Coup de coeur 💓
Titre : Les hirondelles de Kaboul
Auteur : Yasmina KHADRA
Parution : 2002 (Julliard), 2004 (Pocket)
Pages : 147
Présentation de l'éditeur :
Dans les ruines brûlantes de la cité millénaire de Kaboul, la mort rôde,
un turban noir autour du crâne. Ici, une lapidation de femme, là un
stade rempli pour des exécutions publiques. Les Taliban veillent. La
joie et le rire sont devenus suspects. Atiq, le courageux moudjahid
reconverti en geôlier, traîne sa peine. Toute fierté l'a quitté. Le goût
de vivre a également abandonné Mohsen, qui rêvait de modernité. Son
épouse Zunaira, avocate, plus belle que le ciel, est désormais condamnée
à l'obscurité grillagée du tchadri. Alors Kaboul, que la folie guette,
n'a plus d'autres histoires à offrir que des tragédies. Quel espoir
est-il permis ? Le printemps des hirondelles semble bien loin encore.
Le mot de l'éditeur Julliard sur l'auteur :
Yasmina Khadra est né en 1955 dans le Sahara algérien. Il est notamment l’auteur d’une trilogie saluée dans le monde entier, Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad, consacrée au dialogue de sourds entre l’Orient et l’Occident. L’Attentat a reçu, entre autres, le prix des Libraires. Ce que le jour doit à la nuit a été élu meilleur livre de l’année 2008 par le magazine Lire et a reçu le prix France Télévisions. Adaptés au cinéma, au théâtre (en Amérique latine, en Afrique et en Europe) et en bandes dessinées, les ouvrages de Yasmina Khadra sont traduits en une cinquantaine de langues.
Avis :
Les scènes choc se succèdent, révoltantes, insupportables, dans une Kaboul livrée à la folie terrifiante et à la violence abjecte d’un totalitarisme obscurantiste proprement effarant. « A Kaboul nous sommes tous des mendiants. » « Nous avons tous été tués. Il y a si longtemps que nous l’avons oublié. » « Aucun soleil ne résiste à la nuit. » Accablés par le lent pourrissement qui les gagne, dans le dégoût de leur impuissance complice lorsque chaque jour accroît leur compromission horrifiée d’humains tremblant de sauver leur peau, Atiq et Mohsen ne savent plus comment trouver de paix, alors qu’en dépit d’eux-mêmes et de la pression fataliste des autres hommes de leur entourage, ils ne peuvent tout à fait se résoudre à accepter l’inacceptable. C’est une femme, ultime incarnation de ce qui survit de leur âme et de leur coeur, qui sert finalement de détonateur à leur révolte et à leur colère, dans un sursaut désespéré, avant la mort et la folie, pour tenter de sauver une once de liberté, et, du même coup, d’humanité.
Ce premier volet d’une trilogie illustrant « le dialogue de sourds qui oppose l’Orient et l’Occident » est un livre fulgurant, aux images fortes et aux dialogues percutants, qui, sur le fond apocalyptique d’un Afghanistan jeté dans un chaos économique et humanitaire inouï, met en lumière le désespoir sans fond d’une population persécutée par un régime de terreur lui imposant d’inconcevables et draconiennes restrictions. L’on y frémit en particulier du sort des femmes, ni plus ni moins rayées de la condition humaine, si tant est que ce terme ait encore une signification pour un régime bannissant jusqu’à pensées et sentiments au prétexte d’obédience aveugle à l’autorité religieuse. Pourtant, c’est justement par les femmes, que, dans ce drame réaliste non dénué de la poésie d’un conte persan, réussit à subsister un semblant d’espoir, incertain et fragile.
Un roman coup de poing, plus que jamais d’actualité, sur l’infinie tragédie afghane, et une magnifique invitation à réfléchir à la notion de liberté. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Qu’est-ce qui a changé, aujourd’hui, Atiq ? Rien, absolument rien. Ce sont les mêmes armes qui circulent, les mêmes gueules qu’on exhibe, les mêmes chiens qui aboient et les mêmes caravanes qui passent. Nous avons toujours vécu de cette façon. Le roi parti, une autre divinité l’a remplacé. C’est vrai, les armoiries ont changé de logos, mais ce sont les mêmes abus qu’elles revendiquent. Il ne faut pas se leurrer. Les mentalités restent celles d’il y a des siècles. Ceux qui attendent de voir surgir une nouvelle ère de l’horizon perdent leur temps. Depuis que le monde est monde, il y a ceux qui vivent avec et ceux qui refusent de l’admettre.
— Mon épouse est malade. Le médecin dit que son sang se décompose très vite, que son mal n’a pas de remèdes.
Mirza reste un instant perplexe à l’idée qu’un homme puisse parler de sa femme dans la rue, puis, lissant sa barbe teinte au henné, il dodeline de la tête et dit :
Mirza reste un instant perplexe à l’idée qu’un homme puisse parler de sa femme dans la rue, puis, lissant sa barbe teinte au henné, il dodeline de la tête et dit :
— N’est-ce pas la volonté du Seigneur ?
— Qui oserait s’insurger contre elle, Mirza ? Pas moi, en tout cas. Je l’accepte pleinement, avec une infinie dévotion, sauf que je suis seul et désemparé. Je n’ai personne pour m’assister.
— C’est pourtant simple : répudie-la.
— Elle n’a pas de famille, rétorque naïvement Atiq, loin de remarquer le mépris grandissant qui envahit le faciès de son ami visiblement horripilé de devoir s’attarder sur un sujet aussi dévalorisant. Ses parents sont morts, ses frères sont partis, chacun de son côté. Et puis, je ne peux pas lui faire ça.
— Et pourquoi pas ?
— Elle m’a sauvé la vie, rappelle-toi.
Mirza rejette le buste en arrière, comme pris au dépourvu par les arguments du gardien. Il avance les lèvres, penche la figure sur une épaule de manière à surveiller de biais son interlocuteur.
— Niaiseries ! s’écrie-t-il. Dieu seul dispose de la vie et de la mort. Tu as été blessé en combattant pour Sa gloire. Comme il ne pouvait pas envoyer Gabriel à ton secours, il a mis cette femme sur ton chemin. Elle t’a soigné par la volonté de Dieu. Elle n’a fait que se soumettre à Sa volonté. Toi, tu as fait cent fois plus pour elle : tu l’as épousée. Que pouvait-elle espérer de plus, elle, de trois ans ton aînée, à l’époque vieille fille sans enthousiasme et sans attrait ? Y a-t-il générosité plus grande, pour une femme, que de lui offrir un toit, une protection, un honneur et un nom ? Tu ne lui dois rien. C’est à elle de s’incliner devant ton geste, Atiq, de baiser un à un tes orteils chaque fois que tu te déchausses. Elle ne signifie pas grand-chose en dehors de ce que tu représentes pour elle. Ce n’est qu’une subalterne. De plus, aucun homme ne doit quoi que ce soit à une femme. Le malheur du monde vient justement de ce malentendu.
Soudain, il fronce les sourcils :
— Serais-tu fou au point de l’aimer ?
— Nous vivons ensemble depuis une vingtaine d’années. Ce n’est pas négligeable.
Mirza est scandalisé, mais il prend sur lui et essaye de ne pas brusquer son ami d’enfance.
— Je vis avec quatre femmes, mon pauvre Atiq. La première, je l’ai épousée il y a vingt-cinq ans ; la dernière il y a neuf mois. Pour l’une comme pour l’autre, je n’éprouve que méfiance car, à aucun moment, je n’ai eu l’impression de comprendre comment ça fonctionne, dans leur tête. Je suis persuadé que je ne saisirai jamais tout à fait la pensée des femmes. À croire que leur réflexion tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Que tu vives un an ou un siècle avec une concubine, une mère ou ta propre fille, tu auras toujours le sentiment d’un vide, comme un fossé sournois qui t’isole progressivement pour mieux t’exposer aux aléas de ton inadvertance. Avec ces créatures viscéralement hypocrites et imprévisibles, plus tu crois les apprivoiser et moins tu as de chances de surmonter leurs maléfices. Tu réchaufferais une vipère contre ton sein que ça ne t’immuniserait pas contre leur venin. Quant au nombre des années, il ne peut apporter d’apaisement dans un foyer où l’amour des femmes trahit l’inconsistance des hommes.
— Il ne s’agit pas d’amour.
— Alors, qu’attends-tu pour la foutre à la porte ? Répudie-la et offre-toi une pucelle saine et robuste, sachant se taire et servir son maître sans faire de bruit. Je ne veux plus te surprendre à parler seul dans la rue comme un taré. Surtout pas à cause d’une femelle. Ça offenserait Dieu et son prophète.
— Qui oserait s’insurger contre elle, Mirza ? Pas moi, en tout cas. Je l’accepte pleinement, avec une infinie dévotion, sauf que je suis seul et désemparé. Je n’ai personne pour m’assister.
— C’est pourtant simple : répudie-la.
— Elle n’a pas de famille, rétorque naïvement Atiq, loin de remarquer le mépris grandissant qui envahit le faciès de son ami visiblement horripilé de devoir s’attarder sur un sujet aussi dévalorisant. Ses parents sont morts, ses frères sont partis, chacun de son côté. Et puis, je ne peux pas lui faire ça.
— Et pourquoi pas ?
— Elle m’a sauvé la vie, rappelle-toi.
Mirza rejette le buste en arrière, comme pris au dépourvu par les arguments du gardien. Il avance les lèvres, penche la figure sur une épaule de manière à surveiller de biais son interlocuteur.
— Niaiseries ! s’écrie-t-il. Dieu seul dispose de la vie et de la mort. Tu as été blessé en combattant pour Sa gloire. Comme il ne pouvait pas envoyer Gabriel à ton secours, il a mis cette femme sur ton chemin. Elle t’a soigné par la volonté de Dieu. Elle n’a fait que se soumettre à Sa volonté. Toi, tu as fait cent fois plus pour elle : tu l’as épousée. Que pouvait-elle espérer de plus, elle, de trois ans ton aînée, à l’époque vieille fille sans enthousiasme et sans attrait ? Y a-t-il générosité plus grande, pour une femme, que de lui offrir un toit, une protection, un honneur et un nom ? Tu ne lui dois rien. C’est à elle de s’incliner devant ton geste, Atiq, de baiser un à un tes orteils chaque fois que tu te déchausses. Elle ne signifie pas grand-chose en dehors de ce que tu représentes pour elle. Ce n’est qu’une subalterne. De plus, aucun homme ne doit quoi que ce soit à une femme. Le malheur du monde vient justement de ce malentendu.
Soudain, il fronce les sourcils :
— Serais-tu fou au point de l’aimer ?
— Nous vivons ensemble depuis une vingtaine d’années. Ce n’est pas négligeable.
Mirza est scandalisé, mais il prend sur lui et essaye de ne pas brusquer son ami d’enfance.
— Je vis avec quatre femmes, mon pauvre Atiq. La première, je l’ai épousée il y a vingt-cinq ans ; la dernière il y a neuf mois. Pour l’une comme pour l’autre, je n’éprouve que méfiance car, à aucun moment, je n’ai eu l’impression de comprendre comment ça fonctionne, dans leur tête. Je suis persuadé que je ne saisirai jamais tout à fait la pensée des femmes. À croire que leur réflexion tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Que tu vives un an ou un siècle avec une concubine, une mère ou ta propre fille, tu auras toujours le sentiment d’un vide, comme un fossé sournois qui t’isole progressivement pour mieux t’exposer aux aléas de ton inadvertance. Avec ces créatures viscéralement hypocrites et imprévisibles, plus tu crois les apprivoiser et moins tu as de chances de surmonter leurs maléfices. Tu réchaufferais une vipère contre ton sein que ça ne t’immuniserait pas contre leur venin. Quant au nombre des années, il ne peut apporter d’apaisement dans un foyer où l’amour des femmes trahit l’inconsistance des hommes.
— Il ne s’agit pas d’amour.
— Alors, qu’attends-tu pour la foutre à la porte ? Répudie-la et offre-toi une pucelle saine et robuste, sachant se taire et servir son maître sans faire de bruit. Je ne veux plus te surprendre à parler seul dans la rue comme un taré. Surtout pas à cause d’une femelle. Ça offenserait Dieu et son prophète.
Le seul ami et confident qu’il avait est mort d’une dysenterie, l’an dernier. Il n’a guère réussi à s’en faire d’autres. Les gens ont du mal à cohabiter avec leur propre ombre. La peur est devenue la plus efficace des vigilances. Les susceptibilités plus attisées que jamais, une confidence est vite mal interprétée, et les taliban ne savent pas pardonner aux langues imprudentes. N’ayant que le malheur à partager, chacun préfère grignoter ses déconvenues dans son coin, pour ne pas avoir à s’encombrer de celles d’autrui. À Kaboul, les joies ayant été rangées parmi les péchés capitaux, il devient inutile de chercher auprès d’une tierce personne un quelconque réconfort.
Dans la pièce, hormis une grande natte tressée en guise de tapis, deux vieux poufs crevés et un chevalet vermoulu sur lequel repose le livre des Lectures, il ne reste plus rien. Mohsen a vendu l’ensemble de ses meubles, les uns après les autres, pour survivre aux pénuries. Maintenant, il n’a même pas de quoi remplacer les vitres cassées. Les fenêtres, aux volets branlants, sont aveugles. Chaque fois qu’un milicien passait dans la rue, il lui intimait l’ordre de les réparer sans tarder : un badaud risquerait d’être choqué par le visage dévoilé d’une femme. Mohsen a entoilé les fenêtres de tenture : depuis le soleil a cessé de lui rendre visite chez lui.
Les choses vont de mal en pis, à Kaboul, charriant dans leur dérive les hommes et les mœurs. C’est le chaos dans le chaos, le naufrage dans le naufrage, et malheur aux imprudents. Un être isolé est irrémédiablement perdu. L’autre jour, un fou criait à tue-tête dans le faubourg que Dieu avait failli. Ce pauvre diable, de toute évidence, ignorait où il en était, ce qu’il était advenu de sa lucidité. Intraitables, les taliban n’ont pas trouvé de circonstances atténuantes à sa folie et ils l’ont fouetté à mort sur la place publique, les yeux bandés et la bouche bâillonnée.
On n’est pas chez nous, Zunaira. Notre maison, où nous avions créé notre monde, a été soufflée par un obus. Ici, c’est juste un refuge. J’ai envie qu’il ne devienne pas notre tombeau. Nous avons perdu nos fortunes ; ne perdons pas nos bonnes manières. Le seul moyen de lutte qui nous reste, pour refuser l’arbitraire et la barbarie, est de ne pas renoncer à notre éducation. Nous avons été élevés en êtres humains, avec un œil sur la part du Seigneur et un autre sur la part des mortels que nous sommes ; connu d’assez près les lustres et les réverbères pour ne croire qu’à la seule lumière des bougies, goûté aux joies de la vie et nous les avons trouvées aussi bonnes que les joies éternelles. Nous ne pouvons accepter que l’on nous assimile au bétail.
— N’est-ce pas ce que nous sommes devenus ?
— Je n’en suis pas certain. Les taliban ont profité d’un moment de flottement pour porter un coup terrible aux vaincus. Mais ce n’est pas le coup de grâce. Notre devoir est de nous en convaincre.
— Comment ?
— En faisant fi de leur diktat. Nous allons sortir. Toi et moi. Bien sûr, nous ne nous prendrons pas par la main, mais rien ne nous empêche de marcher côte à côte. Zunaira fait non de la tête :
— Je ne tiens pas à rentrer avec un cœur gros comme ça, Mohsen. Les choses de la rue gâcheront ma journée inutilement. Je suis incapable de passer devant une horreur et de faire comme si de rien n’était. D’un autre côté, je refuse de porter le tchadri. De tous les bâts, il est le plus avilissant. Une tunique de Nessus ne causerait pas autant de dégâts à ma dignité que cet accoutrement funeste qui me chosifie en effaçant mon visage et en confisquant mon identité. Ici, au moins, je suis moi, Zunaira, épouse de Mohsen Ramat, trente-deux ans, magistrat licencié par l’obscurantisme, sans procès et sans indemnités, mais avec suffisamment de présence d’esprit pour me peigner tous les jours et veiller sur mes toilettes comme sur la prunelle de mes yeux. Avec ce voile maudit, je ne suis ni un être humain ni une bête, juste un affront ou une opprobre que l’on doit cacher telle une infirmité. C’est trop dur à assumer. Surtout pour une ancienne avocate, militante de la cause féminine. Je t’en prie, ne pense aucunement que je fais du chichi. J’aimerais bien en faire d’ailleurs, hélas ! le cœur n’y est plus. Ne me demande pas de renoncer à mon prénom, à mes traits, à la couleur de mes yeux et à la forme de mes lèvres pour une promenade à travers la misère et la désolation ; ne me demande pas d’être moins qu’une ombre, un froufrou anonyme lâché dans une galerie hostile.
— N’est-ce pas ce que nous sommes devenus ?
— Je n’en suis pas certain. Les taliban ont profité d’un moment de flottement pour porter un coup terrible aux vaincus. Mais ce n’est pas le coup de grâce. Notre devoir est de nous en convaincre.
— Comment ?
— En faisant fi de leur diktat. Nous allons sortir. Toi et moi. Bien sûr, nous ne nous prendrons pas par la main, mais rien ne nous empêche de marcher côte à côte. Zunaira fait non de la tête :
— Je ne tiens pas à rentrer avec un cœur gros comme ça, Mohsen. Les choses de la rue gâcheront ma journée inutilement. Je suis incapable de passer devant une horreur et de faire comme si de rien n’était. D’un autre côté, je refuse de porter le tchadri. De tous les bâts, il est le plus avilissant. Une tunique de Nessus ne causerait pas autant de dégâts à ma dignité que cet accoutrement funeste qui me chosifie en effaçant mon visage et en confisquant mon identité. Ici, au moins, je suis moi, Zunaira, épouse de Mohsen Ramat, trente-deux ans, magistrat licencié par l’obscurantisme, sans procès et sans indemnités, mais avec suffisamment de présence d’esprit pour me peigner tous les jours et veiller sur mes toilettes comme sur la prunelle de mes yeux. Avec ce voile maudit, je ne suis ni un être humain ni une bête, juste un affront ou une opprobre que l’on doit cacher telle une infirmité. C’est trop dur à assumer. Surtout pour une ancienne avocate, militante de la cause féminine. Je t’en prie, ne pense aucunement que je fais du chichi. J’aimerais bien en faire d’ailleurs, hélas ! le cœur n’y est plus. Ne me demande pas de renoncer à mon prénom, à mes traits, à la couleur de mes yeux et à la forme de mes lèvres pour une promenade à travers la misère et la désolation ; ne me demande pas d’être moins qu’une ombre, un froufrou anonyme lâché dans une galerie hostile.
Les charretiers et les fourgons convergent vers le grand marché de la ville, les premiers chargés de caissons à moitié vides ou de produits maraîchers flétris, les seconds de passagers entassés les uns sur les autres tels des anchois. Les gens clopinent à travers les venelles, la sandale raclant le sol poudreux. Voile opaque et pas somnambulique, de maigres troupeaux de femmes rasent les murs sous la garde rapprochée de quelques mâles embarrassés. Puis, partout, sur la place, sur les chaussées, au milieu des voitures ou autour des estaminets, des mioches, des centaines de mioches aux narines verdâtres et aux prunelles incisives, livrés à eux-mêmes, à peine debout sur leurs jambes que déjà inquiétants, tressant en silence cette corde en chanvre avec laquelle, un jour prochain, ils pendront haut et court l’ultime salut de la nation. Atiq ressent toujours un profond malaise lorsqu’il les voit envahir inexorablement la ville, pareils à ces meutes de chiens qui rappliquent d’on ne sait où et qui, de poubelles en décharges, finissent par coloniser la cité et tenir en respect la population. Les innombrables medersa, qui poussent comme des champignons à chaque coin de rue, ne suffisent plus à les contenir. Tous les jours, leur nombre augmente et leur menace grandit, et à Kaboul personne ne s’en soucie. Atiq a, sa vie durant, déploré que Dieu ne lui ait pas donné d’enfants, mais, depuis que les rues ne savent quoi en faire, il s’estime heureux. À quoi sert de s’encombrer de marmaille pour la regarder crevoter à petits feux ou finir en chair à canon au large d’un stan qui se complaît dans une guerre interminable à laquelle il s’identifie ?
— Est-ce que tu penses qu’on pourra entendre de la musique à Kaboul, un jour ?
— Qui sait ?
L’étreinte du vieillard s’accentue et son cou décharné se tend pour prolonger sa complainte :
— J’ai envie d’entendre une chanson. Tu ne peux pas savoir combien j’en ai envie. Une chanson avec de la musique et une voix qui te secoue de la tête aux pieds. Est-ce que tu penses qu’on pourra, un jour ou un soir, allumer la radio et écouter se rallier les orchestres jusqu’à tomber dans les pommes ?
— Dieu seul est omniscient. Les yeux du vieillard, un instant embrouillés, se mettent à brasiller d’un éclat douloureux qui semble remonter du plus profond de son être. Il dit :
— La musique est le véritable souffle de la vie. On mange pour ne pas mourir de faim. On chante pour s’entendre vivre. Tu comprends, Atiq ?
— En ce moment, je n’ai pas toute ma tête.
— Quand j’étais enfant, il m’arrivait souvent de ne pas trouver quoi me mettre sous la dent. Ce n’était pas grave. Il me suffisait de m’asseoir sur une branche et de souffler dans ma flûte pour couvrir les crissements de mon ventre. Et quand je chantais, tu ne me croiras pas si tu veux, j’étais bien dans ma peau.
— Qui sait ?
L’étreinte du vieillard s’accentue et son cou décharné se tend pour prolonger sa complainte :
— J’ai envie d’entendre une chanson. Tu ne peux pas savoir combien j’en ai envie. Une chanson avec de la musique et une voix qui te secoue de la tête aux pieds. Est-ce que tu penses qu’on pourra, un jour ou un soir, allumer la radio et écouter se rallier les orchestres jusqu’à tomber dans les pommes ?
— Dieu seul est omniscient. Les yeux du vieillard, un instant embrouillés, se mettent à brasiller d’un éclat douloureux qui semble remonter du plus profond de son être. Il dit :
— La musique est le véritable souffle de la vie. On mange pour ne pas mourir de faim. On chante pour s’entendre vivre. Tu comprends, Atiq ?
— En ce moment, je n’ai pas toute ma tête.
— Quand j’étais enfant, il m’arrivait souvent de ne pas trouver quoi me mettre sous la dent. Ce n’était pas grave. Il me suffisait de m’asseoir sur une branche et de souffler dans ma flûte pour couvrir les crissements de mon ventre. Et quand je chantais, tu ne me croiras pas si tu veux, j’étais bien dans ma peau.
Il n’était pas ainsi, avant, Atiq. C’est vrai, il ne passait pas pour quelqu’un d’affable, mais il n’était pas mauvais, non plus. Trop pauvre pour être généreux, il n’exagérait point en s’abstenant de donner dans le but manifeste de n’attendre aucune contrepartie. De cette façon, n’exigeant rien de personne, il ne se sentait ni redevable ni obligé. Dans un pays où les cimetières rivalisent avec les terrains vagues en matière d’extension, où les cortèges funèbres prolongent les convois militaires, la guerre lui a appris à ne pas trop s’attacher aux êtres qu’une simple saute d’humeur pourrait lui ravir. Atiq s’était délibérément enfermé dans son cocon, à l’abri des peines perdues. Estimant en avoir assez vu pour s’attendrir sur e sort de son prochain, il se méfiait comme d’une teigne de sa sensiblerie et limitait la douleur du monde à sa propre souffrance. Pourtant, ces derniers temps, il ne se contente plus d’ignorer son entourage. Lui, qui s’était juré de ne s’occuper que de ses oignons, voilà qu’il ne répugne plus à s’inspirer des déconvenues des autres pour apprivoiser les siennes. Sans s’en apercevoir, il a développé une étrange agressivité, aussi impérieuse qu’insondable, qui semble seoir à ses états d’âme. Il ne veut plus être seul face à l’adversité ; mieux, il cherche à se prouver qu’en chargeant les autres, il supporterait plus facilement le poids de ses propres infortunes. Parfaitement conscient du tort qu’il inflige à Nazish, et loin d’en pâtir, il le savoure comme une prouesse. Est-ce cela, le « malin plaisir » ? Qu’importe, il lui convient et, même s’il ne lui réussit pas concrètement, il a le sentiment de ne pas perdre au change. C’est comme s’il prenait sa revanche sur quelque chose qui n’arrête pas de lui échapper. Depuis que Mussarat est tombée malade, il a l’intime
conviction d’avoir été floué, que ses sacrifices, ses concessions, ses prières n’ont servi à rien ; que son destin ne s’assagira jamais, jamais, jamais…
Mohsen perçoit le rire étouffé de son épouse. Il grogne un instant puis, apaisé par la bonne humeur de Zunaira, il pouffe à son tour. Aussitôt, une trique s’abat sur son épaule :
— Vous vous croyez au cirque ? lui crie un taliban en exorbitant des yeux laiteux dans son visage brûlé par les canicules.
Mohsen tente de protester. La trique pirouette dans l’air et l’atteint au visage.
— On ne rit pas dans la rue, insiste le sbire. S’il vous reste un soupçon de pudeur, rentrez chez vous et enfermez-vous à double tour.
Mohsen frémit de colère, une main sur sa joue.
— Qu’est-ce qu’il y a ? le nargue le taliban. Tu veux me crever les yeux ? Vas-y, montre voir ce que tu as dans le ventre, face de fille !
— Allons-nous-en, supplie Zunaira en tirant son époux par le bras.
— Ne le touche pas, toi ; reste à ta place, lui hurle le sbire en lui cinglant la hanche. Et ne parle pas en présence d’un étranger.
Attiré par l’altercation, un groupe de sbires s’approche, la cravache en évidence. Le plus grand lisse sa barbe d’un air narquois et demande à son collègue :
— Des problèmes ?
— Ils se croient au cirque.
Le grand dévisage Mohsen.
— Qui est cette femme ?
— Mon épouse.
— Eh bien, conduis-toi en homme. Apprends-lui à se tenir à l’écart quand tu discutes avec une tierce personne.
— Vous vous croyez au cirque ? lui crie un taliban en exorbitant des yeux laiteux dans son visage brûlé par les canicules.
Mohsen tente de protester. La trique pirouette dans l’air et l’atteint au visage.
— On ne rit pas dans la rue, insiste le sbire. S’il vous reste un soupçon de pudeur, rentrez chez vous et enfermez-vous à double tour.
Mohsen frémit de colère, une main sur sa joue.
— Qu’est-ce qu’il y a ? le nargue le taliban. Tu veux me crever les yeux ? Vas-y, montre voir ce que tu as dans le ventre, face de fille !
— Allons-nous-en, supplie Zunaira en tirant son époux par le bras.
— Ne le touche pas, toi ; reste à ta place, lui hurle le sbire en lui cinglant la hanche. Et ne parle pas en présence d’un étranger.
Attiré par l’altercation, un groupe de sbires s’approche, la cravache en évidence. Le plus grand lisse sa barbe d’un air narquois et demande à son collègue :
— Des problèmes ?
— Ils se croient au cirque.
Le grand dévisage Mohsen.
— Qui est cette femme ?
— Mon épouse.
— Eh bien, conduis-toi en homme. Apprends-lui à se tenir à l’écart quand tu discutes avec une tierce personne.
— Je n’ai pas connu ma mère. Elle est morte en me mettant au monde. Elle avait quatorze ans. Le vieux faisait paître le troupeau à deux pas. À peine pubère. Un peu perdu dans ses enfantillages. Quand ma mère s’est mise à gémir, il n’a pas paniqué. Au lieu d’aller trouver les voisins, il a voulu se débrouiller seul. Comme un grand. Ça a très vite mal tourné. Il s’est obstiné. Et voilà. Il ignore comment j’ai survécu ; pire, il ne comprend pas pourquoi ma mère lui a claqué entre les mains. Ça le travaille encore, après tant d’années et quatre mariages… Elle a beaucoup souffert avant de rendre l’âme, ma mère. Je l’ai pas connue, pourtant, elle est toujours là, à mes côtés. Je t’assure que des fois je perçois son souffle sur mon visage. C’est mon troisième mariage en moins d’un an.
— À cause d’elle ?
— Non, mes deux premières épouses étaient indociles. Elles n’étaient pas dynamiques et posaient trop de questions.
Tout autour, l’aridité se surpasse. On dirait qu’elle ne se dénude que pour accentuer le désarroi des hommes coincés entre la rocaille et les canicules. Les rares lisérés de verdure qui daignent se manifester par endroits ne promettent aucune éclosion ; leurs herbes brûlées s’effritent au moindre frémissement. Gigantesques hydres déshydratées, les rivières languissent dans leurs lits défaits, n’ayant à proposer aux dieux de l’insolation que l’offrande de leurs tripes pétrifiées.
Vivre, c’est d’abord se tenir prêt à recevoir le ciel sur la tête. Si tu pars du principe que l’existence n’est qu’une épreuve, tu es équipé pour gérer ses peines et ses surprises. Si tu persistes à attendre d’elle ce qu’elle ne peut te donner, c’est la preuve que tu n’as rien compris. Prends les choses comme elles viennent, n’en fais pas un drame ni un plat ; ce n’est pas toi qui mènes ta barque, mais le cours de ton destin.
Hormis celui de son épouse, Atiq n’a pas vu un seul visage de femme depuis plusieurs années. Il a même appris à vivre sans. Pour lui, à part Mussarat, il n’y a que des fantômes, sans voix et sans attraits, qui traversent les rues sans effleurer les esprits ; des nuées d’hirondelles en décrépitude, bleues ou jaunâtres, souvent décolorées, en retard de plusieurs saisons, et qui rendent un son morne lorsqu’elles passent à proximité des hommes.
Du même auteur sur ce blog :
Voilà un roman dont j'entends parler - positivement - depuis des années ! Il faudrait que je me décide à le lire. Je n'ai pas lu tout l'extrait que tu as publié mais une partie ; la plume est très belle et on ressent déjà la force de ce texte qui a l'air unique.
RépondreSupprimerYasmina Khadra est un auteur à découvrir absolument. Ce livre est une excellente entrée en matière.
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