samedi 6 septembre 2025

[Saviano, Roberto] Giovanni Falcone

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Giovanni Falcone (Solo è il coraggio)

Auteur : Roberto SAVIANO

Traduction : Laura BRIGNON

Parution : en italien en 2022,
                  en français (Gallimard) en 2025

Pages : 608

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le 23 mai 1992, aux abords de Palerme, plusieurs centaines de kilos d’explosifs faisaient sauter la voiture du célèbre juge Falcone, l’ennemi numéro 1 de la mafia sicilienne. Le nouveau roman-enquête de Roberto Saviano reconstitue les étapes qui ont mené à cet assassinat.
Tout commence vingt ans plus tôt, lorsqu’un magistrat inconnu rouvre le dossier antimafia. Sous la surveillance d’une escorte grandissante, Giovanni Falcone accumule une infinité de preuves, pleure la mort de collègues tombés avant lui et connaît quelques brèches de bonheur en tant que mari, frère et ami. À chaque instant, il sait ses jours comptés.
En plusieurs chapitres haletants qui composent une mosaïque contrastée, Roberto Saviano décrit les multiples tentacules de la pieuvre mafieuse. Il rend aussi un hommage bouleversant à son antidote le plus pur : le courage d’avancer, malgré la peur, jusqu’à obtenir justice.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Roberto Saviano, né à Naples en 1979, est notamment l’auteur du best-seller international Gomorra (2007), d’Extra pure : Voyage dans l’économie de la cocaïne (2014), de Crie-le ! (2023) et des romans Piranhas (2018) et Baiser féroce (2019), tous parus aux Éditions Gallimard. Depuis 2006, il vit sous protection policière en raison des menaces que lui valent ses enquêtes.

 

 

Avis :

Le 23 mai 1992, les sismographes de la région de Palerme enregistraient une secousse évocatrice d’un tremblement de terre. Il s’agissait en fait de l’explosion de plusieurs centaines de kilogrammes de TNT placés dans un tunnel d’évacuation des eaux sous l’autoroute proche de la ville. Cosa Nostra venait d’éliminer le juge Falcone, tuant en même temps son épouse et trois gardes du corps, parmi les rares à encore oser demeurer aux côtés du magistrat qui, ayant vu tomber un à un ses compagnons de lutte contre la mafia, magistrats, procureurs et enquêteurs, se savait depuis longtemps « cadavre ambulant », « étoile morte », sa vie sous protection réduite à l’absence, « absence à lui-même » et « absence à la joie », et le condamnant à « souffrir par contumace, souffrir à moitié. Souffrir pour toujours. » 

Cette existence en dehors de l’existence, l’écrivain et journaliste italien Roberto Saviano la connaît bien depuis que ses publications dénonçant les milieux mafieux lui valent de vivre lui aussi sous protection policière permanente. Réflexion sur le courage comme l’indique plus expressément le titre en italien, hommage appuyé à un devancier aux allures de frère d’armes et méditation sur l’engagement tragique de ceux qui s’investissent, par devoir et jusqu’au bout, dans cette « longue course de relais où, au moment de passer le témoin, chaque participant s’écroule par terre » mais qui constitue le seul rempart contre des organisations criminelles sapant les fondements-mêmes de la société, ce vaste ouvrage minutieusement documenté dont il est précisé en introduction que tous les faits et personnages ont véritablement existé est avant tout un document monumental rédigé par un vrai spécialiste du crime organisé en Italie, l’oeuvre colossale d’un journaliste qui, fort d’avoir méticuleusement reconstitué l’ossature de la vie et de l’environnement de Falcone telle qu’elle ressort des diverses sources historiques, s’est attaché avec toujours autant de réalisme et de rigueur à l’habiller de chair au moyen d’une mince couche romanesque comblant les trous et reconstituant les dialogues.

Avec la foule d’événements et de figures judiciaires, politiques et mafieuses qui s’égrènent au long de ses six cents pages couvrant une décennie de lutte contre la mafia, ses incessants allers-retours temporels remontant jusqu’en 1943 pour contextualiser le récit, enfin ses multiples chapitres brefs et hachés exigeant dans leur précision analytique une attention de tous les instants, ce pavé dense et ardu réserve au lecteur curieux, patient et concentré, le développement d’une narration en forme de tragédie grecque convergeant de signes en présages vers le destin funeste d’un héros véritable, quasiment auréolé d’un halo mythologique ou religieux dans son abnégation, sa détermination solitaire face au mal et sa situation de presque martyr lâché par tous quand la terreur l’encercle.

Très contenue, l’émotion n‘irrigue que très discrètement ce texte résolument rigoureux qui, au-delà de l’impressionnante et glaçante page d’histoire, se retrouve l’occasion d’une réflexion sur le courage, la solitude et la justice. Résolus à se battre jusqu’à la mort pour le droit et la défense de la société, Falcone et ses semblables furent une poignée de desperados de la justice à inventer une lutte collective où chacun savait qu’il ne ferait qu’un bout du chemin et devait se tenir prêt à passer ses dossiers au suivant quand il tomberait à son tour. Le combat n’est d’ailleurs pas terminé puisque l’auteur y joue lui aussi sa vie aujourd’hui.

Documentaire engagé d’une grande rigueur et précision analytique, cet ouvrage est un rare livre-monument, une stèle devant laquelle s’incliner dans un mélange d’effroi et de respect, mais aussi, par sa dénonciation des silences et complicités politiques et institutionnelles face au crime organisé, un puissant appel à la conscience collective. (4/5)

 

 

Citations :

Au moment d’accepter un poste, certains comptent les kilomètres entre leur domicile et leur bureau, d’autres les morts qui les ont précédés. Pour pouvoir s’asseoir dans certains fauteuils, il faut d’abord pousser les corps de tous ceux qui, avant soi, ont payé cette place de leur vie.


« Sa mort était la seule chose qu’on pouvait acheter », a écrit un de ses substituts à son sujet. Tout le monde savait qu’il était incorruptible, mais c’est pour une autre raison que beaucoup de gens affirment qu’il l’a cherché : estimant qu’être entouré d’un groupe d’hommes armés pouvait mettre en danger les personnes à proximité, Costa refusait l’escorte à laquelle il avait droit. Il a été abattu après avoir signé une poignée de mandats d’arrêt contre Rosario Spatola et ses acolytes, tels que Gambino et Inzerillo. Des mandats d’arrêt que, sous divers prétextes, ses substituts avaient quant à eux refusé de signer.


Le rapport « Greco Michele + 161 » est une encyclopédie de la mafia sicilienne, et pas seulement. Dedans, il y a tout : l’organigramme des familles palermitaines, l’ascension des Corléonais pendant la guerre mafieuse commencée il y a deux ans, les meurtres, les alliances. Dans le dossier – dont les mafieux connaissent déjà l’existence à cause de fuites provenant du tribunal –, la figure de Michele Greco, le Pape, apparaît pour la première fois comme élément pivot autour duquel tournent les clans. Il y a les noms de Liggio, Riina et Provenzano. Surtout, le rapport de Cassarà et Zucchetto, sur lequel travaillait Rocco Chinnici avant d’être assassiné, met en lumière un cadre mafieux complètement inédit, qui est la preuve ultime de ce que Chinnici soutenait fermement : la mafia n’est pas un ramassis de cellules sans liens entre elles. Sa composition n’est pas fragmentaire. Les faits et les dynamiques qui conditionnent son évolution ne sont pas aléatoires. Il existe un schéma, il y a une régie. Et il existe des objectifs bien précis.


« Giovà, on est dans une course de relais. Chacun fait un bout du parcours, il passe les dossiers au suivant, puis il va rejoindre le Créateur. C’est complètement dingue, non ? »


(…) Giordano, le président de la cour, et Pietro Grasso, l’assesseur, sont attendus pour la lecture de la sentence en première instance de ce procès, qui est officiellement le procès contre la mafia le plus important de l’histoire. Plus de vingt et un mois de débats, 349 audiences pour un total de 1 829 heures, 475 accusés, dont 208 à la barre, 102 personnes sous contrôle judiciaire, 44 assignés à domicile et 121 accusés en fuite, plus de 900 témoins et parties civiles auditionnés. 1 314 interrogatoires, 635 plaidoiries de la défense, 1 265 tomes de procédure. Le réquisitoire des avocats généraux Giuseppe Ayala et Domenico Signorino pour demander la condamnation de tous les dirigeants de Cosa nostra, désignée comme responsable directe des crimes les plus atroces commis entre 1977 et 1984, a duré douze jours. La cour va rendre sa sentence après s’être retirée plus d’un mois dans la salle des délibérés. Et aujourd’hui, le 16 décembre 1987, elle sera lue au tribunal. Où plane un silence de mort.


Au total, le Maxi débouche sur 2 665 années de prison, 114 acquittements et 19 condamnations à perpétuité. 346 accusés sont reconnus coupables.


Ça fait presque une heure que Giovanni se répète cette phrase comme un mantra. Penché sur ses papiers, accompagné de son cendrier éternellement débordant et de sa collection de canards, témoins muets de son abattement, il se répète ce que son père lui disait jusqu’à la nausée : qu’il faut être assez bon dans son travail pour pouvoir le faire même dans les pires conditions. Que dans le travail comme dans la vie, il ne faut jamais perdre le cap : être doué, expert, toujours faire ce que l’on attend de soi, même sur une barque en train de couler dans une tempête. Ou, au moins, faire de son mieux. Alors, Giovanni essaie de travailler, même si sous ses pieds le sol s’éboule, même si au-dessus de sa tête le toit part en morceaux, exactement comme les enquêtes dont il s’est occupé ces dernières années. Francesca avait raison, ils ont été de vrais visionnaires – pour ne pas dire de gros crétins – avec Peppino, quand ils ont cru que ça pouvait marcher. 


Sisyphe n’arrivera jamais au sommet de la montagne. Il le sait pertinemment. Et malgré cela, il marche, il marche, il se lance dans l’ascension, le dos ployé, écrasé par le poids de ce rocher.  Cela ne fait pas de lui un dieu, oh non. Cela fait de lui un grand homme.
 
 
Paolo boit son whisky. Il voudrait dire à Giovanni qu’ils trouveront un moyen de le torpiller où qu’il soit, que, comme dit le proverbe, le poisson pourrit toujours par la tête, qu’il ne se serait jamais passé ce qui s’est passé à Palerme si les éléments vérolés n’étaient pas dans les hautes sphères, si quelqu’un d’important ne l’avait pas à tout le moins permis. Il voudrait lui dire que dans son cas, il y a deux gros problèmes : sa médiatisation et son indépendance, que ces deux problèmes font de lui quelqu’un d’indésirable pour les institutions, quelqu’un qui dérange. On ne peut ni le maîtriser ni le museler. C’est le parfait guerrier. Comme lui-même, d’ailleurs. Mais quelle peut être la destinée d’un soldat, si pendant qu’il se lance à l’assaut fusil en joue, ses généraux signent des armistices et partagent leurs royaumes entre les deux camps ?


Il ne s’agit plus d’aller au combat dans l’indifférence de leurs généraux ou sous les railleries des autres soldats. Maintenant, il s’agit pour eux de descendre dans la tranchée avec leurs propres supérieurs qui leur tirent dessus. Évidemment, le feu ami n’est pas toujours intentionnel. Mais ses dégâts sont les mêmes.


De fait, il semblerait qu’aux pieds de la Madonnina se soit développé ce mélange bien connu en Sicile entre criminalité organisée, entrepreneuriat et politique. Ça fait longtemps que les clans mafieux ont mis sur pied un trafic d’héroïne et de cocaïne à Milan, et ils ont besoin de blanchir l’argent dans des entreprises légales, c’est pourquoi ils s’appuient sur quelques entrepreneurs locaux très actifs dans le secteur du bâtiment, qui, à leur tour, se servent de leurs relations dans les hautes sphères politiques locales. C’est un modèle efficace, reproductible n’importe où.


Oui, certes, il y a encore la cassation, à l’avenir. Cependant, Falcone est en train d’apprendre à ne pas placer trop d’espoirs dans l’avenir. Des espoirs tenaces, mais de plus en plus rares. Et c’est un problème. Parce qu’un homme doit pouvoir vivre dans au moins une des trois dimensions temporelles. Le présent, c’est une guerre perdue. Le futur, il n’y voit que des murs et des portes verrouillées. Le passé est en train de s’écrouler avec tout le reste. Alors, dans quel tiroir ranger ses espoirs ? En existe-t-il encore un qui n’ait pas été occupé, détruit ou vendu au rabais ? 


 

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