J'ai beaucoup aimé
Titre : Junil
(Junil a les terres dels bàrbars)
Auteur : Lluis JOAN-LLUIS
Traduction : Juliette LEMERLE
Parution : en catalan en 2021,
en français (Les Argonautes)
en 2024
Pages : 288
Présentation de l'éditeur :
Bientôt contrainte de fuir l’Empire, Junil embarque avec trois amis esclaves dans un voyage périlleux au cœur des terres barbares. Mais qui sont au juste ces barbares ? Et si, au bout du chemin, ce n’était nul autre que le poète exilé, Ovide en personne, qui les attendait ?
Avec Junil, conte moderne et véritable phénomène public en Catalogne, Joan-Lluís Lluís nous offre un hommage vibrant au pouvoir émancipateur des histoires.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Auteur français d’expression catalane, Joan-Lluís Lluís a grandi dans une petite ville à côté de Perpignan. De son engagement pour la langue catalane et de sa sensibilité pour l’oppression sociale des minorités sont nés des romans d’une force narrative inouïe.
Avis :
Défenseur des langues régionales, l’écrivain français d’expression catalane Lluis Joan-Lluis nous transporte à l’aube du premier millénaire pour une fable aux allures d’Odyssée soulignant l’importance de la langue dans la constitution de l’identité collective.Un Empire au Sud ; des barbares au Nord ; la poésie d’Ovide et l’exil du poète à Tomis, l’actuelle Constanța en Roumanie, « tellement loin qu’on dirait que c’est à la fin de tout ce qui existe » : tels sont les seuls repères spatio-temporels dans ce roman qui, bien plus ancré dans l’imaginaire que dans l’Histoire, cherche avant tout à nous faire revenir à un point d’origine, lorsque langue et littérature commencent tout juste à faire prendre la sauce de l’identité culturelle à travers début de tradition orale et premiers textes fondateurs.
Tout commence par la persécution et l’aspiration à la liberté. Ils sont d’abord quatre à se résoudre à tout quitter pour l’inconnu : Junil, une jeune fille traitée en esclave par un père tyrannique, mais qui, à force d’encoller les papyrus formant les rouleaux vendus dans la librairie paternelle, s’est mise à s’intéresser à leur contenu ; Trident, l’esclave copiste qui, lui ayant appris à lire et à écrire, lui a transmis l’amour des textes, en particulier des poèmes d’Ovide dont Les Métamorphoses au nom ici hautement symbolique ; le bibliothécaire Lafas qui, voué au confinement par sa consécration à Minerve, vivait jusqu’ici cloîtré dans son savoir livresque ; enfin, Dirmini qui, déjà marqué dans sa chair, sait que la mort est au bout de son destin de gladiateur. Un enchaînement de péripéties mettant leur vie en danger parachève leur rupture de ban et les voilà tous quatre lancés sur les routes, fuyant l’Empire pour la lointaine terre des Alains dont on dit qu’ils méprisent l’esclavage, mais obligés de traverser les contrées du Nord aux mains de pillards et de tribus barbares.
S’ensuit un récit à la fois d’aventure et d’apprentissage, jalonné d’épreuves et de dangers, où partis quatre, ils poursuivent de plus en plus nombreux, agrégeant peu à peu à leur petite troupe une moisson de ces barbares qu’ils redoutaient tant et qui, maintenant qu’en ces nouvelles contrées ils sont eux-mêmes devenus des étrangers, finissent par leur paraître toujours plus familiers, mus qu’ils sont tous par le même idéal de liberté. Ils leur faudra d’abord s’inventer une langue commune, condition de partage de leurs histoires respectives et bientôt de leur avenir commun, lequel s’incarnera, au gré de récits oraux, puis progressivement écrits, en une geste laissant une large place à une mythologie et à un imaginaire partagés. Ainsi, de l’oralité toujours plus stimulée et augmentée par l’imagination des uns et des autres aux traces écrites permettant la survie de la mémoire et le prolongement de soi, l’on assiste à la création de longs poèmes homériques, à la découverte des vertus de la lecture et, ce faisant, à l’émergence d’un nouvel ordre fait d’émancipation, de rêve et de liberté.
Jolie fable antique rendant discrètement hommage à Ovide et à Sophocle, mais aussi à tous les conteurs homériques au travers d’un voyage épique vers l’émancipation au sens large, Junil est avant tout l’histoire d’un apprentissage et d’une élévation, celui de l’humanité grâce à la maîtrise du langage, puis de l’écriture et de la lecture, le tout incarné en une poignée de personnages attachants. (4/5)
Citations :
On peut marquer les nuages, la terre, la rivière… Mais aussi la joie, le courage, la fatigue, tout… Et les contes que tu dis aussi… On pourrait les marquer… comme ici, mais sur un autre rouleau… comme ça personne n’aurait à faire l’effort de s’en souvenir… Le papyrus s’en chargerait tout seul… (...)
– Et à quoi sert un diseur de contes s’il ne sait pas se les rappeler ? D’où sortira-t-il les mots s’il ne les a pas en lui ? Un diseur n’invente pas, il mélange les mots qui sont en lui et les dit, dans un ordre différent à chaque fois… Et c’est cet ordre qui fait un nouveau conte, mais les mots sont les mêmes. On ne peut pas parler sans les mots qu’on porte déjà en soi… C’est en se rappelant des contes qu’on finit par connaître tous les mots… Ce que vous me racontez, ça n’a pas de sens. Si je marquais les mots, je n’aurais plus besoin de les savoir tous et alors je ne trouverais plus de conte en moi…
Ma mère aussi nous parlait d’animaux dans ses contes, mais c’étaient des animaux de tous les jours, et c’était comme si elle les faisait vivre parmi nous, tu vois ? Et les guerriers dont elle parlait, c’étaient des guerriers de chez nous, on pouvait leur donner un vrai nom, untel ou untel. Et on avait peur, bien sûr, 193 mais pour de faux, tu me suis ? C’était comme jouer à nous faire peur, pour qu’on soit sage… Mais avec le Vieux c’était autre chose. Il y avait comme un poids, dans son histoire. Comme si rien ne pouvait jamais finir bien… Et quand j’y pense maintenant, à ce qu’il nous racontait, je vois des bêtes énormes, bien plus grosses qu’en réalité, et des guerriers géants, et des femmes aussi, avec leur con… Oui, c’est ça, comme s’ils venaient d’un autre monde. Mais comment c’est possible ? Cette impression, je veux dire… Alors comme toi, Junil et Trident, vous parlez souvent de tous ces poèmes écrits que vous aviez autrefois, et comme Junil lit tout le temps ce papyrus plein de dieux et de gens étranges, et que je ne comprends pas non plus, je me demande si on peut faire vivre ces guerriers géants sans vraiment le dire avec des mots, tu vois ? Plutôt que de dire : « Regardez, ce guerrier-là est géant », montrer qu’il est géant sans vraiment le dire avec des mots… Tu penses que je dis n’importe quoi, hein ? Ah, toi aussi tu y penses beaucoup, au Vieux ? Parce qu’il avait de grands mots, tu dis ? Tu crois que c’est ça ? Qu’il y a des mots qui sont grands ? Des mots qui dévoilent ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Qui dévoilent quoi ? Bon sang, Lafas, explique-moi ça, tu veux bien !
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