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mardi 1 février 2022

[Schmitt, Eric-Emmanuel] La traversée des temps 2 - La Porte du ciel

 





Coup de coeur đź’“

 

Titre : La traversée des temps 2 -
            La Porte du ciel

Auteur : Eric-Emmanuel SCHMITT

Editeur : Albin Michel

Année de parution : 2021

Pages : 576

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :    

L’éternité n’empêche pas l’impatience : Noam cherche fougueusement celle qu’il aime, enlevée dans de mystérieuses conditions. L’enquête le mène au Pays des Eaux douces — la Mésopotamie — où se produisent des événements inouïs, rien de moins que la domestication des fleuves, l’irrigation des terres, la création des premières villes, l’invention de l’écriture, de l’astronomie.

Noam débarque à Babel où le tyran Nemrod, en recourant à l’esclavage, construit la plus haute tour jamais conçue. Tout en symbolisant la grandeur de la cité, cette Tour permettra de découvrir les astres et d’accéder aux Dieux, offrant une véritable « porte du ciel ». Grâce à sa fonction de guérisseur, Noam s’introduit dans tous les milieux, auprès des ouvriers, chez la reine Kubaba, le roi Nemrod et son architecte, son astrologue, jusqu’aux pasteurs nomades qui dénoncent et fuient ce monde en train de s’édifier. Que choisira Noam ? Son bonheur personnel ou les conquêtes de la civilisation ?

Dans ce deuxième tome de la saga La Traversée des Temps, Eric-Emmanuel Schmitt met en jeu les dernières découvertes historiques sur l’Orient ancien, pour nous plonger dans une époque bouillonnante, exaltante, prodigieuse, à laquelle nous devons tant.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, cinéaste, traduit en 45 langues et joué dans plus de 50 pays, Éric-Emmanuel Schmitt est l’un des auteurs les plus lus et les plus représentés dans le monde. Le Cycle de l’invisible s’est vendu à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde. Il a été élu en janvier 2016 à l’unanimité par ses pairs comme membre de l’Académie Goncourt.

 

 

Avis :

Le premier tome de La TraversĂ©e des Temps nous avait fait connaĂ®tre Noam et Noura au NĂ©olithique et Ă  l’époque du DĂ©luge, dont ils Ă©taient ressortis immortels, tout comme leur terrible adversaire Derek. Nous retrouvons le trio en MĂ©sopotamie, autour d’un autre mythe biblique : celui de la Tour de Babel. Noura a disparu, mystĂ©rieusement enlevĂ©e Ă  l’amour de Noam. La longue quĂŞte de ce dernier pour la retrouver le mène Ă  Babel, oĂą le tyran Nemrod, ravageant la rĂ©gion pour y capturer les esclaves nĂ©cessaires au chantier, fait construire une tour d’une hauteur inĂ©dite, censĂ©e lui ouvrir l’accès au ciel et au royaume des Dieux. Face Ă  sa mĂ©galomanie, la reine sumĂ©rienne Kubaba, le premier auteur Ă  l’origine de l’EpopĂ©e de Gilgamesh, et des bergers nomades menĂ©s par un certain Abraham : autant d’acteurs dont on sait qu’ils contribueront Ă  faire de la MĂ©sopotamie le berceau des civilisations historiques du Moyen-Orient et de l’Europe, aux cĂ´tĂ©s de celle de l’Egypte antique.

On l’a bien compris depuis le tome prĂ©cĂ©dent : les aventures de Noam et Noura ne sont que prĂ©texte Ă  la mise en perspective de l’histoire de l’humanitĂ© depuis ses origines. Si le premier volet de la sĂ©rie avait rĂ©ussi Ă  rendre ces deux niveaux de lecture aussi captivants et convaincants l’un que l’autre, il faut reconnaĂ®tre que, cette fois, le talent de conteur d’Eric-Emmanuel Schmitt ne parvient pas complètement Ă  faire oublier les ficelles assez grossières d’une romance somme toute faiblement consistante et d’une immortalitĂ© aux aspects parfois franchement rocambolesques. C’est donc avec une petite dĂ©ception sur ce plan, toute relative Ă©tant donnĂ©e la richesse des autres aspects du roman, que l’on poursuit la traversĂ©e des temps commentĂ©e par Noam.

Et lĂ , l’éblouissement est bel et bien toujours au rendez-vous, au fil d’observations aussi limpides qu’érudites, qui retracent, d’une manière passionnante, l’émergence des premières civilisations en MĂ©sopotamie. Dans la plaine fertile dĂ©limitĂ©e par le Tigre et l’Euphrate, environ trois mille ans avant notre ère, apparaissent des savoirs et des inventions majeurs : l’écriture, la roue, des avancĂ©es essentielles en agriculture, les premières villes… Ces nouveautĂ©s portent les germes de notre civilisation moderne, ce que Noam nous dĂ©code sous un aspect aussi bien historique que philosophique, dans le journal qu’il Ă©crit de nos jours, alors qu’au terme des millĂ©naires d’évolution qui ont menĂ© jusqu’à nous, nous possĂ©dons dĂ©sormais le pouvoir de dĂ©truire la planète. Chaque pas en avant porte sa dualitĂ©, comme le puissant mythe de Babel l’a si bien enregistrĂ©. En mĂŞme temps que l’homme s’affranchit peu Ă  peu de la nature, et aussi du temps au travers de l’écriture, la fuite en avant de l’ambition et de l’aviditĂ© l’entraĂ®ne dans l’insatisfaction et le conflit perpĂ©tuels. Avec les villes se dĂ©veloppent les guerres, l’esclavage et la mĂ©galomanie. Et si la Bible a retenu de Babel une certaine crainte de la prĂ©tention et de la dĂ©mesure humaines face Ă  ce qui commence alors Ă  naĂ®tre de la perception d’un divin unique, l’histoire n’a cessĂ© de se rĂ©pĂ©ter jusqu’à la prĂ©valence actuelle de l’anthropocentrisme. Les Babels furent et sont encore lĂ©gions, comme le pointe Noam en se rendant Ă  DubaĂŻ de nos jours. Et, avec lui, l’on s’émerveille autant que l’on s’interroge quant Ă  l’orientation initiĂ©e il y a si longtemps par l’humanitĂ©, toute entière obsĂ©dĂ©e par l’instinct de la possession, au point d'en oublier que la vie n’est que transmission, et le bonheur, la jouissance de l’instant prĂ©sent.

Si le premier tome de cette saga m'avait transportée au-delà du coup de coeur, mon enthousiasme se fait ici relativement plus mesuré en raison des quelques réticences soulevées chez moi par les ficelles de l'intrigue. Celles-ci ne pèsent toutefois guère face à l'indéniable richesse historique, culturelle et philosophique de la narration, qui, au fil de maintes observations passionnantes, opère une formidable et fascinante mise en perspective de l'évolution humaine, au travers notamment de ses mythes. Un "simple" coup de coeur donc pour ce deuxième volet, qui renouvelle mon impatience de découvrir les suivants. (5/5)

 

 

Citations :

Noam feuillette les pages couvertes de sa calligraphie aux traits rĂ©guliers. Ses mĂ©moires ne se cantonnent pas Ă  son existence, ils constituent toute l’épopĂ©e humaine. D’ordinaire, on Ă©crit pour durer, lui Ă©crit pour ne pas perdre. Au fond, cela revient au mĂŞme : il s’agit d’accorder l’éternitĂ© Ă  l’éphĂ©mère.

Un sentier, c’est la mĂ©moire que la terre garde des hommes. PlutĂ´t que fait pour marcher, il est fait par les marcheurs. Ă€ l’échelle de l’univers, les voyageurs et leurs ânes ne pèsent guère, ils passent ; pourtant, leurs effleurements plient l’herbe, leurs foulĂ©es polissent l’argile, leurs pieds rapides modèlent un sillon. L’infime finit par creuser sa marque.      
Le sentier diffère de la route – il n’en existait pas à l’époque. Alors que le sentier reste un chemin obtenu par le consentement du paysage, puisqu’il suit ses mouvements, la route, conçue abstraitement par des géomètres, l’agresse en le coupant. Le sentier épouse la nature, la route la viole.

On dĂ©finit le troc comme l’économie d’avant la monnaie. J’estime qu’il s’agit d’une erreur. Nous avions dĂ©passĂ© le troc depuis longtemps. Le pur troc met face Ă  face deux hommes qui convoitent chacun l’objet que possède l’autre. Il faut qu’il y ait coĂŻncidence des besoins Ă  un instant prĂ©cis – ainsi avais-je, un soir d’orage, troquĂ© un silex contre une lampe Ă  graisse. Cependant, une telle rĂ©ciprocitĂ© advient rarement : souvent, l’un des deux doit accepter un produit transitoire dont il sait qu’il l’utilisera lors d’un prochain Ă©change. Dans ce cadre, il arrivait que l’on se remĂ®t des biens intermĂ©diaires qui ne satisfaisaient pas une envie directe et serviraient plus tard. Bref, il y avait la plupart du temps un objet de substitution qui tenait lieu de monnaie. Alors que pièces et billets n’étaient pas apparus, leur concept transitait dĂ©jĂ  dans notre esprit. Nous ne faisions pas du troc, nous faisions des Ă©changes. L’économie monĂ©taire a donc prĂ©cĂ©dĂ© la monnaie.

J’avais dĂ©jĂ  vu des roues et des chariots. Des roues, j’en avais aperçu dans les steppes de l’Asie centrale ou les Carpates : on perçait un disque de bois plein pour placer un axe de rotation au milieu. Une fois, j’avais croisĂ© une charrette immense, mais c’était une simple curiositĂ© que trois cailloux heurtĂ©s auraient suffi Ă  dĂ©truire.
La limite de la roue restait le sol. Or voilĂ  que, au pays des Eaux douces, les hommes n’inventaient pas la roue, mais la route. Une surface aplanie, rééquilibrĂ©e, nettoyĂ©e rendait possible la circulation de vĂ©hicules tirĂ©s par des bĹ“ufs. On pouvait transporter l’intransportable, dĂ©placer de pesantes et volumineuses marchandises sur de longues distances.                                      
Je songeai alors que toute invention rĂ©vèle, par ricochet, des inventions antĂ©rieures. En observant le fonctionnement des chariots, je leur trouvai des prĂ©curseurs : les rondins de bois sur lesquels nous faisions rouler des charges. Du temps de mon village, nous avions bougĂ© de lourdes pierres par ce moyen. Au fond, la roue, c’était un rondin dans lequel on aurait plantĂ© un axe…
 
À chaque halte, Gawan m’enseignait l’écriture. (…)
Je me revois clairement ourler une ligne et saisir qu’il s’agissait de bien plus que d’une ligne ; quand je le prĂ©cisais, le trait s’effaçait pour laisser place Ă  une rĂ©alitĂ© diffĂ©rente, les vocables de la langue. Ici se situait le coup de gĂ©nie : les rayures renvoyaient Ă  des sons.
Jusque-là, je n’avais connu que les dessins, j’ignorais tout des signes. Des peintures – ours, poissons, chevaux, canards, écuelles, blé, humains, pénis, vulves –, j’en avais contemplé, parfois accompli, même si je ne détenais pas la virtuosité que manifestaient les Chasseresses de la Caverne.
– Les images sont des dessins muets. Les signes sont des dessins sonores.                                       
Gawan le rĂ©pĂ©tait et il avait raison : les icĂ´nes se taisaient, tandis que les lettres parlaient. Un aigle peint sur un mur restait un aigle ; en revanche, sur ma tablette, un signe s’évadait de lui-mĂŞme, s’absentait Ă  mesure qu’il se prĂ©sentait, puisqu’il se mĂ©tamorphosait en son.

Maintenant, cinq mille cinq cents ans après, alors que je trace ces lettres au stylo noir sur le papier, je mesure mieux ce qui m’arrivait au cours de mes leçons près des ruisseaux murmurants : j’imprimais des termes sur l’argile, certes, mais Ă©galement sur mon cerveau, cette autre glaise qui dure toujours, ni sĂ©chĂ©e ni pulvĂ©risĂ©e, mallĂ©able. Mon esprit, comme celui des hommes qui habitaient le pays des Eaux douces, Ă©voluait : il apprenait Ă  classer, Ă  compter, Ă  ranger les connaissances dans des boĂ®tes ou des coffres, ce qui le conduisait Ă  apprĂ©hender la rĂ©alitĂ© de façon moins personnelle, moins sensuelle, plus objective, plus catĂ©gorielle. L’écriture modifiait notre rapport au monde.

De surcroĂ®t, je devinais que cette notation syllabique permettrait de tout dire, pas seulement de rĂ©pertorier. De l’archivage partiel, elle passerait Ă  l’archivage exhaustif : elle conserverait ce que la langue savait formuler, notre pensĂ©e, nos sentiments, notre histoire, nos histoires. Face Ă  Gawan, je m’émerveillais de dĂ©passer le simple inventaire – des chiffres devant des objets figurĂ©s – pour exprimer des actions, voire des idĂ©es. RĂ©servĂ©, Gawan souriait de ma ferveur, il y voyait un excès, une exaltation de dĂ©butant, un enthousiasme de nouveau converti. Lui limitait l’écriture Ă  sa fonction pratique, il n’imaginait pas qu’elle eĂ»t d’autre utilitĂ© qu’une comptabilitĂ© exacte, rigoureuse, conservable. Or, je le flairais, du catalogue sortirait l’ébauche d’un roman, du dĂ©compte de la rĂ©alitĂ© surgirait la possibilitĂ© d’un univers irrĂ©el. Le monde n’avait pas trouvĂ© qu’un miroir dans l’écriture, il y avait gagnĂ© des portes, des fenĂŞtres, des trappes, et des pistes d’envol. 

Avec l’étonnement d’une première fois, je contemplais un panorama remodelĂ© par la main de l’homme : ce paysage devait plus Ă  ses indigènes qu’aux Dieux et aux Esprits. Grâce Ă  eux, la fertilitĂ© rĂ©volutionnait des espaces incultes. Partout des lignes droites surgissaient : les charrues dessinaient des sillons ; les fruitiers croissaient en rangs, mieux alignĂ©s qu’une armĂ©e ; on excavait des voies d’irrigation ; des barrières protĂ©geaient les prĂ©s ; des haies dĂ©limitaient les parcelles. Ce quadrillage me sembla aussi insolent qu’admirable. Quoi, le tracĂ© l’emportait sur le hasardeux ? L’artifice sur la nature ? Les bipèdes s’emparaient de ce qui appartenait aux Dieux, aux Esprits, aux Nymphes, aux Ă‚mes, et y gravaient leur marque…

– Tout le monde tire bĂ©nĂ©fice de la paix.                                       
Il me regarda, rĂ©voltĂ© :                                       
– Pas du tout ! Comment Ă©difierait-on les villes, les palais, les temples ? Comment creuserait-on les canaux ?                                                          
L’irrigation avait permis de produire en abondance, de former des rĂ©serves. QuantitĂ© d’individus ne se consacraient plus aux champs ni au bĂ©tail ; dĂ©gagĂ©s de la vie agricole, ils s’étaient Ă©tablis artisans, commerçants, prĂŞtres, comptables, scribes, militaires. La campagne avait créé la ville. Mais la ville exigeait des milliers d’hommes pour la construire, et des centaines d’autres pour nourrir ces ouvriers. Les travaux importants nĂ©cessitaient de la main-d’œuvre. Dès lors, la solution restait la guerre ; sans elle, il n’y aurait pas d’esclaves. Toute citĂ© se livrait ainsi rĂ©gulièrement Ă  des razzias et Ă  des conquĂŞtes, tantĂ´t hors du pays des Eaux douces, tantĂ´t Ă  l’intĂ©rieur auprès de ses voisines. Elle rĂ©duisait la population vaincue en esclavage et les prisonniers fournissaient les ouvriers. Au fond, chaque citĂ© faisait la guerre ainsi qu’on se rend au marchĂ© : elle s’approvisionnait en bras. Bâtir et asservir, l’un n’allait pas sans l’autre. Personne ne se scandalisait de ce rĂ©gime ni ne le contestait. Demeurer libre, tomber en servitude, cela arrivait comme la veine et la dĂ©veine, un accident, pas davantage.

Ă€ la diffĂ©rence de celles qui suivront, l’écriture cunĂ©iforme est en trois dimensions : elle consiste en des incisions faites dans une tablette d’argile Ă  l’aide d’un calame au bout biseautĂ© et nĂ©cessite, pour une bonne lisibilitĂ©, une lumière frisante, si possible venant de la gauche. Ses caractères forment des traits, des coins, des encoches, en combinant trois sortes de « clous Â», le vertical, l’horizontal, l’oblique. Conçue par les SumĂ©riens afin de codifier les marchandises et les opĂ©rations administratives, elle parvint Ă  transcrire leur langue et devint pendant quelques siècles le support de dix autres langues. Au dĂ©but de l’ère chrĂ©tienne, on ne sut plus la dĂ©chiffrer et on l’oublia au point que, peu de temps après, on n’y vit plus que de simples motifs ornementaux.

L’esclavage comme système apparut Ă  ce moment-lĂ . Je ne prĂ©tends pas qu’aucun asservissement n’eut lieu prĂ©cĂ©demment – j’ai vu de nombreux rapts de femmes durant mon enfance au bord du Lac –, cependant ces violences arrivaient de façon contingente, elles n’étaient nullement nĂ©cessaires au fonctionnement des communautĂ©s. Tout changea en MĂ©sopotamie Ă  la fin du IVe millĂ©naire av. J.-C. Grâce aux surplus agricoles qui permirent Ă  certains d’embrasser les mĂ©tiers de commerçant, prĂŞtre, soldat, scribe, comptable, la sociĂ©tĂ© Ă©tatique et hiĂ©rarchisĂ©e recourut Ă  l’esclavage afin d’assurer sa prospĂ©ritĂ©.                                       
L’esclavage intervint donc quand la « civilisation fleurit Â», dès que la « culture se raffina Â». La guerre constituait le premier mode d’approvisionnement : on organisait des raids et la capture de prisonniers les convertissait en autant ’esclaves, qu’ils appartinssent Ă  des territoires lointains ou voisins. La justice fournissait un apport supplĂ©mentaire : en punition de certains crimes, on asservissait des citadins – par exemple, l’enfant qui rĂ©pudiait ses parents adoptifs. Enfin, on pouvait ĂŞtre asservi par contrat, gĂ©nĂ©ralement pour dette, avec l’assentiment de l’intĂ©ressĂ© ou des personnes ayant autoritĂ© sur lui.                                       
On ne doit pas regarder cet esclavage avec les yeux des siècles suivants, car il se rĂ©vèle plus Ă©conomique que racial. Personne n’y plaquait les justifications « biologiques Â» du philosophe grec Aristote, qui pensait que certains hommes sont faits pour commander, d’autres pour obĂ©ir. Personne ne le lĂ©gitimait non plus par des considĂ©rations sur la supĂ©rioritĂ© d’une ethnie, d’une religion, d’une couleur de peau, ces idĂ©ologies qui dominèrent jusqu’au XXe siècle.                                       
En Mésopotamie, on ne naissait pas esclave, on le devenait. On n’était pas esclave essentiellement, mais circonstanciellement. Une malchance, pas un destin.

Les MĂ©sopotamiens inventaient les voies verticales en mĂŞme temps que les voies horizontales : des routes avançaient au sol tandis que des bâtisses montaient au ciel. Les unes et les autres, prĂ©sentĂ©es modestement comme des accès – chemins, canaux, colonnes, tours –, semblaient de simples moyens : en rĂ©alitĂ©, elles transformaient ce qu’elles recouvraient et se l’appropriaient. L’hominisation de la nature, sa conquĂŞte impĂ©rialiste se mettaient en branle.

Par bonheur, Noam n’a jamais oubliĂ© le sumĂ©rien et ses signes ; Ă  l’époque, bouleversĂ©, il avait jugĂ© miraculeux qu’on transmĂ®t des paroles sans les prononcer. Quelle densitĂ© avait soudain acquise l’homme ! Son murmure avait cessĂ© d’être emportĂ© par le vent et s’était solidifiĂ©. L’énonciateur n’avait plus besoin d’être prĂ©sent pour se manifester, il traversait l’espace en se rendant audible Ă  distance, il traversait le temps en causant après avoir causĂ©, voire après avoir vĂ©cu. Le souffle pĂ©trifié… L’invention de l’écriture a permis aux bipèdes dĂ©pourvus de plumes de dĂ©fier le destin : ses caractères effacent la mort. Selon Noam, nul doute qu’elle a gĂ©nĂ©rĂ© mille progrès, en sciences, en droit, en histoire, mais qu’elle marque aussi le dĂ©but de l’enflure. L’individu se hausse, grossit son importance, s’érige au-dessus de sa condition, niant sa vulnĂ©rabilitĂ©, sa fugacitĂ©, sa finitude. Possesseurs initiaux de ce privilège, les rois, qui disposaient de scribes pour communiquer avec les vivants du moment et les vivants du futur, se construisirent des tombeaux de mots plus solides, plus sĂ»rs que leurs tombeaux de pierre ; puis, cette pratique s’élargit socialement. Si la phrase qu’on articule disparaĂ®t comme le sucre fond dans l’eau, la phrase qu’on Ă©crit reste gravĂ©e dans le marbre, mĂŞme quand celui-ci fait place au papyrus, Ă  la peau d’agneau, Ă  la feuille, Ă  l’écran. En lui offrant une perpĂ©tuitĂ©, l’écriture a changĂ© l’homme. De simple inventaire des objets, elle est devenue le conservatoire des âmes : elle a luttĂ© contre la dĂ©tresse, nourri l’orgueil, flattĂ© le narcissisme, dĂ©veloppĂ© l’individualisme. Par elle, la fatuitĂ© a crĂ» autant que la civilisation.

Je crois que ce fut Ă  ce moment prĂ©cis que la Terre commença Ă  rĂ©trĂ©cir, quand les dĂ©crets de Nemrod dĂ©passèrent physiquement la portĂ©e de ses gestes ou de sa voix, et qu’il n’eut plus besoin de se dĂ©placer pour qu’on lui obĂ©isse. Auparavant, aucune communication n’allait plus loin que les sens : mĂŞme un message de fumĂ©e n’allait pas au-delĂ  des yeux, un message de tambours au-delĂ  des oreilles. La tĂ©lĂ©communication dĂ©buta avec l’écrit et se perfectionna grâce Ă  lui, tardivement, lorsqu’on gĂ©nĂ©ralisa le tĂ©lĂ©graphe au XIXe siècle. Et subitement, avec la radio, la tĂ©lĂ©vision, puis l’internet, tout s’accĂ©lĂ©ra. Aujourd’hui, la Terre s’est ratatinĂ©e : toute distance est abolie entre les pĂ´les, l’Esquimau se retrouve proche voisin du Japonais. Plus jamais un enfant n’éprouvera le sentiment d’immensitĂ© qui empreignit les hommes durant des millĂ©naires. Ou alors il ne frĂ´lera ce vertige que face Ă  l’Univers… Pour combien de temps encore ?

L’architecte d’aujourd’hui peinerait Ă  s’entendre avec l’architecte mĂ©sopotamien, Ă©gyptien, grec de l’AntiquitĂ©. En quelques siècles, ils sont presque devenus Ă©trangers l’un Ă  l’autre tant leurs philosophies divergent. Pour le moderne, l’architecture rĂ©pond Ă  une fonction, pour l’ancien, elle transmet une signification. Quoique les deux Ă©laborent des techniques, ils n’ont pas de visĂ©es identiques : le moderne regarde l’utile, l’ancien le symbolique. Aux yeux de Gungunum, une colonne ne se limitait pas Ă  un soutien ou une force porteuse, elle figurait l’axe du monde, un chemin vers le ciel, ce qui permettait aux humains de se situer puis de s’élever. Pareillement, une arche, une coupole, un dĂ´me ne se rĂ©duisaient pas Ă  un toit dĂ©coratif astucieusement conçu, mais reproduisaient la voĂ»te cĂ©leste, ce domaine des Dieux. MĂŞme une porte ne se contentait pas d’ouvrir sur un espace, elle indiquait une direction, celle du soleil couchant ou de l’aurore. Jamais Gungunum ne distinguait le pourquoi du comment, la mĂ©taphysique de la physique. Si les solutions qu’apportaient ses calculs et ses expĂ©rimentations fournissaient des Ă©lĂ©ments pragmatiques, elles satisfaisaient en premier lieu des enjeux spirituels. Le bâtiment se voulait miroir du cosmos divin.

Il y a deux sortes de fils, ceux qui s’affranchissent du père, ceux qui s’y soumettent. Ceux qui s’en affranchissent deviennent eux-mêmes et jouissent d’une vie singulière qui leur appartient. Ceux qui s’y soumettent deviennent des chimères et souffrent d’une vie inauthentique qui leur échappe.

Nous sommes nĂ©s pour vivre au milieu de la nature, pas dans un monde artificiel construit de briques et de pierres scellĂ©es par le bitume. Ah, ces remparts ! De quoi protègent-ils les gens ? De la terre, de l’eau, du vent, du soleil, des bĂŞtes sauvages ? Non, ils les protègent des autres, lesquels se rĂ©fugient aussi derrière leurs remparts. Les forteresses ont créé les invasions ! Elles n’ont pas Ă©tĂ© conçues pour s’en dĂ©fendre, plutĂ´t pour les provoquer. Plus il y aura de citĂ©s, plus il y aura de combats ; la guerre ne cessera jamais. Ce que les hommes font Ă  l’intĂ©rieur des murailles – s’envier –, les citĂ©s le font entre elles. Elles dĂ©veloppent les pires de nos sentiments : la jalousie, la vanitĂ©, l’aviditĂ©, la crainte. Les gens cherchent le succès matĂ©riel qui les hissera au-dessus de leur voisin, ils paniquent Ă  l’idĂ©e de rater. Rater quoi ? RĂ©ussir ne consiste pas Ă  acquĂ©rir quatre maisons, car tu n’en habites jamais qu’une et Ă  l’intĂ©rieur, tu n’es que toi-mĂŞme. Il ne faut pas possĂ©der plus, mais exister mieux. Toutes les rues de Babel conduisent Ă  des impasses. Et tous les chemins qui partent de Babel prennent une fausse route.

Les BabĂ©liens avaient adoptĂ© l’enthousiasme, ils adhĂ©raient au projet pour Ă©chapper Ă  l’effarement, la colère, la rĂ©volte. En acquiesçant aux ambitions de Nemrod, ils ne visaient pas vraiment la Tour, ils privilĂ©giaient le partage. S’accommoder les reliait Ă  la communautĂ©, tandis que refuser les en aurait coupĂ©s. Au lieu de se dresser, ils se fondaient dans la masse, au risque mĂŞme de fondre. Ainsi fonctionne le peuple : son unitĂ© est faite de consentements forcĂ©s, de renoncements inconscients, de concessions peu rĂ©flĂ©chies, le tout emportĂ© par un Ă©lan obscur, l’attrait de vivre ensemble mĂŞlĂ© Ă  l’horreur de la solitude. Quelques observateurs ont soupçonnĂ© un instinct grĂ©gaire, il s’agit en fait d’un calcul : on choisit de rĂ©sider avec les autres plutĂ´t que sans eux, on dĂ©cide de penser comme eux plutĂ´t que contre eux. Si la rĂ©bellion dĂ©pend du courage de l’individu, la soumission au collectif relève de la lâchetĂ©.

Jadis, les hommes circulaient dans la nature sans la changer ; lors de ma jeunesse, ils fabriquaient des gĂ®tes, des villages, lesquels, minuscules et dĂ©risoires, se collaient Ă  la terre comme la moule au rocher. DĂ©sormais, Babel et la salle de Nemrod ne parasitaient pas le monde, elles en crĂ©aient un nouveau. Alors que nous avions habitĂ© uniquement l’univers naturel, nous habiterions l’humain Ă  l’avenir. Je me reprochais Ă  prĂ©sent d’avoir dĂ©binĂ© Gungunum, de ne pas avoir louĂ© son gĂ©nie : cet Ă©minent architecte Ă©galait les Dieux et les Esprits auxquels nous devions le cosmos.

Le prestige de l’or rĂ©sultait de son incorruptibilitĂ©, non de sa raretĂ©. Puisque ce mĂ©tal miraculeux ne ternissait ni ne s’oxydait, sa splendeur Ă  l’évidence ne pouvait avoir pour origine qu’une Ă©manation divine. L’or tenait des Dieux sa brillance pure et constante. Cet Ă©clat de soleil descendait du firmament. Les MĂ©sopotamiens auraient pu reprendre Ă  leur compte l’expression des Incas qui y voyaient « la sueur des Dieux Â». Les astrophysiciens contemporains leur donnent raison : l’or ne vient pas de la terre, mais du ciel. Il serait le fruit d’une collision ultraviolente entre deux Ă©toiles Ă  neutrons, un cataclysme cosmique qui se serait produit il y a plusieurs milliards d’annĂ©es. Issu des Ă©toiles, l’or se serait rĂ©pandu sur la Terre sous forme de gisements grâce Ă  l’activitĂ© gĂ©othermique.

L’économie des termes sollicite l’imagination. Les meilleures descriptions se passent de description. L’auteur se montre plus aisĂ©ment poète par famine de mots que par gavage. Mieux vaut suggĂ©rer que dĂ©peindre, laisser entendre que hurler mille phrases. De mĂŞme qu’un regard ne se rĂ©duit pas Ă  un iris, une personne ne se limite ni Ă  ses traits ni Ă  ses membres – ou alors c’est un cadavre ! Elle brille d’une Ă©nergie, d’une intensitĂ©, d’une prĂ©sence qui transcendent le visible. Pour en rendre compte, il y a deux façons d’insinuer : la vague, le prĂ©cis.                                       
Les Ă©crivains classiques recourent Ă  la gĂ©nĂ©ralitĂ©. Le vocable global autorise chacun  Ă  y glisser les images qui l’inspirent. Madame de Lafayette, Française contemporaine de Louis XIV, a magnifiquement utilisĂ© ce procĂ©dĂ© dans un court roman, La Princesse de Clèves : « Il parut alors une beautĂ© Ă  la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beautĂ© parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu oĂą l’on Ă©tait si accoutumĂ© Ă  voir de belles personnes. (…) Lorsqu’elle arriva, le vidame alla au-devant d’elle ; il fut surpris de la grande beautĂ© de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. Â» Parce que Madame de Lafayette n’offre rien Ă  voir, on voit tout.
Les Ă©crivains modernes emploient davantage le dĂ©tail, dont la force vient de ce qu’il fait surgir subrepticement l’ensemble. Tel un hameçon, le dĂ©tail pousse Ă  imaginer le poisson qui, sous l’eau, le tracte. Ainsi, au XXe siècle, Colette, autre plume française, prĂ©sente dans Le BlĂ© en herbe la rencontre d’une femme mĂ»re et d’un jeune homme : « Elle raillait d’une manière virile, condescendante, qui avait le mĂŞme accent que son regard tranquille, et Philippe se sentit tout Ă  coup fatiguĂ©, penchant et faible, paralysĂ© par une de ces crises de fĂ©minitĂ© qui saisissent un adolescent devant une femme. Â» En creux est indiquĂ©e la passion qui s’emparera d’eux.                                       
Pour camper l’humain, rien n’égale le va-et-vient entre détail et généralité. Tout dire est impossible, et l’exhaustivité ennuie.

Par ses rĂ©flexions, Noura rejoignait son père Tibor, lequel, quand nous arpentions les futaies oĂą pousses et pourritures se mĂŞlaient, aimait souligner les desseins de la nature : pour qu’une espèce subsiste, il fallait que les individus se reproduisent puis disparaissent ; la recomposition naissait de la dĂ©composition ; le trĂ©pas ne s’opposait pas Ă  l’existence, il la servait.

La vie n’est pas un cadeau qu’on conserve ni un cadeau qu’on rend, c’est un cadeau qu’on transmet. 

Les Dieux pâtissent des ventriloques.                                                          
– Quoi ?                                       
– On les fait parler. Nemrod, Messilim, les prĂŞtres prĂ©tendent que les Dieux bavardent, mais ce sont leurs propres voix et leurs propres mots qu’ils leur attribuent. (…)
– Les Dieux ne se soucient pas de nous, pourvu que nous les nourrissions d’offrandes, de fumĂ©es. Le problème, c’est que des hommes comme Nemrod, Gungunum, Messilim veuillent concurrencer les Dieux. Sous prĂ©texte de les honorer, ils entrent en compĂ©tition avec eux, ils ambitionnent de les rejoindre, de les Ă©galer, voire de les dĂ©passer. Le petit se dresse sur ses talons, pas le grand. La girafe se fiche du mulot ; quand les Ă©vĂ©nements la contraignent Ă  en tenir compte, elle n’a qu’à se pencher. Le gĂ©ant se rapetisse sans problème ; le minuscule s’évertue Ă  se grandir.

De l’aveu mĂŞme des Grecs, les MĂ©sopotamiens inventèrent le gnomon, première forme  de cadran solaire. Cela permit de diviser la journĂ©e en douze parties Ă©gales, des heures doubles par rapport aux heures modernes, des « heures babyloniennes Â», comme les appelaient les Grecs. Devant le retard coutumier de certaines personnes, Ă  chaque fois me vient Ă  l’esprit qu’elles continuent Ă  compter en heures babyloniennes…

Rien d’aussi cruel que l’espoir. En cas de drame, ce qui nous mine n’est pas d’attendre, mais d’espĂ©rer. Au lieu d’affronter l’impasse, on s’en dĂ©tourne, on fuit la vĂ©ritĂ©, on s’absorbe dans d’éventuelles et incertaines Ă©chappatoires. L’intolĂ©rable s’allège : Ă  la place de la mort qui vient, on se concentre sur les solutions qui fuient.
 
Je crois que c’est au pays des Eaux douces que commença le torticolis mystique. On releva la tête pour appréhender les Dieux. Au temps de mes ancêtres, Divinités, Esprits, Âmes, Démons nichaient partout. En Mésopotamie, les Dieux logeaient au ciel, plus parmi nous. Dès lors, les hommes se rompirent le cou afin de les scruter, de les interroger, de les écouter. (…)
Depuis Babel et Ă  jamais, le ciel s’est transformĂ© en Ciel, royaume des Dieux. La crispation de la nuque marqua la rupture avec l’animisme : d’horizontale, la foi devint verticale. Puis les colonnes et les tours conçues pour rejoindre le divin, auxquelles s’ajoutèrent au cours des siècles les basiliques, les cathĂ©drales, les clochers, les minarets, accentuèrent ce torticolis mystique.

Durant ma traversĂ©e des temps, j’ai donc rencontrĂ© trois façons de concevoir la condition humaine : l’âge archaĂŻque, qui voit en l’homme une crĂ©ation de la nature, l’âge religieux, qui voit en l’homme une crĂ©ation de Dieu, l’âge anthropocentrique, qui voit en l’homme une crĂ©ation de l’homme. Au seul Ă©noncĂ© de cette succession, j’ai du mal Ă  croire naĂŻvement au progrès…

Les forces naturelles dissolvent les ambitions humaines. Inexorablement, les ruines deviennent vestiges, puis dĂ©combres, puis matière. Le matĂ©riau reprend le dessus sur les formes que nous avons tentĂ© d’y imprimer. Et la vie continue… Au sein de la nature, il n’existe pas de ruines, mais un renouvellement constant, fait de morts et de naissances. Le cycle ne s’arrĂŞte jamais. Ă€ la diffĂ©rence des hommes et des civilisations dont les multiples pauses s’évanouissent, la nature possède l’éternitĂ© du mouvement.

La Bible est un livre qu’écrivit un petit peuple de pasteurs effrayĂ© par le dĂ©veloppement de l’urbanisation, terrorisĂ© par les premières villes du Moyen-Orient. Tandis que les MĂ©sopotamiens inauguraient une nouvelle conception de la sociĂ©tĂ© en se fixant, se resserrant, se massant, les HĂ©breux, eux, perpĂ©tuaient un mode de vie opposĂ© : nomadisme, non-possession des terrains, limitation de l’activitĂ© Ă  des tâches Ă©lĂ©mentaires. Dans la Bible, chaque fois qu’une ville surgit, sa mention s’accompagne d’un jugement pĂ©joratif, voire de connotations diaboliques : Sodome, Gomorrhe, Ninive, Babylone, JĂ©rusalem. (…)
Aux yeux des bergers, la ville signifiait sĂ©paration : rupture avec l’espace environnant par des murailles ; rupture avec le temps des saisons dans un dĂ©dale minĂ©ral ; rupture avec la nature par l’érection d’un monde artificiel ; rupture avec le reste de l’humanitĂ© par l’élaboration d’une identitĂ© Ă  l’intĂ©rieur d’une enceinte. Pour eux, quoique la ville concentrât les individus, elle dispersait les esprits. Ă€ Babel, un groupe s’inventa un nombril et le regarda. Les bergers, s’ils reconnaissaient en Babel une crĂ©ation humaine, y repĂ©raient Ă©galement une dĂ©-crĂ©ation par rapport Ă  Dieu. Cette prise de pouvoir sur le monde par les hommes ne s’approche pas du divin, elle le dĂ©fie, voire le remplace.                
RĂ©digĂ©e Ă  l’extrĂŞme fin de la civilisation mĂ©sopotamienne, la Bible n’élaborait pas une idĂ©ologie nouvelle ; elle rĂŞvait au temps des ancĂŞtres, prĂ©fĂ©rant les anciens aux modernes. Certes, les bergers n’étaient plus des chasseurs-cueilleurs et ne croyaient plus aux Esprits, Ă‚mes, Nymphes, DivinitĂ©s, cependant ils conservaient le goĂ»t d’une vie simple en harmonie avec le cosmos.

Trois monothĂ©ismes se rĂ©clament d’Abraham : le judaĂŻsme, le christianisme, l’islam. Les Ĺ“cumĂ©niques, ceux qui aspirent Ă  la fraternitĂ© entre ces trois spiritualitĂ©s, Ă©voquent avec dĂ©lectation « les religions d’Abraham Â». Mais certains musulmans considèrent que seul l’islam est fidèle Ă  la religion d’Abraham : il le perpĂ©tuerait dans sa puretĂ©, tandis que juifs et chrĂ©tiens l’auraient dĂ©voyĂ©. Ce qui est peut-ĂŞtre vrai… Pour eux, l’islam constitue la première des religions – celle du patriarche Abraham – et la dernière. Bref, si, selon certains, Abraham reprĂ©sente une pomme de concorde, il tend aussi Ă  ĂŞtre une pomme de discorde.

Tout ici Ă©voque l’orgueilleuse citĂ© de Nemrod. DubaĂŻ a Ă©difiĂ© soixante-dix gratte-ciel qui dĂ©passent les deux cents mètres, dont le gĂ©ant Burj Khalifa qui culmine Ă  huit cent vingt-huit mètres : Babel !  Sur ce chantier permanent, des travailleurs venus du Pakistan ou d’Inde besognent Ă  des tempĂ©ratures frĂ´lant les cinquante degrĂ©s, dans des conditions si dures que l’on compte un suicide tous les quatre jours : Babel ! Les langues s’entrechoquent, pĂŞle-mĂŞle, mĂŞme si l’arabe et un anglais rudimentaire colorĂ© de mille accents percent le brouhaha : Babel ! Repoussant le dĂ©sert Ă  la pĂ©riphĂ©rie, dĂ©fiant le climat aride, dĂ©versant un air rafraĂ®chi, on bâtit des archipels artificiels avec les sables draguĂ©s dans le golfe Persique, on Ă©labore une marina gigantesque autour d’un canal colossal : Babel ! Des centres commerciaux, ces lieux de culte contemporains, rivalisent de splendeur opulente : Babel ! Plus haut, plus riche, plus grand… Tout record mène Ă  son fracassement, la mesure devient la dĂ©mesure, l’excès son Ă©talon : Babel !

Une autre naĂŻvetĂ© dans ces reprĂ©sentations frappe Noam : elles racontent Babel comme une fin. Pourtant Babel constituait un dĂ©but. La Tour s’est effondrĂ©e, pas le dĂ©sir de la Tour. Avec celui-ci point l’hubris, l’outrance, la boursouflure. L’homme franchit une limite en se dressant au-dessus de la nature, en ignorant sa place dans l’univers,en s’estimant supĂ©rieur Ă  tout ce qui n’est pas lui ; il crĂ©e des villes, il invente l’écriture, les sciences, les hiĂ©rarchies sociales et, malgrĂ© les dĂ©faites ou les impasses, ne reviendra jamais en arrière. Babel ne s’est pas terminĂ©e avec Babel, Babel n’a jamais cessĂ© de gratter le ciel, Babel renaĂ®t, se transforme perpĂ©tuellement. L’échec accompagne l’ambition, il ne l’interrompt pas. De dĂ©passement en dĂ©passement, l’aventure folle se poursuit. L’avenir reste un chantier ouvert.
Si Noam donnait sa version de Babel, il ne peindrait pas une démolition, plutôt un inachèvement. L’humanité évolue indéfiniment, se meut sans aboutir, poussée par la compétition, l’orgueil, le génie, la mégalomanie, le refus de ses limites. Babel l’inachevée ne sera jamais achevée et se nourrira de son désir sans jamais conduire à la jouissance.

 

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