Coup de coeur 💓
Titre : La traversée des temps 2 -
La Porte du ciel
Auteur : Eric-Emmanuel SCHMITT
Editeur : Albin Michel
Année de parution : 2021
Pages : 576
Présentation de l'éditeur :
Noam débarque à Babel où le tyran Nemrod, en recourant à l’esclavage, construit la plus haute tour jamais conçue. Tout en symbolisant la grandeur de la cité, cette Tour permettra de découvrir les astres et d’accéder aux Dieux, offrant une véritable « porte du ciel ». Grâce à sa fonction de guérisseur, Noam s’introduit dans tous les milieux, auprès des ouvriers, chez la reine Kubaba, le roi Nemrod et son architecte, son astrologue, jusqu’aux pasteurs nomades qui dénoncent et fuient ce monde en train de s’édifier. Que choisira Noam ? Son bonheur personnel ou les conquêtes de la civilisation ?
Dans ce deuxième tome de la saga La Traversée des Temps, Eric-Emmanuel Schmitt met en jeu les dernières découvertes historiques sur l’Orient ancien, pour nous plonger dans une époque bouillonnante, exaltante, prodigieuse, à laquelle nous devons tant.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
On l’a bien compris depuis le tome précédent : les aventures de Noam et Noura ne sont que prétexte à la mise en perspective de l’histoire de l’humanité depuis ses origines. Si le premier volet de la série avait réussi à rendre ces deux niveaux de lecture aussi captivants et convaincants l’un que l’autre, il faut reconnaître que, cette fois, le talent de conteur d’Eric-Emmanuel Schmitt ne parvient pas complètement à faire oublier les ficelles assez grossières d’une romance somme toute faiblement consistante et d’une immortalité aux aspects parfois franchement rocambolesques. C’est donc avec une petite déception sur ce plan, toute relative étant donnée la richesse des autres aspects du roman, que l’on poursuit la traversée des temps commentée par Noam.
Et là, l’éblouissement est bel et bien toujours au rendez-vous, au fil d’observations aussi limpides qu’érudites, qui retracent, d’une manière passionnante, l’émergence des premières civilisations en Mésopotamie. Dans la plaine fertile délimitée par le Tigre et l’Euphrate, environ trois mille ans avant notre ère, apparaissent des savoirs et des inventions majeurs : l’écriture, la roue, des avancées essentielles en agriculture, les premières villes… Ces nouveautés portent les germes de notre civilisation moderne, ce que Noam nous décode sous un aspect aussi bien historique que philosophique, dans le journal qu’il écrit de nos jours, alors qu’au terme des millénaires d’évolution qui ont mené jusqu’à nous, nous possédons désormais le pouvoir de détruire la planète. Chaque pas en avant porte sa dualité, comme le puissant mythe de Babel l’a si bien enregistré. En même temps que l’homme s’affranchit peu à peu de la nature, et aussi du temps au travers de l’écriture, la fuite en avant de l’ambition et de l’avidité l’entraîne dans l’insatisfaction et le conflit perpétuels. Avec les villes se développent les guerres, l’esclavage et la mégalomanie. Et si la Bible a retenu de Babel une certaine crainte de la prétention et de la démesure humaines face à ce qui commence alors à naître de la perception d’un divin unique, l’histoire n’a cessé de se répéter jusqu’à la prévalence actuelle de l’anthropocentrisme. Les Babels furent et sont encore légions, comme le pointe Noam en se rendant à Dubaï de nos jours. Et, avec lui, l’on s’émerveille autant que l’on s’interroge quant à l’orientation initiée il y a si longtemps par l’humanité, toute entière obsédée par l’instinct de la possession, au point d'en oublier que la vie n’est que transmission, et le bonheur, la jouissance de l’instant présent.
Citations :
Un sentier, c’est la mémoire que la terre garde des hommes. Plutôt que fait pour marcher, il est fait par les marcheurs. À l’échelle de l’univers, les voyageurs et leurs ânes ne pèsent guère, ils passent ; pourtant, leurs effleurements plient l’herbe, leurs foulées polissent l’argile, leurs pieds rapides modèlent un sillon. L’infime finit par creuser sa marque.
Le sentier diffère de la route – il n’en existait pas à l’époque. Alors que le sentier reste un chemin obtenu par le consentement du paysage, puisqu’il suit ses mouvements, la route, conçue abstraitement par des géomètres, l’agresse en le coupant. Le sentier épouse la nature, la route la viole.
On définit le troc comme l’économie d’avant la monnaie. J’estime qu’il s’agit d’une erreur. Nous avions dépassé le troc depuis longtemps. Le pur troc met face à face deux hommes qui convoitent chacun l’objet que possède l’autre. Il faut qu’il y ait coïncidence des besoins à un instant précis – ainsi avais-je, un soir d’orage, troqué un silex contre une lampe à graisse. Cependant, une telle réciprocité advient rarement : souvent, l’un des deux doit accepter un produit transitoire dont il sait qu’il l’utilisera lors d’un prochain échange. Dans ce cadre, il arrivait que l’on se remît des biens intermédiaires qui ne satisfaisaient pas une envie directe et serviraient plus tard. Bref, il y avait la plupart du temps un objet de substitution qui tenait lieu de monnaie. Alors que pièces et billets n’étaient pas apparus, leur concept transitait déjà dans notre esprit. Nous ne faisions pas du troc, nous faisions des échanges. L’économie monétaire a donc précédé la monnaie.
J’avais déjà vu des roues et des chariots. Des roues, j’en avais aperçu dans les steppes de l’Asie centrale ou les Carpates : on perçait un disque de bois plein pour placer un axe de rotation au milieu. Une fois, j’avais croisé une charrette immense, mais c’était une simple curiosité que trois cailloux heurtés auraient suffi à détruire.
La limite de la roue restait le sol. Or voilà que, au pays des Eaux douces, les hommes n’inventaient pas la roue, mais la route. Une surface aplanie, rééquilibrée, nettoyée rendait possible la circulation de véhicules tirés par des bœufs. On pouvait transporter l’intransportable, déplacer de pesantes et volumineuses marchandises sur de longues distances.
Je songeai alors que toute invention révèle, par ricochet, des inventions antérieures. En observant le fonctionnement des chariots, je leur trouvai des précurseurs : les rondins de bois sur lesquels nous faisions rouler des charges. Du temps de mon village, nous avions bougé de lourdes pierres par ce moyen. Au fond, la roue, c’était un rondin dans lequel on aurait planté un axe…
Je me revois clairement ourler une ligne et saisir qu’il s’agissait de bien plus que d’une ligne ; quand je le précisais, le trait s’effaçait pour laisser place à une réalité différente, les vocables de la langue. Ici se situait le coup de génie : les rayures renvoyaient à des sons.
Jusque-là, je n’avais connu que les dessins, j’ignorais tout des signes. Des peintures – ours, poissons, chevaux, canards, écuelles, blé, humains, pénis, vulves –, j’en avais contemplé, parfois accompli, même si je ne détenais pas la virtuosité que manifestaient les Chasseresses de la Caverne.
– Les images sont des dessins muets. Les signes sont des dessins sonores.
Gawan le répétait et il avait raison : les icônes se taisaient, tandis que les lettres parlaient. Un aigle peint sur un mur restait un aigle ; en revanche, sur ma tablette, un signe s’évadait de lui-même, s’absentait à mesure qu’il se présentait, puisqu’il se métamorphosait en son.
Maintenant, cinq mille cinq cents ans après, alors que je trace ces lettres au stylo noir sur le papier, je mesure mieux ce qui m’arrivait au cours de mes leçons près des ruisseaux murmurants : j’imprimais des termes sur l’argile, certes, mais également sur mon cerveau, cette autre glaise qui dure toujours, ni séchée ni pulvérisée, malléable. Mon esprit, comme celui des hommes qui habitaient le pays des Eaux douces, évoluait : il apprenait à classer, à compter, à ranger les connaissances dans des boîtes ou des coffres, ce qui le conduisait à appréhender la réalité de façon moins personnelle, moins sensuelle, plus objective, plus catégorielle. L’écriture modifiait notre rapport au monde.
De surcroît, je devinais que cette notation syllabique permettrait de tout dire, pas seulement de répertorier. De l’archivage partiel, elle passerait à l’archivage exhaustif : elle conserverait ce que la langue savait formuler, notre pensée, nos sentiments, notre histoire, nos histoires. Face à Gawan, je m’émerveillais de dépasser le simple inventaire – des chiffres devant des objets figurés – pour exprimer des actions, voire des idées. Réservé, Gawan souriait de ma ferveur, il y voyait un excès, une exaltation de débutant, un enthousiasme de nouveau converti. Lui limitait l’écriture à sa fonction pratique, il n’imaginait pas qu’elle eût d’autre utilité qu’une comptabilité exacte, rigoureuse, conservable. Or, je le flairais, du catalogue sortirait l’ébauche d’un roman, du décompte de la réalité surgirait la possibilité d’un univers irréel. Le monde n’avait pas trouvé qu’un miroir dans l’écriture, il y avait gagné des portes, des fenêtres, des trappes, et des pistes d’envol.
– Tout le monde tire bénéfice de la paix.
Il me regarda, révolté :
– Pas du tout ! Comment édifierait-on les villes, les palais, les temples ? Comment creuserait-on les canaux ?
L’irrigation avait permis de produire en abondance, de former des réserves. Quantité d’individus ne se consacraient plus aux champs ni au bétail ; dégagés de la vie agricole, ils s’étaient établis artisans, commerçants, prêtres, comptables, scribes, militaires. La campagne avait créé la ville. Mais la ville exigeait des milliers d’hommes pour la construire, et des centaines d’autres pour nourrir ces ouvriers. Les travaux importants nécessitaient de la main-d’œuvre. Dès lors, la solution restait la guerre ; sans elle, il n’y aurait pas d’esclaves. Toute cité se livrait ainsi régulièrement à des razzias et à des conquêtes, tantôt hors du pays des Eaux douces, tantôt à l’intérieur auprès de ses voisines. Elle réduisait la population vaincue en esclavage et les prisonniers fournissaient les ouvriers. Au fond, chaque cité faisait la guerre ainsi qu’on se rend au marché : elle s’approvisionnait en bras. Bâtir et asservir, l’un n’allait pas sans l’autre. Personne ne se scandalisait de ce régime ni ne le contestait. Demeurer libre, tomber en servitude, cela arrivait comme la veine et la déveine, un accident, pas davantage.
À la différence de celles qui suivront, l’écriture cunéiforme est en trois dimensions : elle consiste en des incisions faites dans une tablette d’argile à l’aide d’un calame au bout biseauté et nécessite, pour une bonne lisibilité, une lumière frisante, si possible venant de la gauche. Ses caractères forment des traits, des coins, des encoches, en combinant trois sortes de « clous », le vertical, l’horizontal, l’oblique. Conçue par les Sumériens afin de codifier les marchandises et les opérations administratives, elle parvint à transcrire leur langue et devint pendant quelques siècles le support de dix autres langues. Au début de l’ère chrétienne, on ne sut plus la déchiffrer et on l’oublia au point que, peu de temps après, on n’y vit plus que de simples motifs ornementaux.
L’esclavage intervint donc quand la « civilisation fleurit », dès que la « culture se raffina ». La guerre constituait le premier mode d’approvisionnement : on organisait des raids et la capture de prisonniers les convertissait en autant ’esclaves, qu’ils appartinssent à des territoires lointains ou voisins. La justice fournissait un apport supplémentaire : en punition de certains crimes, on asservissait des citadins – par exemple, l’enfant qui répudiait ses parents adoptifs. Enfin, on pouvait être asservi par contrat, généralement pour dette, avec l’assentiment de l’intéressé ou des personnes ayant autorité sur lui.
On ne doit pas regarder cet esclavage avec les yeux des siècles suivants, car il se révèle plus économique que racial. Personne n’y plaquait les justifications « biologiques » du philosophe grec Aristote, qui pensait que certains hommes sont faits pour commander, d’autres pour obéir. Personne ne le légitimait non plus par des considérations sur la supériorité d’une ethnie, d’une religion, d’une couleur de peau, ces idéologies qui dominèrent jusqu’au XXe siècle.
En Mésopotamie, on ne naissait pas esclave, on le devenait. On n’était pas esclave essentiellement, mais circonstanciellement. Une malchance, pas un destin.
Les Mésopotamiens inventaient les voies verticales en même temps que les voies horizontales : des routes avançaient au sol tandis que des bâtisses montaient au ciel. Les unes et les autres, présentées modestement comme des accès – chemins, canaux, colonnes, tours –, semblaient de simples moyens : en réalité, elles transformaient ce qu’elles recouvraient et se l’appropriaient. L’hominisation de la nature, sa conquête impérialiste se mettaient en branle.
Je crois que ce fut à ce moment précis que la Terre commença à rétrécir, quand les décrets de Nemrod dépassèrent physiquement la portée de ses gestes ou de sa voix, et qu’il n’eut plus besoin de se déplacer pour qu’on lui obéisse. Auparavant, aucune communication n’allait plus loin que les sens : même un message de fumée n’allait pas au-delà des yeux, un message de tambours au-delà des oreilles. La télécommunication débuta avec l’écrit et se perfectionna grâce à lui, tardivement, lorsqu’on généralisa le télégraphe au XIXe siècle. Et subitement, avec la radio, la télévision, puis l’internet, tout s’accéléra. Aujourd’hui, la Terre s’est ratatinée : toute distance est abolie entre les pôles, l’Esquimau se retrouve proche voisin du Japonais. Plus jamais un enfant n’éprouvera le sentiment d’immensité qui empreignit les hommes durant des millénaires. Ou alors il ne frôlera ce vertige que face à l’Univers… Pour combien de temps encore ?
Il y a deux sortes de fils, ceux qui s’affranchissent du père, ceux qui s’y soumettent. Ceux qui s’en affranchissent deviennent eux-mêmes et jouissent d’une vie singulière qui leur appartient. Ceux qui s’y soumettent deviennent des chimères et souffrent d’une vie inauthentique qui leur échappe.
Nous sommes nés pour vivre au milieu de la nature, pas dans un monde artificiel construit de briques et de pierres scellées par le bitume. Ah, ces remparts ! De quoi protègent-ils les gens ? De la terre, de l’eau, du vent, du soleil, des bêtes sauvages ? Non, ils les protègent des autres, lesquels se réfugient aussi derrière leurs remparts. Les forteresses ont créé les invasions ! Elles n’ont pas été conçues pour s’en défendre, plutôt pour les provoquer. Plus il y aura de cités, plus il y aura de combats ; la guerre ne cessera jamais. Ce que les hommes font à l’intérieur des murailles – s’envier –, les cités le font entre elles. Elles développent les pires de nos sentiments : la jalousie, la vanité, l’avidité, la crainte. Les gens cherchent le succès matériel qui les hissera au-dessus de leur voisin, ils paniquent à l’idée de rater. Rater quoi ? Réussir ne consiste pas à acquérir quatre maisons, car tu n’en habites jamais qu’une et à l’intérieur, tu n’es que toi-même. Il ne faut pas posséder plus, mais exister mieux. Toutes les rues de Babel conduisent à des impasses. Et tous les chemins qui partent de Babel prennent une fausse route.
Jadis, les hommes circulaient dans la nature sans la changer ; lors de ma jeunesse, ils fabriquaient des gîtes, des villages, lesquels, minuscules et dérisoires, se collaient à la terre comme la moule au rocher. Désormais, Babel et la salle de Nemrod ne parasitaient pas le monde, elles en créaient un nouveau. Alors que nous avions habité uniquement l’univers naturel, nous habiterions l’humain à l’avenir. Je me reprochais à présent d’avoir débiné Gungunum, de ne pas avoir loué son génie : cet éminent architecte égalait les Dieux et les Esprits auxquels nous devions le cosmos.
Le prestige de l’or résultait de son incorruptibilité, non de sa rareté. Puisque ce métal miraculeux ne ternissait ni ne s’oxydait, sa splendeur à l’évidence ne pouvait avoir pour origine qu’une émanation divine. L’or tenait des Dieux sa brillance pure et constante. Cet éclat de soleil descendait du firmament. Les Mésopotamiens auraient pu reprendre à leur compte l’expression des Incas qui y voyaient « la sueur des Dieux ». Les astrophysiciens contemporains leur donnent raison : l’or ne vient pas de la terre, mais du ciel. Il serait le fruit d’une collision ultraviolente entre deux étoiles à neutrons, un cataclysme cosmique qui se serait produit il y a plusieurs milliards d’années. Issu des étoiles, l’or se serait répandu sur la Terre sous forme de gisements grâce à l’activité géothermique.
Les écrivains classiques recourent à la généralité. Le vocable global autorise chacun à y glisser les images qui l’inspirent. Madame de Lafayette, Française contemporaine de Louis XIV, a magnifiquement utilisé ce procédé dans un court roman, La Princesse de Clèves : « Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. (…) Lorsqu’elle arriva, le vidame alla au-devant d’elle ; il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. » Parce que Madame de Lafayette n’offre rien à voir, on voit tout.
Les écrivains modernes emploient davantage le détail, dont la force vient de ce qu’il fait surgir subrepticement l’ensemble. Tel un hameçon, le détail pousse à imaginer le poisson qui, sous l’eau, le tracte. Ainsi, au XXe siècle, Colette, autre plume française, présente dans Le Blé en herbe la rencontre d’une femme mûre et d’un jeune homme : « Elle raillait d’une manière virile, condescendante, qui avait le même accent que son regard tranquille, et Philippe se sentit tout à coup fatigué, penchant et faible, paralysé par une de ces crises de féminité qui saisissent un adolescent devant une femme. » En creux est indiquée la passion qui s’emparera d’eux.
Pour camper l’humain, rien n’égale le va-et-vient entre détail et généralité. Tout dire est impossible, et l’exhaustivité ennuie.
Par ses réflexions, Noura rejoignait son père Tibor, lequel, quand nous arpentions les futaies où pousses et pourritures se mêlaient, aimait souligner les desseins de la nature : pour qu’une espèce subsiste, il fallait que les individus se reproduisent puis disparaissent ; la recomposition naissait de la décomposition ; le trépas ne s’opposait pas à l’existence, il la servait.
La vie n’est pas un cadeau qu’on conserve ni un cadeau qu’on rend, c’est un cadeau qu’on transmet.
– Quoi ?
– On les fait parler. Nemrod, Messilim, les prêtres prétendent que les Dieux bavardent, mais ce sont leurs propres voix et leurs propres mots qu’ils leur attribuent. (…)
– Les Dieux ne se soucient pas de nous, pourvu que nous les nourrissions d’offrandes, de fumées. Le problème, c’est que des hommes comme Nemrod, Gungunum, Messilim veuillent concurrencer les Dieux. Sous prétexte de les honorer, ils entrent en compétition avec eux, ils ambitionnent de les rejoindre, de les égaler, voire de les dépasser. Le petit se dresse sur ses talons, pas le grand. La girafe se fiche du mulot ; quand les événements la contraignent à en tenir compte, elle n’a qu’à se pencher. Le géant se rapetisse sans problème ; le minuscule s’évertue à se grandir.
De l’aveu même des Grecs, les Mésopotamiens inventèrent le gnomon, première forme de cadran solaire. Cela permit de diviser la journée en douze parties égales, des heures doubles par rapport aux heures modernes, des « heures babyloniennes », comme les appelaient les Grecs. Devant le retard coutumier de certaines personnes, à chaque fois me vient à l’esprit qu’elles continuent à compter en heures babyloniennes…
Rien d’aussi cruel que l’espoir. En cas de drame, ce qui nous mine n’est pas d’attendre, mais d’espérer. Au lieu d’affronter l’impasse, on s’en détourne, on fuit la vérité, on s’absorbe dans d’éventuelles et incertaines échappatoires. L’intolérable s’allège : à la place de la mort qui vient, on se concentre sur les solutions qui fuient.
Depuis Babel et à jamais, le ciel s’est transformé en Ciel, royaume des Dieux. La crispation de la nuque marqua la rupture avec l’animisme : d’horizontale, la foi devint verticale. Puis les colonnes et les tours conçues pour rejoindre le divin, auxquelles s’ajoutèrent au cours des siècles les basiliques, les cathédrales, les clochers, les minarets, accentuèrent ce torticolis mystique.
Durant ma traversée des temps, j’ai donc rencontré trois façons de concevoir la condition humaine : l’âge archaïque, qui voit en l’homme une création de la nature, l’âge religieux, qui voit en l’homme une création de Dieu, l’âge anthropocentrique, qui voit en l’homme une création de l’homme. Au seul énoncé de cette succession, j’ai du mal à croire naïvement au progrès…
La Bible est un livre qu’écrivit un petit peuple de pasteurs effrayé par le développement de l’urbanisation, terrorisé par les premières villes du Moyen-Orient. Tandis que les Mésopotamiens inauguraient une nouvelle conception de la société en se fixant, se resserrant, se massant, les Hébreux, eux, perpétuaient un mode de vie opposé : nomadisme, non-possession des terrains, limitation de l’activité à des tâches élémentaires. Dans la Bible, chaque fois qu’une ville surgit, sa mention s’accompagne d’un jugement péjoratif, voire de connotations diaboliques : Sodome, Gomorrhe, Ninive, Babylone, Jérusalem. (…)
Aux yeux des bergers, la ville signifiait séparation : rupture avec l’espace environnant par des murailles ; rupture avec le temps des saisons dans un dédale minéral ; rupture avec la nature par l’érection d’un monde artificiel ; rupture avec le reste de l’humanité par l’élaboration d’une identité à l’intérieur d’une enceinte. Pour eux, quoique la ville concentrât les individus, elle dispersait les esprits. À Babel, un groupe s’inventa un nombril et le regarda. Les bergers, s’ils reconnaissaient en Babel une création humaine, y repéraient également une dé-création par rapport à Dieu. Cette prise de pouvoir sur le monde par les hommes ne s’approche pas du divin, elle le défie, voire le remplace.
Rédigée à l’extrême fin de la civilisation mésopotamienne, la Bible n’élaborait pas une idéologie nouvelle ; elle rêvait au temps des ancêtres, préférant les anciens aux modernes. Certes, les bergers n’étaient plus des chasseurs-cueilleurs et ne croyaient plus aux Esprits, Âmes, Nymphes, Divinités, cependant ils conservaient le goût d’une vie simple en harmonie avec le cosmos.
Trois monothéismes se réclament d’Abraham : le judaïsme, le christianisme, l’islam. Les œcuméniques, ceux qui aspirent à la fraternité entre ces trois spiritualités, évoquent avec délectation « les religions d’Abraham ». Mais certains musulmans considèrent que seul l’islam est fidèle à la religion d’Abraham : il le perpétuerait dans sa pureté, tandis que juifs et chrétiens l’auraient dévoyé. Ce qui est peut-être vrai… Pour eux, l’islam constitue la première des religions – celle du patriarche Abraham – et la dernière. Bref, si, selon certains, Abraham représente une pomme de concorde, il tend aussi à être une pomme de discorde.
Une autre naïveté dans ces représentations frappe Noam : elles racontent Babel comme une fin. Pourtant Babel constituait un début. La Tour s’est effondrée, pas le désir de la Tour. Avec celui-ci point l’hubris, l’outrance, la boursouflure. L’homme franchit une limite en se dressant au-dessus de la nature, en ignorant sa place dans l’univers,en s’estimant supérieur à tout ce qui n’est pas lui ; il crée des villes, il invente l’écriture, les sciences, les hiérarchies sociales et, malgré les défaites ou les impasses, ne reviendra jamais en arrière. Babel ne s’est pas terminée avec Babel, Babel n’a jamais cessé de gratter le ciel, Babel renaît, se transforme perpétuellement. L’échec accompagne l’ambition, il ne l’interrompt pas. De dépassement en dépassement, l’aventure folle se poursuit. L’avenir reste un chantier ouvert.
Si Noam donnait sa version de Babel, il ne peindrait pas une démolition, plutôt un inachèvement. L’humanité évolue indéfiniment, se meut sans aboutir, poussée par la compétition, l’orgueil, le génie, la mégalomanie, le refus de ses limites. Babel l’inachevée ne sera jamais achevée et se nourrira de son désir sans jamais conduire à la jouissance.
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