samedi 25 mars 2023

[Barnes, Julian] Elizabeth Finch

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Elizabeth Finch

Auteur : Julian BARNES

Traduction : Jean-Pierre Aoustin

Parution : en anglais et en français
                  en 2022 (Mercure de France)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Elle se tenait devant nous sans notes, ni livres, ni trac. Elle laissa son regard errer, sourit, immobile et commença : « Vous aurez remarqué que le titre de ce cours est “Culture et civilisation”. Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous bombarder de graphiques et de diagrammes. Je ne vais pas vous gaver de faits comme on gave une oie de maïs… Je m'adresserai aux adultes que vous êtes sans nul doute. La meilleure forme d’éducation, comme les Grecs le savaient, est collaborative. Nous pratiquerons donc le dialogue… Mon nom est Elizabeth Finch. Merci. »

Et Neil, le narrateur de ce roman d’amour pas du tout comme les autres, la trentaine, comédien sans beaucoup de succès s’éprend aussitôt de cette enseignante, largement cinquantenaire en « sachant obscurément que pour la première fois sans doute, j’étais arrivé au bon endroit ».
Mais qui est vraiment Elizabeth Finch ? Mystérieuse, indéchiffrable, on ne sait rien de sa vie. Que découvrira Neil, toujours amoureux, vingt ans plus tard, quand il héritera de ses papiers personnels ? Pourquoi en revenait-elle sans cesse au personnage de Julien l’Apostat, l’empereur romain qui n’alla jamais à Rome et qui, s’il n’était pas mort à trente et un ans aurait peut-être modifié le cours de l’Histoire en voulant renoncer au christianisme pour revenir aux dieux païens d’autrefois ?
Oui, qui était réellement Elizabeth Finch ? Et Julian Barnes nous donnera-t-il des réponses dans ce roman autour d’un amour si étrange et si romanesque ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Julian Barnes est né en 1946. Il a écrit de nombreux romans, des recueils de nouvelles et des essais. Il est le seul écrivain étranger à avoir été couronné successivement par le Médicis et le Femina. Il vit à Londres. Il a reçu le David Cohen Price pour l'ensemble de son œuvre et le Man Booker Price pour Une fille, qui danse.

 

Avis :

Se considérant à cinquante ans comme le « roi des projets inachevés » après une carrière de comédien et une vie sentimentale aussi peu réussies l’une que l’autre, Neil se souvient de l’exceptionnelle et si peu conventionnelle enseignante universitaire qui a littéralement bouleversé son existence deux décennies plus tôt.

Cette « lettrée indépendante » de vingt ans son aînée, parmi « ces hommes et ces femmes de la plus haute intelligence qui se penchaient en privé sur leurs propres sujets d’intérêt » alors que « l’argent leur permettait de voyager et de chercher au bon endroit ce qu’il leur fallait, sans obligation de publier, sans collègues à surpasser ou chefs de département à satisfaire », dispensait alors à des adultes des cours de Culture et Civilisation, avec pour ambition d’aider ses élèves « à réfléchir et argumenter, et à penser par eux-mêmes. » Pris d’un amour platonique pour cette intellectuelle qui l’initiait à la libre-pensée, Neil est resté vingt ans en contact avec elle, au rythme de quelques déjeuners par an, jusqu’à ce qu’il hérite de ses livres et papiers. Alors, pour lui rendre hommage, il décide d’entreprendre la rédaction d’un essai historique et philosophique sur l'empereur romain Julien II, dit Julien l'Apostat, figure centrale dans l’enseignement d’Elizabeth Finch.

Elevé dans la foi chrétienne, Julien II tenta pourtant, sans en avoir le temps au cours des deux seules années de son règne (361 à 363), de rétablir le polythéisme hellène, et est resté, au cours des siècles, un symbole largement polémique de l’opposition entre paganisme et christianisme. Ses positions religieuses ont notamment inspiré les humanistes de la Renaissance comme Montaigne, puis les philosophes des Lumières comme Montesquieu et Voltaire, autour des thèmes de la liberté de conscience, du stoïcisme, de la tolérance éclairée. A travers lui, ce sont mille débats auxquels, dans les pas d’E.F, Neil nous invite, pointant l’autoritarisme et l’intolérance du monothéisme chrétien, ses préventions contre la science, son goût pour le martyre, et se plaisant à nous interroger sur ce que le monde serait devenu si Julien avait vécu plus longtemps et si les platoniciens l’avaient emporté sur les chrétiens : plus besoin de Renaissance ni de Lumières pour sortir de l’obscurantisme, plus de guerres de religion, et peut-être aussi davantage de joie sur terre puisque non sacrifiée à « quelque absurde Disneyland céleste après notre mort. »

Autant tenu en haleine par le portrait romanesque, tout en mystères et en fantasmes, de cette professeur hors pair, si admirablement dédiée à l’éclosion chez ses élèves d’une pensée libre qui, pour sa part, la marginalise totalement dans le microcosme intellectuel d'aujourd'hui, que fasciné par la portée si contemporaine de cette monographie d’un empereur romain resté étonnamment symbolique depuis des siècles, l’on se régale de l’érudition de ce livre, surprenant mais éloquent plaidoyer pour la liberté de pensée, de conscience et de religion. Un ouvrage aussi original qu’intelligent dans sa construction et dans son propos non dénué d'ironie. (4/5)

 

 

Citations :  

« Et n’oubliez pas, chaque fois que vous voyez un personnage dans un roman, et plus encore dans une biographie ou un livre d’histoire, réduit et simplifié en trois épithètes, méfiez-vous de cette description. »
 

« Soyez à peu près satisfaits d’être à peu près heureux. La seule chose dans la vie dont on ne puisse jamais douter est le manque de bonheur. »
 

De toutes les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. Celles qui dépendent de nous sont nos opinions, nos impulsions, nos désirs, nos aversions ; en un mot, tout ce par quoi nous agissons. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps et les biens qui nous sont donnés, la réputation, les dignités, bref, tout ce sur quoi nous ne pouvons agir. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves ; ce qui ne dépend pas de nous est faible, esclave, entravé et nous est étranger. Souviens-toi donc que, si tu tiens pour libre ce qui est de nature esclave, et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu seras contrarié, affligé, troublé, et tu en voudras aux hommes comme aux dieux. Alors que si tu juges tien ce qui t’appartient en propre, et étranger ce qui, de fait, n’est pas à toi, jamais personne ne te contraindra, ni ne te fera obstacle ; tu ne blâmeras personne, n’accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, contre ton gré ; tu n’auras point d’ennemi, et personne ne pourra te faire de mal, parce que rien ne t’en fera. (Epictète)
 

Nous avons trop tendance, dirais-je, à voir l’Histoire comme une sorte de darwinisme. La survie du plus apte, par quoi, bien entendu, Darwin ne voulait pas dire le plus fort ou même le plus habile, mais le mieux équipé pour s’adapter à des circonstances changeantes. Or il n’en est pas ainsi dans l’histoire humaine réelle. Ceux qui survivent, ou excellent, ou dominent sont simplement ceux qui sont mieux organisés et brandissent de plus grosses armes ; les meilleurs tueurs. Les nations pacifiques sont rarement victorieuses – dans le domaine des idées, certes oui, mais une idée s’impose rarement sans l’appui d’un canon. 
 

« Pensons-nous vraiment que, disons, les Étrusques étaient inférieurs aux Romains ? N’auraient-ils pas eu une meilleure influence sur le monde ? Ne voyons-nous pas que l’hérésie albigeoise était plus éclairée et plus juste que l’Église catholique médiévale qui l’a écrasée si cruellement ? Imaginons-nous que tous ces colons blancs qui ont exterminé ces tribus indigènes dans le monde étaient moralement supérieurs à leurs victimes ? Songez aussi au fait qu’il est maintenant reconnu que ce qu’on appelait “l’âge des ténèbres” fut en réalité un âge de lumière. Songez aux cas des deux Julien – deux exemples flagrants de ce qui aurait pu être. Julien l’Apostat, le dernier empereur païen de Rome, qui tenta d’endiguer la désastreuse marée du christianisme. Et le moins connu Julien d’Eclanum, un homme détendu, pour ne pas dire festif, au sujet de l’instinct sexuel – voire révérenciel, puisqu’il le tenait pour naturel, et donc implanté en nous par Dieu. En outre, et plus gravement encore aux yeux de l’Église, il ne souscrivait pas au dogme du péché originel. Vous savez que l’Église imposait – et impose toujours – la cérémonie du baptême afin de laver l’enfant d’un péché originel et nécessairement hérité. Julien d’Eclanum ne croyait pas que ce fût là une volonté de Dieu. Hélas, il a perdu face à saint Augustin, qui insistait avec force sur la notion de souillure éternelle transmise de génération en génération, d’où un sentiment inapaisable de culpabilité sexuelle. Imaginez les conséquences de cette dispute doctrinale, et ce que le monde aurait pu être, si Augustin n’avait pas fini par l’emporter. »
 
 
« Songez aussi que le pauvre dragon qui a terrifié la cité à l’arrière-plan – voyez ces corps démembrés de victimes au premier plan – n’est pas seulement un spécimen extrême de faune sauvage, encore plus effrayant que ces éléphants solitaires qui sont pris de folie furieuse en Inde. Le dragon est symbolique. Il représente la Cappadoce où il vit, une contrée païenne jusqu’à ce que saint Georges soit venu montrer la puissance d’un christianisme musclé, ou plutôt militaire. Et si nous continuons avec ce story-board spirituel, nous verrons que cette victoire sur le dragon mène directement à la conversion du pays tout entier au christianisme. Et donc ce que Carpaccio nous offre ici est à la fois un arrêt sur image dans un film d’action et une éloquente œuvre de propagande. Un secret du succès de la religion chrétienne a toujours été d’employer les meilleurs réalisateurs. »


Swinburne, comme nombre d’éminents prédécesseurs, voit dans ce moment celui où l’histoire et la civilisation européennes ont pris un calamiteux mauvais tournant. Les dieux de la Grèce et de Rome étaient des dieux de lumière et de joie ; hommes et femmes comprenaient qu’il n’y a pas d’autre vie, de sorte que la lumière et la joie doivent être trouvées ici, avant que le néant ne nous reprenne. Alors que cette nouvelle secte de chrétiens obéissait à un Dieu de ténèbres, de souffrance et de servitude, qui déclarait que la lumière et la joie n’existaient qu’après la mort, dans Son paradis, au bout d’une vie pleine de chagrin, de remords et de peur. 


« Un grand historien et philosophe français a écrit ce que je formulerai ainsi : “L’erreur historique est une composante essentielle de ce qui fait une nation.” Nous connaissons bien les mythes fondateurs sur lesquels les nations s’appuient, et qu’elles propagent furieusement ; mythes de lutte héroïque contre l’occupant, contre la tyrannie de l’aristocratie et de l’Église, luttes qui produisent des martyrs dont le sang versé arrose la fleur délicate de la liberté. Mais les mots importants sont : “de ce qui fait une nation”. Autrement dit, afin de croire à l’idée que nous nous faisons de notre pays, il nous faut constamment, chaque jour, dans les petites actions ou pensées comme dans les grandes, nous leurrer nous-mêmes, comme on se répète de réconfortantes histoires pour s’endormir. Mythes de supériorité raciale ou culturelle. Foi dans les monarques bienveillants, les papes infaillibles, et les gouvernements honnêtes. Conviction que la religion reçue à la naissance, ou qu’on a choisi d’adopter, se trouve être la seule véritable parmi des centaines de croyances païennes ou hérétiques.
Et cette disjonction entre ce qu’on est et ce qu’on croit être mène tout naturellement à la question de l’hypocrisie nationale, dont les Britanniques sont un exemple bien connu. Bien connu, c’est-à-dire, dans l’esprit des autres, qui sont inévitablement aveugles à leur propre hypocrisie nationale. »


Il y a, dans l’attitude de Julien, une hautaine incrédulité. Comment une religion fondée sur les plus pauvres castes d’une société, et sans vraie civilisation derrière elle, en est-elle venue à conquérir le monde gréco-romain – certes déclinant – en si peu de temps, et avec un effet si délétère ? Alors même que les lois de gouvernement, le système juridique, l’économie et la beauté des cités, l’essor des disciplines et l’exercice des arts libéraux ne se voyaient chez les Hébreux que dans un état misérable et primitif ? Une partie de la réponse était justement cela : le judéo-christianisme n’était pas une civilisation avec une religion, mais une religion oppressive avec peu de civilisation derrière. Julien sous-estimait le risque que cela pût être un des grands atouts du christianisme pour se répandre. La « civilisation » viendrait éventuellement plus tard ; leur religion était leur civilisation. Elle était autonome, donc absolutiste et – inévitablement – monopolistique. 


Pour ses partisans au cours des siècles, Julien fut cette chose séduisante : un Guide perdu. Que se serait-il passé s’il avait régné trente ans de plus, marginalisant peu à peu le christianisme et rétablissant, de plus en plus fermement, le polythéisme de la Grèce et de Rome ? Et si ses successeurs avaient continué sur la même ligne au cours des siècles ? Peut-être n’y aurait-il pas eu besoin d’une Renaissance, puisque l’antique culture gréco- romaine et les grandes bibliothèques savantes auraient été intactes ? Ni peut-être besoin non plus des Lumières, parce que nombre d’entre elles auraient déjà brillé. Les distorsions morales et sociales imposées depuis si longtemps par une toute-puissante religion d’État auraient été évitées. Quand serait apparu l’Âge de Raison, nous y aurions déjà vécu depuis quatorze siècles. Et ces prêtres chrétiens survivants, avec leurs croyances bizarres, excentriques mais inoffensives – ou plutôt, rendues inoffensives –, coudoieraient à présent sur un pied d’égalité païens et druides, adorateurs d’arbres et tordeurs-de-cuillères, juifs et musulmans, et ainsi de suite, tous sous la bienveillante et tolérante protection de quelque forme qu’aurait pu prendre un hellénisme européen. Imaginez les seize derniers siècles sans guerres de religion, peut-être sans intolérance religieuse ou même raciale. Imaginez la science non entravée par la religion. Effacez tous ces missionnaires forçant des peuples indigènes à adopter leur croyance pendant que des soldats de même provenance volaient leur or. Imaginez la victoire intellectuelle de ce dont la plupart des hellénistes étaient convaincus, à savoir que, s’il y a quelque joie à espérer pour nous, elle est dans ce bref passage sur terre, et non dans quelque absurde Disneyland céleste après notre mort.


Déraison et cupidité et égoïsme : peuvent-ils être extirpés de la nature humaine ? Il faut aussi tenir compte de l’influence de la peur sur le comportement : peur du feu de l’enfer, d’être exclu de la grâce divine, d’une damnation éternelle. Même si une vertu forcée ne peut guère passer pour une vraie vertu. Mais c’était un argument utilisé contre les penseurs du siècle des Lumières : relâchez l’emprise des préceptes moraux chrétiens, supprimez la notion de Jugement dernier, et qu’est-ce qui pourra empêcher hommes et femmes de revenir à l’état sauvage ? Non qu’aucun de ces philosophes des Lumières soit revenu à l’état sauvage… Ah, mais quid des gens ordinaires ? Étrange peut-être, pour une religion, de se défier à ce point de ses propres fidèles. Le prêtre répondrait, bien sûr, que c’est le berger qui connaît le mieux son troupeau. Mais l’Église faisait preuve d’une vigilance proche de la paranoïa, dans sa crainte de perdre son pouvoir et son emprise.


Les deux systèmes sont d’accord pour postuler qu’il y a dans le corps une âme, et qu’à l’instant du trépas l’âme s’envole vers le ciel – la verticalité étant la métaphore préférée. Pour les chrétiens, c’est là qu’a lieu le grand moment dramatique de notre existence. La vie sur terre a été une affaire brouillonne et seulement préliminaire : comme d’errer dans quelque vaste appentis en attendant que s’ouvrent les portes de la Grande Demeure. Après ce piètre séjour terrestre, il y a une vie éternelle au paradis – ou une damnation éternelle en enfer. L’heure du Jugement est arrivée. Et puis il y a une autre matière à réflexion – au sujet de la matière. La plus stupéfiante invention des Galiléens fut la Résurrection réelle du Corps. Les platoniciens trouvaient cela non seulement absurde, mais dégoûtant – cette idée que nous serons à jamais encombrés de notre enveloppe charnelle, jusqu’au moindre cor au pied, durillon ou problème de cataracte.


Cette union de l’âme humaine et de l’éther divin est « l’ancienne doctrine de Pythagore et de Platon, mais elle semble exclure toute immortalité personnelle ou consciente », d’après Gibbon. Il faut un esprit robuste pour penser sans faiblir à un néant éternel. D’un autre côté, il faut un esprit robuste pour penser sans crainte au jugement d’un être divin tout-puissant.


Pour Voltaire, la tolérance et la liberté religieuse étaient les deux phares de l’esprit des Lumières. Et donc les deux désastres des débuts de l’histoire chrétienne avaient été la volonté d’imposer le monothéisme, et la fusion par Constantin de l’Église et de l’État. Julien, prince philosophe et exemple de tolérance, loin d’être une brève aberration historique faisant une dernière tentative héroïque (ou chimérique) pour arrêter l’avancée du christianisme, peut maintenant être tenu pour un éclatant précurseur du siècle des Lumières. Écrivant à Frédéric le Grand, Voltaire lui fait le plus grand compliment de son répertoire, en s’adressant à lui comme à un « nouveau Julien ».


Pourtant l’hellénisme, souple dans ses dogmes, ingénieux dans sa philosophie, poétique dans ses traditions, eût coloré peut-être l’âme humaine de teintes variées et douces, et c’est une grande question de savoir ce qu’eût été le monde moderne s’il avait vécu sous le manteau de la bonne déesse et non à l’ombre de la croix. Par malheur, cette question est insoluble. (Anatole France)


Les Églises eussent-elles été moins monothéistes et oppressives, les expulsions de gens-pas-comme-nous n’eussent-elles pas eu lieu, les Britanniques se seraient mêlés plus librement aux autres, le métissage serait devenu normal, et la blancheur de peau n’aurait plus été un indicateur de supériorité. D’où une société avec moins de marqueurs évidents de rang social et de situation financière et de pouvoir. L’histoire britannique aurait donc pu devenir celle d’une nation qui apprend de l’altérité, au lieu de l’ignorer délibérément et de la réprimer. Plutôt qu’un pays de conquêtes, vu de l’extérieur avec tout ce qui peut aller d’un respect prudent à une intense aversion, un pays qui guide le monde (ou une partie du monde) différemment – en tant qu’exemple de ces vertus, souvent présentes dans la société mais fréquemment éclipsées, de tolérance, de libéralisme et de cordiale ouverture aux autres. Plus difficile à réaliser à partir de notre situation actuelle. Tant d’autopropagande à désapprendre, tant d’erreurs historiques. Bien sûr tout cela, déclaré publiquement, attirerait les anathèmes habituels : défaitisme, haine de soi, gauchisme, dilution de vrai sang anglais et britannique, ennemis de l’État, etc., etc. Mais les tests ADN surprennent invariablement les « Blancs » en montrant une multiplicité d’« origines ». La folie de la pureté raciale. À sa place, une apologie de ce qui devient, dans les fantasmes des conservateurs, « l’État bâtard » ; pourtant, ce n’est pas une ambition, mais plutôt une constatation de ce qui est là de toute façon, et partout.


Et puis, assez récemment, j’ai découpé un article de journal où il était question d’une Coréenne qui avait fui le Nord pour se réfugier au Sud. Elle y parlait de l’amour. « Si vous grandissez en Occident, disait-elle, vous pouvez penser que l’amour vient naturellement, mais non. Vous apprenez à être amoureux en lisant des livres ou en regardant des films, ou par l’observation. Mais il n’y avait aucun modèle pour apprendre, du vivant de mes parents. Ils n’avaient même pas les mots pour parler de leurs sentiments. Il fallait deviner ce qu’éprouvait votre bien-aimée d’après sa façon de vous regarder, ou le ton de sa voix quand elle vous parlait. »


La civilisation progresse-t-elle ? Elizabeth Finch aimait nous poser cette question. Il y a sans nul doute des progrès en médecine, en science, en technologie. Mais sur le plan humain, moral ? Mais en termes de philosophie ? 


Je suppose que j’ai toujours cru instinctivement (ou nonchalamment) que ces mirifiques mythes et martyres, avec leurs fracassants messages de salut, quoique sûrement « améliorés » en étant maintes fois racontés, avaient leur origine dans quelque plus rude réalité. Quand on regarde un puissant tableau donnant à voir un violent martyre, il nous persuade que c’est la représentation d’un événement qui s’est jadis produit. Mais toutes ces saintes compilations, comme les Actes des martyrs, et leurs illustrations ultérieures ne sont que d’édifiantes fictions, plutôt que des Vies réelles. L’opinion actuelle des érudits n’est pas seulement que peu de ces célèbres martyrs ont existé, mais que leur nombre total fut en fait minuscule. Certes, beaucoup de chrétiens furent tués « simplement » parce qu’ils étaient chrétiens (et refusaient d’abjurer leur foi devant une cour de justice) ; mais, là aussi, bien moins que précédemment supposé. D’après un « prudent calcul », au cours des trois premiers siècles de l’ère chrétienne, « entre deux et dix mille chrétiens furent mis à mort par le pouvoir temporel de l’Empire romain ». (Même pas les onze mille de sainte Ursule !) Quant au nombre de ceux qui voulaient mourir, persuadés de prendre ainsi la voie d’accès rapide au Ciel : « Même les Docteurs de l’Église ne peuvent présenter plus d’un ou deux cas de martyre volontaire. »          
En outre : nous pensons (ou je pensais) que les païens tuaient les chrétiens, et les chrétiens, les païens, tour à tour, ripostant à un massacre par un autre. Ils le faisaient, mais c’était peu de chose, comparé à la violence entre les chrétiens de différentes obédiences. (Le narcissisme des petites différences.) Comme dit Ammien, ils étaient « pires que des bêtes féroces quand ils disputaient entre eux », tandis que Gibbon déclare avec une ironie désabusée : « C’est un rappel salutaire de l’importance d’une exactitude théologique, que davantage de chrétiens furent mis à mort en une seule année de l’empire chrétien, qu’on n’en avait exécuté en trois siècles de domination païenne. »
J’avoue que tout cela m’a d’abord découragé. Mais j’en ai pris note, et j’en ai tiré deux conclusions. Primo, que les théologiens peuvent aussi faire d’excellents romanciers. Et secundo, que l’erreur historique est une composante essentielle de ce qui fait une religion.


Je songeais à Julien, et à la façon dont les siècles l’ont interprété et réinterprété, comme un homme traversant une scène poursuivi par des faisceaux diversement colorés de projecteurs. Oh, il était rouge, non, plutôt orange, non, il était indigo teinté de noir, non, il était tout noir. Il me semble que c’est, d’une manière certes moins théâtrale et extrême, ce qui se passe quand nous considérons la vie des autres : comment ils sont vus par leurs parents, amis, amants, ennemis, enfants ; par des inconnus croisés qui remarquent soudain une vérité sur eux, ou par de vieux amis qui ne les comprennent pas. Et puis ils nous regardent, d’une autre façon que nous nous regardons. Eh bien, l’erreur historique est une composante essentielle de ce qui fait une personne.


 

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