J'ai beaucoup aimé
Titre : Constellation du tigre
Auteur : Yannick LE MAREC
Parution : 2021 (Arléa)
Pages : 160
Présentation de l'éditeur :
Nous partons d’un fait divers : un soir de 2017, à Paris, un tigre
échappé de sa cage est abattu dans la rue, près du pont du Garigliano.
Deux ans plus tard, le narrateur, lecteur de Modiano et de Sebald,
recherche les passages des tigres dans la capitale et retrouve leurs
traces pour écrire cette Constellation, à travers la peinture de
Monory, du Douanier Rousseau, ou de Delacroix, les musées qui exhibent
leurs trophées, comme cette tigresse sur le dos d’un éléphant au fond
d’une galerie du Muséum du Jardin des Plantes.
En relisant les récits des chasses coloniales de Rousselet, des princes d’Orléans ou de Clemenceau, en cheminant à l’écoute des rugissements du tigre, Yannick Le Marec porte un regard nouveau sur le grand massacre des animaux, qui résonne avec l’actualité des luttes contre l’enfermement des animaux sauvages et la disparition des grands mammifères. Il apporte sa pierre aux débats sur l’héritage colonial. Le tout avec une grâce singulière qui est celle des écrivains.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Yannick Le Marec vit à Nantes. Agrégé et Docteur en Histoire,
enseignant chercheur à l’Université de Nantes jusqu’en 2016, il écrit
sur les rapports entre photographie, littérature, peinture et histoire.
Il travaille actuellement sur la photographie ancienne et
particulièrement sur l’oeuvre d’Eugène Atget à travers le projet d’une
édition critique de son album Zoniers.
Il a publié cinq ouvrages d’histoire, notamment sur la ville de Nantes, et Dans l’épaisseur du paysage avec le photographe Thierry Girard.
Constellation du tigre est son premier livre aux éditions Arléa.
Avis :
En 2017, une tigresse échappée d’un cirque s’aventurait en plein Paris, avant d’être abattu par son dresseur. La stupeur passée, l’incident relançait le débat sur les animaux sauvages en captivité et sur leur utilisation dans des spectacles. Frappé par d’autres incidents, comme ce chevreuil percuté par un TGV alors que lui-même lisait Le silence des bêtes d’Elisabeth de Fontenay - philosophe reconnue, entre autres, de la cause animale -, l’auteur se lance dans une exploration littéraire et artistique révélatrice de notre relation historique à l’animal, pas si étrangère à la manière dont nous avons traité, voire massacré pour certains d’entre eux, les peuples colonisés, et, au final, éloquente quant à la nature humaine et à son rapport au monde au sens large.
Admirateur de Patrick Modiano et de WG Sebald, Yannick Le Marec s’est comme eux livré à la flânerie pour rassembler images et idées dessinant peu à peu un fil conducteur de plus en parlant. Et, du Jardin des Plantes aux artistes qui, tels le Douanier Rousseau, Eugène Delacroix, Jacques Monory et Auguste Cain, sont venus s’y inspirer pour peindre et sculpter des fauves qu’ils ne connaissaient pas ; du Museum d’Histoire Naturelle de Paris où l’on peut voir un tigre naturalisé attaquant l’éléphant du Duc d’Orléans en 1888, aux narrations de voyageurs imaginaires comme Robert Walser et aux contradictions d’Elisée Reclus que ses positions pionnières en matière d’écologie n’ont pas empêché d’appeler à l’extermination du tigre, soi-disant mangeur d’hommes ; des récits de chasse au Bengale aux massacres des bisons d’Amérique, en passant par celui des tribus amérindiennes et par le braconnage contemporain d’espèces protégées, nous voilà sur le chemin d’une réflexion menée, sous l’apparence faussement légère de la promenade, avec le plus grand sérieux et la plus extrême précision.
Il apparaît ainsi très vite que cette malheureuse tigresse, tuée après avoir posé la patte sur le bitume parisien, est, dans ce récit, l’arbre qui cache la forêt. Alors que quelques milliers seulement de tigres survivent encore en liberté, ce fait divers n’est qu’un des ultimes points d’orgue de « la lente détérioration du monde », dont on peut suivre la trace dans ces archives de l’humanité que sont l’art et la littérature. Au final, c’est toute notre culture qui semble devenir le mausolée de la planète, alors que sciences et savoirs se sont construits sur des monceaux de cadavres, et qu’écrits et musées conservent les souvenirs d’une « expérience du vivant » désormais en peau de chagrin, au fur et à mesure de l’extinction des espèces et de la vie sauvage. Une profonde tristesse s’empare du texte, au constat de « notre présence mortifère », non pas seulement liée à notre avidité destructrice, mais aussi à nos comportements de prédation gratuite. Quoi de plus consternant que ces scènes de destruction systématique, que l’on retrouvera avec le même effroi dans Les crépuscules de la Yellowstone de Louis Hamelin ou dans L’agonie des grandes plaines de Robert Jones, quand même scientifiques et naturalistes s’en donnaient à coeur joie en tuant à tout va, laissant pourrir inutilement derrière eux des montagnes de cadavres d’animaux, aujourd'hui éradiqués de la planète ?
Sous ses dehors de flânerie légère et faussement improvisée, Constellation du tigre nous livre une réflexion soigneusement dirigée et étayée, débouchant sur une vision infiniment désenchantée de notre humanité. Comme l'exprimait Benjamin Walter, "il n’est jamais une illustration de la culture qui ne soit aussi une illustration de la barbarie". (4/5)
Admirateur de Patrick Modiano et de WG Sebald, Yannick Le Marec s’est comme eux livré à la flânerie pour rassembler images et idées dessinant peu à peu un fil conducteur de plus en parlant. Et, du Jardin des Plantes aux artistes qui, tels le Douanier Rousseau, Eugène Delacroix, Jacques Monory et Auguste Cain, sont venus s’y inspirer pour peindre et sculpter des fauves qu’ils ne connaissaient pas ; du Museum d’Histoire Naturelle de Paris où l’on peut voir un tigre naturalisé attaquant l’éléphant du Duc d’Orléans en 1888, aux narrations de voyageurs imaginaires comme Robert Walser et aux contradictions d’Elisée Reclus que ses positions pionnières en matière d’écologie n’ont pas empêché d’appeler à l’extermination du tigre, soi-disant mangeur d’hommes ; des récits de chasse au Bengale aux massacres des bisons d’Amérique, en passant par celui des tribus amérindiennes et par le braconnage contemporain d’espèces protégées, nous voilà sur le chemin d’une réflexion menée, sous l’apparence faussement légère de la promenade, avec le plus grand sérieux et la plus extrême précision.
Il apparaît ainsi très vite que cette malheureuse tigresse, tuée après avoir posé la patte sur le bitume parisien, est, dans ce récit, l’arbre qui cache la forêt. Alors que quelques milliers seulement de tigres survivent encore en liberté, ce fait divers n’est qu’un des ultimes points d’orgue de « la lente détérioration du monde », dont on peut suivre la trace dans ces archives de l’humanité que sont l’art et la littérature. Au final, c’est toute notre culture qui semble devenir le mausolée de la planète, alors que sciences et savoirs se sont construits sur des monceaux de cadavres, et qu’écrits et musées conservent les souvenirs d’une « expérience du vivant » désormais en peau de chagrin, au fur et à mesure de l’extinction des espèces et de la vie sauvage. Une profonde tristesse s’empare du texte, au constat de « notre présence mortifère », non pas seulement liée à notre avidité destructrice, mais aussi à nos comportements de prédation gratuite. Quoi de plus consternant que ces scènes de destruction systématique, que l’on retrouvera avec le même effroi dans Les crépuscules de la Yellowstone de Louis Hamelin ou dans L’agonie des grandes plaines de Robert Jones, quand même scientifiques et naturalistes s’en donnaient à coeur joie en tuant à tout va, laissant pourrir inutilement derrière eux des montagnes de cadavres d’animaux, aujourd'hui éradiqués de la planète ?
Sous ses dehors de flânerie légère et faussement improvisée, Constellation du tigre nous livre une réflexion soigneusement dirigée et étayée, débouchant sur une vision infiniment désenchantée de notre humanité. Comme l'exprimait Benjamin Walter, "il n’est jamais une illustration de la culture qui ne soit aussi une illustration de la barbarie". (4/5)
Citations :
En 2008, Monory réalise une série de grands tableaux avec des tigres (…).
[dont] la peinture d’un tigre, en couleur, c’est-à-dire en jaune et orangé, au-dessus duquel on lit le mot crimes. Le tigre est encore le symbole du crime, dans une manière traditionnelle de représenter cet animal, agressif, tuant pour le plaisir comme se complaisent à le répéter les textes d’autrefois. N’est-ce pas le grand Georges Cuvier, à l’extrême fin du XVIIIe siècle, qui diffusait cette rengaine dans son Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux : « Le tigre (felis tigris) est aussi fort, aussi grand que le lion, et beaucoup plus cruel, égorgeant plus de victimes qu’il n’en faut à sa faim, et se plaisant surtout à boire le sang. »
Chez Monory, le tigre est réduit à la métaphore d’une violence toujours possible, inévitable même, la société en étant totalement imprégnée ; les tigres du Douanier ne sont pas agressifs, tout au plus surpris par la présence de l’homme. Il y a dans cet entretemps plus qu’un changement de mesure, toute la transformation d’un monde qui s’est adapté à la présence du tigre à Paris, l’admire et le redoute encore.
Il ne me semble pas artificiel de rapprocher toutes ces exactions qui se déroulent parallèlement dans plusieurs parties du monde, les tirs à balles explosibles sur les chacals par les chasseurs européens sur le territoire du Népal, la décimation quasi effective des bisons et l’extermination continue des Amérindiens ; à ces événements d’ailleurs, il faudrait en ajouter des centaines d’autres, peut-être des milliers, et toutes les nations occidentales ou presque en porteraient la responsabilité puisque la plupart ont participé ou soutenu le grand œuvre civilisateur de la colonisation depuis la fin du XVe siècle jusqu’à ces instants de l’histoire mondiale qui ont vu triompher les luttes de libération nationale dans le milieu du XXe siècle.
Il faut décrire les paysages, la flore, la faune et dans ces considérations, Henri d’Orléans excelle, met un nom sur les arbres, décrit chaque oiseau rencontré, collectionne leurs dépouilles, agit en naturaliste chasseur, l’époque semblant incapable de générer d’autres pratiques. Il faut tuer. Comme le formule l’historien Romain Bertrand à propos de Wallace, merveilleux naturaliste de l’Amazonie brésilienne et de l’Indonésie, alors qu’il vient de décrire avec une grande qualité littéraire les petites bêtes qui l’intéressent, « ce que Wallace ne dit pas, ce qu’il ne lui vient même pas à l’esprit de dire, c’est que toujours l’émerveillement précède le massacre ».
[dont] la peinture d’un tigre, en couleur, c’est-à-dire en jaune et orangé, au-dessus duquel on lit le mot crimes. Le tigre est encore le symbole du crime, dans une manière traditionnelle de représenter cet animal, agressif, tuant pour le plaisir comme se complaisent à le répéter les textes d’autrefois. N’est-ce pas le grand Georges Cuvier, à l’extrême fin du XVIIIe siècle, qui diffusait cette rengaine dans son Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux : « Le tigre (felis tigris) est aussi fort, aussi grand que le lion, et beaucoup plus cruel, égorgeant plus de victimes qu’il n’en faut à sa faim, et se plaisant surtout à boire le sang. »
Chez Monory, le tigre est réduit à la métaphore d’une violence toujours possible, inévitable même, la société en étant totalement imprégnée ; les tigres du Douanier ne sont pas agressifs, tout au plus surpris par la présence de l’homme. Il y a dans cet entretemps plus qu’un changement de mesure, toute la transformation d’un monde qui s’est adapté à la présence du tigre à Paris, l’admire et le redoute encore.
Il ne me semble pas artificiel de rapprocher toutes ces exactions qui se déroulent parallèlement dans plusieurs parties du monde, les tirs à balles explosibles sur les chacals par les chasseurs européens sur le territoire du Népal, la décimation quasi effective des bisons et l’extermination continue des Amérindiens ; à ces événements d’ailleurs, il faudrait en ajouter des centaines d’autres, peut-être des milliers, et toutes les nations occidentales ou presque en porteraient la responsabilité puisque la plupart ont participé ou soutenu le grand œuvre civilisateur de la colonisation depuis la fin du XVe siècle jusqu’à ces instants de l’histoire mondiale qui ont vu triompher les luttes de libération nationale dans le milieu du XXe siècle.
Il faut décrire les paysages, la flore, la faune et dans ces considérations, Henri d’Orléans excelle, met un nom sur les arbres, décrit chaque oiseau rencontré, collectionne leurs dépouilles, agit en naturaliste chasseur, l’époque semblant incapable de générer d’autres pratiques. Il faut tuer. Comme le formule l’historien Romain Bertrand à propos de Wallace, merveilleux naturaliste de l’Amazonie brésilienne et de l’Indonésie, alors qu’il vient de décrire avec une grande qualité littéraire les petites bêtes qui l’intéressent, « ce que Wallace ne dit pas, ce qu’il ne lui vient même pas à l’esprit de dire, c’est que toujours l’émerveillement précède le massacre ».
« Les sciences du vivant s’édifient sur un monceau de petits cadavres », écrit Romain Bertrand, soulignant l’impossibilité d’un savoir innocent.
Si tuer un grand nombre de volatiles procède souvent de l’entraînement, ou de la volonté de faire durer le plaisir du déplacement, le vrai sport réside dans la seule chasse qui a motivé ce long voyage, celle du tigre, le félin qui fait rêver au XIXe siècle. Quand le vulgum pecum voit le tigre derrière les grilles du jardin zoologique, symbole de la victoire sur la sauvagerie, de la puissance de sa civilisation, la vraie noblesse consiste à approcher la bête en liberté, à la vaincre, à terrasser sa férocité. Les sportsmen se reconnaissent à cela, à leur capacité à maîtriser leurs frayeurs, à prendre des risques, à dépenser beaucoup d’argent pour abattre les animaux le plus dangereux possible, les plus grands qui existent. (…)
Ces chasses sont marquées par le refus de toute utilité ; on ne mange pas le renard ou le tigre, on laisse les entrailles du renard aux chiens, celles du tigre aux chikaris. La noblesse, encore, est dans le profond dédain de l’animal tué, réduit à l’état de peau, de trophée si seule sa tête est conservée, ou encore, si la bête est exceptionnelle, d’animal empaillé qui trônera dans quelque pièce d’un château, dans une salle d’exposition, présentée autant que possible en état de férocité, les crocs bien visibles, l’air effrayant pour porter témoignage de la rudesse du conflit, de la grandeur du combat mené par le chasseur.
S’il n’est plus possible et même plus tolérable d’approcher les animaux sauvages, tant notre présence leur est mortifère, si l’expérience du vivant nous est à terme interdite, il reste à faire la liste des archives à notre disposition et le récit de la lente détérioration du monde.
(…) l’avancée des connaissances en biologie vérifie toujours la remarque de Romain Bertrand selon laquelle les sciences du vivant s’édifient sur des monceaux de cadavres, une phrase qui actualise l’aphorisme de Walter Benjamin sur le frisson garanti à quiconque s’aventurerait un instant à penser l’origine de notre patrimoine culturel. « Ce patrimoine ne doit pas seulement son existence aux peines des grands génies qui l’ont créé, mais aussi à l’indicible corvée qu’ont endurée leurs contemporains. » En tentant de restituer aux dominés du passé leur part des œuvres de la culture des dominants, Sadiah Qureshi ne dit finalement pas autre chose que cette formule pleine de mélancolie de Benjamin affirmant qu’il n’est jamais une illustration de la culture qui ne soit aussi une illustration de la barbarie.
(…) l’avancée des connaissances en biologie vérifie toujours la remarque de Romain Bertrand selon laquelle les sciences du vivant s’édifient sur des monceaux de cadavres, une phrase qui actualise l’aphorisme de Walter Benjamin sur le frisson garanti à quiconque s’aventurerait un instant à penser l’origine de notre patrimoine culturel. « Ce patrimoine ne doit pas seulement son existence aux peines des grands génies qui l’ont créé, mais aussi à l’indicible corvée qu’ont endurée leurs contemporains. » En tentant de restituer aux dominés du passé leur part des œuvres de la culture des dominants, Sadiah Qureshi ne dit finalement pas autre chose que cette formule pleine de mélancolie de Benjamin affirmant qu’il n’est jamais une illustration de la culture qui ne soit aussi une illustration de la barbarie.
Pour enchaîner sur des thèmes proches :
HAMELIN Louis : Les crépuscules de la Yellowstone
JONES Robert F. : L'agonie des grandes plaines
VAILLANT John : Le tigre
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