samedi 7 novembre 2020

[Whitehead, Colson] Nickel Boys

 


 
 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Nickel Boys (The Nickel Boys)

Auteur : Colson WHITEHEAD

Traducteur : Charles RECOURSE

Parution : 2019 en anglais (américain),
                 2020 en français (Albin Michel) 

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans la Floride ségrégationniste des années 1960, le jeune Elwood Curtis prend très à cœur le message de paix de Martin Luther King. Prêt à intégrer l’université pour y faire de brillantes études, il voit s’évanouir ses rêves d’avenir lorsque, à la suite d’une erreur judiciaire, on l’envoie à la Nickel Academy, une maison de correction qui s’engage à faire des délinquants des « hommes honnêtes et honorables ». Sauf qu’il s’agit en réalité d’un endroit cauchemardesque, où les pensionnaires sont soumis aux pires sévices. Elwood trouve toutefois un allié précieux en la personne de Turner, avec qui il se lie d’amitié. Mais l’idéalisme de l’un et le scepticisme de l’autre auront des conséquences déchirantes.

Couronné en 2017 par le prix Pulitzer pour Underground Railroad puis en 2020 pour Nickel Boys, Colson Whitehead s’inscrit dans la lignée des rares romanciers distingués à deux reprises par cette prestigieuse récompense, à l’instar de William Faulkner et John Updike. S’inspirant de faits réels, il continue d’explorer l’inguérissable blessure raciale de l’Amérique et donne avec ce nouveau roman saisissant une sépulture littéraire à des centaines d’innocents, victimes de l’injustice du fait de leur couleur de peau.

 « Le roman de Colson Whitehead est une lecture nécessaire. Il détaille la façon dont les lois raciales ont anéanti des existences et montre que leurs effets se font sentir encore aujourd’hui. » Barack Obama
 
  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à New York en 1969, Colson Whitehead est reconnu comme l’un des écrivains américains les plus talentueux et originaux de sa génération. Undergound Railroad, son premier roman publié aux éditions Albin Michel, a été élu meilleur roman de l’année par l’ensemble de la presse américaine, récompensé par le National Book Award 2016 et récemment distingué par la Médaille Carnegie, dans la catégorie « Fiction ». 

 

Avis :

Dans les années soixante, en pleine Amérique ségrégationniste, une erreur judiciaire vient stopper net les projets d’études universitaires du jeune Elwood Curtis, en l’envoyant dans une maison de redressement pour mineurs, la Nickel Academy. Derrière la respectable façade de cet établissement de Floride, ont lieu de tels sévices qu’ils ne cessent d’étendre le cimetière proche, tandis qu’une corruption généralisée s’élargit à la population alentour, ravie de profiter d’une main d’oeuvre gratuite et du détournement des vivres censés alimenter les enfants. Le sort des jeunes Noirs y est le pire de tous…

L’auteur s’est inspiré de la véritable Dozier School for Boys, en Floride, qui, pendant ses 111 ans de fonctionnement, malgré les inspections régulières, et jusqu’à sa fermeture en 2011 seulement, usa sur ses pensionnaires des châtiments corporels, du viol, de la torture et du meurtre pur et simple. La majorité des garçons s’y retrouvaient « pour des infractions sans gravité – des délits vagues, inexplicables. Certains étaient orphelins, pupilles d’un Etat qui n’avait pas d’autre endroit où les caser ». L’arbitraire touchait particulièrement les Noirs. A l’époque de ce récit, ne suffisait-il pas de rester sur le même trottoir qu’un Blanc pour se retrouver condamné au motif de « contact présomptueux » ?

Avec une lucidité calme, le texte raconte les vies noires américaines à jamais brisées, le terrible joug d’une soumission intégrée au fil des générations comme la seule stratégie de survie, et le dérisoire des croyances au changement cruellement mises en perspective au travers d’extraits des optimistes discours de Martin Luther King. Le magistral twist final plaide pour la nécessité d’abandonner toute illusion et d’oser dire non, trouvant d’ailleurs un très sonore écho dans les récentes explosions de colère aux Etats-Unis.

Ce roman qui vaut à Colson Whitehead son second prix Pulitzer, à l’instar d’un Faulkner ou d’un Updike, est un terrible coup de massue littéraire, une lecture essentielle pour comprendre l’effroyable héritage qui continue à meurtrir toute l’Amérique. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Il y a dans le monde de grandes forces, les lois Jim Crow notamment, qui visent à rabaisser les Noirs, et de plus petites forces, les autres personnes par exemple, qui cherchent à vous rabaisser, et face à toutes ces choses, les grandes comme les petites, il faut garder la tête haute et ne jamais perdre de vue qui l’on est.


Le jour de la rentrée, les élèves de Lincoln High School recevaient leurs nouveaux manuels d’occasion récupérés auprès du lycée blanc de l’autre côté de la rue. Sachant où partaient leurs livres, les élèves blancs les avaient annotés à l’intention de leurs successeurs : Va te pendre, le nègre ! Tu pues. Va chier. Le mois de septembre était une découverte des épithètes en vogue chez la jeunesse blanche de Tallahassee, épithètes qui, à l’instar de la longueur des ourlets et des coupes de cheveux, variaient d’une année sur l’autre. Quelle humiliation d’ouvrir un manuel de biologie à la page du système digestif et de tomber sur un Crève sale NÈGRE, mais au fil de l’année scolaire, les élèves cessaient progressivement de prêter attention aux diverses insultes et suggestions déplacées. Comment tenir jusqu’au soir si chaque ignominie vous envoyait au fond du trou ? Il fallait apprendre à ne pas se laisser distraire.

Le châtiment infligé à ceux qui outrepassent leur condition était un des piliers du monde selon Harriet. Sur son lit d’hôpital, Elwood s’était demandé si la brutalité de la correction qu’il avait reçue avait un lien avec le fait qu’il ait demandé des cours plus ardus : On va lui apprendre, à ce petit nègre prétentieux. Mais il avait désormais une nouvelle théorie : il n’existait pas de système supérieur régissant la brutalité de Nickel, rien qu’un mépris aveugle sans rapport avec les individus. Repensant à ses cours de sciences au lycée, il visualisa une Machine à Malheur Perpétuel qui fonctionnait seule, sans intervention humaine. Il pensa aussi à Archimède, une de ses premières découvertes encyclopédiques. La violence est le seul levier qui soit assez puissant pour faire avancer le monde.

Changer la loi, très bien, mais ça ne changera pas les gens ni leur façon de traiter leurs semblables. Nickel était un établissement raciste jusqu’à la moelle – la moitié du personnel enfilait probablement un costume du Klan tous les week-ends –, mais aux yeux de Turner sa cruauté allait plus loin que la couleur de la peau. C’était Spencer. C’était Spencer et c’était Griff et c’étaient tous les parents qui avaient laissé leurs enfants atterrir là. C’étaient les gens.

Fuir était une folie, ne pas fuir aussi. En regardant ce qui s’étendait à l’extérieur de l’école, en voyant ce monde libre et vivant, comment ne pas songer à courir vers la liberté ? À écrire soi-même son histoire, pour changer. S’interdire de penser à la fuite, ne serait-ce que pour un instant volatil, c’était assassiner sa propre humanité.

Voilà ce que cette école vous faisait. Et ça ne s’arrêtait pas le jour où vous en partiez. Elle vous brisait, vous déformait, vous rendait inapte à une vie normale.  

Ils l’avaient appris très jeunes, à l’école, dans les rues et sur les routes de leurs villes poussiéreuses. Nickel le leur avait bien fait entrer dans le crâne : Vous êtes des Noirs dans un monde de Blancs.

C’était l’année 2014 et elle habitait à New York. Elle se rappelait mal combien la vie avait été difficile – les fontaines à eau réservées aux Noirs quand elle rendait visite à sa famille en Virginie, l’immense effort déployé par les Blancs pour les broyer –, et soudain tout lui revint, à la lumière de choses minuscules, comme héler en vain un taxi au coin d’une rue, des humiliations ordinaires qu’elle oubliait cinq minutes plus tard sous peine de devenir folle, et à la lumière aussi de choses flagrantes, la traversée en voiture d’un quartier délabré, anéanti par ce même effort gigantesque, ou un adolescent abattu par un policier, un de plus : ils nous traitent comme des sous-hommes dans notre propre pays. Ça ne change pas. Ça ne changera peut-être jamais.


 

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