lundi 10 janvier 2022

[Kern, Etienne] Les envolés

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les envolés

Auteur : Etienne KERN

Parution : 2021 (Gallimard)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

4 février 1912. Le jour se lève à peine. Entourés d’une petite foule de badauds, deux reporters commencent à filmer. Là-haut, au premier étage de la tour Eiffel, un homme pose le pied sur la rambarde. Il veut essayer son invention, un parachute. On l’a prévenu : il n’a aucune chance. Acte d’amour ? Geste fou, désespéré ? Il a un rêve et nul ne pourra l’arrêter. Sa mort est l’une des premières qu’ait saisies une caméra.
Hanté par les images de cette chute, Étienne Kern mêle à l’histoire vraie de Franz Reichelt, tailleur pour dames venu de Bohême, le souvenir de ses propres disparus.
Du Paris joyeux de la Belle Époque à celui d’aujourd’hui, entre foi dans le progrès et tentation du désastre, ce premier roman au charme puissant questionne la part d’espoir que chacun porte en soi, et l’empreinte laissée par ceux qui se sont envolés.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Professeur de lettres en classes préparatoires, Etienne Kern est aussi auteur et co-auteur d'essais sur la langue française et la vie littéraire. Les envolés est son premier roman.

 

Avis :

Le 4 février 1912, les caméras filmaient en direct la mort de Franz Reichelt, alors qu’il essayait son invention de costume-parachute depuis le premier étage de la tour Eiffel. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser cet homme à sauter, quand tous l’avaient prévenu qu’il n’avait aucune chance de réussir ? Etienne Kern reconstitue le parcours de ce tailleur pour dames d’origine autrichienne, mêlant à sa narration les interrogations qui le hantent depuis la mort par défenestration de deux êtres chers.

Du vieux film en noir et blanc, l’on ne sait ce qui est le plus saisissant : des hésitations de l’homme avant son saut, ou du public et des caméras venus assister sans broncher à un dénouement que tous savaient inéluctable. Au-delà de la curiosité malsaine des foules, c’est à ce qui a pu conduire Franz Reichelt à une telle extrémité qui intéresse l’auteur, lui que la peur du vide assaille depuis la chute accidentelle d’un parent et le suicide d’une amie. Ses doutes et ses interrogations quant à ces deux fins dramatiques que rien ne laissaient prévoir, trouvent une résonance obsédante dans l’étonnant cheminement d’un homme que son métier de tailleur, associé à son amitié pour un ami mort de sa passion pour l’aviation, ont curieusement amené à défier toute raison.

Pendant que le Paris de la Belle Epoque entrevoit avec optimisme un futur ouvert à tous les possibles d’un progrès technique en soudaine accélération, il faut bien des illuminés et des aventuriers pour s’élancer dans l’expérimentation des inventions, notamment celles qui entament la conquête du ciel. Franz Reichelt s’est-il laissé contaminer par une foi inébranlable en cet avenir magique ? A-t-il fini par prendre ses rêves pour des réalités, lui que son monde modeste, ses deuils et ses amours déçues clouaient au sol ? A moins qu’il n’ait choisi, en toute conscience, de préserver jusqu’au bout une illusion mortelle, mais qui valait pourtant mieux que sa morne et terre-à-terre réalité ? Sans les caméras qui le poussaient dans la lumière, aurait-il renoncé ?

Une certaine tristesse étreint le lecteur qui l’accompagne dans la très crédible restitution historique d’Etienne Kern. Les réflexions contemporaines et personnelles de l’auteur contribuent à cette mélancolie, alors qu’elles apparaissent de plus en plus clairement relever du terrible questionnement dans lequel vous jettent ceux qui ont choisi de « s’envoler ». Un texte délicat et ciselé, tout en nuances et non-dits. (4/5)

 

 

Citations :

Ce vieux film en noir et blanc, je l’ai découvert un soir d’hiver, sur Internet. (…)
Arrivé au bout, j’ai recommencé, une, deux, trois fois.                              
La même scène se rejouait, comme une cérémonie dont chaque geste est codifié, chargé de sens, aimanté par quelque chose qui le dépasse : le pied sur la rambarde, le corps penché, le mouvement de recul, le grand saut, tout convergeait vers la quatre-vingt-deuxième seconde – l’instant précis où tu atterris sur le sol.
Chaque visionnage me racontait une autre histoire. Tu étais un nouvel Icare, puni par les dieux pour ton audace. Tu voulais mourir. Tu mourais plein d’espoir, aveuglé jusqu’au bout par ton rêve. Tu étais une victime. Sans cette caméra, peut-être, tu aurais fini par redescendre de cette chaise, bredouiller quelques excuses et rentrer chez toi. Tu étais un héros : tu refusais le réel, tu faisais sauter les rambardes.
Tu étais tous les scénarios. Tu étais tout ce qui m’obsède. Le souvenir des corps qui chutent. L’évidence de cette quatre-vingt-deuxième seconde qu’il faudra bien vivre un jour. Cette vérité si troublante : l’expérience du vertige n’est pas la peur de tomber mais le désir de sauter.

Emma se tait. Elle les connaît déjà, cette lueur dans les yeux, cette manière de se laisser happer par un rêve où elle n’a pas sa place. Franz dérive loin d’elle. Comme l’autre.          
— J’ai eu tort. C’était une erreur. Depuis le début.          
Elle s’en va.          
Franz reste immobile. Il la regarde disparaître au loin. Son manteau gris est cerné de poussière dorée. Des chiens aboient. Une péniche passe le long du quai.          
La beauté du fleuve est intolérable.          
Pas après pas, écrasé de fatigue, il rentre chez lui.                     
Les gens que nous aimons, nous ne pouvons rien pour eux.

Je me répétais en boucle l’ouverture de La Divine Comédie, « au milieu du chemin de notre vie », et il m’apparaissait moins comme un milieu que comme un éveil, une déchirure, ce moment qu’on ne trouve sur aucun calendrier – jusqu’alors on se sait mortel, voilà qu’on commence à se sentir mortel. Ce milieu du chemin de la vie, j’y étais.

 

 

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