Coup de coeur 💓
Titre : Les loups
Auteur : Benoît VITKINE
Parution : 2022 (Les Arènes)
Pages : 336
Présentation de l'éditeur :
La nouvelle présidente de l’Ukraine, Olena Hapko, prépare son
investiture. Femme d’affaires au passé violent, celle que l’on surnomme
la Princesse de l’acier savoure sa victoire. La voilà au sommet. À ses
pieds, l’Ukraine et sa steppe immense. Mais la Russie ne l’entend pas
ainsi. Face à la future présidente, les services secrets russes et les
oligarques locaux attisent les révoltes populaires.
Trente jours séparent l’élection de la cérémonie d’investiture. Durant ces trente jours, Olena Hapko va devoir faire ce qu’elle a toujours fait : survivre. Avec comme seules armes sa férocité et sa connaissance parfaite du marécage politique ukrainien.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Benoît Vitkine est le correspondant du Monde à
Moscou. Journaliste depuis quinze ans, il a notamment couvert la
guerre dans l’est de l’Ukraine. En 2020, il a reçu le prestigieux
prix Albert-Londres. En 2021, il a publié, dans la collection EquinoX, Donbass, son premier roman.
Trente jours séparent Olena Hapko, la nouvelle présidente de l’Ukraine juste élue, de son investiture. Trente jours pendant lesquels il va lui falloir jouer serré pour contrer les tentatives de déstabilisation des Russes, bien décidés à la faire tomber. Mais l’expérience et la férocité de cette oligarque habituée à employer la manière forte suffiront-elles ? Surtout lorsque le passé et ses violences ne demandent qu’à resurgir...
Journaliste spécialiste des pays de l’ancien bloc soviétique, Benoît Vitkine a obtenu en 2019 le prix Albert Londres pour ses enquêtes sur l’influence russe, tout particulièrement dans le cadre de la guerre du Donbass. En 2020, son premier roman Donbass nous impressionnait, sous couvert d'un polar, par ses images fortes et réalistes du calvaire vécu par la population de cette région, et par son habileté à rendre intelligible le contexte géo-politique ukrainien. Ce second roman poursuit dans la même excellente veine, avec une histoire aussi addictive, mais, sans aucun doute, bien plus frappante encore. Car, si, en dehors de Poutine et de quelques-un de ses proches, tous les personnages en sont fictifs, ils sont inspirés de personnalités réelles et composent un tableau, à ce point sidérant et effrayant soit-il, tout à fait représentatif de la situation ukrainienne il y a dix ans. Sous le choc, c'est d’un œil transformé et troublé que le lecteur observera, après cette lecture, la brûlante actualité russo-ukrainienne !
Alors que Donbass nous immergeait de plein-pied dans le quotidien sans horizon de petites gens s'épuisant à survivre, entre peur et misère, dans une société gangrenée à tous les étages par la violence et la corruption, nous voici cette fois au coeur des manigances des puissants, dans un combat sans limites pour le pouvoir. Olena Hapko est l’une de ses personnalités qui ont su profiter de l’effondrement du système soviétique pour, peu importe la méthode, s’emparer de secteurs économiques et bâtir des empires personnels leur assurant richesse et puissance. Crime et grand banditisme, complots et manipulations, intimidation et violence la plus extrême, forment le quotidien de ces oligarques pétris de brutalité et dénués de tout scrupule, qui, par la force, la peur et la corruption, tiennent entre leurs mains pouvoirs politique, économique et financier. Toute cette clique s’étripe sans merci dans de monstrueux combats d’égos, dont pays et populations tout entiers paient le prix fort. Les stratégies sont machiavéliques et ne renoncent à aucun moyen. Et toujours, en arrière-plan de ces affrontements, se dessine l’ombre du pouvoir suprême, celle du président de la Fédération de Russie, attentif à la moindre opportunité d’avancer ses propres pions en faveur de la puissance russe…
Le roman permet à Benoît Vitkine de donner corps, de la manière la plus parlante et le plus frappante qui soit, à sa connaissance fine de la situation et des intervenants à l’oeuvre en Ukraine et en Russie. Les stupéfiants rebondissements et retournements de son intrigue tendue par un implacable compte-à-rebours, tout comme ses personnages d’une férocité et d’un machiavélisme débridés dans leur affrontement sanguinaire pour le pouvoir, laissent entrevoir des nations russe et ukrainienne régentées, de haut en bas, mais aussi dans leur relation au monde, par la seule loi du rapport de force. La dernière page des Loups tournée, une évidence s'impose : le jeu de bras de fer russe ne date pas d'hier, la Crimée en ayant notamment déjà fait les frais. Il vient juste de s'élargir brutalement, en nous impliquant, nous, les Occidentaux, dans un test majeur, et pas seulement pour l'Ukraine. Car c'est le rapport de force mondial que Poutine s'estime désormais capable d'éprouver en attaquant ouvertement son voisin, comme s'il se sentait maintenant loup en chef...
Avis :
Journaliste spécialiste des pays de l’ancien bloc soviétique, Benoît Vitkine a obtenu en 2019 le prix Albert Londres pour ses enquêtes sur l’influence russe, tout particulièrement dans le cadre de la guerre du Donbass. En 2020, son premier roman Donbass nous impressionnait, sous couvert d'un polar, par ses images fortes et réalistes du calvaire vécu par la population de cette région, et par son habileté à rendre intelligible le contexte géo-politique ukrainien. Ce second roman poursuit dans la même excellente veine, avec une histoire aussi addictive, mais, sans aucun doute, bien plus frappante encore. Car, si, en dehors de Poutine et de quelques-un de ses proches, tous les personnages en sont fictifs, ils sont inspirés de personnalités réelles et composent un tableau, à ce point sidérant et effrayant soit-il, tout à fait représentatif de la situation ukrainienne il y a dix ans. Sous le choc, c'est d’un œil transformé et troublé que le lecteur observera, après cette lecture, la brûlante actualité russo-ukrainienne !
Alors que Donbass nous immergeait de plein-pied dans le quotidien sans horizon de petites gens s'épuisant à survivre, entre peur et misère, dans une société gangrenée à tous les étages par la violence et la corruption, nous voici cette fois au coeur des manigances des puissants, dans un combat sans limites pour le pouvoir. Olena Hapko est l’une de ses personnalités qui ont su profiter de l’effondrement du système soviétique pour, peu importe la méthode, s’emparer de secteurs économiques et bâtir des empires personnels leur assurant richesse et puissance. Crime et grand banditisme, complots et manipulations, intimidation et violence la plus extrême, forment le quotidien de ces oligarques pétris de brutalité et dénués de tout scrupule, qui, par la force, la peur et la corruption, tiennent entre leurs mains pouvoirs politique, économique et financier. Toute cette clique s’étripe sans merci dans de monstrueux combats d’égos, dont pays et populations tout entiers paient le prix fort. Les stratégies sont machiavéliques et ne renoncent à aucun moyen. Et toujours, en arrière-plan de ces affrontements, se dessine l’ombre du pouvoir suprême, celle du président de la Fédération de Russie, attentif à la moindre opportunité d’avancer ses propres pions en faveur de la puissance russe…
Le roman permet à Benoît Vitkine de donner corps, de la manière la plus parlante et le plus frappante qui soit, à sa connaissance fine de la situation et des intervenants à l’oeuvre en Ukraine et en Russie. Les stupéfiants rebondissements et retournements de son intrigue tendue par un implacable compte-à-rebours, tout comme ses personnages d’une férocité et d’un machiavélisme débridés dans leur affrontement sanguinaire pour le pouvoir, laissent entrevoir des nations russe et ukrainienne régentées, de haut en bas, mais aussi dans leur relation au monde, par la seule loi du rapport de force. La dernière page des Loups tournée, une évidence s'impose : le jeu de bras de fer russe ne date pas d'hier, la Crimée en ayant notamment déjà fait les frais. Il vient juste de s'élargir brutalement, en nous impliquant, nous, les Occidentaux, dans un test majeur, et pas seulement pour l'Ukraine. Car c'est le rapport de force mondial que Poutine s'estime désormais capable d'éprouver en attaquant ouvertement son voisin, comme s'il se sentait maintenant loup en chef...
Une lecture forte et troublante, très éclairante dans le contexte du moment. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
C’est à la vulgarité qu’on jauge le pouvoir, se dit-elle en regardant la fille balancer ses jambes dans une belle harmonie. Il n’y a que ces Européens arriérés pour croire que le luxe se mesure au silence feutré et au moelleux des fauteuils. Des coqs privés de griffes, des enfants gâtés engoncés dans leur timidité qui ont oublié une chose : le luxe est un combat, une victoire, qu’il convient de célébrer avec bruit et fureur. Avec du champagne et de la vodka, pas avec de la camomille.
Depuis longtemps, ses goûts et ses envies ne comptent plus. Sa personne ne compte plus. S’il le fallait, si cela pouvait affermir sa position, elle irait se faire sucer avec les VIP dans les salons privés. Ce soir plus que tout autre, elle s’efface, elle n’existe plus. Ceux qui verraient là un sacrifice se trompent. Pour renaître, elle doit disparaître. Elle n’est plus un corps, plus un esprit, plus une femme ; elle n’est plus qu’un miroir dans lequel se reflète le pouvoir. Chacun, en la contemplant, doit trembler de crainte ou sourire d’ébahissement. Oublier la femme, oublier même la Chienne, ne voir que la Présidente.
À Vienne, le russe fait office de deuxième langue officielle, derrière l’allemand un peu pâteux que pratiquent les derniers natifs de la ville. Dès le début des années quatre-vingt-dix, les Russes ont fondu sur la capitale autrichienne, qui, comparée aux métropoles sauvages qu’ils laissaient derrière eux, faisait figure de rassurante maison de poupée. Venus en touristes ou en exilés, ils sont restés. Dans le quartier populaire d’Ottakring, le russe se mêle au turc, au serbe, à l’arabe. Dans le centre historique huppé, il voisine avec l’anglais.
Les Russes ne sont pas les seuls à avoir colonisé Vienne. Toutes les langues de l’ex-URSS s’y font entendre. Les mercenaires de Ramzan Kadyrov y donnent la chasse aux réfugiés politiques tchétchènes. Les Azéris ont noyauté les organisations internationales installées là, distribuant leurs valises de billets aux fonctionnaires internationaux. Les oligarques kazakhs en disgrâce cohabitent avec les officiels d’Astana qui cherchent à les descendre.
Les Ukrainiens ne sont pas en reste. Les rustiques gars de l’Ouest vendent leurs bras dans la construction, regagnant Lviv, Ivano-Frankivsk ou Tcherniguiv après avoir amassé un pécule suffisant pour construire le deuxième étage de leur maison. Les ballerines de Kiev peuplent les travées de l’Opéra. Les prostituées arrivent de Donetsk, de Kharkiv, d’Odessa. Les touristes, eux, viennent s’essayer à la douceur de la vie occidentale et se faire des frayeurs aux premières loges de l’invasion musulmane. Dans cette faune post-soviétique, personne ne voue un attachement plus profond à l’ancienne capitale impériale que les oligarques ukrainiens. Ils y éprouvent la sensation rassurante d’être protégés par le calme délicat de cette ville en déclin. Certains éprouvent peut-être l’espoir secret de voir se déverser sur eux une partie du prestige attaché aux vieilles et dignes pierres du centre. Le plus déterminant est l’accueil enthousiaste qui leur est réservé. Les banquiers et les avocats viennois peuvent se prévaloir d’une longue tradition de coopération avec les hommes d’affaires de l’Est ou des Balkans. Les banquiers, comme les maîtres d’hôtel ou les chauffeurs de taxi, y font preuve de cette déférence discrète qui semble vous rappeler en permanence que vous vous trouvez dans un pays de culture ancienne, supérieure à la vôtre, mais où l’on sait se mettre à votre service au nom d’intérêts bien sentis. Si ces intérêts comportent plusieurs zéros, vous aurez même droit à quelques courbettes.
Tout doit être fait de façon irréprochable et l’ambassadeur connaît la susceptibilité de ses clients ukrainiens. Rustiques dès qu’ils sont entre eux, cassants avec ceux d’un rang inférieur, les oligarques [ukrainiens] exigent les plus grands égards dès lors qu’ils côtoient des étrangers. Particulièrement les Russes.
Depuis quatre ans qu’il est en poste à Kiev, Ivanov a appris à mépriser autant qu’à craindre ce peuple ukrainien dissipé et brouillon. Après une carrière chez les sauvages d’Asie centrale, il a pris ce poste prestigieux et sensible plein d’illusions : à Moscou, espions et diplomates sont formés dans l’idée que les Ukrainiens ne sont que de vagues cousins dégénérés à qui il convient de taper régulièrement sur le crâne pour leur rappeler les bonnes manières. L’ambassadeur a vite déchanté. Ses hôtes se sont révélés pires que des Latins. Individualistes, besogneux, mais frondeurs et jaloux de leur indépendance, capables de brusques réveils grincheux. Gare alors à celui qui est aux commandes du pays ou à celui contre qui est dirigée leur colère.
Les oligarques ukrainiens sont le reflet de cette mentalité de cosaques. Perpétuellement en guerre, prêts à des coups de poker insensés, voire à guerroyer contre le pouvoir politique quand ils ne cherchent pas à le conquérir. Leurs homologues russes leur ressemblaient, dans les années quatre-vingt-dix, avant que Vladimir Poutine ne leur passe la bride au cou. Depuis, à côté des Ukrainiens, les Russes font pâle figure – soumis au chef, sans cesse rappelés à l’ordre par de simples officiers du FSB, les services de sécurité, et parfaitement conscients que leur fortune peut s’évaporer sur un claquement de doigts au Kremlin.
Ce paysage bigarré rend distrayantes les missions secrètes d’Ivanov. Les services russes ont le champ libre en Ukraine. Dès l’indépendance, le FSB et son homologue de l’armée, le GRU, ont infiltré le renseignement, l’armée, le business et même les milieux nationalistes ukrainiens. Les agents russes sont capables de recruter un tueur en vingt minutes dans le moindre village de montagne. Mais faire s’affronter entre eux les locaux est bien plus efficace et gratifiant. C’est presque un jeu d’enfants, tant ceux-ci aiment s’entre-dévorer ou concevoir des combines tordues contre les uns ou les autres.
– Oui, construire une route, ce n’est pas trop difficile. Vous trouverez l’argent, dans le pays ou en sollicitant nos amis de l’Ouest… Mais la moitié du budget sera volée et votre route sera de qualité médiocre. Après deux hivers, elle sera défoncée. C’est à nouveau en hélicoptère que vous viendrez, la prochaine fois, si vous revenez… Donnez-leur des fonctionnaires efficaces et honnêtes, des juges qui ne les humilient pas au quotidien, la possibilité de se soigner sans avoir à payer des pots-de-vin… Chassez les bandits ! Voilà ce qui changerait vraiment quelque chose pour ces gens. Ce n’est que comme ça que vous construirez une vraie route !
– Chassez les bandits ? répète Olena Hapko d’une voix sourde.
Sans un mot, elle se dirige vers la cabine du pilote et l’hélicoptère décrit un léger virage. Au lieu de se poser à l’aéroport d’Odessa, au sud de la ville, l’appareil vire vers le nord et survole les faubourgs. Sous le soleil, les immeubles impériaux du centre, déjà décatis mais toujours majestueux, se dessinent nettement, formant des rues aux angles droits parfaits. En retrait des escaliers Potemkine, derrière la statue de Catherine II, la silhouette ronde de l’Opéra. La Présidente se tourne vers son jeune conseiller.
– Combien d’habitants dans cette ville, Ilia ?
– Un million… tente Kirilenko.
– Précisément, un million de personnes, qui depuis deux cents ans vivent dans l’idée qu’il faut se méfier de l’État, qu’arnaquer son prochain n’est pas un crime, que la combine est une chose glorieuse… Même l’Union soviétique n’a rien pu contre ça ! Qui sont les bandits, ici, qui faut-il chasser ?
– Qui fait la loi dans cette ville, selon vous ? Qui produit de la richesse ? Qui maintient l’ordre ? Je vais vous le dire… Les hommes de Kozilevski, qui tiennent le port et la mairie et ont la police avec eux. Ceux du Grec, sans qui pas un immeuble d’Odessa ne se construit et qui a fait alliance avec les types des services, le SBU. Sans oublier Karlov, qui fait de la contrebande avec la Transnistrie et s’occupe des marchés. Alors, on en fait quoi, de Karlov ? Sans lui, ce sera à nouveau la jungle sur les marchés, le racket des petits commerçants, la guerre ! Et le Grec ? Depuis Londres, sa capacité d’investissement est dix fois plus élevée que la nôtre. Combien de familles ses hôtels font-ils travailler ?
– Le même business, géré de manière honnête, fera vivre autant de familles, et en plus il rapportera de l’argent à l’État…
– Voilà, c’est ce vers quoi nous allons tendre, Ilia. Mais il faut de la patience, du doigté. Une ville comme Odessa, c’est un édifice très fragile. Alors le pays… Et si nous bousculons tout, qui prendra les places laissées libres, sinon les Russes ? Tu crois que tes gentils amis européens s’y retrouveraient, ici ? Les gens eux-mêmes ne sont pas prêts à des changements radicaux. Ils se lamentent sur la corruption mais ne savent pas vivre sans elle. Ils ne veulent pas se soumettre à un État impartial, à une loi aveugle… Ce qu’ils veulent, c’est qu’on leur permette de se débrouiller, de bouffer. Nous allons changer les choses, progressivement, mais pour cela nous devons raffermir nos positions, prendre le contrôle des flux financiers les plus importants…
– Jouer aux parrains de la mafia, en somme ? Assurer l’équilibre entre les clans, pousser nos favoris, et de temps en temps vous me donnerez une réforme en cadeau, comme on donne un sucre à un chien ?
– Le même business, géré de manière honnête, fera vivre autant de familles, et en plus il rapportera de l’argent à l’État…
– Voilà, c’est ce vers quoi nous allons tendre, Ilia. Mais il faut de la patience, du doigté. Une ville comme Odessa, c’est un édifice très fragile. Alors le pays… Et si nous bousculons tout, qui prendra les places laissées libres, sinon les Russes ? Tu crois que tes gentils amis européens s’y retrouveraient, ici ? Les gens eux-mêmes ne sont pas prêts à des changements radicaux. Ils se lamentent sur la corruption mais ne savent pas vivre sans elle. Ils ne veulent pas se soumettre à un État impartial, à une loi aveugle… Ce qu’ils veulent, c’est qu’on leur permette de se débrouiller, de bouffer. Nous allons changer les choses, progressivement, mais pour cela nous devons raffermir nos positions, prendre le contrôle des flux financiers les plus importants…
– Jouer aux parrains de la mafia, en somme ? Assurer l’équilibre entre les clans, pousser nos favoris, et de temps en temps vous me donnerez une réforme en cadeau, comme on donne un sucre à un chien ?
Valeri était relecteur dans une revue littéraire et porté sur la boisson. Arriver au travail avec la gueule de bois était alors tout sauf un problème. Après 1991, pour ceux qui avaient encore un travail, ça l’est devenu. L’heure était aux énergiques, aux débrouillards et aux sains d’esprit. Les sensibles, comme son mari, ont été les premiers à s’écrouler. Olena a assisté en direct à cette chute. Valeri attendait la fin de l’Union soviétique comme le messie. Il ne cessait de le clamer, de plus en plus ouvertement. Il se prenait pour un dissident, à adresser des regards noirs aux policiers chargés de la circulation. Il avait vécu les derniers mois fébrilement, il lisait tout, les journaux et les écrits des nouveaux poètes de la démocratie, participait à toutes les manifestations. Valeri le Sibérien s’était même pris de passion pour l’indépendance ukrainienne et ses promesses de nouvelle ère. Il s’est effondré quelques mois après le pays honni. La réalité qui s’est dessinée après 1991 était si différente de ce qu’il attendait… Elle l’a séché. Le brave homme a continué à se réfugier dans ses journaux, dans ses livres, mais le constat était implacable : il n’était pas fait pour le monde nouveau. Sa chère revue littéraire a tenu un temps, soutenue par un nouveau riche en mal de romantisme, puis elle a fermé. Au lieu de chercher à s’élever, Valeri n’a rien trouvé de mieux qu’un poste de gardien de musée. Et la boisson pour soulager sa peine. Olena a béni le destin qui leur avait refusé un enfant. Comment l’aurait-elle élevé, avec un père handicapé, dans cette époque cannibale ?
Nul mieux que les Ukrainiens n’a cette capacité à rouler douze heures d’affilée en gardant une mine égale. Peu avenante, mais à peine fatiguée.
Sur la route, les hommes sont souverains, prêts à défendre sauvagement leur espace vital, leur honneur et leur liberté. L’autre, le compagnon de poussière, vous doit le respect et a droit, en retour, aux mêmes égards : ne pas doubler dans la file d’attente, ne pas engager de conversation trop intime. La moindre incartade se résout par une bagarre. Pas besoin d’intimidations, de cris. On frappe sec et chacun trace sa route. La station WOG où Semion s’est arrêté, juste avant l’entrée de Bohdanivka, le rappelle de manière comique. À l’entrée, sur un présentoir, s’alignent des battes de baseball siglées aux noms de marques de voitures. L’heureux propriétaire d’une Mazda pourra balader dans son coffre une batte marquée Mazda, et ainsi inscrire sur la mâchoire d’un autre chevalier errant l’emblème de sa maison. Ledit propriétaire de la Mazda pourra tout aussi bien jeter son dévolu sur une batte Audi, et se sentir ainsi basculer dans une confrérie de plus haute noblesse.
Depuis le début des années deux mille, Kiev et Moscou ont multiplié les contentieux gaziers : dettes, volumes et tarifs pour le transit vers l’Europe. À plusieurs reprises, la partie russe a dû couper les robinets pour calmer les ardeurs ukrainiennes, s’attirant la colère des clients européens privés de gaz l’hiver. Le président russe a horreur de ces récriminations. Les plaintes des Européens privés de chauffage quelques jours le font doucement rire, lui qui a connu les rigueurs du Leningrad d’après-guerre. Et puis il sent que ses « partenaires » occidentaux sont trop contents de l’accuser, d’avoir enfin des arguments pour le traiter en barbare irresponsable. Ils l’ont toujours méprisé, ces petits-bourgeois soumis aux Américains et aux homosexuels.
Setchine doit profiter de l’arrivée au pouvoir d’Olena Hapko pour résoudre définitivement le dossier gazier à l’avantage de la Russie, et accroître dans le même temps la dépendance de l’Ukraine vis-à-vis de son voisin. Le plan conçu par Moscou permettrait de passer la bride aux rêves ukrainiens d’émancipation. Année après année, les oligarques ukrainiens viendront manger dans la main des Russes pour obtenir leurs précieux rabais. Poutine ne prend aucun plaisir à humilier ainsi le pays voisin et ses habitants. Tout serait plus simple s’ils restaient à leur place, celle du petit frère docile et satisfait de son sort. À vrai dire, dans l’esprit du président russe, l’idée même de peuple ukrainien est une vue de l’esprit. Les Ukrainiens ne sont rien de plus qu’une copie, certes un peu brouillonne, des Russes. Un prototype qui a mal tourné. L’indépendance ukrainienne a été une nouvelle trahison de ce pleutre de Gorbatchev et des Occidentaux. À présent ceux-ci cherchent à attirer l’Ukraine dans leurs filets. À lui, Poutine, de rétablir la balance.
Vous posez les mauvaises questions, Serafim Ivanovitch. Ce qui est important, ce n’est pas de savoir quelle enfant était Olena Hapko, ni si elle a changé plus tard, et à cause de quoi. Ce qui a changé, c’est le monde autour d’elle. Il n’a pas seulement changé, il s’est écroulé en un claquement de doigts. Ces gamins, nous les avons élevés avec nos valeurs, nos références. Et puis, lorsqu’ils sont devenus adultes, plus rien de tout cela n’avait le moindre sens. Ces valeurs qu’on leur avait inculquées sont devenues le mal, du jour au lendemain. Tout ce qu’on leur avait dit de respecter est devenu nul et non avenu. Pour nous aussi, ça a été dur. Avec l’écroulement de l’URSS, c’est comme si on nous disait que nous avions vécu toute notre vie dans l’erreur. Mais au moins nous étions des adultes. Nous avions eu le temps de constater l’hypocrisie du système soviétique, son cynisme. Nous étions blindés contre tous les grands discours. Tout ce qu’on nous demandait, c’était de nous serrer la ceinture et de courber l’échine, une fois de plus, d’accepter que le passé était mort. Nous avons vu la violence des années quatre-vingt-dix comme un nouvel avatar de notre histoire dramatique, de notre destin. Qu’est-ce que ça pouvait nous faire, leurs « privatisations », à nous qui avions connu la collectivisation, les purges, la guerre, les camps… Mais imaginez ce qu’ont pu ressentir ces enfants qui arrivaient à l’âge adulte à ce moment-là, pleins de confiance et d’allant. Eux ne connaissaient ni la violence, ni la cupidité, ni les cadavres étendus en pleine rue. Ils s’étaient habitués à croire ce qu’on leur disait, et surtout à croire en l’avenir. Comment comprendre le bien et le mal, comment savoir à quoi s’accrocher, en quoi garder foi ? Qu’est-ce que ça veut dire, quand le monde entier se met à tourner dans tous les sens, rester la même personne ou changer ?
Semion demeure silencieux. Il plonge dans ses propres souvenirs. L’Union s’est écroulée peu après son retour d’Afghanistan. Pour lui, le choc a été double, en quelque sorte. Ses camarades et lui étaient partis pour une guerre qu’ils croyaient nécessaire et glorieuse. Ils pensaient rentrer en héros, comme avant eux leurs grands-pères revenus de Berlin. Ils n’avaient trouvé que mépris et indifférence : le pays les regardait comme des criminels et des parasites. Et puis le pays avait cessé d’exister, tout simplement. Il n’était plus question de rien d’autre que de survivre. Le capitalisme était venu tout recouvrir, et avec lui la quête désespérée du fric. C’est peut-être cela qui l’avait sauvé : comment s’apitoyer sur son sort quand c’est le monde entier qui se dérobe ? Ceux d’Afghanistan étaient passés dans la grande essoreuse en même temps que les autres, les mineurs, les métallos, les cadres du Parti, les mères de famille, les cosmonautes. Plus personne n’avait le temps de penser à ses états d’âme, à ses blessures. La guerre d’Afghanistan avait été reléguée à la préhistoire en une nuit et ceux qui l’avaient faite sommés d’oublier, quand bien même ils laissaient dans l’affaire une jambe ou un bras. Les plus fragiles s’étaient écroulés, dans la tombe ou tout comme, réduits à faire la manche, pendant que d’autres devenaient gangsters – hommes d’affaires pour les plus malins, hommes de main pour les autres.
Olena, elle, n’a jamais su ou pu se laisser aller aux regrets. Inutile, insensé. Elle n’en a même jamais compris le sens. Qu’est-ce qui détermine la justesse des actes passés, sinon le présent ? Celui qui a raison, c’est celui qui l’emporte, qui survit, qui continue d’agir. La contrition, les questionnements, c’est pour les belles âmes comme son ancien mari, Valeri. Ceux-là finissent au cimetière ou au fond d’une bouteille. Et ce sont eux qui auraient raison ?!
– Mes chers amis, vous qui avez accepté de venir à ma rencontre ce soir, vous mesurez l’importance des liens entre nos différents pays, entre nos économies. Vous savez d’où vient mon pays. Il y a vingt ans, l’Ukraine n’existait pas. Elle n’était qu’une province de l’Union soviétique. Son économie n’était bâtie que pour alimenter la machine de production soviétique et nourrir ses citoyens. Sa culture était asservie, ses élites bâillonnées. Quant au capitalisme, nous n’en connaissions que le nom. Il nous a fallu tout apprendre, tout commencer, non pas à zéro mais avec l’héritage de quatre-vingts ans de totalitarisme. Bâtir des institutions, une économie, une conscience nationale, assurer notre sécurité, la reconnaissance de nos frontières, l’indépendance de notre armée, la loyauté de nos fonctionnaires. Nous avons fait de notre mieux… et nous avons mal fait ! (…)
– Je suis déterminée à changer les choses, mais pour cela j’ai besoin de votre aide. Nous pouvons faire toutes les promesses du monde à notre population, demander tous les sacrifices à nos fonctionnaires, sans argent nous sommes impuissants. Sans argent, les médecins continueront de demander des pots-de-vin à leurs patients. Sans argent, les juges continueront de rendre des verdicts sur mesure. Sans argent, nos députés continueront de se mettre au service des puissants. Et l’argent, c’est vous qui l’avez. (…)
– Nous ne vous demandons pas de payer nos médecins, nos juges, nos députés. Nous vous demandons de nous faire confiance, d’appuyer les réformes que nous allons engager. Vous, diplomates représentants de pays amis, nous avons besoin que vous poursuiviez, que vous intensifiiez les coopérations bilatérales déjà engagées, que vous souteniez la voie européenne choisie par l’Ukraine. Vous, hommes d’affaires, investisseurs, c’est de vous que nous avons le plus besoin. Ayez confiance dans notre pays, investissez, créez des emplois, des usines. Vos actifs seront protégés, personne ne tentera de vous extorquer de l’argent. (….)
En prononçant ces mots, elle jette un coup d’œil à la table où ont été installés les investisseurs ukrainiens les plus prestigieux. Charge à eux, après l’intervention de la Présidente, de donner corps à ses mots en proposant à leurs collègues occidentaux diverses opportunités de partenariats, de rachats d’entreprises, d’implantations d’usines. Les discussions auront lieu dans les salons de l’hôtel Hyatt, où se tient cette première édition du forum Invest Ukraine, qu’elle a voulu placer sous son patronage. Olena observe un instant ses compatriotes, essayant de comprendre ce qui les différencie de leurs collègues occidentaux. Fini le temps où les Russes et les autres post-soviétiques se distinguaient par leurs chaussures en croco, leurs costumes à rayures. Ils ont adopté les mêmes codes que les Occidentaux et, pourtant, on peut encore flairer ceux de l’ex-URSS à un kilomètre à la ronde. Quelque chose dans les gènes ou dans leur attitude, dans leurs mines fermées, peut-être. À les voir tous ensemble, Olena songe à un banc de requins. Les plus vieux, ceux qui ont l’air d’être en pleine digestion, à moitié assoupis, ressembleraient plutôt à des mérous. Mâchoire puissante sous la chair tombante, œil vif qui ne semble qu’à moitié se reposer… Les plus jeunes ont les cheveux en brosse, des polos de marque sous leurs vestes de costume, des bras puissants qu’ils travaillent à la salle de sport… « Vos actifs seront protégés », a-t-elle dit… Aucune garantie de la sorte n’existe en Ukraine, pas même pour les étrangers. Combien d’Allemands, d’Italiens, d’Américains ont perdu leurs billes, floués par un partenaire véreux, dépouillés par un oligarque gourmand ? Olena fixe du coin de l’œil Eremeev, le Technocrate, son ennemi. Elle sait qu’au cours du cocktail il va faire fureur auprès des invités, avec ses manières parfaites, sa réputation de philanthrope accompli. Comment ne pas faire confiance à un homme qui a créé le seul musée d’art contemporain de Kiev et sponsorise un festival de jazz ? Elle se souvient encore de la façon dont, cinq ans plus tôt, il a arraché un centre commercial entier à un groupe suédois. Un harcèlement léger par les services de l’hygiène, des vérifications fiscales pour déstabiliser l’adversaire, lui rappeler qu’il est en terrain hostile, puis la grosse artillerie : le Technocrate est allé jusqu’à mobiliser des juges de la Cour suprême pour faire valider les titres de propriété tout neufs lui assurant le contrôle du bien. Les managers ukrainiens qui continuaient de résister ont été convaincus à la batte de baseball. Les Suédois ont déguerpi, et il leur faudra plus qu’un beau discours d’Olena Hapko pour qu’ils aient envie de tenter à nouveau leur chance.
– Je suis déterminée à changer les choses, mais pour cela j’ai besoin de votre aide. Nous pouvons faire toutes les promesses du monde à notre population, demander tous les sacrifices à nos fonctionnaires, sans argent nous sommes impuissants. Sans argent, les médecins continueront de demander des pots-de-vin à leurs patients. Sans argent, les juges continueront de rendre des verdicts sur mesure. Sans argent, nos députés continueront de se mettre au service des puissants. Et l’argent, c’est vous qui l’avez. (…)
– Nous ne vous demandons pas de payer nos médecins, nos juges, nos députés. Nous vous demandons de nous faire confiance, d’appuyer les réformes que nous allons engager. Vous, diplomates représentants de pays amis, nous avons besoin que vous poursuiviez, que vous intensifiiez les coopérations bilatérales déjà engagées, que vous souteniez la voie européenne choisie par l’Ukraine. Vous, hommes d’affaires, investisseurs, c’est de vous que nous avons le plus besoin. Ayez confiance dans notre pays, investissez, créez des emplois, des usines. Vos actifs seront protégés, personne ne tentera de vous extorquer de l’argent. (….)
En prononçant ces mots, elle jette un coup d’œil à la table où ont été installés les investisseurs ukrainiens les plus prestigieux. Charge à eux, après l’intervention de la Présidente, de donner corps à ses mots en proposant à leurs collègues occidentaux diverses opportunités de partenariats, de rachats d’entreprises, d’implantations d’usines. Les discussions auront lieu dans les salons de l’hôtel Hyatt, où se tient cette première édition du forum Invest Ukraine, qu’elle a voulu placer sous son patronage. Olena observe un instant ses compatriotes, essayant de comprendre ce qui les différencie de leurs collègues occidentaux. Fini le temps où les Russes et les autres post-soviétiques se distinguaient par leurs chaussures en croco, leurs costumes à rayures. Ils ont adopté les mêmes codes que les Occidentaux et, pourtant, on peut encore flairer ceux de l’ex-URSS à un kilomètre à la ronde. Quelque chose dans les gènes ou dans leur attitude, dans leurs mines fermées, peut-être. À les voir tous ensemble, Olena songe à un banc de requins. Les plus vieux, ceux qui ont l’air d’être en pleine digestion, à moitié assoupis, ressembleraient plutôt à des mérous. Mâchoire puissante sous la chair tombante, œil vif qui ne semble qu’à moitié se reposer… Les plus jeunes ont les cheveux en brosse, des polos de marque sous leurs vestes de costume, des bras puissants qu’ils travaillent à la salle de sport… « Vos actifs seront protégés », a-t-elle dit… Aucune garantie de la sorte n’existe en Ukraine, pas même pour les étrangers. Combien d’Allemands, d’Italiens, d’Américains ont perdu leurs billes, floués par un partenaire véreux, dépouillés par un oligarque gourmand ? Olena fixe du coin de l’œil Eremeev, le Technocrate, son ennemi. Elle sait qu’au cours du cocktail il va faire fureur auprès des invités, avec ses manières parfaites, sa réputation de philanthrope accompli. Comment ne pas faire confiance à un homme qui a créé le seul musée d’art contemporain de Kiev et sponsorise un festival de jazz ? Elle se souvient encore de la façon dont, cinq ans plus tôt, il a arraché un centre commercial entier à un groupe suédois. Un harcèlement léger par les services de l’hygiène, des vérifications fiscales pour déstabiliser l’adversaire, lui rappeler qu’il est en terrain hostile, puis la grosse artillerie : le Technocrate est allé jusqu’à mobiliser des juges de la Cour suprême pour faire valider les titres de propriété tout neufs lui assurant le contrôle du bien. Les managers ukrainiens qui continuaient de résister ont été convaincus à la batte de baseball. Les Suédois ont déguerpi, et il leur faudra plus qu’un beau discours d’Olena Hapko pour qu’ils aient envie de tenter à nouveau leur chance.
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Merci pour cette découverte. Un livre qui m'intéresse fortement, au vu de la situation actuelle.
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