jeudi 3 février 2022

[Rufin, Jean-Christophe] Les flammes de pierre

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les flammes de pierre

Auteur : Jean-Christophe RUFIN

Parution : 2021 (Gallimard)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Rémy et Laure partageaient le sommet de Croisse-Baulet et, si modeste qu’il fût, il faisait pour eux de cet instant un moment inoubliable.
Rémy connaissait trop la force de cette communion pour y mêler les gestes minuscules de l’amour. Il sentait que son désir était partagé, que cette émotion avait la valeur d’une étreinte et que Laure, pas plus que lui, ne pourrait l’oublier. Tout devait garder son ampleur, sa grâce. Les petites effusions, les maladroites caresses humaines, dans ces décors de lumière, d’espace et de vent, sont dérisoires et même insupportables. Il fallait laisser l’esprit se mouvoir sans contraintes. Le regard était suffisant pour exprimer l’émoi et celui de Laure parlait sans ambiguïté.
Ils retirèrent les peaux de phoque des skis, réglèrent les fixations pour la descente et raccourcirent les bâtons. Puis, sans se hâter, l’esprit plein d’un moment qu’il était inutile de faire durer tant il était saturé d’infini, ils s’élancèrent dans la pente. »

 

 

Un mot sur l'auteur :  

Jean-Christophe Rufin est un médecin, écrivain et diplomate français né en 1952. Il a été élu en 2008 à l'Académie française, devenant alors son plus jeune membre. Président d'Action contre la faim de 2002 à 2006, il a été ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie.

 

 

Avis :

Guide de haute montagne, Rémy affiche un goût de plus en plus net pour l’hédonisme : loin de lui la recherche de l’exploit et le goût des grandes courses classiques, ce qui le motive est le plaisir immédiat de la grimpe pure, dont il a fait sa spécialité. Tout comme d’ailleurs les succès faciles auprès de ses clientes. Une rencontre vient toutefois troubler sa routine. Laure est parisienne, découvre l’alpinisme avec passion, mais évolue dans un milieu bourgeois à cent lieues du quotidien d’un village alpin. Amoureux, Rémy n’hésite pas à quitter ses montagnes pour la capitale...

Il n'aurait pu s’agir que d’une banale histoire d’amour, si elle n’était vouée à s’épanouir que dans l’atmosphère sublime et dangereuse de la haute montagne. Seigneur en ses terres, Rémy découvre en effet, à ses dépens, qu’il n’est personne sur la place parisienne, et que les différences de milieu et d’éducation, surtout en défaveur de l’homme, ont tôt fait de réduire un amour en cendres. Pour s’entendre, ces deux-là ont besoin d’altitude et de passion commune, et il leur faudra le naufrage d’une existence ordinaire pour mesurer à quel point ils dépérissent loin de leur vrai milieu d’appartenance : la montagne et son étrange alchimie, seule capable de les révéler à eux-mêmes en les affranchissant de tout faux-semblant social ou économique.

A travers ces deux personnages semblables à des fleurs coupées lorsqu’ils quittent leurs versants alpins, le roman oppose les artifices d’une société hiérarchisée par l’argent et aveuglée par les illusions qu’il procure, à l’impassible immobilité de la montagne, qui, par ses grandeurs, ses rudesses et ses dangers, a vite fait de vous ramener à la conscience de votre humilité et de dénuder votre véritable force d’âme. Dans cet environnement exigeant qui a toujours le dernier mot, il n’est point de mensonge ni de forfanterie qui tiennent, c’est l’homme dans sa plus simple expression qui prend conscience de la magie comme de la fragilité de la vie, et qui se met à en éprouver chaque instant avec davantage d’intensité.

Avec ce chant d’amour à la vraie montagne, celle de la périlleuse et âpre beauté des cimes, loin du clinquant et de la frime de certaines de ses stations, Jean-Christophe Rufin réussit son pari de renouer avec la littérature de montagne la plus pure, comme dans une version moderne de Frison-Roche. Et c’est avec le plus grand plaisir que l’on goûte avec lui cette ivresse des sommets, qu’il connaît si bien pour l’avoir expérimentée. (4/5)

 

 

Citations :

Chaque paysage a une couleur de prédilection. Les montagnes en ont deux : le vert cru ou le blanc éclatant. Les citadins ne se déplacent que pour trouver ces perfections. Ils ont d’autres choix pour les demi-teintes.          
L’automne est la période où les montagnards sont le plus fiers d’aimer leurs vallées et leurs sommets. Cette saison austère les conforte dans l’idée qu’ils sont les seuls habitants authentiques de ces contrées. Aimer la montagne sous la pluie, le froid humide qui précède les temps de neige, les bois dégarnis, noircis par la seule présence des sapins, c’est l’aimer vraiment.

Bastien était fasciné par les nouvelles tendances de la grimpe et de la glisse. Comme Rémy, il aimait les tenues colorées, les exploits rapides, les expéditions légères, les traces d’ange laissées dans la montagne par les surfeurs de l’extrême. La mort, qui avait habité longtemps la mythologie classique de la montagne, était désormais un scandale qui gâtait le tableau et qu’il fallait faire disparaître. Le nouvel alpinisme, sous des dehors anarchistes et libertaires, adoptait en fait les règles rigoureuses du théâtre classique : il bannissait toute représentation de la violence, de la mort ou de la folie.

Le relief de Fontainebleau, comme un bonsaï qui reproduit en miniature les formes gigantesques de l’arbre originel, était un concentré en réduction de précipices et de sommets, de parois et de ravins, de vallées encaissées et de cimes aériennes. En somme, ce n’était qu’une question de proportion : la montagne pouvait se trouver partout, à qui savait la découvrir. La fourmi qui chemine sur un sol couvert de feuillage fait à sa manière l’expérience de l’altitude et de la plaine, gravit des pentes raides et se laisse porter dans des descentes vertigineuses.

Les montagnes du globe offrent aux passionnés d’innombrables terrains de rêves et de jeux dont eux seuls soupçonnent l’existence. Aux millions de kilomètres carrés à l’horizontale de la Terre, les alpinistes opposent les surfaces infiniment plus réduites du monde vertical. Secrètes, invisibles pour qui n’a pas exercé son œil à cette dimension de l’espace, elles constituent le domaine enchanté que les grimpeurs partagent avec les oiseaux et le vent.

Il avait aimé cette protection qu’offrent les hautes vallées contre l’incertitude des horizons sans borne. Les montagnes sont des remparts ; elles isolent, rassurent. Pour les touristes qui y séjournent quelques jours, elles apportent leur part d’inconnu et ils les assimilent aux grands espaces. En vérité, c’est l’opposé et, à y demeurer longtemps, on ne le sait que trop : la vallée offre à celui qui en fait son séjour le réconfortant spectacle de ses limites étroites. Pour celui qui connaît chaque relief, chaque hameau, le moindre alpage, rien ne change jamais. Le monde existe encore, peut-être, mais ailleurs. Il ne le voit plus et il en est protégé. Une vie paisible et réglée se déroule sans surprise ni menace dans l’espace réduit que dessinent les crêtes de neige et les murailles rocheuses. Tout y est permanent, solide. Par moments, une avalanche de pierres rappelle que cela finira par s’écrouler mais dans un temps qui n’est pas le nôtre. Cette fragilité repoussée vers les millénaires à venir délivre l’être humain et ses courtes années de vie du souci de voir changer quoi que ce soit.
 
Il y avait en lui une idée un peu naïve de la justice. Elle lui faisait croire que l’effort est toujours récompensé, que les petits progrès, jour après jour, conduisent à la réussite et au bonheur. C’était une idée de montagnard. Lorsque l’on est en difficulté dans la tempête, chaque mouvement conduit vers le salut. Il n’est pas de pente, si haute et dure soit-elle, qu’on ne puisse gravir en mettant obstinément un pied devant l’autre. L’alpiniste grignote l’immensité. Au flanc d’une montagne qui l’écrase, il a conscience de sa petitesse mais il compte sur la patience. Ses avancées minuscules auront finalement raison de la démesure. L’ascensionniste use la montagne comme la mer use le rivage et le ressac de ses pas vient à bout des plus hauts obstacles que la Terre puisse dresser devant lui.         
Rémy croyait cela. Il l’avait éprouvé dans son activité de guide. Malheureusement, les défis de la vie sociale ne se relèvent pas de la même manière. Ils exigent d’autres moyens, plus subtils et moins égalitaires. Le monde est plein de gens qui affrontent loyalement, pas après pas, les obstacles et qui ne sont pourtant jamais récompensés de leurs efforts. Bien souvent, cette soumission est même le plus sûr moyen de ne jamais sortir de la masse de ceux qui acceptent leur sort.

Julien était en montagne parce qu’il perpétuait cette tradition qu’on appelle être guide. Si la montagne est une divinité, l’alpinisme en est la liturgie et le guide y exerce un sacerdoce. Tous ces mots étaient ridicules. Et pourtant, quand il observait son frère, la gravité de ses gestes, la souveraineté de ses décisions lorsqu’il traçait dans la paroi aux mille aspérités la ligne où se ferait la progression, le mystère de ses intuitions, au moment où, scrutant le ciel, il était capable d’en prévoir le calme ou la colère, c’était bien un émoi sacré que Rémy ressentait.

 C’est facile, tu sais, quand on est en montagne toute l’année et qu’on parcourt toujours les mêmes itinéraires, de se croire le plus fort. On ne craint plus grand-chose.         
— Et alors ?         
— Alors, il ne faut pas. C’est la montagne la plus forte. Toujours. Et quand on se lance un nouveau défi, on le sent bien. On grignote une liberté, on repousse un tout petit peu le possible. Mais on touche à l’extrême et on comprend qu’on ne vaincra jamais. On est mortels, mon vieux. Et quand on l’oublie, on n’est plus mortel ; on est mort.
 
Le monde de l’altitude avec ses risques et son inconstance violente est un révélateur des âmes. Elle avait cru Rémy d’une espèce particulière parce qu’il faisait preuve, face au danger, d’une maîtrise impressionnante. Ce talent était en fait donné à d’autres mais la montagne seule avait le pouvoir de reconnaître ceux qui étaient touchés par cette grâce. La mer aussi, sans doute, comme l’équitation ou la course automobile, détient ce pouvoir ainsi que toutes les grandes épreuves physiques. La montagne, en ceci qu’elle s’empare de l’être humain nu, sans le secours d’une coque, d’une monture ou d’une carrosserie, le contraint à un combat à mort qui mobilise ses dernières ressources morales. Laure avait vu jusque-là la montagne comme un lieu d’exploits où l’être humain dépasse ses limites. Cependant, dans leur misérable retraite sur cette arête, ils n’avaient repoussé aucune limite et leur équipée n’avait rien d’un exploit. Elle était seulement une pesée de leur âme, un révélateur de leur caractère, le trébuchet sur lequel ils avaient jeté toutes leurs forces intérieures.

Une des cruautés de l’amour, une de ses forces aussi, est de pouvoir subsister hors du temps, sans soin ni aliment. C’est une plante d’une résistance inouïe mais qui peut aussi bien mourir en un instant.

Dans son nouveau métier, Laure mettait le risque à sa vraie place : il était simplement une des dimensions de la vie. Le hasard avait voulu d’ailleurs que ce fût en ville et non en montagne qu’elle ait été touchée et abîmée. Elle était bien placée pour savoir que le risque est partie intégrante de toute existence et de tout lieu. La montagne a pour caractéristique et peut-être aussi pour grandeur de rendre ce risque pleinement conscient. Laure avait cru longtemps qu’en montagne l’être humain cherche la victoire. Elle comprenait désormais qu’il y est plutôt en quête de son humanité. En montagne, il n’y a pas d’absolu qui ne soit construit sur l’évidence de l’éphémère, pas de conquête qui n’ait en même temps fait éprouver des limites, pas de bonheur qui ne trouve son relief dans la souffrance et dans la mort.

Par instants, quand elle était aveuglée par la beauté de la Terre, par ces figures géologiques majestueuses, par la secrète harmonie des rochers, de la glace et du ciel, elle pouvait avoir la tentation de penser que ce monde existait pour lui seul. Mais tout de suite, en sentant son propre cœur palpiter, en tressaillant au bruit d’une avalanche de pierres dans les Drus où, ce matin, deux cordées s’étaient engagées, elle voyait le paysage autrement. L’éternité était un autre monde, qu’elle ne partagerait jamais. Elle était seulement une conscience éphémère qui reflétait miraculeusement ces images et les transformait dans l’athanor de son cœur en un bref et incorruptible bonheur.
 
Les religions aiment contrôler les lieux extrêmes, en particulier ces pointes où la terre est en contact avec les infinis que sont le ciel et la mer. Il ne faut pas qu’en ces frontières l’homme puisse croire qu’il s’est affranchi du surnaturel. Une croix, une vierge ont été élevés là pour lui rappeler qu’il n’a rien obtenu seul et que sa prétendue victoire sur les éléments n’est que le fruit d’une autre soumission : celle qu’il doit à Dieu et à ses intercesseurs.

Elle se dit que la montagne lui apportait exactement tout ce dont la société avait prétendu la délivrer. Elle avait vécu dans un monde qui ne veut plus voir la mort, qui a la douleur en horreur, qui veut réduire l’effort à son maximum, un monde de confort et de protection qui fait des êtres qui le peuplent des victimes plutôt que des héros, des consommateurs plutôt que des créateurs, des esclaves plutôt que des souverains. En venant se perdre dans ces hauteurs, elle avait rencontré des épreuves et peut-être une tragédie mais aussi, et c’était étrange de le sentir en cet instant, l’impression voluptueuse d’être redevenue totalement, irrémédiablement humaine, c’est-à-dire vulnérable et agissante, combative et mortelle.

 

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