mercredi 10 novembre 2021

Interview de Matthieu Mével, auteur de Un vagabond dans la langue (chroniqué sur ce blog) - Novembre 2021

 




Bonjour Matthieu Mével. Vous êtes auteur et metteur en scène. Vous avez publié cette année votre premier roman Un vagabond dans la langue, une exploration autobiographique à partir de votre relation à votre frère autiste, Séverin.

Votre livre est d’abord une formidable déclaration de tendresse à votre frère, dont les difficultés de langage vous ont habitué à prêter une grande attention à la manière de communiquer avec lui. Lorsque les mots trébuchent, l’on pourrait craindre l’impossibilité de se comprendre. Entre vous, il semble, qu’au contraire, vous ayez fini par développer un niveau de communication différent, plus instinctif, plus émotionnel, plus authentique ?


Mon dernier frère parlait mal. Il m’est étrange d’utiliser le mot « mal » mais je ne vois pas comment dire mieux. Il faut imaginer sa parole comme des parents abîmés : certains mots sont juste mal articulés, d’autres sont déformés et parfois incompréhensibles, les derniers sont aussi inutiles que des jouets cassés dans un grenier. D’une part, on le comprend assez dans ma famille pour se faire une idée de ce qu’il veut dire, d’autre part, ne pas toujours le comprendre ne nous a jamais empêchés de rire avec lui, de lui raconter ce que nous vivions, ou de l’aimer, en somme d’établir ce que vous appelez une communication. Puisqu’il ne maîtrise pas correctement le langage, il est par exemple incapable de mentir. Ou si mal qu’on le devine immédiatement. C’est donc en effet une communication plus instinctive, plus enfantine, à la fois brute et lumineuse, et surtout plus proche de son état émotif qu’il sait moins que nous cacher aux autres. Les enfants ont une participation directe et spontanée à la vie, les adultes ont appris à gouverner leurs peurs, leurs habitudes, leurs paroles. Séverin est un adulte de 39 ans qui parle comme dans la langue d’un enfant. Son émotion ou plutôt son état émotif l’emporte sur le sens des mots. C’est aussi sa poésie.




A-t-on raison de penser que cette relation à Séverin vous a profondément transformé, personnellement et professionnellement ? A-t-il été un catalyseur dans votre orientation vers des métiers de la communication ?

Cette question me fut beaucoup posée pendant la promotion du livre. Je me suis étonné qu’elle intéresse autant les journalistes, elle fut omniprésente dans chaque émission de radio, dans chaque rencontre aussi, dans les librairies, ou les lieux culturels, à Paris et en province, en Belgique et en Italie. Je mesure seulement maintenant, six mois après la sortie du livre, à quel point je n’ai pas toujours bien su y répondre. Elle est sans doute si brûlante, ou si profonde, que je ne la voyais pas aussi bien que vous. Je ne me suis pas orienté vers les métiers du théâtre avec la conscience de tout cela. D’ailleurs, je ne sais pas si écrire ou mettre en scène sont des métiers de communication. Je fais une grande différence entre l’efficacité voulue et désirée de la communication politique et une mise en scène ou un livre. L’art nous transporte ailleurs pour ouvrir nos vies, il n’a pas vocation à nous communiquer un message. Je crois beaucoup à ce qui se dit dans le tremblement de la voix quand on ne sait plus très bien comment dire. La publicité sait trop ce qu’elle veut dire. Oui, donc, il est évident que grandir avec la parole de mon dernier frère nous a transformés mes frères et moi. C’est un ange gardien ou un petit « duende » qui veille dans mon dos sur ma parole. Quand je commence à faire trop le malin, à trop savoir ce que je dis, à m’éloigner trop loin des émotions pures de l’enfance, il me sourit en rêve et je comprends que je me suis perdu. Dans ce premier roman, j’ai parlé à sa place, mais il me soufflait dans le dos.




Dans votre travail de metteur en scène, vous mentionnez l’importance de l’émotion de l’acteur derrière les mots. Sans mots, les émotions vous submergent. Mais sans émotions, est-ce à dire que les mots ne signifient plus grand-chose, sur scène comme ailleurs ?

Dans les cours de théâtre que je donne, j’aime utiliser ce néologisme : émotionner le texte. Les mots ne sont rien (même s’ils portent du sens) au théâtre. Ou disons qu’ils ne sont pas tout. L’acteur ne vient pas juste réciter les mots (on dit « récitare » en italien), il vient les jouer, c’est-à-dire les remettre en jeu dans une émotion. Il s’agit de retrouver sous le poids du texte appris par cœur l’émotion dans lequel est né le texte dans la main de l’auteur. Sans cette émotion qui peut être subtile, retenue, ou même tue, le théâtre ne m’intéresse pas. Notre société contemporaine crève sous le poids des mots. Ce n’est plus la société du spectacle, c’est la société de l’hyper bavardage. Le théâtre n’a rien à voir avec ce bavardage. La langue de bois est pour moi le signe d’une société obsédée par l’idée de tout contrôler. Le contrôle s’étend jusqu’à nos habitudes corporelles avec le prétexte de cette maudite pandémie dans laquelle nous sommes tous enlisés. Mais les mots transportent du sens bien entendu. Mon frère est du côté de la poésie qui parle aux oiseaux, quand elle chante la gloire des sons, mais il y a aussi des romans, des récits, des paroles pleines de sens. Je ne peux donc pas dire avec vous que les mots ne signifient pas grand-chose, ils sont plutôt pleins de significations. Il faut les parler (les jouer) en enlevant la mauvaise graisse de la signification. Vous savez ce que cela veut dire vous « gouvernance » ? Et « crise » ? Le mot a quelle signification pour vous ? La crise pétrolière ? La crise économique dans laquelle j’ai grandi ? La crise démographique ? Climatique ? On ne cesse de parler avec des mots dont les significations s’abîment comme de vieilles semelles, la littérature, c’est ce qui réveille la parole. C’est ce qui relance les mots dans la vie.




Au-delà de votre expérience et ressenti personnels, avez-vous utilisé d’autres sources pour nourrir votre réflexion ?

Je lis deux livres par semaine depuis trente ans. Ce sont comme mes voyages. Ils sont toujours là comme le souvenir de paysages merveilleux. J’ai longtemps admiré les écrivains qui parlaient dans une langue obscure. Je pensais comme Baudelaire : « le beau est toujours bizarre. » J’aimais les belles « disproportions » de la langue pour reprendre l’expression de Baltazar Gracian. Mais pour écrire mon Vagabond dans la langue, je n’ai pas cherché ma langue obscure, il s’est passé quelque chose de mystérieux qui m’a rempli de joie pendant le temps de l’écriture, je ne cherchais pas ma langue, la parole jaillissait : quelque chose s’écoulait dans la langue pure des émotions dont j’ai parlé pour mon frère. Je ne cherchais pas mon style, j’essayais juste de raconter de la façon la plus claire possible la langue obscure de mon frère autiste. Pour finir de façon plus concrète, je lisais en écrivant les œuvres complètes du pédagogue Fernand Deligny. C’est un gros livre orange qui m’a accompagné comme un talisman.




En conclusion, avez-vous pu évoquer votre livre avec Séverin ? Qu’auriez-vous aimé qu’il puisse en penser ?

Séverin ne sait pas lire. Il vit dans un institut médicalisé. Quand le livre est sorti, il voulait l’avoir dans sa chambre qu’il appelle « studio. » Gallimard ne lui avait pas envoyé le livre, ils ont dû inventer un subterfuge. Ma mère a envoyé par mail la première et la quatrième de couverture. Et dans son foyer, ils ont photocopié la première et la quatrième de couverture pour les coller sur un autre livre. Puis ils le lui ont apporté comme un cadeau. Ils avaient même écrit une fausse dédicace. Quand je suis allé le voir, je lui ai apporté le vrai livre en annonçant que l’éditeur avait fait une version plus belle. C’était le vrai livre qui doit dormir dans un coin de son studio avec le premier livre bricolé. Je lui ai lu le début qui commence par un dialogue entre nous deux. Il aime écouter les dialogues quand il comprend qu’on parle de lui. Je suis moins sûr que mes méditations sur la parole le passionnent. Je ne sais pas ce qu’il en pense. C’est le propre de ses difficultés de langage que de nous empêcher de savoir vraiment ce qu’il pense. J’aurais aimé qu’il soit fier de sa vie.




Merci Matthieu Mével d’avoir répondu à mes questions.
 
Retrouvez ici la chronique de Un vagabond dans la langue.
 

 

 

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