samedi 28 mai 2022

[Hornakova-Civade, Lenka] Un regard bleu

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un regard bleu           

Auteur : Lenka HORNAKOVA-CIVADE

Parution : 2022 (Alma éditeur)

Pages : 228

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Amsterdam 1656. Alors que Rembrandt voit ses créanciers à sa porte, il croise le regard bleu d’un inconnu dans la foule, qui immédiatement capte son attention. Cet homme, Comenius, est un philosophe et pédagogue tchèque qui a été contraint par la guerre de quitter son pays. Cette première rencontre signe le début d’une amitié insolite et de plusieurs face-à-face passionnés, intimes et inattendus. Sur fond de siècle flamboyant, nous sommes conviés à les écouter tantôt débattant des questions de leur temps, tantôt confiant leurs doutes d’homme et de père. Mais dans l’atelier, ce regard bleu qu’il faudrait parvenir à rendre sur la toile, demeure insaisissable. Au fil des séances, le portrait que Rembrandt peint auquel Comenius sert de modèle devient alors l’enjeu de ces riches heures entre deux génies. Le peintre signera-t-il ce tableau ? Lui donnera-t-il un titre ? Rembrandt et Comenius se livrent ici un combat singulier dont l’issue est à la fois inévitable et surprenante.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1971 en République tchèque, Lenka Horňáková-Civade vit en France. Elle mène de front l’écriture et la peinture. Giboulées de soleil, son premier roman, a reçu le prix Renaudot des lycéens 2016. Son deuxième roman Une verrière sous le ciel a reçu le prix littéraire Richelieu de la francophonie 2019. Elle a fait paraître son troisième roman, La Symphonie du nouveau monde, en 2019.

 

 

Avis :

A Amsterdam en 1656, alors que, fulminant, Rembrandt assiste à la saisie de ses biens par ses créanciers, il croise un obsédant regard bleu dans la foule venue assister à sa déconfiture. Contre toute attente, ce premier contact avec le philosophe et pédagogue tchèque Comenius, contraint à l’exil par la Guerre de Trente Ans, initie une relation amicale entre les deux hommes, qui, au fil de leurs discussions dans l’atelier où Rembrandt s’évertuera à capturer sur sa toile le regard qui l’a tant troublé, en viendront insensiblement à s’apprécier chaque fois un peu plus.

C’est en tombant à la Galerie des Offices à Florence sur une toile, sans titre ni signature, mais récemment authentifiée comme un portrait de Jan Amos Komensky, dit Comenius, par Rembrandt, que Lenka Hornakova-Civade a eu l’idée de ce roman. Ce tableau suggérant que les deux hommes se sont sans doute côtoyés à Amsterdam, elle a imaginé leur dialogue, dans une confrontation de leurs visions du monde, l’un peintre majeur de notre histoire, l’autre penseur ancré dans la mémoire collective tchèque.

Peu connu en France, ce dernier s’avère d’une modernité étonnante – en particulier au regard de l’actualité récente -, lorsqu’en véritable visionnaire dans l’Europe à feu et à sang du XVIIe siècle, il propose, seul contre tous, un programme digne de l’UNESCO : éducation pour tous grâce un système scolaire international, coordination politique européenne pour le maintien de la paix entre nations, réconciliation des Eglises au sein d’un christianisme tolérant. Belle utopie à une époque qui en était encore, notamment, à juger pernicieuse l’éducation des filles, aux capacités intellectuelles d’ailleurs communément admises inférieures à celles des garçons, et où chaque souverain tentait d’imposer sa religion dans une Europe déchirée par des guerres incessantes entre catholiques et protestants.

De ces deux géants investis d’un génie en nette rupture avec leur temps, Lenka Hornakova-Civade réussit à nous faire toucher du doigt les extraordinaires personnalités, dans une mise en scène qui, pour être imaginaire, se nourrit avec naturel d’une solide documentation et nous fait découvrir, de manière passionnante, aussi bien les réflexions philosophiques de l’un, que l’infinie exigence artistique de l’autre. Sur ce dernier plan, elle a l’avantage de sa propre expérience de peintre, qui, de manière évidente, contribue à nous rendre palpable le travail de l’artiste, du capharnaüm tout en odeurs et jeux de lumière de son atelier, jusqu’à ses humeurs et le plus précis de ses gestes. Au fil des pages, c’est comme si le lecteur pénétrait l’intimité de la demeure du peintre, en même temps qu’il se sent transporté dans l’un de ces tableaux représentant la florissante Amsterdam du XVIIe siècle, alors entrepôt du monde au carrefour de toutes les routes commerciales, mais aussi creuset culturel et artistique à son apogée.

Alors, si, comme Ernst van de Wetering, l’historien d’art néerlandais qui certifia comme un Rembrandt ce fameux tableau resté sans nom ni signature, vous vous demandez avec curiosité ce que deux génies aussi atypiques que Rembrandt et Comenius ont bien pu se dire pendant les séances de peinture qui les tenaient assis l'un en face de l'autre, il ne vous reste plus qu’à entreprendre cet immersif voyage dans le temps que nous offre ce roman, à tous égards recommandable. (4/5)

 

 

Citations :  

Je suis un homme libre et j’en connais le prix. Jamais un prince n’a pu se vanter de m’avoir à son service, jamais. Certains de mes collègues sont partis en Angleterre, ils soumettent leurs pinceaux à la volonté des princes, ils doivent plaire au seigneur qui les paie. Une sécurité toute relative, comparée à la liberté dont je jouis. Quel plaisir de refuser un sujet ou un client ! Et quel plaisir d’accepter puis de n’en faire qu’à ma tête. Ma réputation est à ce prix. De toute façon, pas de princes chez nous, dans les Provinces-Unies, qui entretiennent leur cour comme dans les royaumes et seigneuries voisines. Ici, nous sommes en république et nous nous en glorifions. Je reconnais que ma liberté en découle, cela me convient. Le voyage ne m’attire pas. Le monde est dans ma maison, il vient à moi et je le modèle. On se moquait de moi quand je refusais toutes les propositions et incitations à voyager. L’Italie, l’Italie, tous n’avaient que l’Italie à la bouche, ne juraient que par elle. On m’évoquait sa lumière. N’est-elle pas dans les tissus vénitiens ? On me parlait de ses peintres. Je les ai tous étudiés grâce aux gravures et copies qui arrivent régulièrement à Amsterdam. Toutes passaient par mon atelier, toutes, même celles venues des Indes et de la Chine. Rien n’échappe à mon œil. On me soutient que c’est une des raisons de ma déchéance actuelle. Titus le pense tout bas, Hendrickje le dit tout haut, des larmes de reproches dans la voix.
 

Tu te souviens, à l’époque, une tulipe coûtait plus cher que la plus belle de tes robes ? 
C’était avant la grande folie des tulipes, avant la grande spéculation, mais déjà leur prix était exorbitant. Tu n’étais pas d’accord pour que j’investisse dans les tulipes. Un pari fou, acheter des oignons en hiver et croire en de belles fleurs le printemps venu. Quelle excitation ! Dans toute bonne maison, pendant des années, on ne parlait que des tulipes, des couleurs à venir, on troquait des fermes, des champs, des bestiaux contre des bulbes qui tenaient dans une simple poche. Bien sûr que j’en avais achetés. Comment aurais-je pu passer à côté ? 
 

Posséder tous ces objets ne fait pas de moi un être beau ni bon, je devrais le savoir. Mais un homme de goût, oui, et un homme puissant également. L’argent et la puissance n’ont rien à voir avec la beauté, mais on a la fâcheuse habitude de les associer. Sans doute croit-on que la richesse et le pouvoir nous rendent propriétaires de la beauté. La beauté qui constitue le seul recours pour nous sauver de ce bas monde, de cette peur, notre compagne permanente – la peur de la mort.
 

La peste est de retour. On a déjà recensé plusieurs cas dans les quartiers pauvres du dehors. La fermeture des portes de la ville n’y fera rien, puisque la circulation sera maintenue sur les canaux extérieurs et intérieurs quoi qu’il arrive. On triera les bateaux, on exigera une quarantaine au large, mais en fonction des marchandises et de la pression des commerçants ; elle ne sera pas respectée. C’est le vice de notre temps, se hâter, vouloir tout précipiter. Tout, y compris le temps de la prière. Oui, tout, sauf quand il s’agit de prendre le chemin vers la paix.  
En ville, on ferme tout de même les volets des maisons plus tôt que d’habitude. On aura besoin de davantage de bougies. Malheureusement, celles-ci vont être plus chères et plus petites, vu que tout le monde en voudra une quantité importante, à commencer par les églises pour les prières contre la maladie. Entre les mains des morts, on mettra les bougies plus fines. Le prix du tabac monte vite, puisque certains médecins assurent à leurs malades que fumer ou le mâcher tient à distance et repousse les miasmes, éloignant ainsi la peste. Je n’aime pas le tabac et j’ai des doutes sur son efficacité, tout comme sur celle de la prière dans ce cas-là. Il me semble bien plus raisonnable d’éviter les malades dans la mesure du possible. On est toujours surpris par la peste, elle n’envoie pas de signes avant-coureurs, mon expérience personnelle et les médecins le confirment. Je l’ai vue à l’œuvre, plusieurs fois, et de la manière la plus effroyable.
 
 
Peu de grands bâtiments me plaisent. Mais j’aime les bibliothèques. L’espace y est pensé et fait pour le confort des livres et des lecteurs, c’est-à-dire assez généreux pour que le silence assiste l’étude et que la présence des autres ne dérange pas. Les églises sont tout à fait à part. Quant aux palais princiers et autres demeures nobles, ostentatoires, ils sont certes une vitrine de la richesse et des savoirs en matière d’art et d’artisanat. Mais on n’y trouve pas la vie.


« Pensez-vous, Comenius, que les guerres sont inévitables ? Ne peut-on pas même avancer qu’elles sont “humaines” ? Vous les dites contre Dieu, pourtant c’est en son nom que les hommes les font. Qu’en pensez-vous, les hommes sont ainsi faits ?  
— C’est aux mères d’expliquer la guerre et ses méfaits, et d’affirmer leur attachement à la vie de leurs pères, leurs fils, leurs époux. L’enfant qui ne sait rien apprend ce qu’on lui enseigne. Et s’il apprend mal, c’est parce qu’on lui a mal enseigné, qu’on l’a mal guidé lors de son apprentissage, lors de la formation de ses raisonnements.  
— Comment voulez-vous qu’une mère ne félicite pas son fils pour sa victoire lors d’une bagarre ? Vous voulez changer la nature humaine ?  
— L’améliorer, la corriger.  
— Quelle utopie. Avez-vous un remède à cette situation ?  
— L’Opera didactica omnia. Ma Grande didactique. Avec Joachim Hübner et Peter Figulus, mes collaborateurs, nous avons pu réunir la majorité de mes textes importants, ils figurent dans cet ouvrage.  
— Une œuvre considérable, me dit-on.  
— Longue. Vaste. Personne ne prétend que cela est une chose facile que d’améliorer l’homme. »  Marguerite acquiesce, je poursuis :  « Vous voyez, trente ans, comme la guerre, trente ans de travail et l’œuvre a vu le jour dans sa forme complète et en latin, ici à Amsterdam. L’œuvre de la patience et du recommencement. J’ai commencé à la rédiger en 1627, alors en langue tchèque, encore sur ma terre natale. Le contenu de ce livre n’est pas propre aux Tchèques et aux Moraves, mais concerne tous les êtres sans distinction de nationalité, de religion, de lieu de naissance, de sexe ou de richesse. J’ai donc élaboré une version en latin. Ce sera ensuite à chaque nation de juger si elle se satisfait de cette version, ou si elle va s’appliquer à la traduire dans sa propre langue.  
— Et le sujet du livre ?
— Ce dont nous parlons, une méthode relative à l’éducation de l’enfant depuis sa naissance jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans. Si la mère est la première à instruire l’enfant, elle n’est pas et ne doit être la seule. J’y expose les principes généraux applicables à tous.
 — À tous ?
 — Oui, il est possible de tout enseigner à tous. Il s’agit de concevoir une éducation universelle, appuyée sur une organisation scolaire adéquate, et notamment sur de bonnes écoles bien conçues et pourvues de maîtres éclairés.
 — Cela suffira-t-il pour déclarer la guerre à la guerre ?
 — Mon arme, c’est l’école. Je le répète, puisqu’il le faut, l’école pour tous. Le même enseignement dispensé tant aux riches qu’aux pauvres, aux citadins qu’à ceux de la campagne, aux garçons qu’aux filles. Une instruction gratuite et répartie sur plusieurs années, divisée en différents degrés, dans une école qui instruit, améliore et enrichit l’individu et la société tout entière. Et, bien sûr, tout ceci dans le respect et l’amour de Dieu.
 — En voilà un projet ambitieux. Aux coûts démesurés.
 — Bâtir une école ne doit pas coûter plus cher que de construire un bateau de guerre ou un palais princier. Et c’est un bien meilleur investissement.
 
 
Je montre le dessin sur la table :  
« Mais il ne me ressemble pas.  
— Et alors ? Tu n’es pas Homère. Tu crois que mes autres tableaux sont fidèles à leur modèle ? Que les portraits de Marguerite de Geer ou de la mère de Jan Six sont ressemblants ?  
— N’est-ce pas l’essence du portrait ?
 — L’important n’est pas tant la ressemblance mais la reconnaissance. Que le sujet se reconnaisse et que tout le monde acquiesce. C’est cela l’art. Pour tout te dire, tu es une évocation du poète, mon œil t’a choisi.


On m’a déjà traité d’hérétique, y compris mes pairs du synode de notre Église. Pour la publication de mes textes pédagogiques, il me fallait leur accord, mais ils jugèrent que Dieu n’y était pas assez cité. J’avoue, pour leur plaire, j’ai convié Dieu dans cette œuvre, sans pour autant rien enlever de matière pour l’enseignant. J’ai bien compris qu’il fallait éclairer tous les hommes pour ne pas dorénavant confondre Dieu et le maître d’école. Mais cela, je ne l’ai pas écrit tout de suite.


« Permets-moi, Rembrandt, et tes voyages ?
 — Je ne voyage pas. Mes tableaux le font, ils conquièrent le monde entier. Et le monde se presse à Amsterdam. Ainsi, sans bouger, ai-je toujours tout vu de ce que j’avais besoin de voir. Des récits m’ont été contés. J’étudie ce que les voyages des autres m’apportent. J’examine ce qui me vient de l’extérieur. Tout cela nourrit mon imagination. Les copies et les gravures des peintres d’ici ou d’ailleurs, je les échange contre les miennes. Les cartes du monde et les nouvelles découvertes, je les connais. Les nouveautés culinaires, les épices, les fleurs et les animaux exotiques, les objets de toutes fantaisies, curieux, effrayants ou exquis, tout cela passait par ma maison, soit dans leur état naturel ou bien sous forme de gravure, dessin ou tableau. Je prends, j’en fais mon affaire, je copie, j’ausculte, j’autopsie, je comprends. »


« Laisse-moi te présenter mon livre. Je veux depuis longtemps rédiger une encyclopédie. À toute époque, les hommes ont fait des efforts pour réunir et ordonner les savoirs sur le monde, les étoiles, les divinités. Et pour cause. Il est très séduisant, très utile et bénéfique pour tous de rassembler le monde dans un livre. Il s’agit d’apprendre le monde, pas seulement de le rassembler en une somme inerte de savoirs.
 — Je ne suis pas un enfant, monsieur le professeur ! » s’exclame-t-il, tout en riant.
 Ce livre, tout comme mon idée du savoir et de l’école pour tous les enfants dès le plus jeune âge, se heurte le plus souvent à l’incompréhension et au mépris. Certains en ont même horreur. C’est bien la preuve que le savoir est un pouvoir et qu’on n’aime pas partager le pouvoir. Pourtant, nous ne sommes jamais aussi savants et puissants que dans le partage du savoir. Nous ne sommes jamais aussi humains qu’en enseignant à un enfant la sagesse du monde.
 
 
— C’est le maître qui transmet. La tâche la plus noble qui soit et tu le sais.  
— La création est la chose la plus noble.  
— Oh ! Seul Dieu est le vrai créateur. Le reste n’est qu’une imitation. Mais… laisse-moi finir, ce n’est pas pour dévaloriser l’imitation. C’est aussi une forme d’apprentissage. Pourquoi prends-tu des apprentis ?  
— Pour de l’argent. C’est efficace. Je dois nourrir ma famille, réplique Rembrandt, vivement.
— Le prestige. Avoue-le. Mais il n’est que la façade du vrai succès. Tu aimes être sollicité par beaucoup de jeunes, tu aimes être reconnu comme un bon maître. Homère est le meilleur en la matière. Ses élèves poursuivent son chemin deux mille ans après sa disparition. L’artiste n’est pas nécessairement un bon enseignant. Difficile d’exceller dans les deux domaines, il est préférable d’être très bon dans l’un ou l’autre. Bâcler, rater les deux, c’est la pire des choses.


Une vieille servante arrive avec un morceau de pain que le peintre juge d’emblée mauvais. Il gronde un autre ordre ; exige un bol de farine blanche et un autre d’eau pure et fraîche. Son impatience est extrême quand la servante revient. D’un mouvement sûr, il fait place nette sur un coin de la table et, sur un morceau de verre coupé au carré, il malaxe un peu de farine, dont il a vérifié la blancheur au préalable, avec la quantité d’eau nécessaire. De ses doigts massifs mais agiles, à l’aide d’un chiffon doux, il fabrique une boule qu’il façonne et malaxe avec un plaisir évident. Quand le résultat le satisfait, il gomme quelques traits de-ci, de-là sur le papier. À chaque geste, le peintre pétrit de nouveau sa boule de farine et d’eau, à chaque geste, la lumière émerge dans le dessin exactement là où il le faut. Le vieux dans son fauteuil prend vie, respire à chaque mouvement du peintre.  
« Le charbon sur le papier ne supporte que le pain frais, la mie de pain doit être souple, sinon le travail est gâché. Le pain trop rassis griffe la feuille et n’apporte pas la lumière voulue, trop humide, il colle au papier et abîme également le travail. Pour utiliser ce petit mélange simple, il faut des doigts expérimentés.


Le peintre reprend notre discussion :  « Il y a une grande différence entre regarder et voir. »  
Il prépare un autre papier, plus fin, il y reporte le dessin plus complet avec un bâtonnet de mine de plomb. Son trait est fin, léger. D’abord, il s’agit seulement de définir des espaces. Les premiers croquis, partiels, seront son guide principal pour la suite. Du simple vers le compliqué. Tout en gardant la clarté de l’idée. Je souris, il parle :  
« Regarder, c’est se retirer du monde, s’enfermer dans la passivité et docilité, poser ses yeux un peu partout sans faire de choix, mais aussi sans rien oublier. Alors que voir, c’est choisir. L’intention du regard, la capacité de voir passe par la volonté.  
— Le maître canalise le regard de l’enfant, lui apprend à apprendre, dis-je pour prolonger sa pensée. Tu es le maître.  
— Parlons-nous de la même chose ? Le véritable maître, je le suis quand mon modèle m’oublie, quand je deviens personne. Quand personne ne regarde, l’homme révèle sa nature. 
— Tu peux transmettre.  
 Non. Je ne transmets rien. J’offre aux regards, je permets de voir à ceux qui y sont disposés.  
— Tu en es certain ?  
— Ne t’inquiète pas, j’ai une très haute opinion de la peinture. Ce que le philosophe n’arrive pas à exprimer, le peintre parvient à le faire. Le peintre exprime la présence, malgré la représentation des choses, il convoque l’homme au même instant qu’il regarde, il lie l’émotion et les arguments. En fin de compte, il relie les hommes entre eux, et l’homme à lui-même.
 
 
Mon premier tableau d’Homère montre un trio magistral : le poète, le philosophe et l’homme politique. Qui fait quoi ? Le poète aveugle offre une vision poétique du monde puisée du fond de son cœur à l’aide d’images ; le philosophe dispense des concepts et ordonne rationnellement le monde ; le politique, sans les images du poète et les raisonnements du philosophe, n’est rien pour mettre tout cela en pratique. Voir et comprendre pour décider. 


« Au tout début, voici la mère. On y revient toujours. Elle, indispensable, souvent invisible. On lui assigne une place dans l’ombre, ou alors on l’assoit sur un piédestal en vierge toute-puissante. Pourtant, c’est elle qui ouvre les yeux, le cœur de l’enfant et lui présente le monde. Mais, pour cela, seulement faut-il qu’elle soit elle-même éclairée. C’est elle qu’il faut instruire en premier, elle est le commencement. Elle ne peut pas être muette et figée en image sainte.  
« Le péché commence, dit-on, par la transgression de la femme. Elle veut savoir. C’est pour cela qu’on l’accuse de tous nos torts, et qu’on s’en excuse en lui mettant l’enfant divin dans les bras. Mais Dieu ne peut pas vouloir le monde ainsi. Il n’y a pas de faute à désirer savoir. Nous devons être curieux ; nous servir de notre curiosité pour faire grandir notre âme. Apprendre le bien, le vouloir et le faire même si personne ne nous regarde. Vouloir la paix pour nous approcher de Dieu. Je suis persuadé qu’aspirer au savoir n’est pas nier Dieu, ou ne pas l’aimer. Moi, j’aurais aimé savoir comment soigner ma femme contre la peste plutôt que de prier Dieu de se faire médecin. Dieu nous a dotés de la raison pour qu’on l’utilise. Si nous ne voulons pas nous en servir et partager nos savoirs, nous restons des êtres bruts à l’âme grossière. Refuser d’apprendre, de nous éduquer, c’est aller contre la volonté de Dieu. Voilà notre péché. L’ignorance. Seule arme, l’éducation, l’enseignement.


Machiavel ne réservait qu’au Prince une éducation exclusive et très particulière. Érasme élargissait considérablement la vision en s’adressant aux personnes douées, aux élites destinées à diriger leur pays. Selon moi, l’école est l’affaire de tous et surtout, c’est une affaire d’État. C’est une affaire politique. Ceci, je le dis aux puissants du monde de tous les pays où j’ai posé le pied, et même là où je ne suis jamais allé. On m’écoute, certes, on lit mes ouvrages, on m’applaudit. Malgré cela, on ne suit pas mes conseils, puisqu’une autre guerre arrive, et que tous mes efforts en sont anéantis. Tout seigneur estime que la guerre est sa meilleure mise de fonds. Je dis que nous naissons tous avec d’inestimables talents qu’il convient de faire fructifier. Notre tâche d’être humain consiste à nous améliorer, à nous approcher de Dieu, puisque chaque enfant porte en lui une part d’ange. On ne doit pas laisser se faner l’innocence mais au contraire la cultiver pour qu’elle croisse et porte ses fruits. 


 

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