lundi 28 avril 2025

[McDermott, Alice] Absolution

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Absolution

Auteur : Alice McDERMOTT

Traduction : Cécile ARNAUD

Parution : en anglais (américain) en 2023
                  en français (La Table Ronde)
                  en 2024

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1963, à peine arrivée à Saigon, Patricia, jeune Irlando-Américaine, assiste à sa première garden-party où elle rencontre Charlene, mère de trois enfants dont la petite Rainey. Celle-ci est très fière de lui montrer toutes les tenues de sa poupée Barbie, mais il en manque clairement une – un áo dài, que Lily, la fille de maison et couturière hors pair, lui confectionne sur-le-champ. L’idée inspire à Charlene un projet de collecte de fonds qu’elle nomme la Barbie saïgonnaise. Une opportunité pour Patricia de se lier d’amitié avec cette femme charismatique, pilier de la communauté d’épouses américaines où règne une légèreté trompeuse faite de réceptions exotiques et de bonnes œuvres.
Soixante ans plus tard, Patricia, désormais veuve, raconte à Rainey cette période si particulière de sa vie dans une longue lettre aux allures de confession et de réflexion sur le rôle des femmes expatriées pendant la guerre, alors qu’à l’époque son unique préoccupation était de fonder une famille à l’image de celle de son amie.
C’est une fois de plus par le détail et l’attention portée à la vie intérieure d’une femme qu’Alice McDermott saisit les enjeux de la mémoire, et accompagne son héroïne dans sa quête d’absolution.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Alice McDermott est née à Brooklyn en 1953. Ses nouvelles ont notamment été publiées dans le New York Times, le New Yorker et le Washington Post. Elle est l’auteur de huit romans, dont cinq ont paru à Quai Voltaire. Elle vit près de Washington et occupe la chaire de littérature de l’université John Hopkins. Finaliste du Kirkus Prize et du National Book Critics Circle Award, La Neuvième Heure figure en 2017 parmi les meilleurs romans de l’année de la New York Times Book Review, du Wall Street Journal, de Time Magazine et du Washington Post.

 

 

Avis :

Tricia est l’une de ces Américaines conventionnelles des années soixante. Jeune épouse d’origine modeste, elle s’apprête avec enthousiasme à devenir « une partenaire pour son mari », « le joyau de sa couronne » comme l’en a enjoint son père. Alors, le mari en question venant d’être nommé à Saigon, la voilà qui y débarque en cette année 1963 avec pour seule préoccupation de le soutenir dans sa carrière tout en fondant au plus vite une gentille petite famille.  

Loin des réalités de la guerre du Vietnam dont à Saigon l’on se croit encore protégé, la jeune femme découvre l’univers feutré des expatriées, un petit monde évoluant en vase clos, entre superficialité et ennui, au rythme de mondanités étroitement codifiées. Rien ne la prédisposerait à sortir du moule, si sa rencontre avec tout ce qu’elle n’est pas en la personne de l’entreprenante et charismatique Charlene, ne venait bouleverser ses naïves certitudes. Embarquée par sa nouvelle amie dans ses actions de bienfaisance, elle se retrouve à collecter des fonds – il s’agit de vendre des vêtements de Barbie confectionnés sur le modèle de tenues locales par une de leurs si dévouées domestiques indigènes – destinés à aider les malades d’une léproserie, mais aussi d’hôpitaux accueillant toujours plus d’enfants aux brûlures étranges, imputables semble-t-il à ce qui s’appellerait du napalm.

Peu à peu, à mesure qu’en cette année charnière le contexte socio-politique finit par s’immiscer dans son quotidien, l’univers binairement en noir et blanc de Tricia se morcelle en multiples nuances de gris, faisant vaciller aussi bien ses ingénuités impérialistes que sa noble vocation d’épouse et de mère. Condamnée aux fausses couches, achètera-t-elle un enfant vietnamien avant de rentrer « chez elle », en Amérique ? Ou, comme l’incarne la Barbie adulte et sexy aux multiples tenues et rôles, se laissera-t-elle gagner par un nouvel imaginaire quant à la place des femmes dans la société ?

Il faudra à Tricia le recul de toute une vie et sa correspondance, un demi-siècle plus tard, avec la fille désormais adulte de Charlene, pour que son récit, déjà teinté de doute et de culpabilité, achève de lui faire prendre conscience, par la découverte d’un ultime secret de son ancienne amie depuis longtemps disparue, la somme des ambivalences qui marquèrent pour elles cette époque. Roman de guerre sans le dire, puisqu’écrit du point de vue des femmes, non pas dans l’action politique ou martiale, mais depuis le versant affectif et au travers de « bonnes œuvres dérisoires », le livre a les accents douloureux d’une mémoire dégrisée, reflet du traumatisme qui, après la défaite au Vietnam, devait changer durablement l’Amérique.

En choisissant un angle de narration inédit, celui de femmes vivant les événements dans l’ombre presque comme des enfants tenus à l’écart des réalités, Alice McDermott réussit un récit historique et une peinture sociale subtilement féministes, d’une grande finesse d’observation, et, au final, d’une profonde mélancolie. Au travers d’une poignée de destins fragiles, usés par le temps et par la quête d’amour, ce sont les illusions perdues de toute l’Amérique après la guerre du Vietnam qui se profilent ici. (4/5)

 

 

Citations :

« Sois une partenaire pour ton mari, m’avait-il dit. Sois le joyau de sa couronne. » Je m’y étais engagée.
 

Le monde est petit, n’est-ce pas ? Même si, en vérité, ce n’est pas le monde qui est petit, seulement le temps qu’on y passe.
 

Je commençais à connaître ces femmes de militaires. Elles étaient stoïques et efficaces. À la moindre provocation, ou sans provocation aucune (lors d’une garden-party ou d’un cocktail, au cours d’un déjeuner, après une conférence à l’Association américano-vietnamienne, ou même quand on prenait le soleil autour de la piscine), elles énuméraient les différentes affectations de leurs maris, à Guam, à Hawaii, en Caroline du Nord, en Allemagne, en Italie, au Colorado, aux Philippines et j’en passe, détaillant les dates de chaque déploiement, chaque installation et chaque déracinement avec une aimable patience. Elles exprimaient rarement de préférence pour un lieu particulier, mais ne se plaignaient pas non plus. Toutes de bons petits soldats.
Elles semblaient admettre que leurs vies itinérantes étaient le résultat inévitable de leurs mariages avec ces hommes particuliers, leur destin : moitié hasard, moitié conséquence involontaire, en tout cas inéluctable. Le fruit imprévisible de toute histoire d’amour américaine. Une autre ramification de la petite chanson du tramway, Clang, clang, clang went the trolley.
Et alors que certaines de ces femmes épousaient en un instant l’endroit où elles se retrouvaient – apprenaient la langue, marchandaient au marché, assistaient à toutes les conférences du département d’État, à tous les échanges culturels –, d’autres y apportaient simplement leur vie américaine, emballée hermétiquement à l’intérieur de la cellule familiale avec laquelle elles voyageaient ; certaines allaient jusqu’à trimballer le chien de la famille, le break de la famille – elles se suffisaient à elles-mêmes et se satisfaisaient de leur existence américaine parfaitement impénétrable.
 

« Il y a un vrai danger ici », a-t-elle déclaré, avant de s’interrompre pour laisser pénétrer sa remarque. Je ne savais pas exactement si elle voulait dire ici à cette table ou dans le pays au sens large. « Il y a un vrai danger à dispenser des cadeaux aux déshérités uniquement pour flatter l’ego de celui qui les dispense. » Elle a marqué une pause, comme pour admirer sa formulation. Il n’est pas impossible qu’elle ait légèrement louché. « Un vrai danger », a-t-elle répété. À nouveau, elle a laissé pénétrer, avant d’ajouter : « Ça encourage la fatuité chez l’un tout en décourageant l’autonomie chez l’autre. »
 
 
« On ne peut pas imaginer deux choses plus incongrues, Marilee. La beauté absolue de ce lieu, la plage, l’eau bleue et le sable blanc. Les arbres magnifiques – les tamariniers, les pins. Et les fleurs extraordinaires, des orchidées, des hibiscus, le parfum du jasmin, et même des roses. Les bâtiments aussi sont ravissants, Marilee. De construction française, comme vous dites. Des galeries ouvertes. Un beau carrelage au sol. Le tout d’une propreté immaculée. Les sœurs l’entretiennent à merveille. On n’imagine pas à quel point cette beauté paraît incongrue, quand on rencontre les patients eux-mêmes. Les lépreux, Marilee. Les difformités terribles des visages et des membres. L’altération grotesque de la forme humaine. Du visage humain. On a un mouvement de recul. On n’y peut rien, Marilee. » (...)
Une toute petite faute, bien sûr, a-t-elle dit d’un ton aimable. Ce réflexe de se détourner. Ce n’est pas un crime. Personne n’est mort. On ne saurait nous le reprocher. » Un rire infime, pas plus fort qu’un souffle. « On ne peut tout de même pas être tenus pour responsables de la folie de… » Elle a agité les doigts. « … de la création. » (…)
Se détourner, a-t-elle repris, une délicate note d’indulgence dans la voix, c’est une réaction honnête, n’est-ce pas ? » Comme d’habitude, elle n’a pas attendu la réponse. « Mais ça montre malgré tout ce dont on est capable, me semble-t-il. On est capable de se détourner. On est capable de détester la vue de quelque chose de si horrible, de si incongru par rapport à l’ordre qu’on préfère. À la beauté qu’on préfère. La souffrance, Marilee », a-t-elle ajouté dans un souffle. (…)
Simplement, vous disiez qu’on ne pouvait pas faire grand-chose. Ici. Et je suis d’accord. Mais ce pas grand-chose, c’est peut-être ce qu’il faut pour compenser cette toute petite faute – le réflexe de se détourner. »


— Tu parles de vendre des bébés », ai-je dit. Charlene s’est tournée vers moi avec un rire impossible à réprimer. Son rire. Elle a replacé ses lunettes sur son nez, mais nos visages étaient toujours à quelques centimètres l’un de l’autre, et je savais qu’elle avait les yeux fixés sur les miens.
« Non, pas du tout, a-t-elle répondu, à sa manière pragmatique. Je parle d’augmenter leur valeur – celle des bébés, des enfants, et de leurs mères aussi. » Elle a grimacé, me faisant comprendre à quel point elle était généreuse de perdre son temps à m’expliquer l’évidence.
« Les rues de cette ville, Tricia, les orphelinats, les hôpitaux ne seraient pas aussi remplis d’enfants perdus et abîmés si quelqu’un croyait en leur valeur. » Ses lèvres fines se sont tordues de mépris une seconde. « Imagine que chaque enfant des rues que tu vois, chaque orphelin, chaque bébé tendu par une mère désespérée soit… », et là, son sourire était un hommage à sa propre intelligence, « un appareil photo Hasselblad, une bouteille de Johnnie Walker Black, une robe Dior, une Rolex. Tu crois qu’on abandonnerait de si précieux objets dans des parcs ou des institutions sordides, négligés, ignorés ? »


Le tremblement de sa main lorsqu’il nous avait aidées toutes les trois à descendre du camion, puis à monter à l’arrière de la Jeep qui allait nous ramener chez nous, un frémissement tout le long de sa paume et jusque dans ses doigts. Une réverbération sourde de ce que j’avais moi-même ressenti ce soir-là : un trouble pire que la peur – plus froid, plus pénétrant que la peur. Une prise de conscience, peut-être, que perdre la vie est une affaire personnelle et dérisoire.


Je suis passée devant elle pour soulever la clenche et ouvrir le portail. Ce geste a suffi à les réduire au silence. Ils ont reculé, indécis maintenant que l’accès ne leur était plus interdit. Un truc que j’avais appris de mon expérience en maternelle : le meilleur moyen de maîtriser un enfant têtu est de lui donner ce qu’il réclame – rien de tel que la possession, avais-je découvert, pour tuer le désir.
 


 

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