Coup de coeur 💓
Titre : La ligne (Mesilot Ha-Shahar)
Auteur : Aharon APPELFELD
Traduction : Valérie ZENATTI
Parution : en hébreu en 1991
en français en 2025
(L'Olivier)
Pages : 176
Présentation de l'éditeur :
Publié en Israël en 1991, ce livre remarquable est un voyage dans
l’espace et dans le temps qui montre une autre facette du talent
d’Aharon Appelfeld.
Quarante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Erwin, un survivant de la Shoah, refait à l’infini le même trajet en train à travers l’Autriche, à la recherche de l’homme qui a assassiné ses parents. Au cours de ses déplacements, il se livre à une étrange activité, recueillant des objets du culte (chandeliers, coupes, exemplaires de la Torah) qu’il amasse pour les revendre à des collectionneurs, comme autant de témoins d’un monde juif disparu.
La ligne est une fable kafkaïenne, autobiographie en contrebande d’Appelfeld. Erwin, son double de fiction, se confronte à deux exigences opposées : la confrontation au passé traumatique, au sentiment de colère, au désir de vengeance et à leur dépassement nécessaire, voire salutaire par l’écriture.
Quarante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Erwin, un survivant de la Shoah, refait à l’infini le même trajet en train à travers l’Autriche, à la recherche de l’homme qui a assassiné ses parents. Au cours de ses déplacements, il se livre à une étrange activité, recueillant des objets du culte (chandeliers, coupes, exemplaires de la Torah) qu’il amasse pour les revendre à des collectionneurs, comme autant de témoins d’un monde juif disparu.
La ligne est une fable kafkaïenne, autobiographie en contrebande d’Appelfeld. Erwin, son double de fiction, se confronte à deux exigences opposées : la confrontation au passé traumatique, au sentiment de colère, au désir de vengeance et à leur dépassement nécessaire, voire salutaire par l’écriture.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en
Bucovine. Ses parents, des juifs assimilés influents, parlaient
l’allemand, le ruthène, le français et le roumain. Quand la guerre
éclate, sa famille est envoyée dans un ghetto. En 1940 sa mère est tuée,
son père et lui sont déportés et séparés. À l'automne 1942, Aharon
Appelfeld s'évade du camp de Transnistrie. Il a dix ans. Il erre dans la
forêt ukrainienne pendant trois ans, « seul, recueilli par les
marginaux, les voleurs et les prostituées », se faisant passer pour un
petit Ukrainien et se taisant pour ne pas se trahir. « Je n'avais plus
de langue. »
Avis :
En 2018, Aharon Appelfeld s’éteignait à 85 ans. Pour la première fois traduit en français, cet ouvrage édité en hébreu en 1991 raconte, dans un climat d’inquiétante étrangeté au monde, la difficulté de se libérer du traumatisme et de se forger une vie après avoir survécu à la Shoah.
Il s’appelle Erwin. Chaque année au printemps, ce cinquantenaire recommence le même parcours circulaire qui, à bord des mêmes trains, l’emmène une année durant à travers l’Autriche, des mêmes gares aux mêmes hôtels, auprès des mêmes personnes. Il a des « associés », des « collaborateurs », et même des « concurrents ». L’on finit par comprendre qu’il écume la région à la recherche des beaux objets juifs d’avant-guerre dont plus personne ne connaît la valeur et dont il tire son gagne-pain en les revendant à des connaisseurs.
Juif, il l’est lui-même, et pas si différent de ces objets perdus, vestiges sans plus de signification dans le monde sans Juifs dans lequel il se retrouve à errer sans fin. Dans ce monde, il n’a pas de place, les quelques Juifs comme lui s’y font discrets, constamment confrontés qu’ils sont aux retours de flamme d’une haine qui n’est pas morte. « J’ai constaté que les Juifs faisaient peur, et maintenant qu’ils ne sont plus, leur souvenir éveille une sorte de tressaillement enfoui. » Quatre décennies après la fin de la guerre, les gens les plus ordinaires se souviennent de leur « sensation de délivrer le monde (…) en tuant des Juifs. C'était une tâche dégoûtante, mais extrêmement nécessaire. (…) on n’en a pas laissé un seul s’échapper. (…) nous avons accompli notre devoir jusqu’au bout. »
Alors, notre homme se promène avec un revolver. Pas forcément pour se défendre, il a déjà assez à faire contre les assauts de « bile noire », cette dépression que lui et les autres survivants de la Shoah combattent en silence, sans besoin de mots pour se comprendre, tâchant de « l’enfermer à double tour » et, lorsqu’elle parvient à sortir, de « la frapper avec un gourdin jusqu'à ce qu'elle retourne dans sa cellule. » Non, il n’est d’ailleurs pas sûr de l’usage qu’il serait capable d’en faire, mais sait-on jamais, puisque le vrai motif qu’il donne à sa quête est de retrouver l’assassin de ses parents, l’ex-commandant SS Nachtigall.
« Il était évident que ma vie en ce lieu était consumée, et que, si j’avais droit à une autre vie, elle ne serait pas heureuse. » Et cet homme qui, hésitant entre mémoire et vengeance, se retrouve à errer sans fin dans un monde que personne ou presque, à part lui, ne considère comme post-apocalyptique, finira par réaliser, entre accablement et résignation, qu’il est vain d’espérer réparer l’irréparable. Pour lui, il sera toujours trop tard.
Conte étrange et hanté qui suggère sans dire, la douceur des mots masquant d’atroces abîmes, La ligne est l’un de ces livres qui n’évoquent leur sujet que par les ombres qu’il projette. Un récit en creux donc, pour raconter une vie polarisée par l’indicible dans un monde qui n’en poursuit pas moins sa course, qui plus est parfois en s’en frottant les mains, laissant les rescapés à jamais prisonniers d’un espace-temps déformés pour eux seuls. L’on comprend sans peine qu’Aharon Appelfeld ait pu autant marquer la littérature israélienne. Coup de coeur. (5/5)
Mon parcours dure un an. Il est circulaire, ou plus exactement ovale. Il commence au printemps, s’arrondit, et parvient à son terme en hiver. C’est un parcours avec un nombre infini d’arrêts, mais il n’y en a que vingt-deux en ce qui me concerne, les autres ne comptent pas. Je les connais sur le bout des doigts, je pourrais m’y rendre les yeux fermés. Il y a des années de cela, un train de nuit est passé dans l’une de mes petites gares, et mon corps a aussitôt tressailli. Je fais plus confiance à mon corps qu’à mon cerveau, il peut m’indiquer mes erreurs immédiatement.
L’homme ne pense presque pas pendant la guerre, il ne ressent presque pas la douleur, et même plusieurs jours après la fin de la guerre, les blessures sont toujours indolores. On vit machinalement, au jour le jour.
« Qu’est-ce qui faisait de lui un professionnel ?
– Sa croyance que l’élimination des Juifs apporterait le soulagement au monde, répondit-il aussi sec.
– Vous aussi, vous y croyiez ?
– Bien sûr. On ne peut pas assassiner si on n’a pas la foi. »
Ses yeux bleus me fixaient sans aucun remords, au contraire. Les années et la souffrance n’avaient fait que renforcer sa foi. Je parvins à vaincre mon mutisme pour élever la voix :
« C’est interdit d’assassiner !
– C’est vrai. Mais on était bien obligés d’assassiner les Juifs. »
S’il n’avait été estropié, je l’aurais étranglé.
Il s’appelle Erwin. Chaque année au printemps, ce cinquantenaire recommence le même parcours circulaire qui, à bord des mêmes trains, l’emmène une année durant à travers l’Autriche, des mêmes gares aux mêmes hôtels, auprès des mêmes personnes. Il a des « associés », des « collaborateurs », et même des « concurrents ». L’on finit par comprendre qu’il écume la région à la recherche des beaux objets juifs d’avant-guerre dont plus personne ne connaît la valeur et dont il tire son gagne-pain en les revendant à des connaisseurs.
Juif, il l’est lui-même, et pas si différent de ces objets perdus, vestiges sans plus de signification dans le monde sans Juifs dans lequel il se retrouve à errer sans fin. Dans ce monde, il n’a pas de place, les quelques Juifs comme lui s’y font discrets, constamment confrontés qu’ils sont aux retours de flamme d’une haine qui n’est pas morte. « J’ai constaté que les Juifs faisaient peur, et maintenant qu’ils ne sont plus, leur souvenir éveille une sorte de tressaillement enfoui. » Quatre décennies après la fin de la guerre, les gens les plus ordinaires se souviennent de leur « sensation de délivrer le monde (…) en tuant des Juifs. C'était une tâche dégoûtante, mais extrêmement nécessaire. (…) on n’en a pas laissé un seul s’échapper. (…) nous avons accompli notre devoir jusqu’au bout. »
Alors, notre homme se promène avec un revolver. Pas forcément pour se défendre, il a déjà assez à faire contre les assauts de « bile noire », cette dépression que lui et les autres survivants de la Shoah combattent en silence, sans besoin de mots pour se comprendre, tâchant de « l’enfermer à double tour » et, lorsqu’elle parvient à sortir, de « la frapper avec un gourdin jusqu'à ce qu'elle retourne dans sa cellule. » Non, il n’est d’ailleurs pas sûr de l’usage qu’il serait capable d’en faire, mais sait-on jamais, puisque le vrai motif qu’il donne à sa quête est de retrouver l’assassin de ses parents, l’ex-commandant SS Nachtigall.
« Il était évident que ma vie en ce lieu était consumée, et que, si j’avais droit à une autre vie, elle ne serait pas heureuse. » Et cet homme qui, hésitant entre mémoire et vengeance, se retrouve à errer sans fin dans un monde que personne ou presque, à part lui, ne considère comme post-apocalyptique, finira par réaliser, entre accablement et résignation, qu’il est vain d’espérer réparer l’irréparable. Pour lui, il sera toujours trop tard.
Conte étrange et hanté qui suggère sans dire, la douceur des mots masquant d’atroces abîmes, La ligne est l’un de ces livres qui n’évoquent leur sujet que par les ombres qu’il projette. Un récit en creux donc, pour raconter une vie polarisée par l’indicible dans un monde qui n’en poursuit pas moins sa course, qui plus est parfois en s’en frottant les mains, laissant les rescapés à jamais prisonniers d’un espace-temps déformés pour eux seuls. L’on comprend sans peine qu’Aharon Appelfeld ait pu autant marquer la littérature israélienne. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
J’ai appris ceci : aussi élevées soient-elles, les pensées sont destinées à disparaître comme le vent, alors que le goût d’une brioche chaude, d’une confiture maison, pour ne pas dire d’une cigarette, vous imprègne longtemps. Il me suffit parfois de faire apparaître devant mes yeux le Café Anton pour chasser de mon cerveau une cohorte de mauvaises pensées. Je chéris les petits lieux reculés. Je me tiens à distance des grandes villes comme de la peste. Elles déversent sur moi un sentiment de terreur et, pire encore, de la bile noire.
Mon parcours dure un an. Il est circulaire, ou plus exactement ovale. Il commence au printemps, s’arrondit, et parvient à son terme en hiver. C’est un parcours avec un nombre infini d’arrêts, mais il n’y en a que vingt-deux en ce qui me concerne, les autres ne comptent pas. Je les connais sur le bout des doigts, je pourrais m’y rendre les yeux fermés. Il y a des années de cela, un train de nuit est passé dans l’une de mes petites gares, et mon corps a aussitôt tressailli. Je fais plus confiance à mon corps qu’à mon cerveau, il peut m’indiquer mes erreurs immédiatement.
L’homme ne pense presque pas pendant la guerre, il ne ressent presque pas la douleur, et même plusieurs jours après la fin de la guerre, les blessures sont toujours indolores. On vit machinalement, au jour le jour.
« Qu’est-ce qui faisait de lui un professionnel ?
– Sa croyance que l’élimination des Juifs apporterait le soulagement au monde, répondit-il aussi sec.
– Vous aussi, vous y croyiez ?
– Bien sûr. On ne peut pas assassiner si on n’a pas la foi. »
Ses yeux bleus me fixaient sans aucun remords, au contraire. Les années et la souffrance n’avaient fait que renforcer sa foi. Je parvins à vaincre mon mutisme pour élever la voix :
« C’est interdit d’assassiner !
– C’est vrai. Mais on était bien obligés d’assassiner les Juifs. »
S’il n’avait été estropié, je l’aurais étranglé.
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