Au-delà du coup de coeur
💓💓💓
Titre : L'homme peuplé
Auteur : Franck BOUYSSE
Parution : 2022 (Albin Michel)
Pages : 320
Présentation de l'éditeur :
Harry, romancier à la recherche d’un nouveau souffle, achète sur un
coup de tête une ferme à l’écart d’un village perdu. C’est l’hiver. La
neige et le silence recouvrent tout. Les conditions semblent idéales
pour se remettre au travail. Mais Harry se sent vite épié, en proie à un
malaise grandissant devant les événements étranges qui se produisent.
Serait-ce lié à son énigmatique voisin, Caleb, guérisseur et
sourcier ? Quel secret cachent les habitants du village ? Quelle
blessure porte la discrète Sofia qui tient l’épicerie ? Quel terrible
poids fait peser la mère de Caleb sur son fils ? Entre sourcier et
sorcier, il n’y a qu’une infime différence.
Au fil d’un récit où se mêlent passé et présent, réalité apparente et paysages intérieurs, Franck Bouysse trame une stupéfiante histoire des fantômes qui nourrissent l’écriture et la création.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Franck Bouysse est né et vit en Corrèze. Il a publié une quinzaine de romans couronnés par de nombreux prix, dont Grossir le ciel (La Manufacture de livres, 2014 ; Prix SNCF du polar, Prix Michel Lebrun, Prix Lire en poche…), Plateau (La Manufacture de livres, 2016), Glaise (La Manufacture de livres, 2017 ; Prix des lecteurs de la Foire du livre de Brive), Né d’aucune femme (La Manufacture de livres, 2019 ; Prix des libraires, Prix Babelio, Grand prix des lectrices de Elle…), Buveurs de vent (Albin Michel, 2020 ; Prix Giono) et Fenêtre sur terre (Phébus, 2021).
En 2022, avec Été brûlant à Saint-Allaire, il écrit son premier scénario original de bande dessinée pour le dessinateur Daniel Casanave.
Avis :
Poursuivant son investissement des thèmes qui lui sont chers et reflètent ses obsessions profondes, Franck Bouysse nous livre sans doute ici l’un de ses romans les plus aboutis, fruit d’une maturité littéraire en tout point éblouissante. D’une plume plus que jamais au sommet de sa splendeur stylistique, renouvelant à chaque phrase le bonheur extatique du lecteur, il nous entraîne dans un jeu de miroirs, un caléidoscope où se fondent les composantes de toujours de son œuvre pour, en un complexe et délicat cheminement, finir par s’agencer en une nouvelle création qui laisse béat d’admiration.
Ainsi, au fil d’une tension mêlée de doutes, d’inquiétudes et d’interrogations qui tiennent le lecteur en haleine dans ce qui ressemble à un thriller rural, réalité et fiction, passé et présent, fusionnent peu à peu en un nouvel alliage pour laisser éclore... un roman, dans un tourbillon que l’on comprend né du plus profond de l’être, du vécu et des émotions de l’écrivain. Car Harry, confiné dans cette maison encore suintante de la vie de ses anciens propriétaires, prenant pour lui l’hostilité qu’il perçoit au village sans réaliser qu’elle renvoie en fait à une histoire qui lui est étrangère mais qui soulève en lui des échos inattendus, sent sourdre d’irrépressibles images et émotions qui s’incarnent en l’on ne sait plus s’ils sont de vrais fantômes ou la projection de son imagination. Le fait est que par une subtile alchimie, tout s’entremêle pour donner naissance à l’oeuvre littéraire, celle d’Harry en même temps que celle de Franck Bouysse.
L’on reste sans voix devant tant de maîtrise et de virtuosité, alors que l’auteur mène la noirceur rurale qui fait son thème de prédilection jusqu’aux frontières du fantastique pour, au final, nous tendre un miroir de son œuvre et de son travail d’écrivain. Si Harry n’est pas un double de l’auteur, il est une créature de ses éternelles obsessions, celles qui, comme l’ont ressenti Proust ou Cendrars, vous font toujours réinventer le même livre. Après son précédent ouvrage Fenêtre sur terre, dont la poésie venait offrir quelques échappées sur cette intimité profonde reflétée notamment par la maison corrézienne de l’écrivain dont l’acquisition d’Harry semble aussi une émanation plus ou moins distordue, les réflexions, qu’au-delà de sa portée romanesque ce dernier ouvrage propose, élargissent avec intelligence la portée d’une écriture où l’artiste cherche inlassablement son essentiel. Déjà, son roman Vagabond explorait lui aussi cette puissante alchimie de la création, alors qu’un musicien blessé au plus profond de lui-même peuplait son désespoir d’on ne sait plus si c’était une femme devenue musique ou une musique devenue femme.
Ce livre peuplé des fantômes de Franck Bouysse n’a pas fini de vous habiter longtemps après sa lecture, vous éblouissant bien au-delà du coup de coeur. (6/5)
Citations :
Un cadeau… J’en sais rien si c’est un cadeau que je te fais. T’en disposeras bien comme tu voudras. Il faudra juste pas confondre don et pouvoir. Nous autres, on n’est pas comme les curés, c’est pour ça aussi qu’ils nous détestent, parce qu’ils considèrent qu’ils ont le pouvoir de débarrasser les gens de leurs fautes, alors que nous, on peut que guérir.
L’Aube noire, son premier et aussi son seul livre publié. Immense succès critique et commercial, tout ce dont Harry n’avait jamais osé rêver. Les honneurs et les mondanités avaient suivi. Il s’était pris au jeu. On l’avait encensé, couronné, courtisé, "hypocrisé", et très vite on s’était mis à l’attendre au tournant. Le fameux deuxième livre. À l’époque, les conseils n’avaient pas manqué, des mises en garde grimées en bienveillance. On lui avait dit de profiter, de vivre l’instant présent. Harry s’était laissé prendre au piège. La gloire et le succès l’avaient rendu séduisant. Il n’avait rien tenté pour résister aux sirènes du succès, pensez : « certainement le plus grand écrivain vivant de son temps ». Comment y croire ? Comment s’empêcher aussi d’y croire ? Il aurait dû surligner le « certainement », mais la lucidité lui manquait alors. Il avait confondu le temps avec un moment, croyant s’acheter une liberté, oubliant que la liberté, c’est précisément échapper au temps, détourer le présent, se projeter déjà dans un autre écrire. Il n’en avait pas été capable, répétant en public un texte appris par cœur, car il se devait d’avoir un avis sur tout, avec de belles tournures pour paraître cultivé et intelligent, rien que des lieux communs déguisés en théories révolutionnaires, dites si possible en arborant un air affecté.
Ce qui avait le plus surpris Harry au début, c’est qu’une activité aussi solitaire que l’écriture le mène à rencontrer autant de gens, de tous horizons, attentionnés, passionnés pour l’immense majorité. Le problème avec ceux qui aiment un livre, c’est qu’ils finissent par aimer son auteur, sans réserve. Harry s’était senti redevable d’une dette contractée par l’homme, alors que le romancier n’aurait jamais dû entrer dans ce jeu. Il avait perdu le sens de sa vie d’avant, cette vie qui lui avait permis d’écrire L’Aube noire, d’ajouter une vie supplémentaire à son existence, le pouvoir de la littérature, de l’art en général.
Il continuait de lire, le plus souvent de relire, la vingtaine de livres constituant son panthéon, comme on écoute jusqu’à sa mort Bach ou Schubert sans jamais se lasser, sans jamais en épuiser la forme. Les grands livres ont ce pouvoir-là, de modifier la trajectoire du lecteur à chaque lecture, de maîtriser le temps en déployant l’espace, de faire en sorte que rien ne s’est véritablement produit, qu’à tout moment peuvent surgir de nouvelles montagnes et de nouveaux abysses. Le temps révolu n’est dès lors plus une succession de moments déjà vécus, mais une suite insoupçonnée de rapports au monde. Harry se nourrissait dans l’espoir de récupérer quelques pierres supplémentaires glanées au fil de ses lectures, nécessaires à la poursuite de la construction de sa propre maison.
Sarah venait d’avoir soixante ans. Soixante années de vie représentent la même durée pour tout le monde mais, en dehors du temps commun, il faudrait considérer de quoi sont faites ces années, autrement dit ce qu’on endure, ce qu’on est capable d’endurer en fonction de notre constitution, par où lutte la chair et ce qui l’entame. Sarah, c’était le cœur qu’elle avait trop tendre, trop vulnérable, trop poreux. Personne ne l’aurait soupçonné en la voyant. Toutes sortes de saletés s’étaient entassées dans ce cœur, quand il aurait dû se contenter de distribuer et de ramener le sang sans accumuler des émotions corrosives.
Devant l’absence de réaction de Caleb, elle proposa de lui préparer à manger de temps en temps, de laver son linge et aussi de l’aider à soigner les bêtes, en attendant que sa mère revienne, bien sûr. Bonne fille, elle s’y entendait en tout. Caleb ne répondit rien. Le don inné du sacrifice, pensa-t-il ironiquement. Sa mère avait raison, Ophélie agissait ainsi juste pour lui mettre le grappin dessus. Comment avait-il pu être attiré par cette fille à la peau brune et au visage parsemé de taches de son, cette fille qui répétait et répétait qu’elle était désolée, désolée, désolée et encore désolée, qui prétendait comprendre ce qu’il ressentait, pouvoir le soulager de sa peine, qui attendrait qu’il ait envie de parler, n’importe quand, n’importe où. « Parler », le mot revenait sans cesse dans cette bouche aux lèvres charnues, dont il avait eu envie et qui le dégoûtait maintenant, comme tout le reste autour. Parler était-il une obsession de jeune fille et se taire une obsession de vieille femme ? Cela dit, en écoutant Ophélie, il en vint à la conclusion qu’elle aurait toujours des choses à dire, même quand elle serait aussi vieille que sa mère, des choses sans intérêt. Il se demanda encore s’il s’agissait d’un seul et même but poursuivi par cette fille ou sa mère, par les femmes en général, dans la parole dite ou le silence, un but qui serait d’endosser la douleur des hommes. Quoi qu’il arrive, il préférerait toujours les silences de sa mère aux mots de cette fille qu’il avait désirée et qu’il ne désirait plus.
En ville, son regard est habitué à buter sur un obstacle de chair, de fer, de béton ou de verre. Là-bas, le ciel est très haut, il faut lever la tête si on veut en découvrir la trame ; ici, il est à hauteur d’homme, peut-être un effet de l’hiver. En ville, les sons, les voix, les cris se conçoivent en bruit ; ici, chacun se distingue des autres sur l’apprêt silencieux. En ville, les arbres ne peuvent rivaliser avec les gratte-ciel, emmaillotés dans leur écorce grise, des mégots à leur pied ; ici s’exprime leur toute-puissance, il n’y a que la distance pour abaisser leur cime, et même foudroyée leur histoire est immense. Ici, les lignes électriques s’érigent en clôtures d’un bestiaire fabuleux, que des oiseaux discrets surveillent comme des chiens de berger.
Il jette un coup d’œil à la combe voilée par la brume. Un cyprès couvert de neige ressemble à une mariée immobile, triste et abandonnée sur un parvis émaillé de pétales blancs, dans un silence de mort.
Harry a toujours le regard figé sur la montre de ce grand-père inconnu, cette montre qui ne sera jamais sa montre. En lui faisant ce cadeau, sa mère lui avait offert « le mausolée de tout espoir et de tout désir ». Le cadran a jauni avec les années. Les aiguilles dorées semblent se déplacer dans une eau saumâtre, non vers le futur, mais au contraire vers un temps abandonné aux portes d’un passé refoulé. Et ce tic-tac, comme le bégaiement d’une réalité ne pouvant qu’être vaincue par la mort. Parce que entre oublier et conquérir, il n’y a pas d’espace, deux projets qu’on ne parvient jamais à mener à bien, sinon en disparaissant, en s’extirpant de cette maudite substance épaisse et glauque, inaltérable, sans laquelle nous serions des êtres magnifiques, libres et sans orgueil, exempts de la crainte de mourir.
Les jours qui suivent, le brouillard reprend le pouvoir. L’immobilité est totale et même la neige a renoncé à tomber. L’espace est contraint par deux états de l’eau, solide et vaporeux. Le temps flotte, stagne et pèse plus encore que s’il s’écoulait d’un événement à un autre ou sous le cadran d’une montre. L’unité tangible qu’embrasse son regard oppresse moins Harry, non qu’il ait l’impression d’en faire partie, mais la puissance qui s’en dégage fomente une calme rébellion contre une existence qu’il avait crue tracée. Le temps ici, pense-t-il, c’est de la poudre d’os enfermée dans un sablier que personne n’aurait l’arrogance de retourner, on le devine par transparence et on retient sa main.
Ils passent de longs moments, reclus dans le silence. Harry lève parfois les yeux de la bible paysanne lorsqu’il entend un bruit, et le chien fait de même. On dirait que la maison étire ses membres longtemps endormis, s’exprime dans son propre langage, traduit à sa manière les voix et les sons que d’autres ont abandonnés à l’intérieur des murs, des meubles et du plancher. En plus de parler, peut-être que la maison écrit, que toutes les scarifications valent symboles, qu’ainsi elle raconte l’histoire, comme les rides sur un visage. Ne pas brusquer les choses. Apprendre patiemment ce langage. Apprendre à toucher, sentir, regarder, écouter. Harry a le sentiment que la maison se nourrit aussi de sa présence, qu’elle le tolère dans ce but. Peut-être que sa raison vacille, avec l’isolement. Peut-être que les murs conventionnels de son esprit s’en trouvent peu à peu rongés, que des rouages insoupçonnés se mettent en action, graissés par le brouillard. Peut-être que les mots sont eux aussi en suspension dans la brume et qu’il faut leur laisser le temps de se mettre en place. Les ciels clairs sont sans mystère et ne contentent que ceux qui rêvent de vacances. Peut-être que tout se joue dans cette maison, avec sa mémoire, avec le chien, avec le dehors qui bute sur les murs et les traverse. Peut-être que Harry est au bon endroit, qu’il ne faut pas résister, que seuls les humains d’ici font de lui un étranger.
Il alluma une cigarette, versa un reste de café froid dans un verre et y ajouta de la gnôle. Il but une gorgée, le dos contre la fenêtre donnant sur la combe, face au fourneau, là où s’affairait souvent sa mère. Tant qu’elle s’activait, elle paraissait surhumaine, indestructible, immortelle, même lorsqu’elle s’asseyait sur la chaise pour se reposer. Il se promit de ne jamais retirer cette chaise sur laquelle l’ombre reposerait désormais et dans laquelle il se fondrait afin de s’accorder à son pouvoir. Les ombres ne meurent pas, mais sa mère était partie en un lieu de misère anonyme d’où il n’avait su l’extraire à temps. Cette promesse qu’il n’avait pas honorée, de la ramener vivante chez elle, une promesse qu’il traînerait jusqu’au bout et qui n’en finirait pas de soulever la poussière. Une poussière issue d’un champ de betteraves. Tout ce qu’elle avait probablement voulu lui faire comprendre à ce moment-là, le dos voûté, les doigts enterrés. Lui faire comprendre qu’on se redresse toujours une fois de trop. Se croyant encore capable de déroger à la règle, avant de se donner raison. À quoi cela pouvait-il bien servir de le savoir ? Comment reconnaître le moment où il ne faut plus chercher à se redresser, qu’il est inutile d’essayer ? Il semble qu’on ne soit jamais assez lucide pour se débarrasser de l’orgueil déplacé de croire que le monde n’est pas encore prêt à se passer de nous, pas le vaste monde, mais ce lopin sur lequel on s’affaire une vie entière. La vanité est un marteau, et nos vaines espérances les clous qui scellent le cercueil.
Au lendemain de l’enterrement de sa mère, Caleb fouilla la chambre de fond en comble, souleva le matelas, ouvrit les tiroirs, explora les piles de draps et de linge dans l’armoire monumentale, tout cela pour un misérable butin n’excédant pas trois branches de lavande et des objets du quotidien. Il faudrait faire avec, ou plutôt sans. Elle avait suivi ses propres préceptes à la lettre, les avait aussi inculqués à son fils depuis sa tendre enfance : ne rien conserver qui eût pu trimbaler un souvenir, arguant qu’il subsistait toujours assez d’objets recouverts d’empreintes, de petits mémoriaux trompeurs. Elle avait aussi confié à Caleb que si un jour l’envie le prenait de gravir une colline pour se prouver quelque chose ou simplement voir de l’autre côté, il lui faudrait lever la tête une fois en haut et regarder le ciel, de nuit comme de jour, car cet infini inconcevable le ramènerait toujours à la surface de son existence : une ferme à entretenir, à conserver sans songer à l’étendre. Vivre n’était pas se soumettre au temps, ni aux êtres, ni aux événements qui le balisent. Le meilleur moyen d’oublier ses ambitions était la discipline et le travail, reproduire la même journée, ne rien changer, refouler les tentations.
Depuis longtemps, le double en littérature obsède Harry, l’idée selon laquelle le moi se protégerait de l’anéantissement en créant un double messager de la mort. El otro, disait Borgès. Un double qui ne serait pas un sosie ou un jumeau, mais un autre, capable d’endosser le bonheur, la frustration, le courage, la peur, le désespoir, la lâcheté, la monstruosité, la folie, l’amour, la haine…, toutes les impossibilités momentanées ou non de l’original subordonnées à un double tout-puissant. Il n’y a pas lieu de faire coller ces deux-là.
Son père lui avait expliqué que l’auteur créait des personnages ayant pour mission d’explorer un espace littéraire, de trouver une nouvelle planète. Cette planète devrait alors posséder suffisamment de caractéristiques communes avec notre bonne vieille terre pour être habitable. Cette planète ferait littérature, celle qui place la vérité des personnages plus haut que tout, pas celle qui se raconte, pas celle des idées ou des sujets. La littérature imprégnée de mythes et de légendes, inféodée aux corps qui chutent et aux malheureux qui résistent. Celle qui redistribue les cartes du réel, celle qui triche avec un as dans sa manche. Une littérature universelle, sans frontières rassurantes. Shakespeare, Homère, Proust, Woolf, Faulkner, Virgile, Yourcenar, Sábato, Eliot, Whitman, Hugo, Mallarmé, Dickinson, Dante, Milton, Colette, Yeats, ceux qui viennent en premier à l’esprit de Harry, ceux qui savaient se tenir droits sur la crête, ceux qui ne marchaient pas à l’intérieur des terres en décrivant des paysages déjà décrits et en parlant à des statues de sel.
Lorsqu’un sujet se présente à Harry, il en repousse les assauts, comme saint Michel le dragon. Son père lui a appris à s’en méfier. Il ajoutait qu’un auteur ne devrait pas écrire une seule ligne qui ne soit en rapport avec des obsessions profondes. Il faudrait remonter à leur source, creuser au même endroit, inlassablement.
Au moins, Dostoïevski et son père le ramènent dans le droit chemin, quand lui prend la tentation de divertir le lecteur. Ce qui peut exister, c’est la rencontre fortuite d’un écrivain et d’un lecteur, et ce n’est pas le livre seulement qui permet ce miracle, c’est l’oubli de celui qui l’a écrit et de celui qui le lit.
Et rappelle-toi : « Pense le matin. Agis à midi. Mange le soir. Dors la nuit. »
Ces mots qu’il lui répétait depuis l’adolescence, tirés du Mariage du ciel et de l’enfer de William Blake, Harry ne les avait jamais oubliés, tout comme ces récitations qu’on demande d’apprendre à l’école sans qu’on en saisisse forcément la signification. Parfois les mots lui revenaient en mémoire et prenaient alors un sens.
Caleb souffle la fumée de cigarette vers la télévision allumée et les volutes s’écrasent mollement contre l’écran puis s’étalent et le contournent. Une fille parcourt la planète. En ce jour, elle parle du haut d’une tribune, depuis le siège de l’ONU. Elle porte une chemise mauve et une longue tresse retombe sur son buste androgyne, semblable à une liane. La colère déforme sa bouche et son visage. Telle une tragédienne, elle crache des mots définitifs alignés sur l’apocalypse dans le but d’éveiller les consciences. Trop naïve pour savoir qu’on ne peut éveiller ce qui n’existe pas chez la majorité de ceux qu’elle invective avec gravité dans l’assistance ou à travers le téléviseur : les décideurs et les figurants. Pauvre petite, tu te fatigues pour rien. Caleb sait d’expérience que la colère ne mène nulle part, mais qu’on ne peut pourtant s’en défaire lorsqu’elle vous prend, qu’une fois dans le ventre, elle n’en ressort pas, sinon pour nourrir une plus grande haine. (…)
Bien sûr que la fille a raison, lui aussi ressent la douleur de la terre, constate que les hommes la font vieillir à toute vitesse grâce aux outils aiguisés par leur avidité. Pauvre chérie, bercée d’illusions, qui semble découvrir que les tribunaux sont présidés par les coupables, ceux-là mêmes qui font tourner la planète empalée sur une broche au-dessus du feu qu’ils ont allumé. (…)
Un simple soldat sorti du rang n’a jamais donné d’ordre à un général, sinon ça se saurait. À quoi bon se ruiner la santé dans un combat perdu d’avance. Caleb pense que ce qui peut arriver de mieux à la planète, c’est que les humains disparaissent le plus rapidement possible, peu importe comment. Pour que tout soit parfait, il faudrait qu’il n’y ait aucun survivant, sinon un jour ou l’autre, on recommencerait les mêmes erreurs. L’homme a toujours réussi à faire mieux, en pire.
Bien sûr que la fille a raison, lui aussi ressent la douleur de la terre, constate que les hommes la font vieillir à toute vitesse grâce aux outils aiguisés par leur avidité. Pauvre chérie, bercée d’illusions, qui semble découvrir que les tribunaux sont présidés par les coupables, ceux-là mêmes qui font tourner la planète empalée sur une broche au-dessus du feu qu’ils ont allumé. (…)
Un simple soldat sorti du rang n’a jamais donné d’ordre à un général, sinon ça se saurait. À quoi bon se ruiner la santé dans un combat perdu d’avance. Caleb pense que ce qui peut arriver de mieux à la planète, c’est que les humains disparaissent le plus rapidement possible, peu importe comment. Pour que tout soit parfait, il faudrait qu’il n’y ait aucun survivant, sinon un jour ou l’autre, on recommencerait les mêmes erreurs. L’homme a toujours réussi à faire mieux, en pire.
Caleb se dit que la neige est probablement la dernière des illusions, la seule qui parvienne à masquer la saleté du monde moderne, mais il neige de moins en moins.
L’épaisse couche de neige est en train de geler et scintille, tel un drap brodé de fils d’or, et le brouillard ressemble à un buvard, qui lentement s’imbibe d’obscurité.
Dans un pré, sur la gauche de la route, s’alignent des piquets de clôture sans fils qui dépassent de la couche neigeuse, semblables à des canons de fusils appartenant à des soldats ensevelis pendant une retraite. Harry imagine les cadavres toujours vêtus de leur uniforme, parfaitement conservés, les orbites et les bouches béantes, les traits marqués par la stupeur, qui attendent la fonte et la révélation de leur stature héroïque gravée dans un marbre friable, en souvenir de leur sacrifice ; et il craint pour eux, comme pour l’espèce humaine tout entière, que la mémoire soit une boue figée sous la neige le temps d’une saison.
Le ciel ressemblait à un vaste étendoir où séchaient des nuages filandreux coulissant sur des cordelettes invisibles.
Les mots seuls ne fabriquent pas d’émotion sincère, c’est l’émotion qui doit précéder l’apparition des mots.
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