J'ai beaucoup aimé
Titre : Une femme
Auteur : Annie ERNAUX
Parution : 1988 (Gallimard)
Pages : 112
Présentation de l'éditeur :
Annie Ernaux s'efforce ici de retrouver les différents visages et la vie
de sa mère, morte le 7 avril 1986, au terme d'une maladie qui avait
détruit sa mémoire et son intégrité intellectuelle et physique. Elle, si
active, si ouverte au monde. Quête de l'existence d'une femme,
ouvrière, puis commerçante anxieuse de « tenir son rang » et
d'apprendre. Mise au jour, aussi, de l'évolution et de l'ambivalence des
sentiments d'une fille pour sa mère : amour, haine, tendresse,
culpabilité, et, pour finir, attachement viscéral à la vieille femme
diminuée.
« Je n'entendrai plus sa voix... J'ai perdu le dernier lien avec le
monde dont je suis issue. »
Un mot sur l'auteur :
Annie Ernaux est née en 1940 à Lillebonne, en Normandie, dans un milieu modeste. Après des études universitaires à Rouen et à Bordeaux, elle devient professeur certifiée, puis agrégée de lettres modernes. Son oeuvre littéraire, principalement autobiographique, entretient des liens étroits avec la sociologie. Elle a reçu le prix Nobel de littérature en 2022.
Avis :
Atteinte de la maladie d’Alzheimer, la mère d’Annie Ernaux vient de s’éteindre dans sa maison de retraite. Consciente dans son chagrin qu’avec cette mort disparaît « le dernier lien avec le monde dont elle est issue », l’écrivain revient sur la vie de celle qui, de modeste extraction, sut lui donner l’envie d’apprendre, et, par là-même, lui fournit la clé de son ascension sociale.
Née au début du XXe siècle en Normandie profonde, au coeur d’« une région entièrement agricole, aux mains de grands propriétaires », quatrième sur les six enfants d’un employé de ferme et d’une tisserande à domicile, qui, épuisés à la tâche, ne firent pas de vieux os, cette femme fut d’abord ouvrière, dès ses douze ans. Peu après son mariage, elle et son mari achetèrent à crédit un café-épicerie « dans la Vallée, zone des filatures datant du XIXe siècle, qui ordonnaient le temps et l'existence des gens de la naissance à la mort. Encore aujourd'hui, dire la Vallée d'avant-guerre, c'est tout dire, la plus forte concentration d'alcooliques et de filles mères, l'humidité ruisselant des murs et les nourrissons morts de diarrhée verte en deux heures. » Elle y subsista à grand-peine, mais, férue de lecture et soucieuse de « tenir son rang », elle ne cessa de pousser sa fille vers les études qui devaient la propulser dans la sphère de « la bonne éducation, l'élégance et la culture », la comblant de fierté par procuration tout en lui faisant prendre « toute la mesure de son sentiment d'indignité », indignité dont, écrit Annie Ernaux, « elle ne me dissociait pas (peut-être fallait-il encore une génération pour l'effacer), dans cette phrase qu'elle m'a dite, la veille de mon mariage : ‘’Tâche de bien tenir ton ménage, il ne faudrait pas qu'il te renvoie.’’ »
Malgré l’émotion que l’on devine à travers les lignes et que sa discrétion rend encore plus bouleversante, la narration s’en tient à une sobriété presque clinique, qui, bannissant introspection et effet de style au profit d’une concision lucide et objective, fait de cet intime portrait maternel et de tout ce qu’il représente pour l’auteur comme socle de son élévation sociale, une véritable analyse sociologique. Cette femme n’est pas ici seulement la mère d’Annie Ernaux, elle incarne et représente un milieu et une époque, elle est le trait d’union entre deux mondes et deux conditions : un lien qui disparaît avec elle et que ce livre entreprend en quelque sorte de préserver, devenant à la fois témoignage et fixation de ses racines dans la mémoire de la narratrice.
D’une grande finesse d’observation et d’une parfaite justesse, ce texte impressionne par sa sincérité sans artifice et par sa manière, si simple en apparence, de mettre en mots la vérité. Chez Annie Ernaux, nul n’est besoin de discours ni d’analyse : il lui suffit de montrer pour asseoir magistralement son propos. (4/5)
Née au début du XXe siècle en Normandie profonde, au coeur d’« une région entièrement agricole, aux mains de grands propriétaires », quatrième sur les six enfants d’un employé de ferme et d’une tisserande à domicile, qui, épuisés à la tâche, ne firent pas de vieux os, cette femme fut d’abord ouvrière, dès ses douze ans. Peu après son mariage, elle et son mari achetèrent à crédit un café-épicerie « dans la Vallée, zone des filatures datant du XIXe siècle, qui ordonnaient le temps et l'existence des gens de la naissance à la mort. Encore aujourd'hui, dire la Vallée d'avant-guerre, c'est tout dire, la plus forte concentration d'alcooliques et de filles mères, l'humidité ruisselant des murs et les nourrissons morts de diarrhée verte en deux heures. » Elle y subsista à grand-peine, mais, férue de lecture et soucieuse de « tenir son rang », elle ne cessa de pousser sa fille vers les études qui devaient la propulser dans la sphère de « la bonne éducation, l'élégance et la culture », la comblant de fierté par procuration tout en lui faisant prendre « toute la mesure de son sentiment d'indignité », indignité dont, écrit Annie Ernaux, « elle ne me dissociait pas (peut-être fallait-il encore une génération pour l'effacer), dans cette phrase qu'elle m'a dite, la veille de mon mariage : ‘’Tâche de bien tenir ton ménage, il ne faudrait pas qu'il te renvoie.’’ »
Malgré l’émotion que l’on devine à travers les lignes et que sa discrétion rend encore plus bouleversante, la narration s’en tient à une sobriété presque clinique, qui, bannissant introspection et effet de style au profit d’une concision lucide et objective, fait de cet intime portrait maternel et de tout ce qu’il représente pour l’auteur comme socle de son élévation sociale, une véritable analyse sociologique. Cette femme n’est pas ici seulement la mère d’Annie Ernaux, elle incarne et représente un milieu et une époque, elle est le trait d’union entre deux mondes et deux conditions : un lien qui disparaît avec elle et que ce livre entreprend en quelque sorte de préserver, devenant à la fois témoignage et fixation de ses racines dans la mémoire de la narratrice.
D’une grande finesse d’observation et d’une parfaite justesse, ce texte impressionne par sa sincérité sans artifice et par sa manière, si simple en apparence, de mettre en mots la vérité. Chez Annie Ernaux, nul n’est besoin de discours ni d’analyse : il lui suffit de montrer pour asseoir magistralement son propos. (4/5)
Citations :
Fière d'être ouvrière dans une grande usine : quelque chose comme être civilisée par rapport aux sauvages, les filles de la campagne restées derrière les vaches, et libre au regard des esclaves, les bonnes des maisons bourgeoises obligées de « servir le cul des maîtres ». Mais sentant tout ce qui la séparait, de manière indéfinissable, de son rêve : la demoiselle de magasin.
Mais à une époque et dans une petite ville où l'essentiel de la vie sociale consistait à en apprendre le plus possible sur les gens, où s'exerçait une surveillance constante et naturelle sur la conduite des femmes, on ne pouvait qu'être prise entre le désir de « profiter de sa jeunesse » et l'obsession d'être « montrée du doigt ». Ma mère s'est efforcée de se conformer au jugement le plus favorable porté sur les filles travaillant en usine : « ouvrière mais sérieuse », pratiquant la messe et les sacrements, le pain bénit, brodant son trousseau chez les sœurs de l'orphelinat, n'allant jamais au bois seule avec un garçon. Ignorant que ses jupes raccourcies, ses cheveux à la garçonne, ses yeux « hardis », le fait surtout qu'elle travaille avec des hommes, suffisaient à empêcher qu'on la considère comme ce qu'elle aspirait à être, « une jeune fille comme il faut ».
La jeunesse de ma mère, cela en partie : un effort pour échapper au destin le plus probable, la pauvreté sûrement, l'alcool peut-être. À tout ce qui arrive à une ouvrière quand elle « se laisse aller » (fumer, par exemple, traîner le soir dans la rue, sortir avec des taches sur soi) et que plus aucun « jeune homme sérieux » ne veut d'elle.
Pour une femme, le mariage était la vie ou la mort, l'espérance de s'en sortir mieux à deux ou la plongée définitive. Il fallait donc reconnaître l'homme capable de « rendre une femme heureuse ». Naturellement, pas un gars de la terre, même riche, qui vous ferait traire les vaches dans un village sans électricité. Mon père travaillait à la corderie, il était grand, bien mis de sa personne, un « petit genre ». Il ne buvait pas, gardait sa paye pour monter son ménage. Il était d'un caractère calme, gai, et il avait sept ans de plus qu'elle (on ne prenait pas un « galopin » !). En souriant et rougissant, elle racontait : « J'étais très courtisée, on m'a demandée en mariage plusieurs fois, c'est ton père que j'ai choisi. » Ajoutant souvent : « Il n'avait pas l'air commun. »
En 1931, ils ont acheté à crédit un débit de boissons et d'alimentation à Lillebonne, une cité ouvrière de 7 000 habitants, à vingt-cinq kilomètres d'Yvetot. Le café-épicerie était situé dans la Vallée, zone des filatures datant du dix-neuxième siècle, qui ordonnaient le temps et l'existence des gens de la naissance à la mort. Encore aujourd'hui, dire la Vallée d'avant-guerre, c'est tout dire, la plus forte concentration d'alcooliques et de filles mères, l'humidité ruisselant des murs et les nourrissons morts de diarrhée verte en deux heures.
Vivre chez ses enfants, c'était partager un mode d'existence dont elle était fière (à la famille : « Ils ont une belle situation ! »). C'était aussi (…) vivre à l'intérieur d'un monde qui l'accueillait d'un côté et l'excluait de l'autre. Un jour, avec colère : « Je ne fais pas bien dans le tableau. »
Donc elle ne répondait pas au téléphone quand il sonnait près d'elle, frappait d'une manière ostensible avant de pénétrer dans le salon où son gendre regardait un match à la télé, réclamait sans cesse du travail, « si on ne me donne rien à faire, je n'ai plus qu'a m'en aller » et, en riant à moitié, « il faut bien que je paye ma place ! ». Nous avions des scènes toutes les deux à propos de cette attitude, je lui reprochais de s'humilier exprès. J'ai mis longtemps à comprendre que ma mère ressentait dans ma propre maison le malaise qui avait été le mien, adolescente, dans les « milieux mieux que nous » (comme s'il n'était donné qu'aux « inférieurs » de souffrir de différences que les autres estiment sans importance). Et qu'en feignant de se considérer comme une employée, elle transformait instinctivement la domination culturelle, réelle, de ses enfants lisant Le Monde ou écoutant Bach, en une domination économique, imaginaire, de patron à ouvrier : une façon de se révolter.
Donc elle ne répondait pas au téléphone quand il sonnait près d'elle, frappait d'une manière ostensible avant de pénétrer dans le salon où son gendre regardait un match à la télé, réclamait sans cesse du travail, « si on ne me donne rien à faire, je n'ai plus qu'a m'en aller » et, en riant à moitié, « il faut bien que je paye ma place ! ». Nous avions des scènes toutes les deux à propos de cette attitude, je lui reprochais de s'humilier exprès. J'ai mis longtemps à comprendre que ma mère ressentait dans ma propre maison le malaise qui avait été le mien, adolescente, dans les « milieux mieux que nous » (comme s'il n'était donné qu'aux « inférieurs » de souffrir de différences que les autres estiment sans importance). Et qu'en feignant de se considérer comme une employée, elle transformait instinctivement la domination culturelle, réelle, de ses enfants lisant Le Monde ou écoutant Bach, en une domination économique, imaginaire, de patron à ouvrier : une façon de se révolter.
À nouveau, nous nous adressions la parole sur ce ton particulier, fait d'agacement et de grief perpétuel, qui faisait toujours croire, à tort, que nous nous disputions et que je reconnaîtrais, entre une mère et une fille, dans n'importe quelle langue.
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