, maintenant ? demanda Mahler.
– Le maître a terminé, dit Claire en se levant de sa chaise. Il faut que cela sèche à présent et que ce soit moulé. Le buste vous arrivera par la poste.
– Et l’histoire finit bien, à la bonne heure, s’écria Mahler en sautant de son trépied. Allons-y, Alma ! »
(* en français dans le texte)
« Désirez-vous encore un peu de thé ? » demanda le jeune homme. Il avait ôté sa casquette, Mahler voyait le bleu du ciel dans ses yeux.
« Tu restes assis tout le temps en bas des marches ? demanda-t-il.
– Pas tout le temps, dit le garçon.
– Qu’est-ce qu’ils t’ont dit de moi ?
– Ils ont dit que vous étiez célèbre. À cause de la musique. Et que je dois veiller sur vous. Que vous n’ayez pas froid. Que le thé ne soit pas trop chaud. Ce genre de choses.
– Mais il faut que le thé soit chaud.
– C’est comme vous le souhaitez.
– D’ailleurs c’est complètement idiot qu’il n’y ait pas de thé blanc russe sur ce bateau.
– Je ne savais même pas que cette sorte de thé existait. Il est bon ?
– C’est le meilleur. Il apaise l’âme.
– Alors je m’en procurerai dès que nous serons à terre. Et la prochaine fois que vous voyagerez avec nous, je vous servirai tous les jours une tasse de thé blanc russe.
– C’est très obligeant de ta part, dit Mahler. Je crois que tu iras loin.
– Je ne sais pas si c’est ce que je veux. Qui va loin, arrive tard.
C’est quel genre de musique, celle que vous faites ? Vous pourriez m’en parler ?
– Non, on ne peut pas raconter la musique, il n’y a pas de mots pour ça. Dès qu’on peut décrire la musique, c’est qu’elle est mauvaise.
La mort elle-même n’était qu’une idée de vivants. Tant qu’on pouvait se l’imaginer, elle n’était pas encore là.
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