vendredi 20 mai 2022

[Tuil, Karine] La décision

 

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La décision

Auteur : Karine TUIL

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Mai 2016. Dans une aile ultrasécurisée du Palais de justice, la juge Alma Revel doit se prononcer sur le sort d’un jeune homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie. À ce dilemme professionnel s’en ajoute un autre, plus intime : mariée depuis plus de vingt ans à un écrivain à succès sur le déclin, Alma entretient une liaison avec l’avocat qui représente le mis en examen. Entre raison et déraison, ses choix risquent de bouleverser sa vie et celle du pays…
Avec ce nouveau roman, Karine Tuil nous entraîne dans le quotidien de juges d’instruction antiterroristes, au cœur de l’âme humaine, dont les replis les plus sombres n’empêchent ni l’espoir ni la beauté.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Diplômée d'une maîtrise de droit des affaires et d'un DEA de droit de la communication, Karine Tuil est l'auteur de douze romans traduits en plusieurs langues. Les choses humaines a obtenu notamment le prix Interallié 2019 et le Goncourt des lycéens 2019. Il a été adapté au cinéma par Yvan Attal.

 

 

Avis :

Alma Revel est juge antiterroriste. En cette année 2016, elle doit prendre deux décisions majeures : l’une quant au sort d’un jeune homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie ; l’autre pour sortir du conflit d’intérêt auquel l’expose sa liaison avec l’avocat de la défense.

Endossant le « je », Karine Tuil se glisse – et nous aussi, par la même occasion – dans la tête de la coordinatrice du pôle antiterroriste de Paris. Cette femme, campée de façon très humaine dans le contexte compliqué de sa vie privée et sentimentale qui nous la rend particulièrement proche dans ses doutes et ses déchirements, est face à un choix cornélien : maintenir un jeune en détention, sur la seule base de suspicions après son séjour en Syrie, ou prendre le risque de libérer un terroriste en puissance. Autrement dit, juger ce garçon pour la crainte qu’il inspire, ou strictement pour ce qu’il a fait.

Directement confronté à ce bien délicat cas de conscience, le lecteur, frappé d’un effroi mêlé d’admiration et de respect, découvre l’éprouvant quotidien des juges du « terro », amenés à prendre des décisions écrasantes de conséquences, sous la pression politique et médiatique, mais aussi sous les menaces qui les contraignent à vivre sous protection constante. Karine Tuil a mené une enquête minutieuse pour nous faire toucher du doigt les réalités de cette profession méconnue, exigeante et dangereuse, n’occultant rien de la violence et de la haine auxquelles elle se retrouve confrontée, et explicitant les différents points de vue adoptés par les uns ou les autres selon leurs convictions et sensibilités.

L’écriture est remarquable, et le récit, captivant, ne laissera personne indifférent. Peu importe si l’intrigue construit son paroxysme sur un jeu de circonstances peut-être improbable, elle excelle à embrasser toute la complexité de son sujet, à nous plonger dans un questionnement dérangeant, à remuer nos consciences et à interroger nos valeurs profondes. Un livre brillant. (4/5)

 

 

Citations :

On se trompe sur les gens. D’eux, on ne sait rien, ou si peu. Mentent-ils ? Sont-ils sincères ? Mon métier m’a appris que l’homme n’est pas un bloc monolithique mais un être mouvant, opaque et d’une extrême ambiguïté, qui peut à tout moment vous surprendre par sa monstruosité comme par son humanité. Pourquoi saccage-t-on sa vie ou celle d’un autre avec un acharnement arbitraire ? Je ne sais pas, je ne détiens pas la vérité, je la cherche, inlassablement ; mon seul but, c’est la manifestation de cette vérité. Je suis comme une journaliste, une historienne, un écrivain, je fais un travail de reconstitution et de restitution, je tente de comprendre le magnétisme morbide de la violence, les cavités les plus opaques de la conscience, celles que l’on n’explore pas sans s’abîmer soi-même – tout ce que je retiens de ces années, c’est à quel point les hommes sont complexes. Ils sont imprévisibles, insaisissables ; ils agissent comme possédés ; c’est souvent une affaire de place sociale, ils se sentent blessés, humiliés, au mauvais endroit, ils se mettent à haïr et ils tuent ; mais ils tuent aussi comme ça, par pulsion, et c’est le pire pour nous, de ne pas pouvoir expliquer le passage à l’acte. On sonde les esprits, la sincérité des propos, on cherche les intentions, on a besoin de rationaliser – et dans quel but car, à la fin, on ne trouve rien d’autre que le vide et la fragilité humaine.
 

Le pôle antiterroriste est l’un des postes d’observation et d’action les plus exposés : il faut être solide, déterminé, un peu aventureux, capable d’encaisser des coups, de supporter la violence (interne, externe, politique, armée, religieuse, sociale), la violence, partout, tout le temps – rien ne nous y prépare vraiment. Mon prédécesseur m’avait prévenue : tu seras aspirée par cette noirceur, elle te contaminera, tu n’en dormiras plus ; je n’imaginais pas qu’elle m’abîmerait à ce point. On se sent parfois très seuls, confrontés au risque d’instrumentalisation politique, à la manipulation, aux attaques, à la récupération médiatique de nos affaires. Quand on instruit des dossiers aussi lourds que les attentats des années 2012 et 2015 notamment, on est écrasés par le poids de la douleur collective, les gens attendent beaucoup de nous – trop sans doute car nos pouvoirs sont limités ; nos forces, aussi. Chaque matin je suis confrontée aux limites de ma résistance et à la gestion de mon stress. J’arrive à mon bureau à 8 h 30, je repars à 19 heures, en théorie car en réalité, le terro, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je prépare mes interrogatoires ou rédige mes ordonnances chez moi, le soir ; je reviens le week-end, quand je suis de permanence : c’est aussi, je crois, un moyen de fuir mon quotidien, de ne pas affronter la décomposition de mon mariage. Mes journées sont intenses, ponctuées par les interrogatoires, les réunions, les discussions avec les enquêteurs, les avocats, les autres juges, c’est un long tunnel de prises de décisions sensibles et de responsabilités – la tension est constante, permanente. Une simple erreur de procédure peut être fatale. À mes débuts, j’ai été juge de droit commun ; si je relâchais un trafiquant, je savais qu’au pire il allait trafiquer, mais là, si je me trompe, des gens peuvent être tués à cause de moi.
 

Au-delà de l’aspect coercitif, il y a quelque chose de fascinant dans mon activité : juge, ça vous plonge dans les abysses de la nature humaine, les gens se mettent dans des situations terribles, et moi, j’accompagne ces humanités tragiques. J’ai devant moi des gens broyés par le destin, issus de tous les milieux sociaux, le malheur est égalitaire, il ne faut pas croire que certains s’en sortent mieux que d’autres ; dans la vie, chacun fait ce qu’il peut, en fonction de ses chances, de ses capacités, et c’est tout. Sur mon bureau, j’ai encadré cette phrase de Marie Curie : « Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. »
Mais parfois, on ne comprend rien.
 
 
Une grande proportion des êtres que j’interroge sont issus de l’immigration et de quartiers sensibles, confrontés à la précarité et à la délinquance, souvent au trafic de drogue, parfois même au grand banditisme, et pourtant, la question de la souffrance sociale est rarement verbalisée, pas plus que la colonisation. Si les chercheurs nous proposent des classifications, je suis convaincue qu’il n’y a pas de profil type, seulement un ressort commun : le manque d’espoir. Étiqueter, ce serait aisé pour expliquer un phénomène qui nous sidère, mais il faut rester exigeant, ne pas céder à cette facilité-là. Ce qui revient en premier dans les interrogatoires, c’est le désir de donner du sens à des existences vides. Le jihadisme se nourrit du désespoir. Je me retrouve chaque jour à faire face à des parcours de souffrance, des enfances abîmées, des êtres violents – qui ont été eux-mêmes violentés. J’essaye de ne jamais réduire la personne mise en examen à ce qu’elle a fait.


Cette haine de la France, exprimée par des jeunes qui y sont nés pour la plupart, qui y ont grandi, c’est toujours une incompréhension totale. Certains ne se sentent même pas français, revendiquent une autre nationalité. On ne sait jamais précisément de quoi cette haine est le produit. D’un lavage de cerveau ? D’un rejet social ? D’une humiliation ? De la transmission d’une humiliation ? D’un processus carcéral qui les a mis en relation avec les mauvaises personnes ? D’un processus judiciaire ? Pour l’écrivain américain James Baldwin, si les gens s’accrochent tellement à leurs haines, c’est parce qu’ils pressentent que, s’ils viennent à les lâcher, ils se retrouveront seuls face à leur douleur. Les hommes et les femmes que je reçois dans mon bureau ont le sentiment de vivre le racisme au quotidien, qu’on les renvoie sans cesse à leur condition initiale. Ils sont parfois solides intellectuellement mais ont des failles identitaires profondes. Ils ne savent pas qui ils sont vraiment, quelle est leur place. Ils vont sur Internet chercher des réponses à leur mal-être, ils y rencontrent des idéologues dangereux qui leur retournent le cerveau en utilisant des techniques de propagande primaires mais efficaces : la jeune recrue est imprégnée d’une vision diabolique de son environnement qui ne viserait qu’à humilier l’islam et les musulmans. Les ennemis, ce sont les juifs, les Américains et la société française, le mercantilisme, le capitalisme, la pornographie. Ils se forment, communiquent, se déchaînent derrière leurs écrans, et notre seule peur est de savoir si cette haine qui s’exprime librement va se matérialiser un jour. Sur Internet, on leur offre un prêt à consommer, à penser, une conception verrouillée du dogme : une ligne de vie et de moralité ; ils substituent à un récit républicain – qui n’est plus suffisamment fédérateur – un récit religieux fondé sur des règles morales. Dans une histoire personnelle compliquée, dominée par l’insécurité, souvent émaillée de drames, ce récit orchestré autour de la dévotion est très structurant. Parfois, il s’agit de jeunes saturés de colère et de rage, aux casiers judiciaires chargés – il y a une hybridation entre délinquance et jihadisme : les recruteurs transforment la violence sociale en violence idéologique et religieuse. La République ne joue plus le rôle intégrateur qui est le sien ; ces jeunes ne reconnaissent pas les valeurs de la France et, ainsi, finissent par s’exclure eux-mêmes.


Chacun d’entre nous affirme publiquement qu’il rêve de vivre un grand amour ; mais à l’instant où il survient, tout le monde fuit.


Je finis par me convaincre que je dois le juger pour ce qu’il a fait et non pour la crainte qu’il m’inspire.          
On passe des heures avec les mis en examen, pendant des années, des heures compliquées au cours desquelles on manipule une matière noire, dure. À la fin de mon instruction, je dois déterminer si j’ai suffisamment de charges pour que ces individus soient jugés par d’autres. C’est une torture mentale : est-ce que je prends la bonne décision ? Et qu’est-ce qu’une bonne décision ? Bonne pour qui ? Le mis en examen ? La société ? Ma conscience ? 


— Tu n’as rien de concret, voilà la réalité !          
— Je n’ai pas « rien », j’ai un faisceau de charges.          
— Tu n’as rien et aujourd’hui, en terro, rien serait la manifestation qu’il y a bien quelque chose, c’est kafkaïen ! De toute façon, on en revient toujours à la volonté de répression qui est constante chez l’être humain.          
Je n’ai pas répondu.          
— Ne le garde pas en prison, Alma, ça va le bousiller… Il a vingt-trois ans ! Il a l’âge de ta fille ! Un individu si jeune ne peut pas être réduit à la somme de quelques erreurs.          
— Je le sais.          
— La détention provisoire doit être exceptionnelle : or elle devient un principe.          
— La faute à qui ? Tu veux que je te fasse la liste de tous les attentats de l’année écoulée : ceux qui se sont malheureusement produits et ceux que les services ont déjoués ?          
— Alors quoi ? On enferme tout le monde ?          
— Ne t’inquiète pas, on est dans un État de droit. On essaye de ne pas faire n’importe quoi, y compris en période d’attentats. La liberté est la règle, pas l’exception.    
— Oui, en théorie mais en pratique ? Les démocraties ont prouvé leur vulnérabilité en imposant la sécurité comme nouvelle obsession nationale : nous sommes prêts à sacrifier nos désirs, nos valeurs, à bafouer nos droits pour nous protéger – mais de quoi ? De la mort ? De la souffrance ? De la charge agressive de la vie ? En acceptant ce traitement politique, nous avons tout perdu : la sécurité et la liberté.


J’avais fait mienne l’antienne de l’ancien président de la Cour de cassation Pierre Drai. Évoquant les juges qui avaient réhabilité le capitaine Dreyfus en 1906 et dont l’histoire n’avait pas retenu les noms, il avait écrit : ils « nous ont appris que juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre et vouloir décider ». Comprendre pour mieux juger, ce n’était pas excuser. Mais je savais aussi que certains étaient irrécupérables (…).


J’avais beaucoup lu à l’adolescence, ma conscience politique s’était formée là, dans des pages incandescentes qui racontaient la barbarie sans jamais la nommer. Quand la violence submerge votre quotidien, elle chemine et se répand dans tout votre être, elle détermine votre condition et influence votre existence. La littérature exploitait et révélait la complexité des êtres ; ceux que j’avais chaque jour en face de moi cherchaient sinon à la dissimuler, du moins à la rendre moins visible, à lisser tout ce qu’il y avait de brutal et de féroce en eux et, derrière ce procédé, je voyais moins une manipulation qu’une tentative désespérée de ne pas se heurter à soi-même. Lire, c’était se confronter à l’altérité, c’était refuser les représentations falsifiées du monde.


J’avais apporté le livre de Roberto Scarpinato, le juge italien qui avait travaillé avec les célèbres juges Falcone et Borsellino, mes modèles absolus. Il avait instruit les plus grands dossiers mettant en cause la mafia. Il vivait depuis plus de vingt ans sous protection policière permanente. Et il évoquait, pour l’homme, un droit à la fragilité : « Les institutions devraient garantir le droit à la fragilité des individus […]. Le droit, en somme, de ne pas renoncer à sa propre humanité. »                    
À quel point les hommes sont vulnérables, quelle que soit leur position sociale, c’était tout ce qu’il fallait retenir de ce métier.


— Le but des terroristes, c’est d’effrayer l’adversaire et de rallier les populations à leur cause. Certains chefs d’État ont été traités de terroristes en leur temps. Entre 1981 et 1986, Paris était la capitale mondiale du terrorisme. Les Arméniens faisaient sauter les files d’attente devant la Turkish Airlines à Orly. Les Israéliens et les Palestiniens réglaient leurs comptes à Paris, les Iraniens se livraient à leurs exercices sanglants ici aussi. Idem pour les Basques, les brigades rouges, la bande à Baader… Tous les terroristes vous diront qu’ils sont des résistants. Ça légitime leur action.          
— Moi, je pense que le terrorisme ne se justifie jamais dans une démocratie…         
— Le terrorisme, ce n’est pas qu’une méthode, c’est l’amour de la mort. Les terroristes ne rêvent que de ça : celle qu’ils donnent aux autres et celle qu’ils se donnent. Ils remplacent le combat des idées par la peine de mort.          
J’étais fatiguée, mais Ali semblait intéressé par mon métier.          
— Est-ce qu’aujourd’hui vous comprenez ce qui conduit à la radicalisation ?          
— Je n’aime pas employer ce terme de radicalisation ; en tant que juge, je préfère celui d’embrigadement jihadiste.          
— Qu’est-ce qui pousse un individu à passer à l’acte ?          
— Certains vous diront qu’il s’agit d’un point de bascule, moi je pense que c’est le résultat d’un processus…          
Il y a eu un silence, puis Ali a dit :          
— Je ne comprends décidément pas pourquoi il est plus glorieux de bombarder de projectiles une ville assiégée que d’assassiner quelqu’un à coups de hache.          
J’étais sonnée par sa remarque, je ne parvenais pas à cacher mon trouble. Il a souri.          
— Est-ce que vous savez qui a dit ça ?          
— Un aspirant au jihad, j’imagine.          
— Non, c’est Dostoïevski, dans Crime et châtiment, 1866. Raskolnikov, voilà un exemple de saccage total, je vais écrire ma plaidoirie sur lui.          
Il a saisi le livre dans la bibliothèque :          
— J’adore ce texte, tout y est.          
Il a ouvert une page au hasard, en a lu un extrait :          
— J’ai voulu tuer, Sonia, sans casuistique, tuer pour moi-même, pour moi seul.


Les familles des victimes nous demandent systématiquement comment cela a pu être possible ; elles cherchent les manquements, elles pensent qu’on leur cache la vérité et elles doivent affronter, dans le même temps, la médiatisation des auteurs d’attentats et les échos de leur héroïsation dans les zones enclavées où l’islamisme radical a prospéré en toute impunité. Je ne peux pas leur dire : l’État a laissé faire. Les maires ont acheté leur paix sociale. Les services de renseignements sont saturés. La justice n’a pas assez de moyens, une instruction dure quatre ans. Nous sommes désarmés face à un phénomène qui nous échappe. Vous pouvez toujours essayer de comprendre, vous n’expliquerez pas ce qui peut pousser un jeune homme à peine sorti de l’adolescence à prendre une kalachnikov et à tirer sur des enfants au moment où ils franchissent la grille de leur école, leurs cartables accrochés à leurs petites épaules.


Tout dans la société se jouait dans un rapport de forces disruptif et inégal. Il fallait être performant, compétitif (tout en restant sensible), se montrer indépendant (mais affectif), savoir s’affranchir de la souffrance, affirmer ses ambitions (sans être opportuniste), paraître confiant, sûr de soi en toute circonstance (même quand on doutait, même quand on se tenait au bord du gouffre, on en crevait d’être évalués comme des produits de grande consommation avec date de péremption, remplacés/remplaçables, jetés après usage du jour au lendemain, il suffisait de disparaître, de supprimer/bloquer le contact. Les relations amoureuses devenaient pathétiques. Seuls les liens amicaux et familiaux assuraient un semblant de vie affective. Quant aux relations professionnelles, elles prenaient généralement fin le jour où elles n’étaient plus imposées par la fonction, on organisait des pots de départ avec cadeau commun, on promettait de se revoir, on se revoyait éventuellement une fois, deux si on était sentimental, mais la magie des interactions quotidiennes n’opérait plus, on échangeait quelques messages sur WhatsApp avant de se mettre en mode silencieux pour finir par brutalement quitter le groupe).


— Je veux divorcer, non pas pour cet homme mais pour moi-même, je ne veux plus me contenter de cette vie, mais j’ai peur de tout détruire, de regretter, de tout perdre. J’ai peur, en fait, de prendre une mauvaise décision.          
— Le risque de prendre une mauvaise décision n’est rien comparé à la terreur de l’indécision.


Mon métier, c’est l’appréciation de la dangerosité mais aussi croire en l’être humain. Je veux continuer de penser qu’une personne peut se ressaisir et changer. Quand un jeune de dix-sept ans se retrouve dans mon bureau à la suite d’un signalement – souvent effectué par les parents eux-mêmes, dans le seul but de protéger leur enfant parce qu’il a disparu du jour au lendemain ou qu’ils ont repéré un changement radical qu’ils perçoivent comme suspect dans son comportement –, quand il me dit qu’il veut avoir une dernière chance, quand il me paraît équilibré, sincère, je suis censée faire quoi ? Le laisser en prison alors que c’est précisément l’endroit où il risque d’être embrigadé ou détruit psychologiquement ? Le placer sous contrôle judiciaire, c’est-à-dire le libérer en lui imposant certaines contraintes, comme l’obligation de se présenter chaque jour, à heure fixe, au commissariat le plus proche, tout en sachant qu’il pourrait profiter de cette liberté sous conditions pour tuer des gens ? Il faut détecter la dangerosité et apprécier le risque avec la conscience que ce n’est pas une science exacte. On doute de la sincérité des êtres que l’on a en face de nous, de l’exécution de nos actes, de nos décisions, tout le temps… Cet homme, dans mon bureau, qui me méprise parce que je suis une femme, qui refuse de me regarder dans les yeux et tient un discours plein de haine, passera-t-il un jour à l’acte ? Pas certain… Et ces détenus coopératifs, aimables, d’apparence repentis, que j’ai envie d’aider, envie de croire, est-ce qu’une fois libérés ils ne vont pas s’acheter un couteau et poignarder des passants en pleine rue ? Avec les mineurs, c’est pire : ils ont quinze, seize ans, ils sont à peine plus âgés que mes deux derniers enfants, ils ont essayé d’aller en Syrie par leurs propres moyens… Je fais quoi, quand les experts psychiatres, les éducateurs, les agents de l’administration pénitentiaire me disent que les signaux sont favorables ? Quand eux-mêmes affirment qu’ils regrettent leur engagement, qu’ils se sont laissé influencer et me supplient de leur accorder le bénéfice du doute, de leur offrir une dernière chance ? Je leur donne la possibilité de retrouver leur place sociale ? Je les garde en prison au risque de les briser de manière irréversible ? Le pire, je le sais, c’est la peine d’élimination sociale ; sur des profils jeunes et malléables, je veux tout tenter pour les réintégrer dans la société. En prison, on les traite mal. On ne doit pas céder à la panique, au rejet moral. Quand je remets une personne en liberté, je fais un pari sur l’avenir ; ce qu’elle devient après, les actes qu’elle accomplit, je me persuade que je n’en suis pas comptable. Évidemment, les choses sont plus complexes…


Je me raccroche à ma conviction première : il faut savoir donner leur chance à ceux qui présentent des garanties de réinsertion. L’une de nos plus grandes peurs, en tant que juges, c’est de céder à une gestion mécanique de nos dossiers : on est face à des gens qui attendent de nous la justice, il faut rester à leur écoute, modestes, humains, ne jamais considérer l’autre comme un ennemi social mais plutôt comme l’acteur de sa propre réhabilitation, conserver une forme de confiance quand tout – y compris le discours politique et les sentences arbitraires rendues sur les réseaux sociaux ou au sein même de notre cercle intime – nous invite à la défiance.


C’est le moment que l’on redoute tous : le passage de la quiétude au drame et on a beau être préparés mentalement à cette éventualité, on est toujours démunis quand elle survient. Toute notre vie durant, on essaye de tenir le malheur à distance, et c’est encore plus vrai dans une société qui a fait de l’exhibition d’un bonheur factice le gage d’une intégration réussie, une société qui cache ses morts, ses pauvres, ses malades, qui réclame de la vitalité, de la jeunesse, de la beauté, rien de déformé, rien d’âpre, personne n’en parle par superstition, on développe nos propres subterfuges, on espère passer entre les mailles du filet, et un jour, on reçoit un appel et on comprend que c’est fini, on a été pris dans la nasse.


Le métier d’avocat n’est pas la défense de la veuve et de l’orphelin. À quoi sert l’avocat sinon à défendre celui qui est rejeté par l’ensemble du corps social ? Le salaud fait partie de l’humanité, tu le sais aussi bien que moi. Et puis, défendre, ce n’est pas aimer, ça ne requiert pas une adhésion à la cause que ton client défend… Souviens-toi de l’affaire Patrick Henry dans les années 70… On est à Troyes, un petit enfant a été assassiné. Qui va le défendre ? Personne ne veut y aller. Alors se met en place la commission d’office. Trois avocats acceptent de défendre l’accusé. Parmi eux, Robert Badinter qui livrera une éblouissante plaidoirie et Jean-Denis Bredin. Ce dernier avait publié un texte dans la presse, tu te souviens de ses mots ? « La seule justification de l’avocat, c’est d’être présent aux côtés de tous, et même du pire d’entre nous. »


Peut-être que l’écriture est devenue ma zone de sécurité, la seule façon de rendre ma vie supportable, de décrire une réalité que je ne pouvais pas affronter sans souffrir. Dans une lettre à Vita Sackville-West, datée du 8 septembre 1928, Virginia Woolf a noté ceci : « Je crois que l’essentiel lorsqu’on commence un roman est d’avoir l’impression, non pas que l’on est capable de l’écrire, mais qu’il est là, qu’il existe de l’autre côté d’un gouffre, que les mots sont impuissants à franchir : qu’on ne pourra en venir à bout qu’au prix d’une angoisse à perdre haleine […] Un roman […] doit apparaître, avant qu’on ne commence à l’écrire, comme quelque chose, précisément, qu’on ne peut pas écrire. »


« L’enfer n’a qu’un temps, la vie recommence un jour. » Albert CAMUS, L’Homme révolté.


 

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