lundi 19 décembre 2022

[Izagirre, Ander] Potosi

 




Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Potosi

Auteur : Ander IZAGIRRE

Traduction : Alfredo MALLET

Parution : en espagnol en 2015,
                  en français en 2022 (Baromètre)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le Cerro Rico, au pied de la ville de Potosí, est une montagne riche en argent et en étain. Ander Izagirre s’y est rendu pour enquêter sur les conditions de vie abominables des hommes, des femmes et des enfants qui exploitent ces gisements. Parmi les nombreux témoignages recueillis, celui d’Alicia est au premier plan. Travaillant depuis l’âge de 12 ans, cette jeune fille illustre à la fois le sort de ceux dont la subsistance dépend irrémédiablement de l’activité minière, mais également l’esprit de résilience qui anime certains habitants de Potosí, non résignés à se faire avaler par « la montagne qui dévore les hommes » – comme on surnomme le Cerro Rico.
Ander Izagirre ne se contente pas de dépeindre la situation précaire des mineurs et de leur entourage. Il cherche aussi à comprendre ses origines. Son enquête, enrichie de nombreux retours historiques, relate les principales étapes de l’exploitation des mines en Bolivie : des conséquences de la colonisation espagnole, apparues dès le XVIe siècle, jusqu’à la prolifération des coopératives minières d’aujourd’hui en passant par le soulèvement avorté de Che Guevara. Cet éclairage permet de saisir l’importance des enjeux politiques, sociaux et économiques que constitue l’extraction des ressources naturelles pour beaucoup de Boliviens.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ander Izagirre collabore avec de nombreux médias espagnols et étrangers. Il est l'auteur de nombreux ouvrages depuis 2001, principalement alimentés par ses voyages à travers les cinq continents. Randonneur infatigable, il conçoit aussi des guides touristiques pour arpenter les sentiers de son Pays basque natal.

 

Avis :

Lui qui a toujours joué un rôle de premier plan dans l’histoire de La Bolivie au point de figurer sur les armes du pays, le Cerro Rico menace aujourd’hui de s’effondrer, sapé de l’intérieur par cinq siècles d’exploitation minière. « Mont riche » en espagnol, « celui qui explose » en quechua, on le surnomme aussi « la montagne qui dévore les hommes », tant les mineurs et leur entourage – hommes, femmes et enfants – continuent de lui payer un lourd tribut humain pour des conditions de vie misérables. Après plusieurs années d’investigations et de rencontres, le journaliste espagnol Ander Isaguirre nous livre un reportage choc, assortissant son tableau apocalyptique de la précarité des mineurs boliviens d’un panorama historique et géopolitique qui éclaire les vastes enjeux de l’extraction des matières premières si abondantes dans le pays.

Parmi ses nombreuses rencontres de terrain autour de la ville de Potosi, au pied du Cerro Rico, l’auteur a choisi de centrer son récit sur Alicia, une jeune fille clandestinement employée à la mine depuis l’âge de douze ans, menant avec sa mère et ses frères et sœurs une existence de forçats ne leur assurant même pas de quoi subsister dignement. Son père tué par la silicose quand elle avait huit ans, l’adolescente s’éreinte – au sens propre du terme puisque la pollution des eaux lui a déjà coûté un rein – dans des conditions innommables et terriblement risquées, sans rémunération aucune au prétexte de la dette écrasante que la mine a abusivement attribuée à sa mère veuve. Leurs conditions de vie sont en-dessous de tout : à peine de quoi manger, un campement de fortune sur les pentes empoisonnées du terril où l’on avale et l’on respire une poussière mortifère chargée de métaux lourds, et un travail de bêtes : vers de terre s’infiltrant dans les galeries pour extraire argent et étain à l’ancienne, au simple pic et sans aucune mécanisation ; laborieuses fourmis broyant ensuite au marteau les pierres extraites, pour en tamiser les maigres traces de minerais.

Ils sont aujourd’hui cent vingt milles mineurs en Bolivie, employés dans des coopératives artisanales, à exploiter les gisements du Cerro Rico anarchiquement, sans encadrement, plan ni technologie, et au mépris des plus élémentaires règles de sécurité. A eux tous, qui y gagnent à peine de quoi survivre avec une espérance de vie moyenne inférieure à trente-cinq ans, ils ne représentent que 3 % de la production bolivienne de minerais, le reste étant extrait sans main d’oeuvre par une seule multinationale étrangère de pointe. De fait, depuis que l’exploitation des ressources minières boliviennes a commencé au XVIe siècle, elle n’a jamais profité au pays et à sa population. Les colons espagnols réduisirent les Indiens en esclavage pour mieux faire main basse sur les métaux précieux. Puis, les mines restèrent longtemps sous la coupe de quelques sociétés suffisamment puissantes pour faire et défaire les dictatures au gré de leurs intérêts : elles continuèrent ainsi à exploiter purement et simplement la main d’oeuvre locale, exportant les richesses extraites sans taxation ni retombées économiques pour le pays. Après la révolution de 1952, la gabegie au sein des mines nationalisées provoqua leur ruine et leur fermeture. Une seule fut reprise par un groupe japonais qui a su investir pour la moderniser, les autres furent émiettées en une constellation de coopératives non viables, mais où la population s’empresse de s’employer faute d’alternative.

Aujourd’hui, l’hémorragie se poursuit : la Bolivie n’a que ses ressources naturelles dont l’exploitation continue à lui échapper. Pris à la gorge par la spéculation sur les matières qui a ruiné tant de nations sous-développées, le pays dépend des crédits internationaux et des conditions imposées par ceux-là même qui l’ont étranglé. Et ses habitants, parmi les plus pauvres de toute l’Amérique du Sud avec 94 % d’entre eux incapables de pourvoir aux nécessités de base et même 46 % ne pouvant s’assurer une alimentation de survie, continuent à tomber comme des mouches, écrasés dans les effondrements de galeries, étouffés par la silicose, empoisonnés par l’air et l’eau contaminés, épuisés par la malnutrition et ces conditions de travail bestiales qui les attendent dès l’âge de douze ans.

Malheureusement sans illusion quant à l’impact de son livre dans l’indifférence du monde, Ander Izaguirre aligne implacablement ses constats les plus terribles de la situation des mineurs boliviens, peuplant son évocation de portraits saisis sur le vif, au plus près de la réalité du terrain. Choqué par le sort d’Alicia et des siens, pourtant capables d’une vitalité et d’une résilience confondantes, c’est avec un terrible sentiment d’impuissance désabusée que l’on parcourt le décryptage de l’Histoire et des intérêts politiques, financiers et économiques, qu’en toute objectivité et avec beaucoup de clarté, l’auteur nous propose comme impitoyable genèse de cette situation. Ce livre dont chaque page est une gifle émotionnelle en même temps qu’une éclairante analyse historique et géopolitique est un immense coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Il va, courbé avec les bras collés au corps, parce que dans ce tunnel minuscule… « ce n’est qu’une galerie de vers de terre ! » … parce que dans ce tunnel, il suffit d’écarter les coudes pour toucher le mur gauche et le mur droit en même temps ; il suffit de lever un peu le cou pour toucher le plafond avec le casque. Nous sommes dans une montagne. Autour de nos corps, il y a peu de centimètres d’air et des millions de tonnes de roche compactes. C’est ce qui ressemble le plus à être enterré : il reste seulement cet orifice pour retourner à la surface (pour celui qui sait s’orienter das le labyrinthe de galeries qui serpentent, se croisent, bifurquent, tournent, montent, descendent : il n’y a rien dans les tunnels, dans les grottes et dans les puits – aucune lumière, aucune brise, aucun son – qui indique si nous retournons à la vie ou si nous nous enfonçons encore plus profondément dans la montagne). On a l’impression qu’il suffirait d’un éternuement pour que la montagne se compacte et écrase cette galerie par laquelle nous avançons comme des insectes, tâtant les murs, marchant avec les pieds et avec les mains.
Difficile de respirer. Dans cette position, ainsi courbés, avec les bras collés au thorax, les poumons se gonflent avec peine. Chaque inspiration est un effort conscient : j’ouvre les fosses nasales et j’absorbe de l’air à quarante degrés, saturé d’humidité, collant comme des boules de coton trempées dans la térébenthine. Il me reste un goût métallique dans le palais, comme si j’étais en train de sucer des pièces de monnaie. C’est la copajira, la sueur acide de la mine, qui suinte le long des murs, qui forme des flaques de boue orange et qui flotte dans la buée.
 

Et ces poutres ? Elles sont pourries, pliées comme un « V » sous le poids de la montagne. Certaines ont déjà commencer à se briser.
- Les poutres ? Putain, trente ans qu’on ne les change pas. Plus personne n’a de l’argent pour investir dans la sécurité. Dans les équipes, nous sommes peu de mineurs et nous gagnons juste assez pour survivre. Nous exploitons un site, nous prions pour qu’il ne s’effondre pas, puis nous allons dans un autre site.
 

Le Cerro Rico est, entre autres choses, une forme. C’est la grande pyramide qui s’élève au-dessus de la ville de Potosi ; c’est la silhouette qui apparaît dans les armoiries nationales de la Bolivie, dans les sceaux, sur les affiches, sur les cartes postales et dans les paysages des tableaux baroques ; c’est un gigantesque monument triangulaire, l’icône des richesses terrestres et des pouvoirs divins. Mais il est en train de s’écrouler. Dans les journaux boliviens, les chroniqueurs manifestent leur crainte que le symbole national ne soit étêté, ou qu’il s’écroule : et là se greffent les métaphores.
Entre-temps, les 10 000 mineur , peu soucieux du blason national, entrent tous les jours dans la montagne.
Les habitants de Potosi ont peur de l’effondrement final, l’avalanche apocalyptique qui achèverait l’histoire du Cerro Rico. En son sein gisent les os, ou la poussière des os, de douzaines de milliers de mineurs – depuis le premier Indien esclave, du temps de la colonisation espagnole, jusqu’à Luis Characayo, le foreur qui apparaît dans le journal parce que hier on l’a trouvé écrasé par l’effondrement d’une galerie, mort d’un traumatisme cranio-encéphalique et d’asphyxie. On appelle le Cerro Rico de Potosi « la montagne qui dévore des hommes ».
 
 
Alicia Quispe [14 ans] n’est pas son vrai nom. Elle préfère le cacher afin de ne pas être expulsée de son travail clandestin – de ce travail qu’un certain dirigeant des coopératives minières me dira qu’il n’existe pas. Il n’existe pas, mais enfin, s’il existait, ce ne serait pas si grave, parce que les enfants, du moment qu’ils habitent ici sur le terrain de la mine, aident leurs familles comme nous autres avons fait, dit-on à la coopérative – comme on a toujours fait, parce que sinon, qu’est-ce qu’ils feraient les enfant du Cerro Rico ?
Alicia fait un travail qui n’existe pas, un travail pour lequel on la payait vingt pesos par jour – ou mieux, vingt pesos par nuit – un peu plus de deux euros. Maintenant, elle n’est plus payée, mais travaille gratuitement pour solder une dette que les mineurs de la coopérative attribuent à sa mère – une combine pour en faire des esclaves.


En 2011, le gouvernement bolivien a calculé qu’il y avait trois mille huit cents travailleurs dans les mines qui n’avaient pas atteint leur majorité. Cepromin les estimait à environ treize mille. Il est impossible de donner un chiffre précis (…), parce que les travailleurs sont clandestins, parce que les chiffres augmentent ou diminuent selon les cours du minerai. Ce qui est clair est que s’ils commencent à travailler à 12 ou 14 ans, ils n’atteindront sûrement pas leurs 35 ans. 


Le vent balaie les versants de la montagne, entraîne les roches triturées, fait craquer le terril. La poussière du Cerro Rico rentre dans les yeux, se met entre les molaires et se loge dans les poumons ; elle contient beaucoup d’arsenic, du zinc, du chrome et du plomb qui s’accumulent dans le sang, l’enveniment peu à peu, accélèrent les maladies, épuisent le corps. (…)
Ils ont effectué des analyses parmi plusieurs douzaines de voisins et ont découvert que leur sang est riche : très riche en arsenic, cadmium, mercure, zinc et chrome. Ils respirent de l’air chargé de métaux et boivent des eaux chargées de métaux. Ils développent des ulcères, des verrues et des protubérances dans les yeux, et leurs globules meurent. Ils souffrent d’anémies, d’ulcères, de fatigues chroniques, de douleurs musculaires, de dépressions, d’hallucinations, de perte des cheveux ; ils développent des tumeurs, et les bébés ont des problèmes neurologiques.


Potosi est le département le plus pauvre du pays, le plus pauvre de l’Amérique du Sud. Selon une étude du Fonds des Nations unies pour la population, 94 % des habitants de Potosi sont pauvres : ils ne peuvent pas pourvoir aux nécessités de base – bien se nourrir, vivre dans une maison digne, disposer d’eau potable, recevoir une attention sanitaire, aller à l’école. 46 % d’entre eux sont en état d’extrême pauvreté : ils ne gagnent pas assez d’argent pour s‘assurer une alimentation de survie. 


Alicia parle du gaz, des déraillements et d’autres choses qui lui font peur : les éboulements, les douleurs de dos qui durent des semaines entières, l’air chargé de poussière qui l’empoisonne à l’intérieur, qui lui a déjà paralysé un rein et qui a tué son père de silicose. Son père est mort quand elle avait huit ans : il toussait et toussait et ne pouvait pas s’arrêter de tousser. Il devenait très rouge ; il tâchait de respirer avec tout son corps, il étouffait. Il a fini par s’étouffer à la maison . Elle l’a vu. Elle parle, avec peu d’envie d’en parler, des mineurs qui boivent beaucoup et qui l’embêtent. Qu’est-ce qu’elle entend par « embêter », je lui demande : ça veut dire que deux de ses amies de 14 et 15 ans ont été violées par des mineurs et sont tombées enceintes. Elle accepte toutes ces peurs, parce qu’une autre peur plus grande la traque. « Il y a peu, dit-elle, un bébé est mort à Pallaviri parce qu’il n’avait pas à manger. »


Les hôtesses de l’air ont donné les instructions habituelles, y compris celle de mettre le gilet de sauvetage si nous tombions dans la mer. Je dis : un vol interne bolivien (…) On avait envie de crier : « La Bolivie jusqu’à la mer, nom d’un chien ! » - cette mer à laquelle ils renoncèrent définitivement par un traité en 1904, en bonne partie parce que cela convenait à l’oligarchie minière, parce qu’en échange de son renoncement perpétuel  la mer, le Chili les laissait construire une voie de chemin de fer pour sortir le minerai par cette côte-là, parce que l’État bolivien était dirigé par des hommes des entreprises minières et écartait n’importe quel intérêt qui ne fut pas le leur, parce que le pays accepta de rester cloîtré et de ne plus jamais protester, condamné  à l’isolement et à la pauvreté pour autant que les trains miniers puissent sortir à la mer, parce que l’abondance des matières premières a souvent été un malheur pour les pays faibles qui les possédaient et qui tombaient sous le joug de leurs propriétaires : parce que la richesse encore une fois fut cause de pauvreté.


[En 1915] Les machineries d’Uncia sont les plus modernes et celles assurant le plus haut rendement du pays. (…)
Maintenant, les mineurs extraient le minerai de manière artisanale. (…) Il n’y a ni électricité, ni moteurs, ni machines perforatrices, ni wagonnets, ni usines. Ils sont moins bien lotis qu’il y a cent ans.


Très rarement, quelque ministre ou même quelque président osait critiquer les privilèges des barons miniers et se risquait à dénoncer que ces derniers éludaient les impôts et qu’ils freinaient toute loi, essayant d’améliorer la vie des Boliviens quand cela ne les arrangeait pas. Ces ministres et ces présidents duraient peu de temps. Quand le président Gutierrez Guerra proposa une loi pour prélever des impôts sur l’industrie minière, les barons agirent d’un coup : ils cessèrent de transmettre au gouvernement les devises qu’ils devaient leur payer pour les exportations et poussèrent le pays au bord de la banqueroute jusqu’à ce qu’arrive opportunément un coup d’État dans ce moment de chaos. Batista Saavedra prit le pouvoir, un caudillo soutenu par le baron Aramayo. Les magnats de l’industrie minière passaient des alliances entre eux ou s’affrontaient avec des pactes variables ; ils se disputaient pour mettre au pouvoir leurs avocats et leurs généraux. C’est ainsi que la Bolivie vécut la première partie du XXe siècle, secouée par des coups d’État militaires instigués à maintes reprises par les oligarques de la mine.


Selon Soliz, depuis que la Comibol est partie, les mineurs travaillent où ils veulent, sans aucun plan. La Comibol (Corporacion Minera de Boliva) est l’entreprise d’État qui a dirigé les gisements du pays depuis la révolution de 1952 jusqu’à 1986 , date à laquelle elle s’est ruinée et où elle a abandonné toutes les mines sauf une. Maintenant, les mineurs travaillent des des coopératives avec un système très rudimentaire, sans technologie et sans ingénieurs pour dresser le plan des explorations. Une équipe arrive et perfore où elle veut ; parfois, les mineurs ne savent pas qu’il y a une autre galerie juste au-dessus, et elle leur tombe dessus – où ils perforent près des maisons et font céder le terrain..
Aujourd’hui c’est samedi : le jour pour mâcher les pierres.
Autour du campement, les femmes étendent des bâches sur le sol et apportent des brouettes pleines de cailloux. Elles les versent sur les bâches. Ce sont les roches que les mineurs ont extraites pendant la semaine et, maintenant, le moment est venu de les écraser, les émietter, les tasser et les triturer. Avant, ce travail était fait par les machineries mécanisées (…). Depuis 1986, l’année où l’État a fermé les machineries, les familles de Siglo XX triturent les roches avec la même technologie que les Incas : des massues et des broyeurs manuels.


Alvaro a commencé à travailler à l’âge de 14 ans. Tandis que d’autres adolescents poussaient des chariots, trituraient le minerai ou même aidaient les foreurs qui perçaient le mur avec un fracas assourdissant et un nuage de poussière asphyxiant, on demandait à Alvaro, fin et souple, de se glisser à travers ces étroites galeries « de vers de terre » par lesquelles ne passe pas un adulte. C’est un travail typique des adolescents : ils plongent la tête dans un trou au ras du sol, et passent les épaules ; ils s’allongent, la poitrine sur le rocher, et rampent, ils rampent avec les bras, sans lever le nez du sol. Ils traînent un marteau et une cale.  Dans ces trous, la température va au-delà de cinquante degrés et il n’y a pas de ventilation : le corps d’un adolescent remplit presque tout l’espace, de sorte qu’il a juste assez d’air pour clouer la cale sur le rocher, donner deux à trois coups de marteau et arracher quelques blocs de roche pendant cinq ou six minutes au cas où apparaîtrait une veine prometteuse à laquelle on pourrait mettre de la dynamite. Ensuite, il doit s’enrouler sur lui-même, s’il y a assez d’espace, ou reculer par le trou pour retrouver l’air et ses compagnons.


[Che Guevarra] refusait la paix injuste de l’après-guerre et réclamait un conflit planétaire « long et cruel » pour provoquer la « destruction de l’impérialisme » et établir un nouvel ordre mondial plus juste. Une pareille bataille exigeait d’utiliser  « la haine comme un facteur de lutte ; la haine intransigeante de l’ennemi, la haine qui pousse au-delà des limitations naturelles de l’être humain et le transforme en machine à tuer effective, sélective et froide. Nos soldats doivent être ainsi. Un peuple sans haine ne peut pas triompher d’un ennemi brutal » Le Che affirmait que le futur serait radieux si on réussissait à allumer « deux, trois, plusieurs Vietnam sur la surface du globe, avec son quota de morts et de tragédies immenses, avec son héroïsme quotidien, avec ses coups répétés contre l’impérialisme, sous le choc de la haine croissante des peuples du monde. » (…) 
« La Bolivie doit être sacrifiée pour que commencent les révolutions dans les pays voisins. Nous devons créer un nouveau Vietnam dans les Amériques, avec son centre en Bolivie. »


En 1985, les prix grimpaient à un taux annuel de 8170 %. Personne ne voulait du peso bolivien, pas même pour tapisser les murs. Si tu vas prendre deux bières dans un bar, disaient les Boliviens, demande-les et paye-les dès le départ, parce que, autrement, le prix va monter avant que tu ne termines la première.


L’économie connut une croissance : trop peu et trop lentement pour faire remonter la pente au pays. Pour certains Boliviens – ceux qui n’étaient pas pauvres – la situation était meilleure qu’avant ; pour la majorité, elle était bien pire. Plusieurs milliers d’individus devinrent chômeurs, d’autres continuèrent à travailler mais dans des conditions néfastes : très bas salaires, contrats précaires, grandes coupes dans les pensions, dans les indemnités de chômage et de maladie. La pauvreté s’étendit davantage.
La solution logique dans un marché libre fut de passer à la seule économie rentable : des milliers de Boliviens se sont consacrés à produire de la cocaïne, le seul secteur où la Bolivie était en réalité très productive. En quelques années, le pourcentage de paysans cultivant la feuille de coca grimpa de 17 % à 34 %, le nombre d’hectares destinés à  sa culture monta en flèche, et les exportations clandestines de drogue généraient plus de ressources pour le pays que toutes les exportations légales dans leur ensemble. Une personne sur dix travaillait dans un secteur en relation avec la coca et la cocaïne. 


La Bolivie continua à être enlisée dans son rôle de pays sans infrastructures, sans investissements, sans industrie – un pays qui était à peine un campement précaire pour extraire du pétrole, du gaz et des minerais, comme cela avait le cas depuis les derniers cinq cents ans.
Et sans aucune capacité à se défendre contre les spéculateurs internationaux qui jouent avec les matières premières et coulent des pays, avec ou sans l’intention de le faire, sans le moindre souci.


La spéculation dans les marchés secouaient les pays pauvres. Et quand ils étaient sur le point de se noyer, apparaissaient le FMI, la Banque mondiale et le Département du trésor des Etats-Unis, disposés à offrir les prêtes sauveurs en échange de pouvoir implanter leurs mesures de privatisation, de dérégulation et de coupes sociales, en échange de réduire l’État au minimum et de lui enlever la capacité de redistribuer la richesse et de protéger les plus nécessiteux, en échange d’éliminer toute entrave à l’entrée de produits et d’entreprises étrangères. Certains économistes du FMI et de la Banque mondiale affirmèrent, des années plus tard, que les privatisations et la libéralisation n’étaient pas des décisions incontournables pour stabiliser les pays. Simplement, ils profitaient de l’asphyxie économique qu’eux-mêmes avaient créée afin d’imposer ces recettes et ouvrir ces pays aux multinationales et au marché global sans règles dans lequel les spéculateurs obtiennent d’énormes bénéfices.
Les gouvernements et les courtiers en bourse spéculent avec les matières premières ; dans ce jeu, ils ruinent des pays sous-développés ; ces pays acceptent les aides internationales et leurs conditions pour être sauvés – par exemple, ils renoncent à intervenir sur le terrain des relations entre employé et employeur, ils renoncent à tout type de surveillance, et c’est ainsi qu’au bout de la chaîne, une fille de 12 ans entre travailler dans la mine.


Selon l’économiste Pablo Poveda, les mineurs boliviens sont à 90 % dans les coopératives… et ils apportent 3,29 % de la production minière du pays.
Dans le même temps, la mine à ciel ouvert de San Cristobal, à Potosi, extrait des quantités colossales d’argent, de plomb et de zinc : entre 2009  et 2012, elle apporta la moitié de toute la production minière de la Bolivie. Elle est exploitée par la multinationale japonaise Sumitomo qui travaille avec la technologie la plus avancée. (…) et elle emploie mille personnes.
Mille travailleurs apportent la moitié de la production minière de tout le pays. Ensuite, il y a cent vingt mille mineurs totalement superflus – cette multitude de membres de coopératives, journaliers et palliris qui détruisent leur vie en cassant des rochers, qui gagnent juste assez pour ne pas mourir de faim et qui produisent tous ensemble un insignifiant 3 % de la production. Ils pourraient disparaître et il n’arriverait rien au système.
De fait, beaucoup d’entre eux disparaissent et il ne se passe rien.


Coca, cigarette et brûle-poitrine [« alcool potable Guabira 96 degrés »] : c’est le combustible des mineurs – ce qui les maintient au travail six, sept, huit heures sans manger une bouchée. « Ici, dedans, la nourriture se contamine. C’est mieux de ne pas manger », explique Félix. « Ce n’est pas important, mec. Le mal de la mine va te tuer avant », répond Villca, et il éclate de rire. Puis, il me donne des explications. Au bout de huit ou dix ans de travail, le mineur a déjà la maladie professionnelle. S’il est membre de la coopérative, on lui paye sa retraite. Cependant, parfois, l’assurance dit que ce qu’il a n’est pas la silicose. Il doit alors continuer à travailler et ensuite, quand il meurt, on lui fait une autopsie, et on enlève des boules de minerai de ses poumons – comme ça, par poignées.

 

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