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dimanche 5 mars 2023

[Khadra, Yasmina] Les hirondelles de Kaboul

 


 

 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Les hirondelles de Kaboul

Auteur : Yasmina KHADRA

Parution : 2002 (Julliard), 2004 (Pocket)

Pages : 147

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

Dans les ruines brûlantes de la cité millénaire de Kaboul, la mort rôde, un turban noir autour du crâne. Ici, une lapidation de femme, là un stade rempli pour des exécutions publiques. Les Taliban veillent. La joie et le rire sont devenus suspects. Atiq, le courageux moudjahid reconverti en geôlier, traîne sa peine. Toute fierté l'a quitté. Le goût de vivre a également abandonné Mohsen, qui rêvait de modernité. Son épouse Zunaira, avocate, plus belle que le ciel, est désormais condamnée à l'obscurité grillagée du tchadri. Alors Kaboul, que la folie guette, n'a plus d'autres histoires à offrir que des tragédies. Quel espoir est-il permis ? Le printemps des hirondelles semble bien loin encore.

 

Le mot de l'Ă©diteur Julliard sur l'auteur : 

Yasmina Khadra est né en 1955 dans le Sahara algérien. Il est notamment l’auteur d’une trilogie saluée dans le monde entier, Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad, consacrée au dialogue de sourds entre l’Orient et l’Occident. L’Attentat a reçu, entre autres, le prix des Libraires. Ce que le jour doit à la nuit a été élu meilleur livre de l’année 2008 par le magazine Lire et a reçu le prix France Télévisions. Adaptés au cinéma, au théâtre (en Amérique latine, en Afrique et en Europe) et en bandes dessinées, les ouvrages de Yasmina Khadra sont traduits en une cinquantaine de langues.

 

Avis :

Nous sommes il y a un peu plus de vingt ans, sous le premier gouvernement des Talibans. Kaboul en ruines vit dans la peur d’un quotidien rythmé par les exécutions publiques et les lapidations de femmes. Même rire y est répréhensible, ce dont d’ailleurs les habitants, désespérés, ont perdu la force. Atiq, le moudjahid devenu gardien de prison, ne peut se résoudre à répudier, comme le voudrait la norme, son épouse atteinte d’un cancer. Mohsen et sa femme Zunaira, autrefois avocate et maintenant confinée à l’étroitesse sans visage ni identité du tchadri, ont vu leurs carrières et leur mode de vie réduits à néant. Ils ne sont pourtant tous les quatre qu’au début de la tragédie qui va les réunir...

Les scènes choc se succèdent, rĂ©voltantes, insupportables, dans une Kaboul livrĂ©e Ă  la folie terrifiante et Ă  la violence abjecte d’un totalitarisme obscurantiste proprement effarant. « A Kaboul nous sommes tous des mendiants. Â» « Nous avons tous Ă©tĂ© tuĂ©s. Il y a si longtemps que nous l’avons oubliĂ©. Â» « Aucun soleil ne rĂ©siste Ă  la nuit. Â»  AccablĂ©s par le lent pourrissement qui les gagne, dans le dĂ©goĂ»t de leur impuissance complice lorsque chaque jour accroĂ®t leur compromission horrifiĂ©e d’humains tremblant de sauver leur peau, Atiq et Mohsen ne savent plus comment trouver de paix, alors qu’en dĂ©pit d’eux-mĂŞmes et de la pression fataliste des autres hommes de leur entourage, ils ne peuvent tout Ă  fait se rĂ©soudre Ă  accepter l’inacceptable. C’est une femme, ultime incarnation de ce qui survit de leur âme et de leur coeur, qui sert finalement de dĂ©tonateur Ă  leur rĂ©volte et Ă  leur colère, dans un sursaut dĂ©sespĂ©rĂ©, avant la mort et la folie, pour tenter de sauver une once de libertĂ©, et, du mĂŞme coup, d’humanitĂ©.

Ce premier volet d’une trilogie illustrant « le dialogue de sourds qui oppose l’Orient et l’Occident Â» est un livre fulgurant, aux images fortes et aux dialogues percutants, qui, sur le fond apocalyptique d’un Afghanistan jetĂ© dans un chaos Ă©conomique et humanitaire inouĂŻ, met en lumière le dĂ©sespoir sans fond d’une population persĂ©cutĂ©e par un rĂ©gime de terreur lui imposant d’inconcevables et draconiennes restrictions. L’on y frĂ©mit en particulier du sort des femmes, ni plus ni moins rayĂ©es de la condition humaine, si tant est que ce terme ait encore une signification pour un rĂ©gime bannissant jusqu’à pensĂ©es et sentiments au prĂ©texte d’obĂ©dience aveugle Ă  l’autoritĂ© religieuse. Pourtant, c’est justement par les femmes, que, dans ce drame rĂ©aliste non dĂ©nuĂ© de la poĂ©sie d’un conte persan, rĂ©ussit Ă  subsister un semblant d’espoir, incertain et fragile.

Un roman coup de poing, plus que jamais d’actualité, sur l’infinie tragédie afghane, et une magnifique invitation à réfléchir à la notion de liberté. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Qu’est-ce qui a changĂ©, aujourd’hui, Atiq ? Rien, absolument rien. Ce sont les mĂŞmes armes qui circulent, les mĂŞmes gueules qu’on exhibe, les mĂŞmes chiens qui aboient et les mĂŞmes caravanes qui passent. Nous avons toujours vĂ©cu de cette façon. Le roi parti, une autre divinitĂ© l’a remplacĂ©. C’est vrai, les armoiries ont changĂ© de logos, mais ce sont les mĂŞmes abus qu’elles revendiquent. Il ne faut pas se leurrer. Les mentalitĂ©s restent celles d’il y a des siècles. Ceux qui attendent de voir surgir une nouvelle ère de l’horizon perdent leur temps. Depuis que le monde est monde, il y a ceux qui vivent avec et ceux qui refusent de l’admettre. 
 
 
— Mon Ă©pouse est malade. Le mĂ©decin dit que son sang se dĂ©compose très vite, que son mal n’a pas de remèdes.
Mirza reste un instant perplexe Ă  l’idĂ©e qu’un homme puisse parler de sa femme dans la rue, puis, lissant sa barbe teinte au hennĂ©, il dodeline de la tĂŞte et dit :   
— N’est-ce pas la volontĂ© du Seigneur ?   
— Qui oserait s’insurger contre elle, Mirza ? Pas moi, en tout cas. Je l’accepte pleinement, avec une infinie dĂ©votion, sauf que je suis seul et dĂ©semparĂ©. Je n’ai personne pour m’assister.   
— C’est pourtant simple : rĂ©pudie-la.   
— Elle n’a pas de famille, rĂ©torque naĂŻvement Atiq, loin de remarquer le mĂ©pris grandissant qui envahit le faciès de son ami visiblement horripilĂ© de devoir s’attarder sur un sujet aussi dĂ©valorisant. Ses parents sont morts, ses frères sont partis, chacun de son cĂ´tĂ©. Et puis, je ne peux pas lui faire ça.   
— Et pourquoi pas ?   
— Elle m’a sauvĂ© la vie, rappelle-toi.   
Mirza rejette le buste en arrière, comme pris au dĂ©pourvu par les arguments du gardien. Il avance les lèvres, penche la figure sur une Ă©paule de manière Ă  surveiller de biais son interlocuteur.   
— Niaiseries ! s’écrie-t-il. Dieu seul dispose de la vie et de la mort. Tu as Ă©tĂ© blessĂ© en combattant pour Sa gloire. Comme il ne pouvait pas envoyer Gabriel Ă  ton secours, il a mis cette femme sur ton chemin. Elle t’a soignĂ© par la volontĂ© de Dieu. Elle n’a fait que se soumettre Ă  Sa volontĂ©. Toi, tu as fait cent fois plus pour elle : tu l’as Ă©pousĂ©e. Que pouvait-elle espĂ©rer de plus, elle, de trois ans ton aĂ®nĂ©e, Ă  l’époque vieille fille sans enthousiasme et sans attrait ? Y a-t-il gĂ©nĂ©rositĂ© plus grande, pour une femme, que de lui offrir un toit, une protection, un honneur et un nom ? Tu ne lui dois rien. C’est Ă  elle de s’incliner devant ton geste, Atiq, de baiser un Ă  un tes orteils chaque fois que tu te dĂ©chausses. Elle ne signifie pas grand-chose en dehors de ce que tu reprĂ©sentes pour elle. Ce n’est qu’une subalterne. De plus, aucun homme ne doit quoi que ce soit Ă  une femme. Le malheur du monde vient justement de ce malentendu.   
Soudain, il fronce les sourcils :   
— Serais-tu fou au point de l’aimer ?   
— Nous vivons ensemble depuis une vingtaine d’annĂ©es. Ce n’est pas nĂ©gligeable.   
Mirza est scandalisé, mais il prend sur lui et essaye de ne pas brusquer son ami d’enfance.
— Je vis avec quatre femmes, mon pauvre Atiq. La première, je l’ai Ă©pousĂ©e il y a vingt-cinq ans ; la dernière il y a neuf mois. Pour l’une comme pour l’autre, je n’éprouve que mĂ©fiance car, Ă  aucun moment, je n’ai eu l’impression de comprendre comment ça fonctionne, dans leur tĂŞte. Je suis persuadĂ© que je ne saisirai jamais tout Ă  fait la pensĂ©e des femmes. Ă€ croire que leur rĂ©flexion tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Que tu vives un an ou un siècle avec une concubine, une mère ou ta propre fille, tu auras toujours le sentiment d’un vide, comme un fossĂ© sournois qui t’isole progressivement pour mieux t’exposer aux alĂ©as de ton inadvertance. Avec ces crĂ©atures viscĂ©ralement hypocrites et imprĂ©visibles, plus tu crois les apprivoiser et moins tu as de chances de surmonter leurs malĂ©fices. Tu rĂ©chaufferais une vipère contre ton sein que ça ne t’immuniserait pas contre leur venin. Quant au nombre des annĂ©es, il ne peut apporter d’apaisement dans un foyer oĂą l’amour des femmes trahit l’inconsistance des hommes.   
— Il ne s’agit pas d’amour.   
— Alors, qu’attends-tu pour la foutre Ă  la porte ? RĂ©pudie-la et offre-toi une pucelle saine et robuste, sachant se taire et servir son maĂ®tre sans faire de bruit. Je ne veux plus te surprendre Ă  parler seul dans la rue comme un tarĂ©. Surtout pas Ă  cause d’une femelle. Ça offenserait Dieu et son prophète.
 
 
Le seul ami et confident qu’il avait est mort d’une dysenterie, l’an dernier. Il n’a guère rĂ©ussi Ă  s’en faire d’autres. Les gens ont du mal Ă  cohabiter avec leur propre ombre. La peur est devenue la plus efficace des vigilances. Les susceptibilitĂ©s plus attisĂ©es que jamais, une confidence est vite mal interprĂ©tĂ©e, et les taliban ne savent pas pardonner aux langues imprudentes. N’ayant que le malheur Ă  partager, chacun prĂ©fère grignoter ses dĂ©convenues dans son coin, pour ne pas avoir Ă  s’encombrer de celles d’autrui. Ă€ Kaboul, les joies ayant Ă©tĂ© rangĂ©es parmi les pĂ©chĂ©s capitaux, il devient inutile de chercher auprès d’une tierce personne un quelconque rĂ©confort. 


Dans la pièce, hormis une grande natte tressĂ©e en guise de tapis, deux vieux poufs crevĂ©s et un chevalet vermoulu sur lequel repose le livre des Lectures, il ne reste plus rien. Mohsen a vendu l’ensemble de ses meubles, les uns après les autres, pour survivre aux pĂ©nuries. Maintenant, il n’a mĂŞme pas de quoi remplacer les vitres cassĂ©es. Les fenĂŞtres, aux volets branlants, sont aveugles. Chaque fois qu’un milicien passait dans la rue, il lui intimait l’ordre de les rĂ©parer sans tarder : un badaud risquerait d’être choquĂ© par le visage dĂ©voilĂ© d’une femme. Mohsen a entoilĂ© les fenĂŞtres de tenture : depuis le soleil a cessĂ© de lui rendre visite chez lui.


Les choses vont de mal en pis, Ă  Kaboul, charriant dans leur dĂ©rive les hommes et les mĹ“urs. C’est le chaos dans le chaos, le naufrage dans le naufrage, et malheur aux imprudents. Un ĂŞtre isolĂ© est irrĂ©mĂ©diablement perdu. L’autre jour, un fou criait Ă  tue-tĂŞte dans le faubourg que Dieu avait failli. Ce pauvre diable, de toute Ă©vidence, ignorait oĂą il en Ă©tait, ce qu’il Ă©tait advenu de sa luciditĂ©. Intraitables, les taliban n’ont pas trouvĂ© de circonstances attĂ©nuantes Ă  sa folie et ils l’ont fouettĂ© Ă  mort sur la place publique, les yeux bandĂ©s et la bouche bâillonnĂ©e. 
 
 
On n’est pas chez nous, Zunaira. Notre maison, oĂą nous avions créé notre monde, a Ă©tĂ© soufflĂ©e par un obus. Ici, c’est juste un refuge. J’ai envie qu’il ne devienne pas notre tombeau. Nous avons perdu nos fortunes ; ne perdons pas nos bonnes manières. Le seul moyen de lutte qui nous reste, pour refuser l’arbitraire et la barbarie, est de ne pas renoncer Ă  notre Ă©ducation. Nous avons Ă©tĂ© Ă©levĂ©s en ĂŞtres humains, avec un Ĺ“il sur la part du Seigneur et un autre sur la part des mortels que nous sommes ; connu d’assez près les lustres et les rĂ©verbères pour ne croire qu’à la seule lumière des bougies, goĂ»tĂ© aux joies de la vie et nous les avons trouvĂ©es aussi bonnes que les joies Ă©ternelles. Nous ne pouvons accepter que l’on nous assimile au bĂ©tail.   
— N’est-ce pas ce que nous sommes devenus ?   
— Je n’en suis pas certain. Les taliban ont profitĂ© d’un moment de flottement pour porter un coup terrible aux vaincus. Mais ce n’est pas le coup de grâce. Notre devoir est de nous en convaincre.   
— Comment ?   
— En faisant fi de leur diktat. Nous allons sortir. Toi et moi. Bien sĂ»r, nous ne nous prendrons pas par la main, mais rien ne nous empĂŞche de marcher cĂ´te Ă  cĂ´te.   Zunaira fait non de la tĂŞte :   
— Je ne tiens pas Ă  rentrer avec un cĹ“ur gros comme ça, Mohsen. Les choses de la rue gâcheront ma journĂ©e inutilement. Je suis incapable de passer devant une horreur et de faire comme si de rien n’était. D’un autre cĂ´tĂ©, je refuse de porter le tchadri. De tous les bâts, il est le plus avilissant. Une tunique de Nessus ne causerait pas autant de dĂ©gâts Ă  ma dignitĂ© que cet accoutrement funeste qui me chosifie en effaçant mon visage et en confisquant mon identitĂ©. Ici, au moins, je suis moi, Zunaira, Ă©pouse de Mohsen Ramat, trente-deux ans, magistrat licenciĂ© par l’obscurantisme, sans procès et sans indemnitĂ©s, mais avec suffisamment de prĂ©sence d’esprit pour me peigner tous les jours et veiller sur mes toilettes comme sur la prunelle de mes yeux. Avec ce voile maudit, je ne suis ni un ĂŞtre humain ni une bĂŞte, juste un affront ou une opprobre que l’on doit cacher telle une infirmitĂ©. C’est trop dur Ă  assumer. Surtout pour une ancienne avocate, militante de la cause fĂ©minine. Je t’en prie, ne pense aucunement que je fais du chichi. J’aimerais bien en faire d’ailleurs, hĂ©las ! le cĹ“ur n’y est plus. Ne me demande pas de renoncer Ă  mon prĂ©nom, Ă  mes traits, Ă  la couleur de mes yeux et Ă  la forme de mes lèvres pour une promenade Ă  travers la misère et la dĂ©solation ; ne me demande pas d’être moins qu’une ombre, un froufrou anonyme lâchĂ© dans une galerie hostile. 


Les charretiers et les fourgons convergent vers le grand marchĂ© de la ville, les premiers chargĂ©s de caissons Ă  moitiĂ© vides ou de produits maraĂ®chers flĂ©tris, les seconds de passagers entassĂ©s les uns sur les autres tels des anchois. Les gens clopinent Ă  travers les venelles, la sandale raclant le sol poudreux. Voile opaque et pas somnambulique, de maigres troupeaux de femmes rasent les murs sous la garde rapprochĂ©e de quelques mâles embarrassĂ©s. Puis, partout, sur la place, sur les chaussĂ©es, au milieu des voitures ou autour des estaminets, des mioches, des centaines de mioches aux narines verdâtres et aux prunelles incisives, livrĂ©s Ă  eux-mĂŞmes, Ă  peine debout sur leurs jambes que dĂ©jĂ  inquiĂ©tants, tressant en silence cette corde en chanvre avec laquelle, un jour prochain, ils pendront haut et court l’ultime salut de la nation. Atiq ressent toujours un profond malaise lorsqu’il les voit envahir inexorablement la ville, pareils Ă  ces meutes de chiens qui rappliquent d’on ne sait oĂą et qui, de poubelles en dĂ©charges, finissent par coloniser la citĂ© et tenir en respect la population. Les innombrables medersa, qui poussent comme des champignons Ă  chaque coin de rue, ne suffisent plus Ă  les contenir. Tous les jours, leur nombre augmente et leur menace grandit, et Ă  Kaboul personne ne s’en soucie. Atiq a, sa vie durant, dĂ©plorĂ© que Dieu ne lui ait pas donnĂ© d’enfants, mais, depuis que les rues ne savent quoi en faire, il s’estime heureux. Ă€ quoi sert de s’encombrer de marmaille pour la regarder crevoter Ă  petits feux ou finir en chair Ă  canon au large d’un stan qui se complaĂ®t dans une guerre interminable Ă  laquelle il s’identifie ? 
 
 
— Est-ce que tu penses qu’on pourra entendre de la musique Ă  Kaboul, un jour ?   
— Qui sait ?   
L’étreinte du vieillard s’accentue et son cou dĂ©charnĂ© se tend pour prolonger sa complainte :
— J’ai envie d’entendre une chanson. Tu ne peux pas savoir combien j’en ai envie. Une chanson avec de la musique et une voix qui te secoue de la tĂŞte aux pieds. Est-ce que tu penses qu’on pourra, un jour ou un soir, allumer la radio et Ă©couter se rallier les orchestres jusqu’à tomber dans les pommes ?   
— Dieu seul est omniscient.   Les yeux du vieillard, un instant embrouillĂ©s, se mettent Ă  brasiller d’un Ă©clat douloureux qui semble remonter du plus profond de son ĂŞtre. Il dit :   
— La musique est le vĂ©ritable souffle de la vie. On mange pour ne pas mourir de faim. On chante pour s’entendre vivre. Tu comprends, Atiq ?   
— En ce moment, je n’ai pas toute ma tĂŞte.   
— Quand j’étais enfant, il m’arrivait souvent de ne pas trouver quoi me mettre sous la dent. Ce n’était pas grave. Il me suffisait de m’asseoir sur une branche et de souffler dans ma flĂ»te pour couvrir les crissements de mon ventre. Et quand je chantais, tu ne me croiras pas si tu veux, j’étais bien dans ma peau.


Il n’était pas ainsi, avant, Atiq. C’est vrai, il ne passait pas pour quelqu’un d’affable, mais il n’était pas mauvais, non plus. Trop pauvre pour ĂŞtre gĂ©nĂ©reux, il n’exagĂ©rait point en s’abstenant de donner dans le but manifeste de n’attendre aucune contrepartie. De cette façon, n’exigeant rien de personne, il ne se sentait ni redevable ni obligĂ©. Dans un pays oĂą les cimetières rivalisent avec les terrains vagues en matière d’extension, oĂą les cortèges funèbres prolongent les convois militaires, la guerre lui a appris Ă  ne pas trop s’attacher aux ĂŞtres qu’une simple saute d’humeur pourrait lui ravir. Atiq s’était dĂ©libĂ©rĂ©ment enfermĂ© dans son cocon, Ă  l’abri des peines perdues. Estimant en avoir assez vu pour s’attendrir sur e sort de son prochain, il se mĂ©fiait comme d’une teigne de sa sensiblerie et limitait la douleur du monde Ă  sa propre souffrance. Pourtant, ces derniers temps, il ne se contente plus d’ignorer son entourage. Lui, qui s’était jurĂ© de ne s’occuper que de ses oignons, voilĂ  qu’il ne rĂ©pugne plus Ă  s’inspirer des dĂ©convenues des autres pour apprivoiser les siennes. Sans s’en apercevoir, il a dĂ©veloppĂ© une Ă©trange agressivitĂ©, aussi impĂ©rieuse qu’insondable, qui semble seoir Ă  ses Ă©tats d’âme. Il ne veut plus ĂŞtre seul face Ă  l’adversitĂ© ; mieux, il cherche Ă  se prouver qu’en chargeant les autres, il supporterait plus facilement le poids de ses propres infortunes. Parfaitement conscient du tort qu’il inflige Ă  Nazish, et loin d’en pâtir, il le savoure comme une prouesse. Est-ce cela, le « malin plaisir Â» ? Qu’importe, il lui convient et, mĂŞme s’il ne lui rĂ©ussit pas concrètement, il a le sentiment de ne pas perdre au change. C’est comme s’il prenait sa revanche sur quelque chose qui n’arrĂŞte pas de lui Ă©chapper. Depuis que Mussarat est tombĂ©e malade, il a l’intime
conviction d’avoir Ă©tĂ© flouĂ©, que ses sacrifices, ses concessions, ses prières n’ont servi Ă  rien ; que son destin ne s’assagira jamais, jamais, jamais… 


Mohsen perçoit le rire Ă©touffĂ© de son Ă©pouse. Il grogne un instant puis, apaisĂ© par la bonne humeur de Zunaira, il pouffe Ă  son tour. AussitĂ´t, une trique s’abat sur son Ă©paule :   
— Vous vous croyez au cirque ? lui crie un taliban en exorbitant des yeux laiteux dans son visage brĂ»lĂ© par les canicules.   
Mohsen tente de protester. La trique pirouette dans l’air et l’atteint au visage.   
— On ne rit pas dans la rue, insiste le sbire. S’il vous reste un soupçon de pudeur, rentrez chez vous et enfermez-vous Ă  double tour.   
Mohsen frĂ©mit de colère, une main sur sa joue.   
— Qu’est-ce qu’il y a ? le nargue le taliban. Tu veux me crever les yeux ? Vas-y, montre voir ce que tu as dans le ventre, face de fille !
— Allons-nous-en, supplie Zunaira en tirant son Ă©poux par le bras.   
— Ne le touche pas, toi ; reste Ă  ta place, lui hurle le sbire en lui cinglant la hanche. Et ne parle pas en prĂ©sence d’un Ă©tranger.   
AttirĂ© par l’altercation, un groupe de sbires s’approche, la cravache en Ă©vidence. Le plus grand lisse sa barbe d’un air narquois et demande Ă  son collègue :   
— Des problèmes ?   
— Ils se croient au cirque.   
Le grand dĂ©visage Mohsen.   
— Qui est cette femme ?   
— Mon Ă©pouse.   
— Eh bien, conduis-toi en homme. Apprends-lui Ă  se tenir Ă  l’écart quand tu discutes avec une tierce personne.


— Je n’ai pas connu ma mère. Elle est morte en me mettant au monde. Elle avait quatorze ans. Le vieux faisait paĂ®tre le troupeau Ă  deux pas. Ă€ peine pubère. Un peu perdu dans ses enfantillages. Quand ma mère s’est mise Ă  gĂ©mir, il n’a pas paniquĂ©. Au lieu d’aller trouver les voisins, il a voulu se dĂ©brouiller seul. Comme un grand. Ça a très vite mal tournĂ©. Il s’est obstinĂ©. Et voilĂ . Il ignore comment j’ai survĂ©cu ; pire, il ne comprend pas pourquoi ma mère lui a claquĂ© entre les mains. Ça le travaille encore, après tant d’annĂ©es et quatre mariages… Elle a beaucoup souffert avant de rendre l’âme, ma mère. Je l’ai pas connue, pourtant, elle est toujours lĂ , Ă  mes cĂ´tĂ©s. Je t’assure que des fois je perçois son souffle sur mon visage. C’est mon troisième mariage en moins d’un an.   
— Ă€ cause d’elle ?   
— Non, mes deux premières Ă©pouses Ă©taient indociles. Elles n’étaient pas dynamiques et posaient trop de questions.


Tout autour, l’ariditĂ© se surpasse. On dirait qu’elle ne se dĂ©nude que pour accentuer le dĂ©sarroi des hommes coincĂ©s entre la rocaille et les canicules. Les rares lisĂ©rĂ©s de verdure qui daignent se manifester par endroits ne promettent aucune Ă©closion ; leurs herbes brĂ»lĂ©es s’effritent au moindre frĂ©missement. Gigantesques hydres dĂ©shydratĂ©es, les rivières languissent dans leurs lits dĂ©faits, n’ayant Ă  proposer aux dieux de l’insolation que l’offrande de leurs tripes pĂ©trifiĂ©es.


Vivre, c’est d’abord se tenir prĂŞt Ă  recevoir le ciel sur la tĂŞte. Si tu pars du principe que l’existence n’est qu’une Ă©preuve, tu es Ă©quipĂ© pour gĂ©rer ses peines et ses surprises. Si tu persistes Ă  attendre d’elle ce qu’elle ne peut te donner, c’est la preuve que tu n’as rien compris. Prends les choses comme elles viennent, n’en fais pas un drame ni un plat ; ce n’est pas toi qui mènes ta barque, mais le cours de ton destin.


Hormis celui de son Ă©pouse, Atiq n’a pas vu un seul visage de femme depuis plusieurs annĂ©es. Il a mĂŞme appris Ă  vivre sans. Pour lui, Ă  part Mussarat, il n’y a que des fantĂ´mes, sans voix et sans attraits, qui traversent les rues sans effleurer les esprits ; des nuĂ©es d’hirondelles en dĂ©crĂ©pitude, bleues ou jaunâtres, souvent dĂ©colorĂ©es, en retard de plusieurs saisons, et qui rendent un son morne lorsqu’elles passent Ă  proximitĂ© des hommes.

 

Du mĂŞme auteur sur ce blog :

 
 



 

 
 


 

2 commentaires:

  1. Voilà un roman dont j'entends parler - positivement - depuis des années ! Il faudrait que je me décide à le lire. Je n'ai pas lu tout l'extrait que tu as publié mais une partie ; la plume est très belle et on ressent déjà la force de ce texte qui a l'air unique.

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  2. Yasmina Khadra est un auteur à découvrir absolument. Ce livre est une excellente entrée en matière.

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