mardi 22 septembre 2020

[Vaillant, John] Le Tigre





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : LeTigre (The Tiger)

Auteur : John VAILLANT

Traductrice : Valérie DARIOT

Parution : en anglais (Canada) en 2010,
                 en français en 2011 (Noir sur Blanc)

Pages : 488

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Hiver 1997. Un habitant d’un village isolé dans les forêts de l’Extrême-Orient russe, proche de la frontière chinoise, se fait dévorer par un tigre de Sibérie. Le comportement quasiment humain du fauve laisse à penser qu’il poursuit une sorte de vengeance. Iouri Trouch et ses hommes de « l’inspection Tigre » se lancent sur la piste du dangereux animal, afin d’éviter de nouvelles victimes.
John Vaillant suit l’équipe d’inspecteurs dans leur traque du tigre, à travers la forêt dense et le froid mordant. La population de cette région, minée par la pauvreté et les dures conditions de vie, s’est tournée vers le braconnage et l’abattage illégal de la forêt pour survivre. Elle a contribué à la disparition progressive du tigre de l’Amour, qui figure aujourd’hui sur la liste rouge des espèces menacées en Russie.
À travers ce récit d’aventure haletant, basé sur une histoire vraie, Vaillant révèle la dévastation économique, culturelle et environnementale de la Russie post-soviétique. Il signe là un livre puissant, dans la veine de Dersou Ouzala, sur les rapports entre l’homme et la nature sauvage, ainsi que sur les limites de l’exploitation du milieu naturel.
 
Ce livre a reçu le Prix Nicolas Bouvier 2012 ainsi que le British Columbia’s National Award for Canadian Non-Fiction 2010, et le Globe and Mail Best Book for Science 2010.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

John Vaillant collabore à divers journaux et revues, comme The New Yorker, The Atlantic, National Geographic. S’intéressant aux frictions entre l’homme et son milieu naturel, il a voyagé à travers les cinq continents. L’Arbre d’or est son premier livre, paru au Canada en 2005 et récompensé par le prestigieux prix du Gouverneur général. Le Tigre, paru en 2010, est un succès dans de nombreux pays ; il a reçu le prix Nicolas Bouvier en 2012. John Vaillant vit aujourd’hui à Vancouver.
John Vaillant a reçu le prestigieux prix Windham Campbell 2014 pour l’ensemble de son œuvre.

 

 

Avis :

En 1997, à l’extrême bout de la Russie, un peu au nord de Vladivostok, un tigre de Sibérie se transforme en mangeur d’hommes, faisant preuve d’une véritable vindicte contre les habitants de la région. Une équipe russe, aguerrie aux dures conditions de la taïga et spécialisée dans la protection de cette espèce animale en voie de disparition, se lance sur les traces du fauve, avec l’autorisation exceptionnelle de l’abattre. Mais pourquoi cette bête s’est-elle soudain démarquée du comportement habituel de ses congénères, qui, à quelques accidents près, ont toujours vécu à bonne distance des hommes ?

Cette histoire vraie est d’abord le récit haletant d’une traque dangereuse et éprouvante, qui fait prendre toute la mesure de l’impressionnante puissance de ces fauves respectés, voire vénérés, depuis des millénaires par les populations autochtones. Elle est aussi l’occasion d’une fascinante découverte de la taïga et de ce territoire de l’Extrême-Orient russe, où les habitants vivent dans les rudes conditions d’un monde de neige et de glace, aggravées par l’isolement et la misère que la chute du communisme a porté au paroxysme avec la fin des industries locales. Réduits au plus complet dénuement, les hommes tentent tant bien que mal d’y survivre en usant de tous les expédients possibles : braconnage, exploitation illégale de la forêt, autant de trafics encouragés par la proximité de la Chine, notamment convaincue des vertus aphrodisiaques des produits dérivés du tigre…

Récit d’aventure donc, mais surtout enquête admirablement documentée et souvent étonnante sur un territoire singulier et sa dévastation accélérée depuis l’ère post-soviétique, ce livre montre, sans jugement ni parti pris, l’inéluctable évolution qui a peu à peu transformé un mode de vie ancestral où chacun trouvait sa place, en une confrontation pour la survie, où l’homme et les espèces sauvages parviennent de plus en plus mal à partager les mêmes espaces.

Lors de l’écriture de cet ouvrage en 2010, on estimait à 500 le nombre d’individus sauvages de la sous-espèce des tigres de Sibérie, aussi appelés les tigres de l’Amour. Cette même année, une dizaine de pays se réunissaient lors d’un sommet en Russie et s’engageaient à doubler la population de ces fauves d’ici 2022. En 2015, on en a recensé 562 en Russie seulement, ce qui tendrait à faire penser que les mesures conservatoires nouvellement prises ont commencé à porter quelques fruits. L’avenir de ces animaux reste néanmoins bien incertain. Pour reprendre la conclusion de John Vaillant : Comme le résume cette formule de John Goodrich, coordinateur de longue date du projet du Tigre de Sibérie : « Pour que les tigres existent, il faut que nous le voulions. »   Aujourd’hui, plus que jamais. (4/5)

 

 

Citations :

Le Primorié, ou Province maritime, a une surface à peu près équivalente à l’État de Washington. Bordé par la mer du Japon, il occupe l’extrémité sud-est de la Russie. C’est un pays de montagnes et d’épaisses forêts qui rappelle à la fois les Appalaches par son isolement et le Yukon par son aspect de frontière sauvage. Les activités y sont des plus primaires : exploitation du bois, extraction minière, pêche et chasse. La vie dans la région n’a rien de clément. Aux salaires de misère s’ajoutent une corruption généralisée, un marché noir florissant et des fauves parmi les plus gros du monde.

Parmi leurs nombreuses retombées négatives, la perestroïka et la réouverture de la frontière entre la Russie et la Chine ont entraîné une recrudescence de la chasse illégale au tigre. Dans les années 1990, alors que l’économie nationale partait à vau-l’eau et que le chômage explosait, des braconniers de profession, mais aussi des entrepreneurs et de simples citoyens se mirent à puiser allègrement dans les multiples ressources de la forêt. Rares et précieux, les tigres furent particulièrement touchés, leurs organes, leur sang et leurs os étant très recherchés pour les besoins de la médecine traditionnelle chinoise. Selon certaines croyances, leurs moustaches auraient le pouvoir de rendre invincible aux balles, leurs os réduits en poudre seraient un remède contre la douleur et leur pénis rendrait aux hommes leur virilité. Nombreux sont ceux, de Tokyo à Moscou, qui seraient prêts à payer des milliers de dollars pour une peau de tigre.

La mission officielle de cette inspection présentait de grandes similitudes avec celle d’une brigade de lutte anti-drogue, et elle comportait les mêmes risques. Les sommes d’argent en jeu étaient équivalentes et leurs adversaires des individus sans foi ni loi. Les tigres, comme la cocaïne, se vendent au gramme ou au kilo, et leur valeur augmente proportionnellement à la pureté du produit et à l’habileté du vendeur.

En hiver, une forme de politesse involontaire se pratique dans la taïga. Il faut beaucoup d’énergie pour s’ouvrir un passage à travers la neige, d’autant plus quand celle-ci est épaisse ou recouverte d’une couche de glace. Si bien que le premier à passer, bête, homme ou machine, rend un grand service à ceux qui viendront ensuite. Or l’énergie, c’est-à-dire la nourriture, étant un enjeu primordial pendant les grands froids, les cadeaux qui permettent d’économiser ses forces sont acceptés de bonne grâce. Tant que le sentier, la route forestière, la rivière gelée ou l’autoroute goudronnée va plus ou moins dans la bonne direction, les autres créatures de la forêt l’emprunteront aussi, sans se soucier de savoir qui a ouvert le passage. C’est ainsi que les voies de communication, à l’image des cours d’eau, ont un effet attractif sur les êtres qui en sont tributaires et donnent lieu à des rencontres insolites. 
 
(…) cette sous-espèce, connue localement et officiellement répertoriée sous le nom de tigre de l’Amour, vit en réalité au-delà des frontières de la Sibérie. Très peu peuplée, rarement visitée par les touristes et incomprise du reste du monde, l’extrémité orientale de la Russie est moins une frontière qu’une marge d’erreur. Les êtres humains qui partagent leur espace avec le tigre de l’Amour – et qui le craignent, le révèrent, le tolèrent et parfois le chassent – vous diront que leur tigre habite dans la taïga de l’Extrême-Orient. (…) Un biologiste dirait que cet animal occupe une zone géographique délimitée par la Chine, la Corée du Nord et la mer du Japon. (...)
Les Russes aussi ont du mal à comprendre cette région. Quand l’ingénieur des chemins de fer et des télégraphes Dmitri Romanov débarqua sur la côte sud du Primorié, à bord du vapeur Amerika, à l’été 1859, il fut ébahi par ce qu’il vit :  
La région qui s’étend au-delà de ces rivages est recouverte d’une forêt subtropicale luxuriante, tissée de lianes, où les chênes ont un diamètre d’une sagène [un peu plus de deux mètres], écrivit-il dans un journal de Saint-Pétersbourg. D’autres spécimens de cette végétation gigantesque sont extraordinaires et nous les connaissons pour les avoir observés dans les régions tropicales d’Amérique. Quel merveilleux avenir pourra avoir ce lieu avec ses forêts préhistoriques et ses ports, parmi les plus splendides qui soient au monde !… Le plus magnifique d’entre eux est le bien nommé Vladivostok [« Puissance à l’Est »] qui abritera notre flotte du Pacifique et marquera le début de l’influence russe sur un vaste territoire océanique.
Ce pays, connu des Chinois sous le toponyme de Shuhai, ou « océan d’arbres », pouvait certes sembler merveilleux à contempler du pont d’un navire, mais à terre sa nature sauvage n’épargnait ni hommes ni bêtes. En plus de lutter contre le froid arctique et de se méfier des tigres, il fallait composer avec des nuées d’insectes inimaginables. Sir Henry Evan Murchison James, membre de la Royal Geographical Society, un habitué de la jungle et des arthropodes, en fut lui-même époustouflé :  
Il en existe de plusieurs espèces, écrivait-il en 1887. L’une porte des rayures jaunes et noires et ressemble à une guêpe géante. La rapidité avec laquelle ces insectes sont capables de percer la peau épaisse d’une mule est inconcevable. En l’espace d’un instant, j’ai vu une pauvre bête dévorée jusqu’au sang, sans qu’on ait eu le temps de lui venir en aide… Quand nous nous couchions ou quand nous marchions dans le petit matin, de même que pendant les repas, nous nous enveloppions d’un nuage de fumée… S’il y a un moment où la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, je dirais que c’est l’été dans les forêts de Mandchourie.
 
Autrefois considérée comme appartenant à la Mandchourie extérieure, la région administrative du Primorié, Primorskii Kraï, forme le territoire le plus méridional de la Russie. Sa population est d’environ deux millions d’habitants et ses frontières coïncident avec la zone d’habitat naturel du tigre de l’Amour. Grosse excroissance sur le corps massif de la Russie, le Primorié dessine une enclave en forme de griffe ou de croc contre le flanc oriental de la Chine. Aujourd’hui encore l’endroit reste un point sensible où s’expriment des tensions entre proximité et allégeance : Vladivostok, sa capitale qui abrite une population de plus d’un demi-million d’habitants, se trouve à deux jours de train de Pékin, alors que le voyage jusqu’à Moscou prend une semaine et représente un périple de près de dix mille kilomètres par le Transsibérien. Aucune autre ville au monde n’est aussi éloignée de sa capitale. Même l’Australie est plus proche d’elle.

Vladivostok, qui abrite le quartier général de l’inspection Tigre, se situe à une latitude plus méridionale que la Côte d’Azur, ce qui est difficile à croire quand on sait que ses baies restent prises dans les glaces jusqu’en avril.

Entre autres singularités du lieu, celle-ci fait du Primorié une frontière entre la civilisation et la nature sauvage. Ce territoire – et l’Extrême-Orient en général – occupe une place bien particulière, à mi-chemin entre le monde industrialisé et le Tiers-Monde. Les autochtones sont fiers de leurs trains, propres et ponctuels, mais à l’arrivée en gare il n’est pas rare qu’il n’y ait pas de quai et que le marchepied rétractable soit bloqué par la glace, obligeant le voyageur à jeter ses bagages dans le noir, puis à sauter lui-même pour les suivre.

Dans le Primorié, les saisons se succèdent avec une égale virulence : après l’hiver glacial qui apporte le blizzard et paralyse tout, vient l’été avec ses pluies de mousson et son lot de typhons. C’est pendant l’été que la région enregistre les trois quarts de ses précipitations. Cette démesure donne lieu à des juxtapositions improbables et explique pourquoi il n’existe pas de nom satisfaisant pour désigner l’écosystème si particulier de ce lieu (…).
 
Plus simplement, on pourrait parler ici de « jungle boréale ». L’expression sonne comme un oxymore, mais elle rend compte du mélange singulier qui caractérise cette langue de terre lointaine, où les créatures des zones subarctiques partageaient déjà leur habitat avec celles des régions subtropicales avant la dernière ère glaciaire. Il existe des preuves solides laissant à penser que l’endroit fut un refuge, l’une des zones du littoral Pacifique qui restèrent préservées durant la dernière période de glaciation, ce qui expliquerait la présence d’un écosystème qui n’existe nulle part ailleurs. Ici, les loups gris et les rennes côtoient les spatules blanches et les serpents venimeux, les vautours eurasiens d’une douzaine de kilos se disputent les charognes avec des corneilles de la jungle aux becs tranchants comme des sabres. Le bouleau, l’épicéa, le chêne et le sapin poussent dans les mêmes vallées que l’arbre à kiwi et le lotus géant ; les buissons de lilas atteignent vingt mètres de haut et les pins à fruits comestibles sont envahis par la vigne sauvage et le schisandra. À leur tour, ceux-ci nourrissent et abritent des hardes de sangliers et de chevrotains porte-musc, à qui des canines de dix centimètres de long donnent l’apparence de rebuts de l’évolution. Nulle part ailleurs le glouton, l’ours brun et l’élan ne peuvent boire au même cours d’eau que la panthère, dans un bassin où cohabitent arbres au liège de l’Amour, bambous et ifs solitaires. Dans ce paysage, les ours noirs de l’Himalaya bâtissent dans des arbres à baies des plates-formes de fortune qui semblent trop fragiles pour supporter leur poids, des fleurs de pavot dodelinent sous le soleil et le ginseng garde ses secrets dans la pénombre.

L’Amour, qui a donné son nom à l’espèce de tigre locale, est le plus grand fleuve d’Asie du Nord-Est. Les Chinois l’ont baptisé Hei-lung-chiang, le Dragon noir. Alimenté par deux sources situées en Mongolie, il coule sur près de quatre mille cinq cents kilomètres avant de se jeter dans le détroit de Tartarie, en face de l’île de Sakhaline. C’est le troisième fleuve d’Asie et le plus long cours d’eau non domestiqué du monde. Écosystème à part entière, il abrite d’innombrables espèces d’oiseaux et plus de cent trente sortes de poissons. Ici, l’esturgeon – qui peut parfois atteindre la taille d’un alligator – côtoie dans les profondeurs du fleuve les huîtres perlières et le taïmen, un cousin gigantesque du saumon que l’on chassait autrefois au harpon sur des canoës en écorce de bouleau.
 
L’assemblage bizarre de la faune et de la flore dans le Primorié donne l’impression que l’Arche de Noé vient d’accoster et qu’au lieu de se disperser à travers le monde ses passagers, y compris quelques-uns dont on ignorait l’existence, ont simplement préféré rester sur place. Dans ce sanctuaire entouré d’eau vivent des espèces inclassables, tel ce chien raton laveur ou cet étrange canidé tropical appelé « dhole », qui chasse en meute et ne répugne pas à s’attaquer parfois aux hommes et aux tigres. Ici, on trouve aussi des ibis à jambes rouges, des oiseaux de paradis, des paradoxornis du Yangtsé qui ressemblent à des perruches, ainsi que cinq espèces d’aigles, neuf espèces de chauves-souris, et plus de trente sortes de fougères. Au printemps, d’incroyables papillons de nuit et de jour – l’Actias artemis, le Seokia pratti ou encore le Pseudopsyche dembowskii, une espèce encore jamais étudiée – agitent leurs ailes pailletées et iridescentes le long des routes. Au plus fort de l’hiver, dans les villages, les cuisines sont envahies par des coccinelles géantes dont les couleurs inversées dessinent sur les murs un papier peint animé. Cette « jungle boréale », à défaut d’une meilleure dénomination, est unique au monde et constitue la biodiversité la plus riche de Russie, le plus vaste pays de la planète. Et c’est sur cette ménagerie surréaliste que règne en maître absolu le tigre de l’Amour.

Des six sous-espèces de tigre qui ne sont pas éteintes, le tigre de l’Amour est le seul qui se soit acclimaté aux régions arctiques. Son crâne est plus gros, ses tissus graisseux plus épais, sa fourrure plus fournie, ce qui lui confère un aspect charpenté et primitif que n’ont pas ses cousins au poil plus lustré des régions tropicales. Son énorme tête à la crinière drue peut être aussi large qu’un poitrail d’homme, et pour mesurer ses empreintes, on se sert de chapeaux et de couvercles de casserole comme éléments de comparaison. Comme l’écrit l’ouvrage encyclopédique de référence Mammifères de l’Union soviétique, « l’aspect général de ce tigre exprime une force physique considérable, une assurance tranquille ainsi qu’une grâce un peu lourde (9) ». Autant dire que cet animal associe l’agilité et les appétits d’un félin à la masse d’un réfrigérateur industriel. Pour s’en faire une image fidèle, il est instructif de commencer au commencement : représentez-vous la tête grotesque d’un pit-bull et imaginez à quoi cette masse de muscle ressemblerait si l’animal pesait un quart de tonne. Complétez ce tableau par une paire de crocs longs comme le doigt, par deux rangées de dents capables de broyer les os les plus épais, puis par des griffes crochues et acérées pouvant atteindre dix centimètres sur leur pourtour extérieur, soit la longueur des serres d’un vélociraptor. À présent, imaginez ces accessoires montés sur une bête mesurant près de trois mètres du museau à la queue et un mètre au garrot. Pour finir, peignez cet animal d’une calligraphie primitive – des coups de pinceau noirs sur un fond roussâtre et beige – et alors vous vous demanderez avec étonnement par quel étrange concours de circonstances nous autres, humains, cohabitons avec un tel animal. (Précisons que le tigre est en réalité tatoué. Si on le tondait, ses rayures resteraient visibles sur sa peau nue.) 
 
Contrairement aux griffes du loup ou de l’ours, conçues pour la traction et l’excavation, celles du félin sont pointues comme des aiguilles à leur extrémité et en partie tranchantes sur leur bord intérieur. À l’exception des crochets du serpent, elles sont ce que la nature a fabriqué de plus proche d’un instrument chirurgical. Quand elles sont sorties, les griffes des pattes avant du tigre se transforment en lames aiguisées capables de lacérer et de dépecer une proie. Mais ce détail est presque anecdotique au regard de leur fonction première, qui est de se planter dans la victime pour l’immobiliser. Aussi inamovibles que deux ancres, elles clouent littéralement l’animal au sol.

La chasse sauvage au tigre est le symptôme le plus manifeste d’un problème environnemental aussi grand que le territoire des États-Unis. En effet, les forêts sibériennes forment un sous-continent de six millions de kilomètres carrés, qui représente à lui seul un quart du patrimoine boisé et abrite plus de la moitié des réserves de conifères de la planète. Il est aussi le plus grand puits de carbone au monde et contribue donc à atténuer les principaux effets du réchauffement climatique. Or si les tigres ont été volés à la forêt, la forêt aussi a été volée aux tigres et au pays. Le besoin pressant de se procurer des devises fortes conjugué à une réglementation forestière par trop laxiste et à un immense marché situé juste de l’autre côté de la frontière ont eu pour effet de lâcher dans la nature un monstre qui continue aujourd’hui encore de semer la désolation sur son passage. Dans l’Extrême-Orient russe, l’abattage légal et illégal des arbres (et tous les degrés entre les deux) continue de détruire l’habitat des tigres, des humains et du gibier qui les nourrit.

En effet, les hautes terres du Primorié sont depuis toujours le théâtre d’une bien étrange procession : en tête, les pins coréens suivant la ligne de crête ; derrière eux, les cerfs, les sangliers et les ours sur la trace des pommes de pin (qui ont tendance à rouler au bas des pentes), l’enracinement de ces créatures favorisant à son tour la germination des graines ; puis les panthères, les tigres et les loups traquant les cerfs et les sangliers, eux-mêmes suivis par les corneilles et les vautours ; et pour finir les humains et les rongeurs fermant ce convoi. Toutes ces créatures contribuent à disséminer les graines toujours plus loin et ce faisant repoussent les limites territoriales du pin coréen, mais aussi de chaque espèce participant à ce cycle. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les pignons du pin coréen, aussi petits et insignifiants soient-ils, sont l’axe autour duquel tourne la roue de la vie dans cette région. Ceux qui ne les consomment pas eux-mêmes mangent les bêtes qui s’en nourrissent. Et pourtant ces pignons sont si bien dissimulés qu’un homme pourrait parcourir le Primorié en long et en large sans jamais les remarquer. Il est à la fois merveilleux et terrifiant de penser qu’en l’absence d’une chose si petite et si humble, un écosystème tout entier – depuis les tigres jusqu’aux mulots – serait voué à disparaître.
 
Interrogé à propos du Primorié, un jeune Moscovite éduqué s’apprêtant à intégrer l’une des plus prestigieuses écoles de musique des États-Unis répondit qu’il n’en avait jamais entendu parler. « Ça se trouve peut-être près de l’Iran », hasarda-t-il. Puis quand on lui demanda plus directement s’il existait des tigres en Russie, il répondit : « Seulement dans les cirques, je crois (23). » Dans l’esprit d’une grande partie de la population urbaine, la Russie s’arrête à l’Oural, quand elle va même jusque-là. Au-delà de cette frontière commence la Sibérie, autrement dit le désert. Et après ça ? Qui s’en soucie ?

Aujourd’hui, la vallée de la Bikine est considérée par les étrangers comme un lieu aussi dangereux pour les humains qui l’habitent que pour les animaux. Les villages isolés qui bordent la rivière vivent en autarcie et en marge de la loi. À deux journalistes étrangers en visite dans la région, un ami de Markov a un jour déclaré : « Vous êtes venus ici seuls ? Vous n’avez pas peur ? D’habitude les gens de l’extérieur ne viennent chez nous qu’en délégation. »

En résumé, l’État russe est une entité masculine et paternaliste, obsédée par la culture du secret, xénophobe et surarmée, mais aussi faillible, bornée et prompte à trahir les siens. Depuis un siècle, en réalité, les habitants de ce pays n’ont plus foi en rien. Ce n’est pas un hasard si le taux de divorce y est l’un des plus élevés au monde, si les enfants y sont élevés par des femmes seules (même quand elles vivent en couple). Les pères, eux, se saoulent, multiplient les aventures d’un soir, délaissent leur famille, renoncent, en un mot, et meurent jeunes. Quand le père disparaît et qu’il n’y a pas de grands-parents vers qui se tourner, il ne reste aux enfants qu’une alternative en dehors de l’orphelinat : la lutte quotidienne aux côtés de la mère ou la rue et ses dangers. La taïga offre un mélange des deux.

À Sobolonié, la seule chronologie est celle de la subsistance. Quand vous n’avez pas d’argent, que vous vivez en marge de la société, au fond des bois, le rythme régulier des montres et des calendriers n’a plus la même importance. Si vous avez de la chance, peut-être que l’arrivée du chèque de votre maigre pension marquera le passage des mois, mais si cet argent est aussitôt dépensé en vodka, il ne servira qu’à vous faire perdre un peu plus votre notion du temps. Au final, il ne reste donc que cette chronologie de la subsistance, alternant périodes d’oisiveté forcée et périodes d’activités saisonnières réglées sur les cycles naturels du poisson, du gibier, des abeilles et des pommes de pin. À ces activités s’ajoutent la plantation des pommes de terre et parfois l’embauche occasionnelle d’une équipe de bûcherons ou d’ouvriers pour la construction d’une route. Les gens obéissent à un calendrier ancestral, étranger à beaucoup d’entre nous, bien que des millions d’êtres humains à travers le monde continuent de vivre selon son rythme.
 
Cependant l’appétit que les tigres ont pour nous fait pâle figure au vu de notre convoitise à leur égard. L’homme chasse le tigre depuis des millénaires, mais récemment notre vénérable relation avec lui s’est envenimée, prenant un tour dont les conséquences se sont fait sentir jusque dans nos rapports avec les autres espèces animales. C’est un peu le syndrome du loup dans la bergerie : il massacre tout ce qu’il peut pour le seul plaisir de massacrer. Les hommes, eux, tuent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de bénéfice à en tirer. Dans le cas de la loutre de mer, ce tournant s’est produit entre 1790 et 1830, dans celui du bison américain entre 1850 et 1880 ; pour le cabillaud de l’Atlantique, des siècles de pêche intensive ont pris fin en 1990. Ces massacres à grande échelle présentent une certaine analogie avec les marchés financiers, auxquels ils sont souvent liés, et se terminent toujours de la même façon. Le poète canadien Eric Miller a su, mieux que quiconque, trouver les mots pour décrire l’état d’esprit qui conduit à ces excès :  
Une corne d’abondance !  
Le plaisir absolu de tuer sans avoir jamais l’impression de soustraire à la somme savoureuse de l’infinité !

Pendant l’hiver, il faisait si froid que l’air se transformait en glace dans les naseaux des chevaux, obligeant les conducteurs à s’arrêter régulièrement pour retirer ces bouchons qui risquaient de tuer leurs bêtes par suffocation.

Il y a un siècle, cette existence était celle de beaucoup de Russes et de la quasi-totalité des autochtones en Extrême-Orient. À l’époque, il n’y avait pas d’alternative, mais au cours des vingt dernières années les attentes des gens ont radicalement changé. Sous le communisme, l’aspiration avait sa place, certes modeste. Il y avait aussi un État qui garantissait à chacun une sécurité élémentaire en termes d’éducation, d’emploi, de logement et d’alimentation. Mais après la perestroïka, toutes ces assurances ont disparu. À leur place, se sont installés l’alcoolisme, la criminalité et la désespérance, un sort d’autant plus cruel qu’une simple parabole vous donnait accès à des chaînes par satellite permettant de mesurer combien vous étiez largués. Aujourd’hui, dans beaucoup de régions du monde, et pas seulement à Sobolonié, on peut crever de faim devant sa télévision.

Quand ils arrivèrent à Sobolonié, les hommes recousirent la plaie à l’aide d’un équipement de fortune qui était couramment utilisé pendant la guerre d’Afghanistan et qui nous donne une idée des conditions épouvantables dans lesquelles les soldats soviétiques ont servi là-bas. Trouch fut en effet « raccommodé » au moyen d’un « hareng », du nom de la boîte de conserve servant à confectionner les agrafes. La méthode est simple, bien que peu hygiénique : à l’aide d’un couteau, on découpe une fine bande de métal dans une boîte de conserve. On pince ensuite les bords de l’entaille, on plie en deux la bande métallique qu’on place sur la blessure et on agrafe. L’opération doit être répétée autant de fois que nécessaire. Trouch n’a pas été examiné par un médecin. Sa blessure a été désinfectée à la vodka. Il a gardé ses « harengs » pendant une semaine, après quoi il les a ôtés lui-même.
 
« De nos jours, dit-il, le plus grand problème pour un tigre, ce sont ces “nouveaux Russes” qui ont les moyens de s’acheter des carabines étrangères équipées d’excellents dispositifs de visée, qui piétinent allègrement les règles écrites et orales de la chasse, qui ne sortent pas de leur jeep et tirent sur tout ce qui bouge sans même vérifier s’ils ont tué ou non leur cible. Ces gens sont un fléau. La situation aujourd’hui est très différente de ce qu’elle était il y a encore dix ans, parce qu’aujourd’hui si je croise un tigre dans la taïga, presque à coup sûr ce sera un tigre blessé. »

Coincé entre une base militaire, une cité dortoir et une voie de chemin de fer, ce lieu baptisé « centre de réhabilitation et de reproduction » est l’un des dix ou douze élevages industriels privés déguisés en parcs à thème, où les tigres sont traités comme du bétail. L’objectif proclamé de ce parc est de relâcher à terme ces animaux dans la nature, mais il suffit de voir leur totale inaptitude quand ils sont mis en présence d’une vache sur pied pour comprendre que cet objectif est totalement irréaliste. Il ne fait aucun doute que tôt ou tard ces bêtes finiront dans l’un des nombreux remèdes encore vendus de nos jours par les apothicaires chinois. La question de savoir si ces élevages doivent être légalisés suscite un houleux débat. Parmi les conservateurs et dans les milieux informés, l’opinion générale est qu’en légalisant cette activité les pouvoirs publics légaliseront du même coup l’abattage et que les produits issus des tigres dits « sauvages », c’est-à-dire obtenus par braconnage, deviendront encore plus recherchés. Sans même parler du fait qu’il est pratiquement impossible de distinguer un tigre sauvage de son cousin élevé en captivité.

Conséquence insoupçonnée de notre succès écrasant à la tête du règne animal, nous sommes aujourd’hui placés en position de décider de l’avenir du tigre. Nous n’avons pas sciemment endossé cette responsabilité, mais elle nous incombe néanmoins. C’est un grand pouvoir pour une espèce que de décider de la destinée d’une autre et c’est aussi un défi dont nous connaîtrons l’issue à très court terme. D’ici là, le tigre ne survivra pas comme un ornement accroché à notre bonne conscience. Pour mesurer pleinement l’importance de cet animal, et son absolue nécessité, les humains ont besoin de points de référence s’imbriquant à leurs propres intérêts. Le plus incontestable d’entre eux, outre le spectacle sublime que nous offre un tigre en liberté, est qu’un environnement habité par ces animaux est sain par définition. S’il offre suffisamment de surface, de végétation, d’eau et de gibier pour satisfaire les besoins d’une espèce aussi exigeante que l’est le tigre, cela implique que toutes les créatures placées en dessous d’elle dans la chaîne alimentaire sont également présentes et donc que l’écosystème est intact. Le tigre serait par conséquent comme un gros canari dans une mine biologique. Les environnements dont il a disparu présentent divers dommages : c’est le gibier qui a déserté, quand ce n’est pas la forêt elle-même qui a été rasée.
 
Il est possible d’admirer un exemple de ce qui reste une fois que le tigre a cédé la place à travers la fenêtre du train reliant la frontière russe à Pékin. Pour peu qu’elle détourne un instant son regard du siège situé devant elle et du film vidéo qui lui enseigne comment confectionner une bride pour son téléphone portable à l’aide de ses propres cheveux, la passagère découvrira derrière sa vitre un paysage en tous points conforme à la conception marxiste de la nature. En dehors d’un ruban de forêt courant le long de la frontière sino-russe, ce qui fut autrefois le Shuhai, « l’océan d’arbres » de la Mandchourie, a rétréci comme peau de chagrin. Chaque mètre carré de terre arable semble avoir été déboisé et labouré au maximum. Oiseaux et animaux ont pour ainsi dire disparu. Apercevoir une pie est un événement. Toute bête plus grosse qu’un rat semble être morte mangée ou empoisonnée. Quelques chênes des ours tout rabougris continuent de pousser en vagues rousses sur des pitons rocheux dominant la plaine rasée, mais en dessous, aussi loin que porte le regard, s’étend l’œuvre de l’homme.

Ce qui différencie l’extinction de certaines espèces à la fin du Pléistocène de celles observées aujourd’hui est leur caractère délibéré car, même si elles se produisent passivement, elles restent le résultat d’actes volontaires. Autrement dit, nous devrions tirer les leçons du passé. Ce n’est pas une opinion ni un jugement moral, mais un constat. Pourtant, à l’image du tigre qui n’a pas encore assez évolué pour comprendre que tout contact avec les humains modernes et les biens qu’ils possèdent lui est généralement fatal, nous n’avons pas encore compris que nous ne pouvons plus nous comporter comme des groupes de nomades se contentant de se transporter dans une autre vallée – ou dans un autre champ pétrolier ou un autre filon – quand les ressources s’épuisent.

 

 

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