dimanche 20 avril 2025

[Seyvos, Florence] Un perdant magnifique

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Un perdant magnifique

Auteur : Florence SEYVOS

Parution :  2025 (L'Olivier)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Au cœur d’une famille en pleine implosion, le beau-père atypique capte toutes les attentions. Mythomane, dépensier, capricieux, suicidaire, généreux, élégant, clochardisé, sincère, menteur, enthousiaste, dépressif, Jacques est tout cela à la fois. Entre la France et la Côte d’Ivoire, il entraîne la narratrice, sa sœur Irène et leur mère dans un tourbillon qui finira par le tuer.
Depuis toujours, Florence Seyvos est comme hantée par ce personnage mystérieux… et toxique. Avec Un perdant magnifique, elle n’a jamais été aussi proche de la vérité. Une vérité douloureuse qu’elle restitue avec ce mélange de pudeur et de violence qui est sa marque de fabrique. Comme dans Le Garçon incassable, son plus grand succès à ce jour, elle parvient à poser un regard précis, parfois cruel, sur toutes les situations, mais avec une délicatesse infinie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Florence Seyvos est née en 1967. En 1992, elle publie un récit, Gratia, aux Éditions de l'Olivier. Puis, en 1995, son premier roman, Les Apparitions, très remarqué par la critique. Pour ce livre, Florence Seyvos a obtenu en 1993 la bourse jeune écrivain de la fondation Hachette, ainsi que le prix Goncourt du premier roman 1995 et le prix France Télévisions 1995. Elle a publié, depuis, L'Abandon en 2002, et Le Garçon incassable en 2013 (prix Renaudot poche). Elle a également publié à l'Ecole des loisirs une dizaine de livres pour la jeunesse et coécrit avec la réalisatrice Noémie Lvovsky les scénarios de ses films, comme La vie ne me fait pas peur (prix Jean-Vigo), Les Sentiments (prix Louis-Delluc 2003) ou Camille redouble.

 

 

Avis : 

Depuis son prix Goncourt du premier roman il y a trente ans, Florence Seyvos ne cesse de creuser les désarrois de l’enfance et de l’adolescence dans des histoires brouillant tous les repères. Elle donne cette fois la parole à Anna qui, depuis l’âge adulte, se souvient de la confusion qui s’empara de sa vie lorsqu’y apparut un beau-père extravagant et instable, si imprévisible et difficile à cerner qu’aujourd’hui encore elle n’est qu’ambivalence à son sujet.

Après s’être laissée convaincre de le rejoindre avec ses deux filles à Abidjan où il était persuadé de faire fortune, la mère d’Irène et d’Anna avait fini par rentrer au Havre où il continuait à leur rendre visite une poignée de fois par an, des rêves et des promesses mirifiques plein la tête et la bouche. C’est par ce qu’Anna annonce d’emblée comme le dernier de ces retours, alors que, malade, il portait déjà les marques d’une grande fatigue physique, que s’ouvre le récit. 

En ces années 1980, Anna et sa sœur sont lycéennes. L’irruption de Jacques au Havre ce Noël-là s’accompagne d’une débauche d’achats aussi somptueux qu’inutiles, entre meubles d’antiquaire, piano quart-de-queue et champagne à gogo, alors que personne à la maison ne joue de cet instrument et surtout, que le foyer est déjà surendetté. Touchant d’enthousiasme et de bonnes intentions, affectueux et paternel, Jacques n’est aucunement conscient du malheur qu’il est en train de répandre autour de lui, creusant un peu plus encore la gêne financière et, avec elle, la honte et la peur de son épouse et de ses filles.

En vérité, l’irresponsabilité matérielle de Jacques n’est pas son seul travers. Attentionné mais tyrannique, d’une générosité égoïstement aimantée par ses propres envies, fantasque et flambeur dans une totale inconscience des réalités, il est dans sa perpétuelle démesure une « source d’embarras constant » qui fait dire à Anna : « sa présence nous faisait l’effet d’une main de fer posée sur nos journées. Et quand il n’était pas là, il pesait sur notre vie d’une autre façon. » 

S’il pèse trop lourd dans la vie des deux adolescentes, ses ridicules et sa folie les touchent alors qu’elles l’observent irrémédiablement s’enfoncer. Elles qui en viennent à se sentir plus adultes que leur si bizarre beau-père et même que leur mère sous emprise, oscillent entre honte et exaspération d’un côté, affection et instinct de protection de l’autre. Tout en ambivalences, se dessine une figure paternelle aussi fragile et attachante que difficile à vivre et toxique, source d’une insécurité permanente et sournoise, et si longtemps après, d’une perplexité à la fois douloureuse et nostalgique.

Portrait tout en nuances d’un homme complexe, ce roman fluide et addictif laisse un sentiment de trouble, celui qui, illustrant par ailleurs la subtilité des phénomènes d’emprise, étreint le lecteur face à un monstre malgré tout aussi attachant, et pas seulement aux yeux de ses proches. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

À cet instant, j’ai compris que depuis des années, nous tenions notre langue, nous ne parlions à personne des bizarreries de Jacques, pas plus à nos amis qu’à notre père ou à Katia. Nous nous protégions de la honte qui brûlait en nous. Mais aussi, nous le protégions, lui. La dernière personne à qui nous nous serions confiées était notre père. Le combat nous aurait semblé trop inégal, celui d’un homme respectable contre un homme que tout accuse. Surtout, nous ne voulions pas que Jacques soit jugé. En tout cas par quelqu’un d’autre que nous. Parce qu’à l’exception de notre mère, nous étions les seules à le connaître. Parfois, comme Irène, je pensais que notre mère ferait bien de partir. Pas à cause de la carabine, nous avions compris depuis longtemps que Jacques n’était pas Barbe-Bleue. Mais parce que la vie avec lui était aussi difficile qu’une ascension en haute montagne. C’était lui qui inventait à chaque heure le paysage, les parois, les abîmes, les points de vue stupéfiants. Notre mère s’y adaptait, nous aussi. Pourtant quelque chose en lui nous émouvait, au-delà de l’amour qu’il nous portait. Peut-être était-ce justement sa folie. Peut-être était-ce, aussi, son ridicule.
Il y a une autre raison, je crois, moins avouable, pour laquelle nous n’aurions pas parlé à notre père. D’une certaine manière, nous l’avions trahi. Nous avions inventé avec un autre quelque chose de plus amusant, de plus excitant qu’une famille. Nous avions en commun avec Jacques la phobie de la routine, le goût de vivre des moments étranges, comme nos conversations nocturnes. Une image me revient, elle appartient à ce tout premier séjour à Abidjan, celui où nous avons découvert le rituel de la carabine. Le lendemain de notre arrivée, Jacques nous emmène à la Manutention africaine, le lieu où sont entreposées ses machines. Il nous juche à tour de rôle sur un bulldozer, à la place du conducteur. Il s’assied à côté de nous et met le moteur en marche.


Elle ne savait pas encore que, pour Jacques, cette vie était la seule qu’il aimait vraiment, celle où le présent n’avait aucune importance. Seul comptait le futur, l’utopie sans cesse réinventée, sans cesse perfectible. Étrangement, nous étions toutes les trois au centre de cette utopie. Nous en étions à la fois le cœur et le prétexte.


Elle tend la main pour récupérer la bague, et la remet à son doigt. Elle remercie le bijoutier et nous sortons. Ma mère se dirige mécaniquement vers la voiture. Elle ne se souvient pas que nous devions aller chez l’opticien. Je n’en parle évidemment pas. J’ose à peine la regarder. Elle met le contact, passe la première et oublie de desserrer le frein à main. Elle le desserre sans réfléchir, la voiture fait une embardée et vient cogner le coffre de la voiture garée devant nous. Je me demande par quel sortilège Irène échappe à ces situations, il me semble que c’est toujours moi le témoin des désillusions et des humiliations de notre mère. J’ai cru y être indifférente, mais subitement c’est un poids qui m’étouffe. Je n’en peux plus. Et c’est contre elle que se retourne ma colère. J’ai compris que la valeur d’un objet n’était qu’un mirage et qu’elle n’obéissait à nulle autre loi que celle de l’offre et de la demande. Et qu’il suffisait d’avoir besoin de vendre pour être irrémédiablement du côté des perdants. C’est pourtant simple, ai-je envie de dire à ma mère, sur un ton de maîtresse d’école, un objet ne vaut de l’argent que lorsqu’il est placé derrière une vitrine. Dès qu’il quitte la vitrine, il perd les neuf dixièmes de sa valeur. Pourquoi est-ce que moi, qui ne suis pas une adulte, j’ai compris ça, et pas toi ? Pourquoi tu continues ? ai-je envie de crier. Tu cherches les coups ? Arrête, arrête d’essayer, je t’en supplie !
 
 
Parfois je pense que notre mère avait choisi d’épouser Jacques parce qu’elle aimait la difficulté, parce que c’était un choix à la mesure de sa propre combativité, de son besoin secret d’en découdre. Elle l’admirait comme elle admirait Napoléon. Elle aimait que la vie de Jacques ressemble à un destin et que ce mariage fasse d’elle une héroïne. Elle aimait aussi, je crois, même si cela l’exaspérait souvent, que Jacques ne supporte ni les contraintes ni les obligations. Et qu’il ne fasse les choses que lorsqu’il l’avait lui-même décidé. Je me souviens d’un été où elle relisait les Mémoires de Sainte-Hélène. Nous étions à la montagne, c’était à l’époque où je ne pouvais pas passer deux mois sans tomber malade ou me casser quelque chose. Cet été-là, j’avais eu quarante de fièvre pendant plusieurs semaines à cause d’un abcès que les antibiotiques ne parvenaient pas à résorber. Jacques m’avait fait venir pour que je me refasse une santé. Il m’avait loué une chambre avec un balcon face au mont Blanc. Il avait parlementé des heures au téléphone avec mon père pour que je manque la rentrée des classes. C’était criminel, disait-il, de m’envoyer au collège dans cet état. Mon père avait fini par céder. Ma mère et Jacques faisaient deux promenades par jour. La première seuls, la seconde avec moi. Par moments il se prenaient la main et je baissais les yeux, aussi gênée que si je les avais vus ôter leurs vêtements. Nous marchions jusqu’à un promontoire qui donnait sur les sommets enneigés à perte de vue. Je regardais ma mère qui regardait les Alpes, et je voyais qu’elle considérait ce paysage comme un cadeau, une sorte de dot que Jacques déposait à ses pieds.

 

 

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