jeudi 24 avril 2025

[Tesson, Sylvain] Les piliers de la mer

 





J'ai aimé

 

Titre : Les piliers de la mer

Auteur : Sylvain Tesson

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Stack désigne en anglais les piliers de la mer, détachés de la côte. Autour du monde, ces sentinelles de roche se dressent par milliers devant les falaises côtières. Je veux me balancer dans les vagues, grimper ces aiguilles au milieu des oiseaux. À l’écart, elles ressemblent aux dandys, aux rebelles humains.
Qui êtes-vous, tours de la haute mer ? Le dernier refuge peut-être ?
Tout bouge autour de nous, vous ne reculez pas. »
De l’Aiguille d'Étretat au Totem Pole de Tasmanie, des stacks écossais au cap Horn, une aventure physique et philosophique à l’assaut de la plus périlleuse des questions : la rébellion.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Sylvain Tesson est l’auteur de La panthère des neiges (Gallimard, prix Renaudot 2019). Chez Albin Michel, il a publié En avant, calme et fou (avec Thomas Goisque).

 

 

Avis :

Cela fait longtemps que Sylvain Tesson nous enchante de ses voyages en marge du monde, dans des récits qu’entre aventure et méditation, il relève de bonnes pincées d’humour et d’érudition littéraire. Après Avec les fées il y a deux ans où on le découvrait funambule des falaises et des récifs jalonnant la côte atlantique du cap Finisterre en Espagne aux îles Shetland en Ecosse, le voilà cette fois qui marche sur les pointes, sautant de par le monde d’un stack à l’autre, ces piliers, aiguilles ou pinacles de pierre séparés du littoral par l’érosion.

Ils sont cent six exactement, dont la moitié jusqu’ici encore vierges, à avoir subi au cours des années les assauts de Tesson et de son ami grimpeur Du Lac. Autant d’éperons et d’appendices verticaux pour les exploits sportifs d’un homme échappé de la chaise roulante à laquelle le promettait son accident en 2014, mais aussi pour les variations d’un récit qui, en dépit d’une verve que n’aurait pas reniée Cyrano de Bergerac, finit d’autant plus par tourner en boucle qu’il décline à l’envi, de nez en nez, pardon de stack en stack, les mêmes réflexions que dans son précédent livre.

Alors, bien sûr, l’on se régale toujours des habiletés de plume, de l’humour astringent, des références littéraires et de l’ode à la liberté chantée par ce réfractaire à la modernité et à ses dictatures qui s’invente le « stackisme », cet entêtement à tenir bon face à la vague du conformisme consumériste, comme philosophie de vie. Entre aventure, poésie, méditation littéraire et hommage aux vulnérables beautés de la nature que l’activité des hommes n’a pas encore compromises – et là, comme l’auteur d’ailleurs, de souhaiter qu’ils ne soient pas trop nombreux, ceux prêts à tout pour planter leurs fanions sur ces derniers mètres carrés échappant à l’emprise humaine –, le lecteur trouvera en ces pages suffisamment de combustible pour entretenir encore son enthousiasme.

Toutefois, à défaut d’être lui-même encore vierge de l’empreinte tessonienne, force lui sera de se demander ce que ce dernier ouvrage apporte à l’oeuvre de l’auteur. Deux fois le même livre en deux ans :  l’érosion risque de s’en prendre à l’attention des lecteurs, surtout les plus fidèles… (3/5)

 

 

Citations :

En termes plus sobres, le stack est une quenouille magique, l’obélisque du chronos, l’échauguette d’un château inondé, une hallebarde fichée dans le râtelier des eaux, une fusée lunaire plantée dans le récif, un chicot pourri, un diamant taillé, un totem du refus, une torche oubliée, un flambeau pétrifié, une banderille finale dans le sable de l’arène, un clocher fantôme surnageant du déluge, une fourche de Poséidon (à une seule dent), une figure de proue sauvée du naufrage, un menhir détaché de sa carrière, ou mieux, le cigare qu’un dieu vraiment très cool, allongé au fond de l’océan, tiendrait entre ses doigts en laissant dépasser de la surface le bout incandescent, bref la somme des visions que suscite chez le petit baigneur une colonne des eaux dressant sa hauteur de vingt, trente ou cent mètres dans un ciel encombré d’oiseaux aux yeux vicieux.
 

Les Français appellent le stack maritime « pilier d’érosion de recul de côte ». Le français est une langue plus précise que l’anglais mais moins sexy. Si l’on croise une fille sur le sable allongée, on aura davantage de succès avec « Let’s go to the stack ! » que « Voudriez-vous, mademoiselle, gravir avec moi ce pilier d’érosion de recul de côte ? ». Dans ce livre, malgré nos préventions, nous aurons recours au mot anglais. On qualifiera de stack tout pilier d’érosion vers lequel on nagera, dans le chenal de séparation où palpite l’anémone.
 

Le stack se dresse quand tout se couche, demeure quand tout chatoie, se campe quand tout recule. Il n’a pas cédé au mouvement. Il est le doigt d’honneur que la géologie adresse au principe de masse. Dans la panoplie géomorphologique, il représente la figure du « seul contre tous », incarné dans l’ordre anthropologique par le long carrousel des hommes irréguliers.
 

Le stack est à la géographie ce que l’obstiné est à la psychologie.
 

Le stack allégorise l’opposition à la conformité. Tout ce qui refuse de suivre le mouvement est stack. Partout où il y a une côte rocheuse, en vertu du principe de recul érosif, il y a un stack. Partout où il y a une masse, un rebelle. Un dogme, sa contradiction. Une norme, son anomalie. Une partition, sa fausse note ; une loi, sa faille ; une obédience, son refus. Une machine, son grain de sable.
 

Habitants modernes des manufactures de l’Europe, nous nous sommes félicités de la mort de Dieu sans nous douter que ces réjouissances ouvraient les bondes du désespoir. Nos moaïs aussi ont mordu la poussière ! Mais nous ne savons pas rallumer les torchères. Aucun oiseau ne niche au sommet de la société marchande.
 
 
Là se trouve la clef de la tristesse patagonne. Un sanglot rôde dans l’atmosphère. À qui se destine la danse brutale des forces de la Terre ? Les rafales balaient la solitude. La mer se fracasse sans cause. L’horizon se déploie sans effet. Le ciel inonde de lumière une terre qui ne lui renvoie rien. Des arbres s’agrippent encore. Des rapaces planent quand le vent baisse. Pourquoi et pour qui le déploiement de la perfection dans la stérilité ?
Ces prodigalités de la nature sont destinées à n’être jamais contemplées. Ce qui semble un gâchis à nos esprits étriqués. Nous autres avons tant fait d’efforts pour recevoir le spectacle de la grandeur. L’homme croit légitimer l’existence du paysage par sa présence ! Quoi ! tout cela existerait sans lui ! Tartarin pense toujours que les Alpes l’attendent.
L’homme ne comprend pas l’énergie du monde. Il prend l’abondance pour un gâchis et le réel pour un mystère. Il se croit récipiendaire de l’onde de vie. Il ne sait pas que les dieux n’ont pas besoin de lui.


Les peintres de la Renaissance ont représenté des déesses, sorties d’une coquille ou d’une vague, vêtues de leur chevelure. Dès que je prenais pied sur le récif d’un stack, je pensais à Botticelli. Du Lac, pourtant, en combinaison moulante, avec son gilet de sauvetage turquoise, son crâne chauve et son gros sac étanche, ne ressemblait pas trop à une Vénus anadyomène. Mais l’imagination triomphe toujours du cauchemar et le principe était le même : passage d’un milieu à l’autre, de l’iode au photon. Entre les deux, on se faisait ratatiner par le ressac.


Pour le dire autrement, aucune intelligence artificielle ne recommandera jamais de grimper sur un stack. C’est un acte stérile, harassant et vaniteux. Mais de celui-là, je me souviendrai à l’instant de mourir.


Le stackisme consiste à repousser la mélancolie en se portant aux bords du monde. On préférera partir plutôt que de se morfondre. On préférera l’iode à la bile. Le vertige à l’amertume. Pour bien éprouver l’art de la fuite, il faut trouver des piliers solitaires, y grimper en riant et, à peine rendu au sommet, en redescendre pour recommencer. Ainsi échappera-t-on au pire des maux, la lassitude. Course d’apparence inutile, elle prémunit de la tristesse. Elle ne lui laisse pas le temps.


Si on l’applique à la vie quotidienne, le stackisme consiste à repérer préalablement dans l’existence toute personne, lieu, activité ou état offrant de se désarrimer de la marche commune, des injonctions ordinaires, de la force des masses. Rejoindre ces endroits fragiles, confirmer leur permanence, relever leur position, saluer leur constance, les quitter aussitôt et en rallier d’autres. Ainsi se déroule la vie de stackiste, destinée à visiter un à un les points préalablement désignés. Une nef sombre, un cœur aimé, un poème, une clairière, une table de bois : ces topos appartiennent à la même géographie intérieure dont on reliera les coordonnées. Une fois dévidé, le fil dessinera un motif qui ressemblera à la liberté. 
 
 
Des années à courir les stacks ! Ce qui s’appelle marcher sur les pointes.


– Pourquoi la minute du sommet est-elle si marquante ? dis-je à du Lac.
– Parce que nous sommes seuls.
– Là où personne n’est allé.
– Où personne ne viendra, dit-il.
– Il faut partir déjà.
– Sans rien laisser.
– On ne reviendra pas.


Les libertés de détail, selon la formule de Tocqueville, ont rétréci. Ces petites souplesses constituaient le charme de la vie. Elles permettaient de passer le temps chaleureusement, en fumant, buvant, circulant, franchissant les clôtures, occupant le territoire, pique-niquant dans les clairières, pissant sous la lune, beuglant sur les gouttières et remontant au vent, tout cela sans se soucier de rien, avec la désinvolture pour style et l’insouciance pour philosophie. Les libertés de détail, cela n’a l’air de rien. C’est le sel de l’existence.
Paradoxalement, dans le même temps, les puissances publiques des pays développés offraient des droits métaphysiques, inédits dans l’histoire humaine : droit de choisir son propre sexe, de mourir avec l’aide de l’État, de trafiquer le gène, booster l’hormone, fissionner l’atome, croiser la cellule, greffer l’organe, congeler l’ovocyte. Pendant que rétrécissaient les coutumes, les États mettaient à notre disposition des libertés démiurgiques. Nous sommes ainsi devenus des demi-dieux, mais sous vidéosurveillance.
Or l’existence est un brasier d’instants dont la somme donnera plus tard le sentiment de la vie. L’homme passe plus de temps à rêver d’en griller une au comptoir que de remplacer ses chromosomes.


Lutter ne sert à rien, le grain de sable n’arrête pas la marée, il se fait rouler. Reste le retrait, la liberté dans l’inaccessible. Le temps nous menace, l’espace nous sauve. Ernst Jünger le savait déjà en 1956 : « Le rebelle se retire dans l’impraticable. » Au moins, de stack en stack, dressons-nous une géographie de l’impraticabilité, donc une cartographie de la liberté.


En quittant le Mexique, je mesure l’hypocrisie de notre safari. Dressés sur la pointe, nous participons à l’arraisonnement général. Par surcroît, nous sommes les serviteurs de ce que nous critiquons, la vitesse et la technique. Et nous réalisons ce que nous prétendons combattre : nous occupons les lieux et les souillons par notre seule présence !
Nous croyons dénoncer la réification du monde, nous y contribuons. Je me pense chevalier des citadelles inexpugnables, j’en suis l’ultime salopeur.
Celui qui l’escalade annule la fonction du stack. Croyant célébrer l’aiguille, il en parachève l’occupation. Le vrai amant des stacks n’y devrait point monter. Il se contenterait de passer, d’adresser un signe de tête au totem, de lui vouer une prière et de continuer sa route, au bord du vide où se courbent les herbes. 
 
 
Proéminents, protubérants, biscornus, couronnés de fleurs et de plumets, pied dans la mousse, tête embrumée, d’accès difficile et de solidité douteuse, les stacks figurent la cohorte des fantaisistes, « oseurs » sans complexes, histrions, marginaux, clochards célestes et princes de la vie, trublions coquets et artistes dérangés qui ont tracé dans l’Histoire un sillage inutile et précieux.


Depuis des mois, nous vivons dans un hold-up. Repérage, approche, escalade, descente, retour… Et que recommence le tour de manège sur les chevaux de bois ! Quelle débauche pour une minute sur un rocher ! On croirait l’amour : mouvements ridicules, joie fugace.
Le stackisme, c’est la vitesse. Dans la mer, il faut aller plus vite que les vagues. Sur la falaise, ne pas laisser aux roches le temps de s’écrouler. Au sommet, penser au retour, plus périlleux que l’ascension. Descendre avant que les promeneurs de la côte ne nous signalent aux autorités. Une fois à terre, ne pas perdre l’envie de recommencer. Quoi qu’il arrive, on a toujours trois cents kilomètres à abattre avant le prochain ferry-boat.
Ainsi courons-nous sur les pointes. Comme on passe un gué en sautant de pierre en pierre. Avec cette impression de ne jamais vraiment jouir de rien. La vie moderne…

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire